Chapitre VI. Le rôle de l’eau dans les théories cinématographiques
p. 187-210
Texte intégral
1La France des années 20 est le théâtre d’une série de débats portant sur le statut et les fonctions du cinéma dont l’ampleur reste inégalée, tant d’un point de vue géographique que chronologique. De cet écheveau fort complexe se dégagent deux termes qui semblent cristalliser particulièrement les tensions, et dans la construction desquels les images de l’eau jouent un rôle significatif. Tout d’abord, la notion de « photogénie », que les défenseurs les plus acharnés de l’art cinématographique s’emploient à distinguer du seul critère de la beauté plastique des acteurs, estimant notamment que les éléments naturels eux-mêmes peuvent prétendre au statut d’objets photogéniques. Ensuite, la notion de « cinéma pur », promue par les cinéastes d’avant-garde au nom de la « spécificité » du cinéma vis-à-vis des autres arts, et dont il faudra mesurer la place qu’y tient le motif de l’eau comme support d’exemplification théorique.
2Mais au-delà de ces deux termes-phare, véritables slogans de la décennie, la lecture des textes écrits pendant ou à propos du cinéma français des années 20 fait apparaître une présence massive, et constante, du champ lexical de l’eau pour qualifier les images, leurs procédures d’apparition ou les effets qu’elles induisent. Cela ne relève pas du simple hasard et, si bon nombre de cinéastes, critiques ou théoriciens recourent au vocabulaire aquatique à titre de métaphore, celui-ci est aussi, parfois, l’indice d’une réflexion plus profonde, qui fait de la fluidité un véritable modèle pour penser les puissances des images en mouvement. C’est le cas, exemplairement, de Jean Epstein, dont on examinera plus en détail l’œuvre écrit à la fin de ce chapitre.
La photogénie, « beau souci » des années 20
« PHOTOGÉNIQUE : le plus grand éloge qu’on puisse faire d’une chose ou d’une personne jugée par des cinématographistes. Exactement comme si un vieux général disait d’un civil : “Il est de ma promotion !”1. »
3Le terme de « photogénie » n’est pas apparu sous la plume des thuriféraires du cinéma : il appartient déjà, dans la seconde moitié du XIXe siècle, au vocabulaire de la photographie, désignant tout bonnement chez Littré « ce qui produit une image nette ». Quant à l’adjectif « photogénique », les Goncourt l’emploient dans leur journal avant que Colette ne l’introduise dans la sphère du cinéma à l’occasion d’un article d’octobre 1917 pour la revue Le Film, dont le rédacteur en chef, depuis peu, était un certain Louis Delluc. S’il n’a donc pas inventé à proprement parler la photogénie (sauf peut-être au sens des chasseurs de trésor), Delluc en a incontestablement renouvelé l’usage et le champ sémantique en la transposant au cinéma, où le terme subit un déplacement radical puisque la photogénie n’y désigne plus, comme il était d’usage, la simple propension des visages à « passer » l’épreuve de l’enregistrement. « On étonnerait bien les spectateurs, écrit-il en 1920, en leur jurant que la photogénie peut concerner autre chose qu’un visage. […] Disons seulement que la photogénie est la science des plans lumineux pour l’œil enregistreur du cinéma. Un être ou une chose sont plus ou moins destinés à recevoir la lumière, à lui opposer une réaction intéressante : c’est alors qu’on dit qu’ils sont ou ne sont pas photogéniques. Mais le secret de l’art muet consiste justement à les rendre photogéniques, à nuancer, à développer, à mesurer leurs tonalités. […] Les études cinégraphiques de la lumière ont encore donné bien peu de résultats. On les en excusera d’autant moins que ces recherches ont commencé avec le premier miroir. Que dis-je ? La première fois qu’un homme regarda le mirage d’un rocher dans la mer et qu’une femme se coiffa devant l’eau calme d’un étang, les bases de la photogénie étaient posées2. » Toute anecdotique en apparence, cette référence à la réflexion des visages ou des objets dans l’eau est particulièrement bienvenue sous la plume du futur réalisateur de Fièvre et de L’Inondation. Dans son texte le plus célèbre sur le sujet, Delluc appelle les cinéastes à sortir du confinement des studios pour se frotter au paysage, et se chauffer à d’autres lumières que celle des lampes à arc. La grande originalité de sa position, c’est que les courbes des actrices, le minois des jeunes premiers, ne suffisent plus d’après lui à assurer non seulement l’évolution, mais encore le succès du cinéma français. Il faut aller chercher au contact du monde ce que l’objectif, et son utilisation intelligente, sauront révéler d’évidence à la face du public : la beauté de ce monde qui, pour Delluc, n’attendait pour ainsi dire que cela. « C’est qu’on croit trouver la beauté dans la complication, alors qu’elle est si nue3 »…
4Cet appel à faire de toute chose un objet potentiel de la photogénie n’explique pourtant à lui seul la profusion des images d’eau dans cette période du cinéma français. La définition dellucienne de la photogénie comme intensification, voire « explication » des êtres et des choses par leur reproduction mécanique, est en effet insuffisante, notamment au regard de la nécessité, impérieuse dans ce début des années 20, de faire la théorie du cinéma non seulement comme art, mais comme art visuel et revendiqué comme tel. Jean Epstein reprend donc à son tour la notion, qu’il étoffe sérieusement tout en lui conservant sa part d’indéfini. La même année 1920, il se frotte à son tour à l’air du temps lors d’une discussion restée célèbre :
5« La conversation en vint au cinéma et j’[ai] voulu savoir ce que [Blaise] Cendrars pensait de cette photogénie – comme on commençait à dire – qui faisait que certains objets paraissaient plus vivants à l’écran que dans la réalité.
6– C’est un mot cucu-praline-rhododendron, mais c’est un grand mystère ! répondit Cendrars4 », qui avait visiblement touché du doigt quelque chose qu’Epstein développera l’année suivante dans son ouvrage Bonjour cinéma, en déclarant que « la photogénie n’est pas qu’un mot à la mode et galvaudé. Ferment nouveau, dividende, diviseur et quotient. On se casse la gueule à la vouloir définir5 ». Ce que le jeune homme repère ici, c’est le caractère à la fois indubitable et ineffable de la photogénie. Mais cette clé de voûte du cinéma comme art, personne n’en sait l’origine, ni le mode de fonctionnement, encore moins le secret. Elle se refuse au langage et c’est pourtant par lui, autant que par les œuvres où elle se manifeste, qu’elle prend consistance et acquiert valeur de concept. Elle est purement et strictement cinématographique, mais seuls des poètes parlent son langage6. Epstein, qui affectionne les paradoxes, revient alors à la charge en 1923 dans un texte fondamental, « De quelques conditions de la photogénie7 ». Il y reprend d’abord la définition dellucienne du terme, pour l’élargir aussitôt, tout en l’affinant : « L’art cinématographique a été appelé par Louis Delluc : “photogénie”. Le mot est heureux, il faut le retenir. Qu’est-ce que la photogénie ? J’appellerai photogénique tout aspect des choses, des êtres et des âmes qui accroît sa qualité morale par la reproduction cinématographique. Et tout aspect qui n’est pas majoré par la reproduction cinématographique n’est pas photogénique, ne fait pas partie de l’art cinématographique8. » À cette première extension du champ opératoire de la photogénie (la majoration morale), Epstein ajoute encore deux caractères déterminants que sont la mobilité et la personnalité. Ainsi, « seuls les aspects mobiles et personnels des choses, des êtres et des âmes peuvent être photogéniques, c’est-à-dire acquérir une valeur morale supérieure par la reproduction cinématographique9 ».
7Pour le cinéaste, ce qui importe avant tout est de démontrer comment la photogénie fait emblème ; comment elle cristallise quelque chose qui renvoie à la nature du dispositif cinématographique, mais plus encore à ses puissances visuelles. La photogénie est véritablement une prérogative du cinéma parce qu’elle est intimement liée au mouvement, qui la rend possible et, par conséquent, à l’expression du temps dans les images. C’est bien pourquoi il est tant question de filmer l’eau sous toutes ses formes, et dans tous ses états, à cette époque : elle est l’élément mobile par excellence, celui qui reflète la beauté des choses tout en produisant la sienne propre. Une beauté liée à la pure contemplation de ses mouvements, qui ne raconte rien mais se livre entière et diverse au regard. Beauté, enfin – et ce n’est pas le moindre de ses paradoxes –, qui ne peut se saisir que dans l’instant d’un passage, impossible à répéter puisque totalement insoumise à toute idée de pose, d’attente ou de reprise. Une image d’eau est pure jouissance du mouvement qui l’anime, mais elle est surtout réfractaire à la répétition. Et il faut être insensible pour penser que la vision des eaux est quelque chose de monotone. C’est en profondeur qu’il faut chercher sa diversité. On ne se baigne, effectivement, jamais deux fois dans le même fleuve.
8Le troisième caractère définitoire de la photogénie selon Epstein, la personnalité, paraît moins évident à saisir. Il est pourtant ce qui permet à sa réflexion de sortir de l’ornière « ontologique » où se débattent peu ou prou la plupart des cinéastes d’avant-garde à l’époque. Si l’on se borne à dire en effet que l’art du cinéma, c’est la photogénie, et que la photogénie, c’est le mouvement, on n’a rien de plus qu’une tautologie. Pris dans une histoire des méthodes de reproduction du visible, le cinéma n’est rien d’autre que cela : du mouvement. La personnalité marque en revanche le retour de l’ineffable au cœur de la démonstration epsteinienne ou, si l’on veut, de la poésie dans la théorie ; c’est le legs de Blaise Cendrars. La personnalité des êtres, des objets ou des lieux est quelque chose de si inconsistant, de si flou que, tout en sachant qu’elle est essentielle à la constitution du cinéma en tant qu’art, on doit en accepter la part proprement insaisissable, comme le sont, en l’espèce, l’eau d’une rivière ou les gouttes de pluie. Si, pour Delluc, la photogénie figure un point d’équilibre à atteindre entre un certain type de confiance accordé au monde et un véritable travail de mise en scène, ou de mise en forme de ce monde – donc l’art du cinéaste autant que du cinéma –, elle est pour Epstein le lieu essentiel d’une révélation, davantage liée aux propriétés intrinsèques du dispositif qu’au savoir-faire ou à la sensibilité du créateur. Les adjectifs ne manqueraient pas pour qualifier cette conception magique de la conversion du monde en images : alchimie, miracle, épiphanie, révélation, aura… Mais le plus important est qu’elle donne accès à un ordre caché du réel, un imperceptible, une intériorité qui fait aussi de cette révélation une radiographie.
9Majoration, mouvement et révélation sont donc l’Alpha et l’Oméga de la photogénie. Mais ce qui étonne peut-être le plus est sa plasticité, son caractère polymorphe. Si c’est bien tout aspect des êtres et des choses qui est susceptible d’être atteint par la grâce photogénique, alors l’appareil de prise de vues peut valoriser les objets ou les lieux les plus banals, les plus humbles, parce que cela fait partie des propriétés inaliénables du dispositif. Fabriquer la beauté est inscrit, pour ainsi dire, dans les gênes de l’appareil. Et l’on voit bien dès lors comment cette plasticité de la notion rejoint idéalement celle des objets auxquels elle s’applique. Chez Epstein évidemment, qu’il s’agisse des surimpressions visage/rivage de Cœur fidèle et La Belle Nivernaise, des ralentis de La Chute de la maison Usher ou du modelage des vagues dans Finis Terrae ; mais aussi chez bon nombre de cinéastes qui n’ont pas nécessairement fait usage du terme de photogénie, mais dont les films portent la marque. C’est le cas, non exhaustivement, de Dimitri Kirsanoff (Brumes d’automne), André Antoine (L’Hirondelle et la Mésange), Lucie Derain (Harmonies de Paris), André Sauvage (Études sur Paris), Jean Renoir (La Fille de l’eau), Jean Grémillon (Maldone) ou, bien évidemment, Abel Gance (La Roue ; Napoléon). Chez tous ces cinéastes, l’eau est un vecteur privilégié de la photogénie, le lieu où elle se donne à voir de la façon la plus claire, la plus évidente qui soit. Parce qu’elle peut être travaillée par la mise en scène tout en relevant de cet « impondérable » cher à Epstein, elle devient sans doute dans les années 20, avec le visage des hommes tel que permet de le redécouvrir le gros plan, l’objet photogénique par excellence. Jacques Feyder ne s’y est pas trompé qui expliquait, après le tournage de Visages d’enfants, que « ce que recherche le public au cinéma […] ce n’est pas une certaine vérité factuelle, mais une impression visuelle suffisamment forte pour agiter son esprit10 », et dont il semble avoir trouvé les conditions dans les Alpes suisses, qui servent de cadre au film. Pensons encore à Jacques de Baroncelli qui, sous ses dehors d’honnête artisan du cinéma français, entretenait avec les préoccupations de l’avant-garde des liens bien plus ténus qu’il n’y parait11. En 1927, à l’occasion d’un entretien avec le journaliste Jack Conrad, il jette un regard rétrospectif sur le chemin parcouru depuis ses débuts dans le cinéma et déclare : « La terre dans Nêne, l’eau dans mes quatre derniers films12, l’air, il ne me restera plus qu’à traiter le feu, pour avoir épuisé les quatre éléments, qui sont aussi ceux de la photogénie13. » Non seulement Baroncelli connaît le terme, même s’il en use un peu vaguement, mais il sait surtout ce qu’il désigne de fondamental dans l’esthétique du nouvel art, et le rapport privilégié que la photogénie entretient aux éléments, au premier rang desquels l’eau, ce dont atteste le nombre de ses films qui lui sont consacrés.
10C’est avec raison qu’on a pu évoquer, à propos des théories epsteiniennes, l’idée d’un « fluide photogénique14 ». Les affinités de l’élément liquide avec ce qui fait l’efficience comme l’insaisissable du cinéma sont profondes, ce que démontrent non seulement les écrits et réflexions des cinéastes sur le sujet, mais encore une bonne part des films de l’époque, qui ne font pas forcément de la photogénie un horizon théorique ni un programme esthétique avoué, mais dans lesquels elle est inscrite manifestement, visiblement, en tant qu’elle illustre, sur le versant le plus « militant », cette volonté de faire du cinéma un art à part entière, accepté en tant que tel par les spectateurs ordinaires comme par les intellectuels réfractaires à ce qu’apporte l’invention des Lumière dans l’histoire du regard. La photogénie est liée consubstantiellement au mouvement et l’eau, faite tout entière d’éclats et de mouvements, engage cinéastes et théoriciens dans une voie qui est majoritairement celle de la reprise, bien plus que de l’emprunt : reprise de thèmes, de motifs, de sujets, de questions qui sont ceux des arts plus anciens, et qu’ils se donnent pour tâche de réinventer, de repenser à neuf, pour y apporter des solutions impensables, précisément, en dehors du cinéma.
Le rôle de l’eau dans la doctrine du « cinéma pur »
11Il n’est pas question ici de retracer l’histoire de ce terme qui fit florès sous la plume des critiques, cinéastes et théoriciens de la seconde moitié des années 2015, mais d’examiner comment, pour ses promoteurs, les images de l’eau en constituent un support de démonstration particulièrement riche. Sans entrer dans les détails, on peut tout de même essayer d’esquisser les traits principaux du cinéma pur : il s’agit avant tout de dégager le cinéma de l’influence – ou de l’emprise – des autres arts. La « pureté » du cinéma est envisagée du côté du phénomène de l’enregistrement, de sa « puissance d’accueil16 » spécifique, ce qui conduit logiquement à rejeter la narration et culmine dans la célèbre formule de Fernand Léger : « L’erreur picturale c’est le sujet. L’erreur du cinéma c’est le scénario17. » Le cinéma pur sera donc le lieu privilégié du « visuel » cinématographique puisque, si l’on en croit René Clair, « il semble en effet qu’un fragment de film devienne du cinéma pur dès qu’une sensation est produite sur le spectateur à l’aide de moyens purement visuels18 ».
12Cette recherche des spécificités du cinéma va emprunter en France la voie d’une abstraction figurative, puisant dans le réel les configurations plastiques qui permettent aux cinéastes de délier l’apparence et les phénomènes. Ainsi, pour Jean Mitry, le cinéma pur est « l’expression rythmée et cadencée de formes concrètes, le montage créant un rythme qui magnifi[e] les mouvements réels de choses devenues insolites de par la simple juxtaposition de leurs formes singulières et de leurs mouvements différenciés19 ». À lire cette définition, on comprend que la présence concrète du réel devant la caméra importe tant aux promoteurs du cinéma pur. Car dans cette optique, c’est bien le monde qui demande à être transfiguré par l’acte de création cinématographique. En toute logique, les cinéastes recourront à l’eau comme motif princeps de leurs recherches puisque sa nature polymorphe, ses qualités plastiques et optiques naturelles (texture, réflexion, transparence ou opacité), son caractère malléable (diversité des rythmes de l’eau, forte propension à s’inscrire dans l’économie du montage) et la pluralité de ses occurrences comme de ses formes dans la nature, en font un outil de démonstration exemplaire. Les films de Chomette (Jeux des reflets et de la vitesse, Cinq minutes de cinéma pur), de Dulac (Disque 957, Thèmes et variations, Arabesques, certains passages de La Coquille et le clergyman), de Kirsanoff(Brumes d’automne), d’Autant-Lara (Fait-divers) voire de Grémillon (des passages importants de Gardiens de phare), entre autres20, mettent en évidence la capacité des images de l’eau à cristalliser les éléments constitutifs du cinéma pur, tel que ces cinéastes tentent à l’époque d’en explorer les possibles.
13Hormis La Coquille et le clergyman, Fait-divers et Gardiens de phare, aucun de ces films ne « raconte » quoi que ce soit. Il s’agit surtout de donner à voir le résultat d’expériences visuelles, dont les titres eux-mêmes ont souvent valeur de programme. Et quand bien même ils reposeraient sur un scénario, celui-ci n’est généralement qu’un prétexte à l’apparition élective de moments de « pur cinéma », que justifie dans le récit la présence insistante de la folie ou de l’extase dont le film donne, dans ces passages, son interprétation particulière. Ainsi, « au lieu de chercher la photogénie pure dans la mobilité des schémas, certains auteurs l’ont bien plus abondamment trouvée dans la nature. Ils ont promené sur le monde le regard étrange de leurs appareils, un peu comme les sourciers vont à la recherche de l’eau. Les fleuves, […] les neiges […] et la mer ont révélé à l’écran leurs vies intenses et personnelles, des gestes si grandioses, des âmes si magnétiques que l’ombre cinématographique de l’homme lui-même en a pâli21 ». Les ondulations, les reflets, l’accéléré et le ralenti, les gros plans sur les vagues, la course des nuages, les plans en négatif, les surimpressions, le ruissellement, les écrans de brouillard, les miroitements, les jets, la buée, tous ces avatars de l’eau deviennent la matière sensible à partir de laquelle les cinéastes déploient les ressources de leur moyen d’expression. Kirsanoff par exemple donne à voir des paysages pétris de brume, de boue et de pluie, qui ne seraient peut-être qu’un chromo s’ils n’étaient vus par les yeux d’une figure féminine dont la présence n’est jamais explicitée, mais dont les larmes justifient et accentuent, en subjectivant la vision, le flou qui baigne Brumes d’automne (ill. 20). Ce qui engage à percevoir les images à travers le prisme d’une conscience en cours de liquéfaction, c’est-à-dire, ici, à l’unisson de son environnement. C’est le même cas de figure qui s’impose dans Gardiens de phare, où la montée de la rage dans le corps d’Yvon accroît peu à peu, jusqu’au vertige, la violence et l’irréalité de la mer autour de lui. Dans Fait-divers, ce sont des inserts sur une eau bouillonnante, inassignables en termes de narration, qui figurent la jalousie grandissante du mari tout au long du film. Chez Grémillon comme chez Autant-Lara, l’intrigue existe, elle se développe même selon les principes de la narration la plus classique : ainsi ces deux histoires auraient-elles pu trouver à se construire sous forme romanesque. Mais c’est notamment la récurrence des plans d’eau, incohérente et littéralement indescriptible, et surtout leur traitement plastique et syntaxique, qui contribue chez eux à l’élaboration d’une forme de récit qui n’est possible (et pensable) qu’en cinéma.
14Les films de Dulac et de Chomette s’inscrivent, quant à eux, dans une logique d’expérimentation plus radicale. Le récit est évacué au profit d’une suite d’images savamment agencée dont l’eau est, sinon l’objet central, du moins un matériau de première importance dans la recherche de l’abstraction qui les occupe. Cette utilisation des propriétés plastiques de l’élément est patente dans un film comme Arabesques, où la cinéaste joue simultanément de la réflexion de la lumière, de l’ondulation des reflets, de grands jets d’eau flous qui forment une traînée blanche, dans des plans composites où, grâce à l’utilisation de miroirs et de caches, elle parvient à placer dans le même cadre des formes de mouvement et de diffusion de la lumière par l’eau très différentes. En associant ainsi formes mobiles et immobiles, zones claires et sombres, elle crée dans ce film une dynamique qui se propage du plan, conçu d’emblée comme ensemble complexe, au film tout entier, par la récurrence de ces motifs et leur association dans des configurations toujours renouvelées. On voit bien alors que chez Dulac, « ce sont la lumière et le rythme qui mènent le jeu. [Elle] écrit : “Impression à donner, reflets d’eau et d’objets cristallins en mouvement jouant sous la lumière du soleil en mouvement […]. Chaque mouvement suit le rythme de l’arabesque et peut être assimilé à la figure d’un ballet, mais où aucun artiste n’a de part, la lumière, l’eau et les surfaces réfléchissant des formes, jouant seules”22 ». Chomette se situe, lui aussi, dans ce courant de pensée qui voit dans la lumière et le rythme l’Alpha et l’Oméga de l’art du film. Dans Jeux des reflets et de la vitesse, il multiplie les cadrages obliques, les accélérés, les ruptures de ton dans le montage, les surimpressions pour montrer la capitale comme il la voit, littéralement : une ville-lumière. L’année suivante, dans le bien nommé Cinq minutes de cinéma pur, c’est l’utilisation du négatif et du ralenti qui lui fait transformer les vagues en mercure, quasi solide, et les ondulations de l’eau en lignes dansantes.
15Les derniers feux du cinéma muet furent en France le moment où se mettait en place un faisceau de moyens techniques, de réflexions théoriques et d’expérimentations décisives pour le devenir du cinéma comme art. Sur cette carte stylistique, le cinéma pur demeure un jalon essentiel parce qu’il fait office de boîte de Pandore aux effets à la fois retardés – par-delà les années 30 et 40 – et positifs. Comme l’écrit Jacques Aumont, « entre l’invention conceptuelle et l’élaboration d’un problème, il n’y a pas incompatibilité mais continuité : l’une peut mener à l’autre23 ». C’est dans cette homologie entre l’intention et la réalisation que réside l’apport majeur du cinéma pur à l’évolution du langage cinématographique, et dans cette recherche d’une spécificité, l’eau représente bien plus qu’un thème ou un sujet, fût-il récurrent. C’est un réservoir presque infini de solutions plastiques et rythmiques à des problèmes que les films posent d’eux-mêmes. La multiplicité des formes et des états de l’eau permet de démontrer avec éclat la mutabilité essentielle des phénomènes, en même temps que leur propension à se plier à la volonté de ceux qui en captent et en organisent les images. Et s’il revenait au cinéma pur de libérer les puissances propres du cinéma, il n’est pas surprenant au fond que cette insurrection esthétique ait fait long feu. Elle était appelée, non à se dissoudre, mais à se disséminer pour ressurgir des années plus tard, diffusée plutôt que diluée, dans le cinéma d’après 1945, lorsque celui-ci trouvera à nouveau l’envie d’un peu plus de liberté et d’audace formelle.
L’eau dans le langage théorique et critique : proposition d’inventaire
16Au-delà des thèmes ou des sujets qu’elles fournissent dans le cadre des films, les images de l’eau représentent aussi quelque chose comme un inconscient théorique du cinéma français d’après-guerre. Dans le langage des cinéastes et de leurs commentateurs, elles apparaissent comme autant de leviers intellectuels pour dire les mutations induites dans la perception des images par l’invention des Lumière. Images littéraires ou « mentales », métaphores si l’on veut, à travers lesquelles il n’est plus tant question du désir de filmer l’eau que d’une nécessité de recourir à son champ lexical pour conceptualiser des effets, des usages du visuel cinématographique, des états de l’image qui ne s’inventent pas à proprement parler dans les années 20 mais y prennent, à coup sûr, leur essor en tant que forme langagière et discursive, à mesure que l’on saisit le champ des possibles qu’elles mettent au jour.
17Afin de mettre un peu d’ordre dans la profusion des termes issus du champ lexical de l’eau tels qu’utilisés à propos du cinéma dans les (ou des) années 20, la forme de l’inventaire est sans doute la plus à même de rendre compte de la diversité de leurs usages. Selon la personne qui s’exprime, le moment où elle le fait, sa « famille » esthétique ou son propre rapport à la langue, il n’est pas rare en effet de voir tel ou tel mot utilisé avec de petites ou grandes nuances sémantiques. De cet examen, il ressort d’abord qu’un même terme peut désigner, selon la perspective, le moment ou la plume, des aspects bien différents de l’art du cinéma. Cela dit, il est tout de même possible de repérer un certain nombre de constantes ou de récurrences dans l’écheveau des écrits cinématographiques de ou sur la période.
18On peut remarquer en premier lieu que la métaphore aquatique sert fréquemment à désigner tel ou tel aspect du cinéma comme ensemble de pratiques, de démarches esthétiques ou de postures intellectuelles. C’est le cas par exemple lorsqu’Abel Gance, au cœur de la production difficile de Napoléon, qualifie le film de « navire24 » pris dans une « tempête » ; ou bien lorsqu’à propos du montage de certains films français des années 20, un commentateur évoque la « fluidité des raccords », ou les rappels d’images tombant à intervalles réguliers, « comme des gouttes ». Ce peut être aussi le sujet même des films qui est visé, ceux de Dulac ou de Moholy-Nagy par exemple, qui se focalisent sur « la fluidité des jets d’eau », « le flux des corps, des eaux » et de la lumière. À moins qu’il ne s’agisse de désigner des états de la matière telle que le cinéma la donne à voir ou la métamorphose, « rues visqueuses » chez Delluc (Fièvre) ou étang, « visqueux » lui aussi, dans La Chute de la maison Usher, sous l’effet du ralenti. La métaphore affecte jusqu’aux partis pris de mise en scène : le récit devient parfois « ruisseau » et le documentaire, mélangé à la fiction, « baigne l’action ». Enfin, les textes de la période mettent en scène des cinéastes qui doivent « remonter le courant s’ils ne veul[ent pas] couler à pic », « surnagent », sont pris dans « la montée des eaux », la tempête, « le tourbillon de la crue », bref « un océan d’incompréhension », avant d’être engloutis par « la marée du parlant ».
19Cet usage de la langue, relativement simple parce qu’il fait appel à des images déjà très us(it) ées en littérature, devient un peu plus consistant lorsqu’il sert à désigner quelque chose de la fameuse « spécificité » du cinéma. Les images écrites de l’eau acquièrent en effet une toute autre dimension lorsque les cinéastes ou les exégètes y recourent pour expliciter les vertus et les possibles du dispositif cinématographique tel qu’en lui-même. On peut ainsi distinguer trois grands registres sur lesquels l’emploi du lexique de l’eau s’avère très efficace en la matière :
- La description du dispositif et de ses propriétés intrinsèques : les images du cinéma mettent en œuvre une « mécanique des fluides », les formes « entrent en liquidité », produisant une image de l’univers comme on n’avait su le voir jusqu’ici, c’est-à-dire essentiellement « liquide », ou « visqueux ». Le défilement des images s’apparente à un « écoulement », un « flux visuel ».
- L’imaginaire des puissances du cinéma, qu’elles soient conçues sur leur versant quantitatif – il est alors question du film comme d’un « torrent d’images », et les cinéastes se portraiturent eux-mêmes en éclusiers ouvrant les « vannes » du nouveau langage – ou qualitatif, soit l’invention théorique des états de l’image tels qu’on se les représente alors. Le film, empreint de fluidité, de « viscosité », vit une « existence aquatique » et permet des transferts de qualité – de l’« écume » à la « neige », du solide au labile – autant que l’expérimentation de passages de la matière : l’image se « liquéfie », « flocule », ou « gèle ».
- Le registre de la perception, qui s’enrichit et s’enivre pour ainsi dire de ces « mouvements visqueux » qui sont autant de « tourbillons dans l’espace ». Être devant ces images, c’est ainsi prendre part à des trajectoires qui sont autant de « coulées » (visuelles ou rythmiques) et de noyades pour le regard. Les mouvements de caméra, eux-mêmes « fluides » par nature, font ressentir concrètement la sensation d’un « écoulement » généralisé des formes qui procède par glissades ou « ondulations », jusqu’au « mal de mer » comme donnée essentielle de la « perception flottante » à laquelle donne accès le cinéma.
20Enfin, on atteint encore à un degré supplémentaire dans la réflexion lorsque le champ lexical de l’eau permet d’envisager, non seulement ce que peut le cinéma sur le terrain des formes, mais également ce sur quoi il ouvre en termes plus généraux. Autrement dit, la métaphore aquatique n’est jamais si féconde que lorsqu’elle fait entrer en résonance les puissances de l’image animée avec ce qui n’en finit pas de se découvrir, à l’époque, des lois qui régissent le fonctionnement de l’univers tout entier. La pensée est un « courant d’eau vive », au fil duquel le mécanisme cinématographique chemine pour inventer de nouvelles images du monde. Un monde précisément « liquide », aux continents eux-mêmes « visqueux », et dans lequel tout n’est plus qu’« écoulement », « liquéfaction », « fluidité ». Un monde acentré et régi par une « géométrie des liquides », par des principes d’ordre « météorologique » qui forcent, avec le concours des images cinématographiques ou à partir d’elles, à repenser la structure de l’espace et (surtout) du temps de manière complètement nouvelle.
21Ce que montre à grands traits cette analyse de l’emploi du vocabulaire de l’eau par les cinéastes et critiques, d’hier ou d’aujourd’hui, c’est d’abord que l’idée d’un cinéma idéalement régi par le modèle de la mécanique des fluides avait, si l’on peut dire, fait son lit autant dans les esprits que sur les écrans. Qu’elle avait pénétré profondément les représentations mentales, au point de finir par désigner, non plus seulement des œuvres qui prendraient pour thème ou exploiteraient plus sporadiquement les images du canal, de la pluie ou de la haute mer, mais ce vers quoi le cinéma français tendait en général, de façon délibérée ou presque inconsciente : un profond désir de fluidité. Désir visible tant sur le registre de la mise en scène que du contexte historique, de la description des puissances du dispositif ou des réflexions théoriques sur la nature du mouvement et du temps que permet, à l’époque, la mise en relation du cinéma avec cet autre système qu’est celui des lois régissant le fonctionnement de la « machine » univers dans son ensemble.
22Il y aurait fort à parier qu’une étude similaire ne trouverait ni dans le cinéma français d’avant-guerre – obnubilé, et dans une certaine mesure empêché, par le rapport trop frontalement problématique qu’il entretenait au réel et à sa retranscription mimétique –, ni dans celui des années 30 – l’apparition de la parole enregistrée, avec ses servitudes techniques, brisant cette forme d’écoulement naturel qui était l’horizon des images muettes – une telle régularité dans l’emploi d’un assez petit nombre de termes qui avaient comme fonction commune la désignation et la description heuristique d’une réalité qui, on le voit, atteignait de cercle en cercle des dimensions toujours plus larges. Il n’est évidemment pas question de le déplorer ni de s’en féliciter, mais simplement d’en prendre acte comme d’un moment où, de façon paradoxale, on eut recours aux vertus du langage verbal pour vanter et comprendre ce qu’il y avait précisément de plus irréductible à ce type de langage : les prestiges de l’image comme « esperanto visuel » – vieille lune de cette époque –, comme forme discursive à part entière et reflet singulier, réduction microcosmique et expérimentale de la complexité de l’univers. On peut alors démentir l’une des principales actrices de ce mouvement, Germaine Dulac, qui déclarait un peu inconsidérément que l’avant-garde des années 20 « travaill[ait] la matière sans adjectif25 ».
Jean Epstein : le cinéma comme machine philosophique
23Plus qu’aucun de ses contemporains, Jean Epstein est sans doute celui qui a su mobiliser avec constance, clairvoyance et rigueur les puissances cinématographiques de l’eau pour affirmer l’importance du jeune médium dans la sphère artistique et intellectuelle. Si ses films comptent parmi les plus importants de la cinématographie mondiale dans les années 20, c’est peut-être par son œuvre écrit qu’Epstein se distingue plus encore. De ses premiers textes en 1920-1921, dont le bien nommé Bonjour Cinéma, aux derniers du début des années 5026, le cinéastethéoricien n’a cessé de construire et d’affiner une vision de l’art du film qui en fait le révélateur et l’instrument d’un rapport au monde inédit. Au cours de ces quelques trente années de recherches et d’écriture, il est ainsi passé d’une conception magique et animiste du cinéma, axée sur la révélation photogénique et la célébration du mouvement, à une réflexion plus « frontalement théorétique, visant moins à forger un concept “du cinéma” qu’à aborder directement une question que le cinéma permet de repenser à neuf27 ». Cette question, ce n’est rien moins que celle de la perception et de la compréhension des catégories de l’espace et du temps. Et dans ses textes comme dans ses films, Epstein n’a eu de cesse de la creuser et de la parcourir, utilisant l’eau comme métaphore et comme support, comme matrice formelle, théorique et langagière. Les textes d’Epstein sur le gros plan, sur la photogénie, sont évidemment éclairants si on les met en regard avec Cœur Fidèle ou La Glace à trois faces ; et ceux qui développent les notions de « description » ou de « présence réelle » doivent beaucoup aux réflexions qui alimentent le cycle breton. Mais en tout état de cause, Epstein voit en quelque sorte plus large sur le papier que sur l’écran. Et si ses films sont comme le laboratoire de sa pensée, ses écrits en sont la pointe avancée. Recherche appliquée et recherche fondamentale si l’on veut, autour d’une préoccupation centrale qui est la quête des conditions par lesquelles le cinématographe permet de redéfinir le réel.
24Considéré en et pour lui-même, l’œuvre écrit d’Epstein se révèle à la fois en prise avec son époque et étonnamment en avance sur elle. D’un côté, sa formation scientifique aidant28, Epstein montre une solide connaissance des avancées de la physique du début du XXe siècle, mentionnant volontiers l’influence d’Einstein, De Broglie, Bohr, Planck ou Heisenberg. De l’autre, il se saisit de ces acquis pour importer des conceptions voisines dans le champ du cinéma, qui à l’époque en est encore à se demander s’il ressortit au domaine de l’art ou s’il est simplement « un divertissement d’ilotes, un passe-temps d’illettrés29 ». Il place ainsi son propos sur un terrain qui n’est plus celui du cinéma seul, mais également de la philosophie. Sa grande intuition, esquissée dans les années 20 et considérablement approfondie à la fin de sa vie, est que le film est le premier instrument qui permette de repenser à neuf les cadres de l’espace et du temps tels que nous sommes accoutumés à les concevoir depuis, en gros, Aristote.
25Que la réflexion du cinéaste-théoricien passe d’une conception animiste du mouvement à l’ambition d’un retournement de la métaphysique à travers le cinéma, cela se conçoit d’autant mieux qu’il s’inscrit clairement dans une tradition philosophique qui cherche à replacer le temps au centre des discussions. Dans le sillage d’Héraclite, de Lucrèce, Giordano Bruno, Schopenhauer ou Bergson, Epstein stigmatise « cet éléatisme [qui] imprégna si profondément la pensée, que vingt siècles s’écoulèrent avant que des conceptions héraclitéennes pussent retrouver créance auprès d’un public un peu vaste, avant que [des philosophes] réussissent à réhabiliter le devenir, le changement, le flux, considérés comme aspects essentiels de l’être. Ces nouvelles philosophies de la mobilité trouvèrent un pendant et un appui dans la théorie de certaines sciences qui se mettaient à interpréter toute matière, toute énergie, toute vie, comme résultats d’un incessant remuement d’atomes, d’une perpétuelle agitation moléculaire, d’une évolution absolument générale30 ». On voit ainsi comment, au fil des années, une intuition se précise de texte en texte et se détache – sans les perdre de vue – des films pour se consacrer au dispositif cinématographique en tant que tel, en tout cas à ce qu’il permet et implique sur le plan de notre perception générale du monde. Cette conception du temps et du mécanisme cinématographique entendus comme flux, écoulement, « continuité de perception31 », permet à Epstein de voir dans l’art du film un type de pensée visuelle absolument nouveau. Pour lui, « le cinéma ne reproduit pas le temps, il produit un temps32 ». Ce temps peut paraître identique à celui que nous percevons ou croyons percevoir dans notre expérience quotidienne ; c’est le mode de fonctionnement le plus courant du dispositif cinématographique, reposant sur l’illusion du mouvement « réel ». Mais il peut aussi se montrer variable, étirable, produisant des « images éventuellement aberrantes quant à l’état actuel de la réalité33 ». Les quatre procédés ou puissances qu’Epstein affectionne particulièrement, et qu’il utilise dans ses films autant qu’il en développe la portée dans ses textes, sont alors autant de moyens pour repenser le temps – et, partant, l’espace – selon des logiques différentes et inaccoutumées. L’accéléré, le ralenti, la réversibilité du temps filmique et « l’échange des substances et des propriétés34 » sont les axiomes à partir desquels Epstein construit sa lente et rigoureuse démonstration, centrée autour d’une idée fixe : affirmer la primauté du devenir sur la permanence, et faire de la variabilité, de la fluidité, les points d’appuis d’une conception du monde que le cinéma éclaire et renouvelle.
26Cette croyance en un monde gouverné par le devenir, dont le cinéma permettrait de mettre au jour l’existence derrière le voile de notre perception toute euclidienne des choses, postule l’instabilité des repères et place la durée au cœur du fonctionnement de l’univers. Ce faisant, elle en fait le moteur, et non plus un effet subsidiaire ou un symptôme. L’espace-temps epsteinien est hétérogène et asymétrique. Pour lui « le cinématographe est une connaissance particulière en ce qu’il représente le monde dans sa mobilité continue, et générale parce […] que, s’adressant […] à tous les sens, il leur permet […] de dépasser leurs limites physiologiques. Les aspects discontinus, fixes, ne [prévalent] plus tant parmi les bases de notre philosophie, même quotidienne35 ». Cette modification de notre perception du monde via le cinéma, qu’Epstein appelle de ses vœux, passe aussi, logiquement, par la mise à mal du principe d’identité. Car en effet, dans « ce monde de l’écran, où l’image ne reste pas égale à elle-même, où les choses ne sont pas ce qu’elles sont, mais ce qu’elles deviennent36, comment le principe d’identité, fondement de la logique commune, maintiendrait-il sa rigueur37 » ? Dans le système de représentation que mettent en œuvre les films, et quelle que soit leur valeur esthétique, se dessine l’image d’un monde qui, du moins en droit, n’est plus soumis aux règles qui régissent notre expérience quotidienne. C’est une mobilité continuelle, dans et de l’image, qui s’affirme et marque « l’avènement d’un monde où le mouvement règne en maître, où la forme, perpétuellement mobile, comme liquéfiée, n’est plus qu’une certaine lenteur d’écoulement. [Ce faisant] toutes les doctrines de la solidité – religieuses, philosophiques, scientifiques – déjà fléchissent, chassent sur leur attache, se trouvent mobilisées par la dérive, entrent en liquidité38 ». Mise en œuvre dans ses textes comme dans ses films, la vision d’Epstein est donc littéralement fluide ; ou plutôt, le fluide en constitue le modèle théorique et formel.
27« Epstein procède toujours de la même façon : partir d’une propriété représentative du cinéma ; constater que, mieux “armé” que l’œil humain, l’œil cinématographique voit “mieux” ; conclure qu’il déplace les concepts de la réalité, forgés par nous à partir de notre perception habituelle, donc insuffisants39. » Cette méthode est l’application d’une démarche qui fonde la philosophie et l’esthétique du cinéaste : établir un parallèle entre la vision « réelle » et la vision cinématographique du monde, pour démontrer que la seconde peut et doit contaminer favorablement la première, en lui offrant des possibilités jusqu’alors inaperçues.
28L’accéléré filmique en est un bon exemple, et constitue l’une des clés de voûte de la conception epsteinienne du temps cinématographique. Il « accuse la gesticulation des végétaux, la course et la métamorphose des nuages40 », et ce faisant délivre les objets du cours monotone dans lequel ils sont engoncés. Plus fondamentalement, l’accéléré démontre qu’au cinéma le temps est variable, et irrégulièrement même, puisque la vitesse de déroulement du film, à l’enregistrement comme à la projection, peut être modulée. Cette variabilité du temps filmique est une composante essentielle de la « perspective temporelle », notion fondamentale qui permet à Epstein de concevoir le temps, « quatrième dimension », comme propriété exclusive du cinématographe. Ainsi, « cinq cent fois accélérés, des nuages traversent le ciel comme des flèches rigides et friables, qui s’émiettent dans leur course et dont les débris se soudent entre eux au hasard pour former d’autres projectiles, destinés à fleurir soudain, à éclater à leur tour. Physique insolite et étrange mécanique, qui ne sont pourtant qu’un portrait – vu dans une certaine perspective – du monde où nous vivons41 ».
29On remarquera que l’exemple privilégié d’Epstein pour démontrer l’intérêt et les effets de l’accéléré est le nuage. Forme hybride, suspendue entre l’eau et l’air, aux possibilités de métamorphose presque infinies, le nuage est par excellence la forme qui produit à l’image tous ces jeux de la transformation et de la vitesse. Ce n’est pas le modelé, le volume ou la densité du nuage qui intéressent ici Epstein, mais plutôt son caractère labile et filandreux qui le voue par ce traitement à toutes les reconfigurations, à tous les scénarios plastiques imaginables. En l’espèce, ce que le théoricien avait bien compris, c’est ce qu’exprime Hubert Damisch lorsqu’il écrit que « si une image vaut moins par sa configuration que par sa mobilité, son dynamisme interne et par l’étendue des variations imaginaires auxquelles elle prête, il est sûr que le nuage fournit à la rêverie (et à l’analyse qui se règle sur celle-ci) un matériau incomparable. [Car en effet, le nuage] ne livre-t-il pas accès à un monde de formes en mouvement et que le mouvement déforme42 » ? C’est bien le privilège d’une telle forme, toujours changeante, et insoumise à ce qui agite la terre, que de fournir le spectacle d’un monde régi par d’autres lois, celles d’une temporalité trop vaste pour que notre œil en saisisse le principe d’organisation. Il y faut alors l’accéléré cinématographique, qui seul permet de rétablir la course des nuages à notre échelle.
30Outre qu’il déplace les cadres de la perception dans le temps, l’accéléré est pour Epstein un procédé qui « vivifie et spiritualise43 ». Il n’est donc pas seulement affaire de variabilité du temps, mais aussi de la forme qui se trouve comme allégée par sa propre accélération. La vitesse accrue des nuages les débarrasse pour ainsi dire de leur épaisseur, de leur peu de masse, et les rend plus aériens encore. L’accéléré, c’est donc cette figure syntaxique qui contribue à modeler le temps, allège et effile ce sur quoi elle se porte, donne à voir des états de la matière que nous ne saurions apercevoir, et permet surtout l’accès à une vision « tellurique », une macroperception des événements. Ainsi traités, les plans deviennent des gestes dont le cinématographe révèle la grâce ; mais des gestes proprement philosophiques, des « modes de pensée44 » qui font de la durée le sujet et la matière première de l’œuvre epsteinien.
31Si l’accéléré « vivifie et spiritualise » les formes sur lesquelles il s’exerce, le ralenti à l’inverse « mortifie et matérialise. À une projection ralentie, on observe […] une dégradation des formes qui, en subissant une diminution de leur mobilité, perdent aussi de leur qualité vitale. […] Tout l’homme n’est plus qu’un être de muscles lisses, nageant dans un milieu dense, où d’épais courants portent et façonnent toujours ce clair descendant des faunes marines, des eaux mères. […] Plus ralentie encore, toute substance vive retourne à sa viscosité fondamentale, laisse monter à sa surface sa nature colloïdale foncière. Enfin, quand il n’y a plus de mouvement visible dans un temps suffisamment étiré, l’homme devient statue, le vivant se confond avec l’inerte, l’univers involue en un désert de matière pure, sans trace d’esprit45 ». Le ralenti n’est donc pas pour Epstein la forme d’une certaine « insistance du temps46 ». Il est d’abord un révélateur, qui dégage par l’excès ce qu’il y a d’enfoui ou d’inaperçu dans les mouvements d’une chose ou d’un être. Cette fonction de dévoilement, qui s’exprime en particulier dans le gros plan, est aussi au travail dans le ralenti qui démontre alors sa qualité épiphanique. Semblable en cela à Bachelard, qui voyait lui aussi dans la lenteur un mouvement positif et croissant, et non une sorte de vitesse contrariée47, Epstein use du procédé comme d’un moyen de révélation, dans une perspective d’abord animiste et « magique » puis, de plus en plus, strictement théorique. En les ralentissant, le cinéma libère le potentiel expressif et plastique contenu dans les choses, mais dont l’enregistrement et la projection « illusionnistes » du réel ne parvenaient pas à mettre au jour la variété. Le ralenti souligne ainsi ce qui est peut-être le premier prestige du cinéma muet : frapper de stupeur, en montrant des images non seulement mouvantes, mais apparaissantes, dans le processus et le temps même de leur naissance pour le regard. En d’autres termes, une image ralentie est une image qui ne cesse d’apparaître, au-delà de ce qu’elle est ou représente.
32Dans un article consacré à la question du « malentendu » entre Epstein et l’avant-garde, Nicole Brenez remarque à juste titre que le ralenti engage chez lui, contre ou plutôt à côté du récit, « un autre régime de la représentation qui serait plus propre au génie cinématographique – régime que l’on peut nommer celui de la Description. […] La description possède deux vertus : elle est cognitive (elle dévoile, elle révèle) ; elle est herméneutique, modifie la notion même de connaissance, engendre un nouveau mode de pensée48 ». Que ce régime de description soit lié consubstantiellement au ralenti dans sa dimension cognitive, on le comprend sans peine. Quant à sa fonction herméneutique, non seulement elle réaffirme la propension du dispositif cinématographique à transformer, en les reconstruisant, les cadres généraux de l’espace et du temps tels que nous les concevons, mais elle jette également un jour nouveau sur des remarques qu’Epstein avait faites quant à la fiabilité de nos observations les plus courantes lorsque la stabilité et la permanence de leurs conditions de possibilité sont elles-mêmes remises en cause. Si l’entreprise epsteinienne vise bien, en dernière instance, à « entraîne[r] dans le vague et le flou […] tout l’appareil de la logique classique49 », et que « l’influence du cinéma tend [effectivement] à introduire du jeu dans l’appareil du raisonnement, si raidi, si serré sur le modèle d’une logique elle-même si abstraite de l’expérience, et de l’expérience surtout du solide, que l’intelligence en venait à perdre contact avec la réalité, à ne plus savoir saisir, de celle-ci, le perpétuel mouvement [, alors c’est bien] aux spectres de l’écran qu’il convient de rappeler au réalisme une pensée qui, par excès de rationalisation, divorçait d’avec le réel50 ».
33On peut dire alors que la fonction herméneutique du ralenti précède en quelque sorte sa fonction cognitive, celle-ci découlant de celle-là puisque l’interprétation transforme et redéfinit la nature même de ce sur quoi elle s’exerce. Toute connaissance est par conséquent relative dans l’économie du ralenti, ou du moins relativisée par la variabilité des vitesses et des formes dont l’image est affectée. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si, parmi tous les types d’images, celle de la vague est largement privilégiée par Epstein comme support d’exemplification de ses théories. Comme le nuage pour l’accéléré, la vague est un motif qui se prête à toutes les torsions, une image de la matière transfigurée par le temps. En de nombreuses pages, Epstein loue « cette variabilité du temps cinématographique [grâce à laquelle] l’image d’une vague dont on ralentit progressivement le mouvement, peut conserver d’abord sa forme liquide, puis passer par des degrés de viscosité croissante, jusqu’à presque se congeler, se solidifier enfin. Nous voyons ainsi qu’au contraire de ce qu’on nous enseigne depuis Aristote, la forme et le mouvement ne sont pas des attributs distincts des choses ; que la forme est conditionnée par le mouvement ; que la forme n’est que forme de mouvement. La différence entre liquide et solide se ramène ici à une différence de vitesse dans le temps51 ».
34Outre qu’elle permet le passage – fort problématique a priori – du liquide au solide dans le régime des images cinématographiques, la vague, soumise au ralenti, est porteuse chez Epstein de cette qualité qu’avait déjà décelé Hokusaï dans sa célèbre estampe intitulée « La vague » (1831) : figurer un suspens, l’imminence de la catastrophe, le gel du temps à l’instant décisif. Mais ce qui importe surtout, c’est que cet exemple permet au théoricien de poser le problème du rapport entre forme et substance pour mieux le retourner. Il s’agit, par l’usage du ralenti, de rendre la durée littéralement tangible. Une vague passe ainsi du liquide au visqueux, puis éventuellement au solide ; mais ce qui détermine la pétrification ou la fluidification d’une forme, c’est avant tout le potentiel, le quotient de mouvement dont elle est affectée. Si « la forme et le mouvement ne sont pas des attributs distincts des choses », Epstein estime et démontre que le mouvement en est un prédicat. Par ce renversement de notre logique de perception, il érige en règle générale ce principe essentiel de l’expérience filmique : au cinéma, nous n’avons pas tant affaire à des formes en mouvement qu’à des formes du mouvement.
35« Huit fois ralentie, étalée dans la durée, une vague développe aussi une atmosphère d’envoûtement. La mer change de forme et de substance. Entre l’eau et la glace, entre le liquide et le solide, il se créé une matière nouvelle, un océan de mouvements visqueux, un univers embourbé en lui-même52. » Dans cette opération technique du ralenti se donne à voir la puissance du cinématographe comme opérateur philosophique. Comme l’accéléré et la réversibilité du temps filmique, le ralenti permet la création de types de mouvements inédits et qui sont autant du film comme dispositif que dans le film comme figuration d’objets. En tant que modèle privilégié de l’instabilité, de la variabilité et de la perpétuité du mouvement, le liquide en constitue la figure idéale. Et ce qu’il y a de proprement sidérant dans la conception epsteinienne du ralenti, c’est que le temps y devient réellement une expérience perceptive dans laquelle il ne s’agit pas, comme avec l’accéléré, de rendre visibles des événements étalés sur une longue durée, mais au contraire de rendre sensible une sorte d’infravisibilité ou, en d’autres termes : de déployer le visible jusqu’à l’excès ; jusqu’au point où, d’être ainsi mis à nu, le réel change de nature.
36Imaginons : un tas de briques, tout à coup pris de spasmes, se réassemble subitement pour former le mur qu’il fut dans un passé plus ou moins proche. Un nageur émerge de l’eau, les pieds en avant, et regagne en planant le plongeoir d’où il avait sauté. Des hommes et des femmes marchent dans la rue à reculons, dans une danse de St Guy collective… La réversibilité du temps cinématographique, utilisée dans les premières années à des fins comiques ou purement spectaculaires, (re) trouve dans les textes d’Epstein ses lettres de noblesse. Si le cinéaste n’a pas ou peu utilisé le procédé d’inversion dans ses films de la période muette, le théoricien en fait en revanche un usage abondant, au même titre que l’accéléré et le ralenti. Avec une nuance toutefois : là où les autres procédés travaillent plutôt la déformation, la relativité et l’instabilité des repères, l’inversion vise davantage la notion de causalité qui se rattache au déroulement du film. Ainsi, écrit Epstein, « [la] représentation d’un événement, “tourné” à rebours et projeté à l’endroit, nous révèle un espace-temps où l’effet remplace la cause ; où tout ce qui doit normalement s’attirer, se repousse ; où l’accélération de la pesanteur est devenue un ralentissement de la légèreté, centrifuge et non centripète ; où tous les vecteurs se trouvent inversés53 ».
37Que l’effet soit en mesure de remplacer la cause, non pour s’y substituer mais pour échanger sa place avec elle et dérouter la logique de l’événement représenté, c’est bien la force propre de l’inversion du temps filmique. Lorsqu’au début des années 20, Epstein revendique la nécessité d’un écart de l’image par rapport au récit, et la possibilité d’une expression proprement cinématographique, il a cette formule lapidaire : « Il n’y a pas d’histoires. Il n’y a jamais eu d’histoires. Il n’y a que des situations, sans queue ni tête ; sans commencement, sans milieu et sans fin ; sans endroit et sans envers ; on peut les regarder dans tous les sens ; la droite devient la gauche ; sans limites de passé ou d’avenir, elles sont le présent54. » Et quelques années plus tard, il reposera la question à nouveaux frais : « La structure de l’univers serait-elle ambivalente ? Permettrait-elle une marche avant et une marche arrière ? Admettrait-elle une double logique, deux déterminismes, deux finalités contraires55 ? » On le voit, la réflexion epsteinienne se fait plus abstraite avec le temps, mais dans la mesure où celui-ci est devenu, précisément, la matière même de sa pensée. L’inversion fait donc partie elle aussi de ces formes syntaxiques qui ont pour vertu de révéler la nature foncièrement fluide, « colloïdale », de l’image cinématographique. Elle est comme une marée, procédure de flux et de reflux des images dans laquelle tout déterminisme peut être aboli ou, du moins, remis en question. « Dans [ce] monde de l’écran, où les choses ne restent jamais ce qu’elles sont, comment le principe d’identité maintiendrait-il sa rigueur ? […] Quand toutes les formes se liquéfient dans une perpétuelle mobilité, le principe d’identité leur devient aussi inapplicable qu’aux vagues de la mer56. »
38Enfin, le quatrième élément qui fascine Epstein et qui permet, autant qu’il souligne, ce régime général de fluidité, est ce que Nicole Brenez nomme « l’échange des substances et des propriétés57 ». Il ne s’agit pas, comme pour le ralenti ou l’accéléré, d’un procédé technique, mais plutôt d’un effet collatéral du dispositif, d’une propriété abstraite des images en mouvement, dont on trouve sous la plume d’Epstein une description des plus éloquentes lorsqu’il évoque « des images qui confondent ce qui avait été classé en immobile et mobile, constant et inconstant, inerte et vivant, selon les trois états de la matière, les trois règnes de la nature, les trois catégories d’organismes animés. Les dunes rampent ; les minéraux fleurissent et se reproduisent ; les animaux s’engluent en eux-mêmes et se pétrifient ; les plantes gesticulent et expérimentent vers la lumière ; l’eau colle ; les nuages cassent58 ». Plus encore, « la lave rampe ; l’eau devient huile, gomme, poix arborescente ; l’homme acquiert la densité d’un nuage, la consistance d’une vapeur59 ».
39Epstein vise ici à établir qu’à travers la variabilité du mouvement cinématographique, ce ne sont pas seulement les formes du monde qui sont affectées ou relativisées, mais aussi leur matière même. Là encore, à travers les différents états de l’eau, se manifeste le plus clairement cette qualité « alchimique » du dispositif. Pour le théoricien, « [il] n’existe pas de forme fixe dans un monde dont toutes les figures, mobilisables, liquéfiables, ne sont que des états de mouvement ; où la rigidité n’est que lenteur ; où, selon la vitesse du temps, il faut passer de la géométrie des solides à celle des visqueux, puis à celles (s’il en est) des liquides, des gaz, et les inventer60 ». Par son extrême potentiel de métamorphose, l’eau représente l’essence de la matière selon Epstein, et cette capacité des vagues, des nuages, de la brume à mettre en défaut leur propre nature pour glisser d’un état à l’autre, se solidifier ou se liquéfier, se figer ou se dissoudre, on la trouve tout autant dans ses films que dans ses textes théoriques. L’échange des substances et des propriétés est par exemple au cœur du « cycle breton » ou de La Chute de la maison Usher. À propos de ce dernier, Jean-Baptiste Thoret considère qu’il s’agissait pour Epstein « de liquéfier l’air, de donner chair au vide, de procurer aux gaz une densité, une substance, en un mot, de matérialiser l’impalpable61 ». Ainsi, « [de] la progression horizontale de la brume, de l’ondulation sans fin des tentures, […] nous déduisons la matière du milieu epsteinien, sa densité (lourde), sa viscosité (épaisse), sa texture (fluide). Epstein traite l’air comme un milieu aqueux et réciproquement. […] On comprend alors l’omniprésence discrète du ralenti […] comme modulateur de vitesse : si le linceul de Lady Madeline s’envole comme un gaz à la surface de l’eau, le balancier, lui, agite lourdement les fonds sous-marins du plan62 ». Il semble donc que La Chute de la maison Usher, qui apparaît déjà comme un des films les plus ouvertement théoriques du cinéaste dans les années 20, soit pétri de cette idée d’une perméabilité essentielle des êtres et des choses, d’un va-et-vient de leurs qualités respectives, dont le cinématographe révélerait l’existence mais, surtout, permettrait la mise en acte. De même, on trouve aussi dans les films tournés en Bretagne cette attention portée aux liens qui existent entre les éléments et le travail de con-fusion qui s’y opère. Dans Finis Terrae, l’eau pleine de goémon est une croûte sur laquelle l’œil voyage, et les nuages sont des blocs de roche. La grève est poreuse et absorbe, pour les (ré) intégrer, tout liquide – eau ou vin – qui s’y dépose.
40Rarement on aura vu, dans le travail d’Epstein, cohérence et connivence si grande entre la recherche – textuelle – des possibles et celle – filmique – d’une vérité de l’image qui aurait pour tâche d’élaborer des formes de description et d’analyse du réel que la théorie propose autant qu’elle suppose. Si l’échange des substances et des propriétés est une conséquence de l’utilisation de l’accéléré ou du ralenti, c’est le mouvement en tant que tel qui en fonde le principe. Parce que toute chose, au cinéma, est appelée à une perpétuelle dissemblance d’avec elle-même, et parce que la forme y est toujours conditionnée par le mouvement qui l’affecte, la théorie epsteinienne comme sa pratique révèlent ce qu’il ne faudrait peut-être jamais oublier devant un écran : que le film est un courant dans lequel le monde apparaît, non comme ce qu’il est, mais comme ce qu’il pourrait être. Ceci vaut pour la fiction, pour l’ordre du récit, mais plus encore pour la matière même de l’image, laquelle, en ne cessant de se « dédire », fait lever à chaque instant des mondes : ce que Paul Valéry nommait « l’infini vibrant dans une chambre close ».
41On se trouve donc, avec Epstein, face à l’une des entreprises d’investigation les plus rigoureuses, complètes et, sans doute, visionnaires qui aient été produites dans le champ du cinéma. Alors que ses contemporains, et d’autres après lui, travaillaient à démontrer la singularité du « septième art », Epstein se plaçait d’emblée sur le registre de la pluralité des mondes et postulait l’existence de structures de l’espace et du temps inconnues, ou inaperçues, avant l’invention des Lumière. Pendant ses quelque trente-cinq ans d’activité théorique, il a tenté d’indiquer que « [le] cinéma est, par excellence, l’appareil de détection et de représentation du mouvement, c’est-à-dire de la variance de toutes les relations dans l’espace et le temps, de la relativité de toute mesure, de l’instabilité de tous les repères, de la fluidité de l’univers63 ». Et s’il fut relativement incompris de son temps, la portée de ses textes apparaît aujourd’hui de première importance pour comprendre la nature et les puissances du cinématographe, ce « dispositif expérimental, qui construit, c’est-à-dire qui pense, une image de l’univers64 ».
42L’accéléré, le ralenti, la réversion, l’échange sont les modalités selon lesquelles se donne à voir cet aspect inaperçu du monde. Mais c’est d’abord le mouvement qui les permet et les ordonne, et c’est bien pourquoi les images de l’eau sont si présentes dans tout l’œuvre d’Epstein. Plus que la métaphore d’un système, l’élément figure le calque direct de sa pensée, dont il emprunte les formes, le comportement, les états et la structure, autant qu’il y recourt à titre d’exemple. Epstein ne se contente donc pas d’affirmer « la nature foncièrement colloïdale de la matière » : c’est sa pensée elle-même qui adopte ce principe pour se mouvoir, dérouler ses observations et établir ses principes. Confondant presque le cinéaste, le théoricien et le cinéma qu’il défend et désire, on s’aperçoit alors peut-être que « son talent à lui est de comprendre choses, phénomènes, gens, non comme ils sont, mais comme ils se meuvent65 ».
Notes de bas de page
1 Louis Delluc, « Cinéma et Cie (confidences d’un spectateur) », Écrits cinématographiques II, op. cit., p. 21.
2 Louis Delluc, « Photogénie », Ibidem, p. 273-274.
3 Louis Delluc, « Photogénie », Écrits cinématographiques I, op. cit., p. 35.
4 Jean Epstein, « Blaise Cendrars », Écrits sur le cinéma, T. 1, op. cit., p. 31.
5 Jean Epstein, « Bonjour cinéma », Ibidem, p. 91.
6 Risquons à ce propos l’hypothèse que l’opacité de la photogénie, son impossible définition, serait une réaction au positivisme qui a si fortement pesé sur le XIXe siècle. En somme, le fruit d’une volonté de restaurer une part de mystère à un monde sur lequel pesait l’hypothèque rationaliste, contre laquelle on sait qu’Epstein n’aura de cesse de fulminer. D’où son attachement à une approche animiste et quasiment « magique » du cinéma ; d’où aussi son désir de le repenser à partir des philosophies présocratiques, et particulièrement celle d’Héraclite.
7 Jean Epstein, « Le cinématographe vu de l’Etna – De quelques conditions de la photogénie », Écrits sur le cinéma, T. 1, op. cit., p. 137-142.
8 Ibidem, p. 137.
9 Ibid., p. 140.
10 Jacques Feyder, entretien donné à La Revue Suisse du cinéma, cité par Jonah Horwitz, « A simple story, a colourful setting : Jacques Feyder and the “international film” », dans Luca Giuliani et David Robinson (dir.), Le Giornate del Cinema Muto 2003 – The Collegium Papers V, Sacile, Le Giornate del Cinema Muto, 2004, p. 25. Traduction de l’auteur.
11 Voir à ce propos le texte de François Albéra, « Jacques de Baroncelli et l’esthétique/l’esthétique de Jacques de Baroncelli », dans Bernard Bastide et François de la Bretèque (dir.), Jacques de Baroncelli, Paris, AFRHC/Les Mistons Productions, 2007, p. 29-40.
12 Il s’agit de Pêcheur d’Islande (1924), Veille d’armes (1925), Nitchevo (1927) et Le Passager (1927). On peut ajouter que Nêne est autant un film de l’eau que de la terre. Ou, à la rigueur, il relève d’un imaginaire de la pâte, tel qu’examiné par Bachelard dans L’Eau et les Rêves, op. cit., p. 121-129.
13 Jacques de Baroncelli, entretien par Jack Conrad, Cinémagazine n ° 24, 17 juin 1927. Cité par Bernard Bastide, « Jacques de Baroncelli, entre Judex et Rocambole », dans Jacques de Baroncelli, Écrits sur le cinéma, op. cit., p. 35.
14 Jacques Aumont, Les théories des cinéastes, op. cit., p. 77.
15 Voir notamment, à ce propos, Rémi Néri, « Cinéma pur », dans François Albéra et Jean Gili, Dictionnaire du cinéma français des années vingt, op. cit., p. 389-391.
16 Ibidem, p. 390.
17 Fernand Léger, « Peinture et cinéma », Les Cahiers du mois no 16-17, op. cit., p. 107.
18 René Clair, Réflexion faite – Notes pour servir à l’histoire de l’art cinématographique de 1920 à 1950, Paris, Gallimard, 1951, p. 104.
19 Jean Mitry, Le cinéma expérimental – Histoire et perspectives, Paris, Seghers, coll. « Cinéma 2000 », 1974, p. 94.
20 On pourrait évoquer aussi les travaux de Fernand Léger et Dudley Murphy (Ballet Mécanique, 1924) ou Joris Ivens (Études de mouvements, Pluie), sans parler des films de René Clair, Man Ray ou Marcel Duchamp qui, tous, s’inscrivent dans le registre du cinéma pur tout en posant des problèmes esthétiques plus vastes.
21 Jean Epstein, « Bilan de fin de muet », Écrits sur le cinéma, T. 1, op. cit., p. 236-237.
22 Tami M. Williams, « Germaine Dulac, du figuratif à l’abstraction », op. cit., p. 80.
23 Jacques Aumont, Les théories des cinéastes, op. cit., p. 24.
24 Par souci de clarté, et pour éviter d’encombrer la lecture par de très nombreux appels de note en bas de page, on ne donnera pas dans ce chapitre les références des termes cités, que l’on trouvera tout de même entre guillemets dans le texte. Ces références sont données en fin d’ouvrage, dans l’annexe consacré au lexique des termes liés à l’eau, p. 291-302.
25 Germaine Dulac, « Le sens du cinéma », Écrits sur le cinéma, op. cit., p. 168.
26 Bien que cet ouvrage porte sur les années 20, il nous a semblé pertinent d’inclure ici les réflexions postérieures d’Epstein, qui démontrent tant l’approfondissement que la grande cohérence de ses hypothèses théoriques.
27 Jacques Aumont, Les théories des cinéastes, op. cit., p. 29.
28 Epstein a d’abord entamé des études de médecine à Lyon, et son goût pour les sciences – particulièrement la physique – ne cesse d’alimenter ses réflexions esthétiques tout au long de sa vie, tant comme source d’inspiration que comme support de démonstration.
29 Georges Duhamel, Scènes de la vie future (1930), cité par Noureddine Ghali, L’Avant-Garde cinématographique en France dans les années vingt, op. cit., p. 92.
30 Jean Epstein, « Alcool et cinéma », op. cit., p. 210-211.
31 Jacques Aumont, « Cinégénie, ou la machine à re-monter le temps », op. cit., p. 98.
32 Ibidem.
33 Jean Epstein, « Le cinéma du diable », op. cit., p. 376.
34 Nicole Brenez, « Ultra-moderne. Jean Epstein contre l’avant-garde (repérage sur les valeurs figuratives) », op. cit., p. 213.
35 Jean Epstein, « Le cinématographe continue… », Écrits sur le cinéma, T. 1, op. cit., p. 224.
36 Dans ce texte écrit approximativement entre 1946 et 1949, mais non publié de son vivant, Epstein reprend mot pour mot, et sans le citer, une formule de Gaston Bachelard dans L’Eau et les Rêves [1942], op. cit., p. 59 : « Or, en poésie dynamique, les choses ne sont pas ce qu’elles sont, elles sont ce qu’elles deviennent. Elles deviennent dans les images ce qu’elles deviennent dans notre rêverie, dans nos interminables songeries. Contempler l’eau, c’est s’écouler, c’est se dissoudre, c’est mourir » (je souligne). Epstein n’a jamais fait référence à Bachelard, dont la pensée est pourtant proche, à bien des égards, de la sienne. Et si l’emprunt de cette formule ne peut être attesté avec exactitude, la coïncidence est tout de même bien troublante. Bachelard, quant à lui, ne s’est à ma connaissance jamais exprimé sur le cinéma, avec lequel son travail entretient néanmoins, rétrospectivement, des affinités évidentes.
37 Jean Epstein, « Alcool et cinéma », op. cit., p. 203.
38 Jean Epstein, « Le cinéma du diable », op. cit., p. 348.
39 Jacques Aumont, Les théories des cinéastes, op. cit., p. 59.
40 Jean Epstein, « Le cinéma du diable », op. cit., p. 347.
41 Jean Epstein, « Esprit de cinéma », Écrits sur le cinéma, T. 2, op. cit., p. 45.
42 Hubert Damisch, Théorie du nuage – Pour une histoire de la peinture, Paris, Le Seuil, 1972, p. 32-33.
43 Jean Epstein, « L’intelligence d’une machine », op. cit., p. 287.
44 Voir Philippe Dubois, « La tempête et la matière-temps, ou le sublime et le figural dans l’œuvre de Jean Epstein », dans Jacques Aumont (dir.), Jean Epstein, cinéaste, poète, philosophe, op. cit., p. 317.
45 Jean Epstein, « L’intelligence d’une machine », op. cit., p. 288.
46 Jean Mottet, « Le paysage, les corps, la surface », dans Jean Mottet (dir.), Les paysages du cinéma, op. cit., p. 209.
47 Voir à ce sujet l’analyse de la lenteur par Bachelard dans La Terre et les rêveries de la volonté, Paris, Librairie José corti, 1948, p. 26 : « Alors tout est positif. Le lent n’est plus du rapide freiné. Le lent imaginé veut aussi son excès. Le lent est imaginé dans une exagération de la lenteur et l’être imaginant jouit non pas de la lenteur, mais de l’exagération du ralentissement. »
48 Nicole Brenez, « Ultra-moderne. Jean Epstein contre l’avant-garde (repérage sur les valeurs figurative) », op. cit., p. 210-211.
49 Jean Epstein, « Alcool et cinéma », op. cit., p. 214.
50 Ibidem, p. 221.
51 Jean Epstein, « Esprit de cinéma », op. cit., p. 28.
52 Ibidem, p. 45.
53 Ibid., p. 13.
54 Jean Epstein, « Bonjour Cinéma », op. cit., p. 87.
55 Jean Epstein, « L’intelligence d’une machine », op. cit., p. 258.
56 Jean Epstein, « Esprit de cinéma », op. cit., p. 31-32.
57 Nicole Brenez, « Ultra moderne. Jean Epstein contre l’avant-garde (repérage sur les valeurs figuratives) », op. cit., p. 213.
58 Jean Epstein, « Le monde fluide de l’écran », Écrits sur le cinéma, T. 2, op. cit., p. 149.
59 Jean Epstein, « L’intelligence d’une machine », op. cit., p. 257.
60 Jean Epstein, « Esprit de cinéma », op. cit., p. 42.
61 Jean-Baptiste Thoret, « Matières des fantômes, fantômes de la matière (La Chute de la maison Usher de Jean Epstein) », dans Nicole Brenez et Christian Lebrat (dir.), Jeune, dure et pure !, op. cit., p. 142.
62 Ibidem, p. 143.
63 Jean Epstein, « Esprit de cinéma », op. cit., p. 18.
64 Jean Epstein, « L’intelligence d’une machine », op. cit., p. 333.
65 Jean Epstein, « Londres parlant », Écrits sur le cinéma, T. 1, op. cit., p. 204.
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