Chapitre I. Abbas Kiarostami. La cinéstase : naissance d’un concept
p. 19-83
Texte intégral
1La vie est faite de rencontres qui en déterminent parfois le cours à venir et celle du chercheur n’échappe pas à la règle : à l’origine de mon idée de cinéstase il y a donc bien une rencontre – une rencontre avec l’œuvre de l’immense cinéaste Abbas Kiarostami. C’était en 1992. Après Close-up, je découvrais au 20e Festival international du film de La Rochelle le deuxième opus de la future « trilogie de Koker », Et la vie continue... Avec ce cinéaste méconnu malgré une quinzaine de films déjà à son actif, j’ai aussitôt perçu que quelque chose d’important pour le cinéma était en train de se passer. Au cours de la décennie qui suivrait, je suivis donc avec attention le développement d’une œuvre que les festivals du monde entier allaient bientôt récompenser des plus grands prix : Cannes en 1997 avec la Palme d’or (partagée avec Oshima) pour Le goût de la cerise, Venise avec le prix du jury en 1999 pour Le vent nous emportera. Certes, les prix dans les festivals ne sont pas forcément le meilleur baromètre pour évaluer l’importance d’un cinéaste, mais avec plus de cinquante récompenses internationales au cours de la décennie 1990-2000, il devenait difficile de parler avec Kiarostami d’un simple concours de circonstances, voire d’un quelconque « effet de mode » ainsi que l’insinuaient parfois avec ironie certains critiques peu sensibles au magnétisme de ses films. Avec lui, quelque chose d’important, dont on peut facilement aujourd’hui mesurer l’incidence, se passait pour le septième art, pour l’Iran et, bien sûr, pour le cinéma iranien. Pour ce qui est du cinéma en général, il n’est que de se replacer dans le contexte du début des années 90 pour comprendre ce que les propositions de Kiarostami apportaient et aussi ce qu’elles démystifiaient : qu’on se reporte à cette année 1992 où Quentin Tarantino avait présenté à Cannes son Reservoir Dogs qui allait faire tellement sensation. Au postmodernisme du surdoué du vidéo club d’Hermosa Beach, à ce postmodernisme alors en vogue, mêlant parodies de genres, hommages appuyés et humour parfois potache, répondait chez Kiarostami un cinéma d’une tout autre espèce, un cinéma dont la « fraîcheur » et la « virginité » renvoyaient aux oubliettes « la crise du regard occidental » ou « la mise en suspicion de la notion même de réalité dans nos cultures1 ». Moins « contaminé par le flux incessant des images à texture multiple et moins saturé par les modèles de consommation audiovisuels2 », Kiarostami, dans une forme de résistance du local au global – après les reconfigurations géopolitiques dues à l’effondrement du Mur – offrait au monde un regard d’une limpidité ou d’une « évidence » (dirait ensuite Jean-Luc Nancy) qui furent sans nul doute à l’origine de son succès.
2Mais sur quoi reposait au juste cette évidence ? Il y avait bien sûr la facture réaliste et d’une profonde portée humaniste adoptée par le cinéma du maître persan, son attachement à la nature et à sa lumière, la grande simplicité de son écriture alliée à une exigence formelle subtilement masquée. À quoi il faudrait ajouter une donnée qui a sans aucun doute joué dans le succès critique et d’estime que remportèrent rapidement ses films auprès de publics d’abord européens : son origine culturelle et géographique. Qu’un certain public, curieux d’autres paysages et amateur de nouveaux visages, ait vu un peu naïvement dans cet arrière-plan oriental à dominante rurale une forme d’exotisme, cela est à peu près certain. Loin de moi d’ailleurs l’idée de le blâmer : un peu de naïveté reste toujours préférable à un entre-soi imperméable à l’altérité. Mais pris en bonne part, le cinéma de Kiarostami le fut aussi pour ce qu’il nous disait d’autre sur un pays tenu alors au ban des nations. Depuis la Révolution islamique de 1979 et la guerre Iran-Irak, depuis les attentats terroristes des années 80 soutenus par Téhéran, l’Iran passait en effet dans l’opinion publique occidentale pour un État peuplé d’extrémistes de la pire espèce, de fous de Dieu prêts à poursuivre dans le monde entier des mécréants désignés comme tels par des oukases discrétionnaires (ainsi la fatwa lancée contre Salman Rushdie en 1989). Bref, aux yeux de tous, l’Iran était peuplé d’égorgeurs fanatiques à la barbe hirsute et à la bouche lippue, aveuglés par une foi inconditionnelle dans l’islam et menant en terres impies le Jihad par quelque moyen que ce soit. Or rien de tel avec Kiarostami : quoiqu’ancré profondément dans la réalité iranienne, son cinéma disait autre chose et ce paradoxe allait prendre pour moi valeur de révélation.
L’Iran des campagnes contre les douleurs du moment
3Lorsqu’on découvre en Europe le cinéma de Kiarostami, l’Iran se met en effet à parler d’une tout autre voix. Loin des slogans extrémistes, de ces foules excitées qui brûlaient en place publique drapeaux américains ou israéliens et que relayaient les télévisions du monde entier, le cinéaste montrait de son pays une tout autre image. Cet Iran était celui des campagnes du Gilan dont sa famille est originaire : une région luxuriante située sur les bords de la mer Caspienne3 et où la modernité n’avait guère pénétré. Monde rural d’un autre âge où on marchait essentiellement à pied, où on puisait encore l’eau aux fontaines, où les marchandises circulaient souvent sur des animaux de trait. C’est bien lui que nous montre la trilogie de Koker : aucun bruit de moteur ne vient perturber Où est la maison de mon ami ?, premier opus de la série, cependant qu’Et la vie continue…, à mesure que le père et son fils s’y enfoncent dans des terres meurtries par le récent tremblement de terre, confine au dialogue entre le fragile et l’immuable d’un monde sans véhicule, où hommes et femmes marchent le long de pistes à peine carrossables. Quant au dispositif de tournage gigogne d’Au travers des oliviers, il est comme suspendu au balcon d’une terrasse bleu persan d’un autre âge. Tout cela pour dire que l’Iran vu par Kiarostami, s’il n’avait rien du pays des ultras si présent alors dans les médias, n’avait rien à voir non plus avec la nation en route pour la modernité telle qu’avait voulu la construire le Shah. En brossait-il pour autant un portrait fantasmé ? La question mérite certes d’être posée, bien que, pour qui connaît l’histoire récente de l’Iran, il soit clair qu’il n’en est rien.
4Si en effet l’Iran que filme le cinéaste n’est à coup sûr pas celui qui se trouva bouleversé par les réformes du Shah et notamment, à partir des années 60 par la « révolution blanche », il n’en a pas moins une authenticité profonde. Dans les campagnes, cette révolution avait pris surtout l’aspect d’une grande réforme agraire dont, malgré les difficultés d’application et certaines conséquences néfastes, « l’ampleur […] des changements sociaux qu’elle a entraînés » fut « incontestable4 ». En permettant une refonte totale de la répartition foncière, elle avait fait émerger une classe de nouveaux propriétaires paysans et chassé les « féodaux ». Seulement, les campagnes avaient-elles pour autant été modernisées ? Pas vraiment, ou du moins de manière très parcellaire. Certes la propriété avait largement changé de mains, mais l’électricité et le moteur avaient à peine pénétré les villages éloignés où on s’éclairait encore au pétrole et où on circulait à dos de mulet. Et si la mécanisation avait touché les zones rurales, c’était de façon très inégale. Bref, lorsqu’entre la fin des années 80 et le début des années 90 Kiarostami entreprendrait de filmer ces petits villages paysans difficiles d’accès des contreforts de la plaine du Gilan, leur organisation économique et sociale n’avait que très peu changé, comme leur apparence extérieure et la manière d’y cultiver les terres, qui étaient restées à peu près les mêmes depuis les temps anciens. Vallées verdoyantes, champs d’oliviers et rizières (Au travers des oliviers), escarpements secs et arides (Et la vie continue…), habitat traditionnel, mules à bât, bœufs et charrettes (Où est la maison de mon ami ?) composaient toujours ce paysage varié de la campagne iranienne des bords de la Caspienne, accroché, comme pour servir de décor à ces films, aux premiers contreforts de l’Alborz central. Quand bien même ce n’était pas le propos principal du cinéaste, la véritable photographie des campagnes du Nord-Ouest iranien qu’il proposait s’avérait assez juste et fidèle à la réalité.
5Cela dit, cette espèce de fidélité à ce qu’était encore l’Iran vers la fin des années 80 – une nation à moitié rurale quoiqu’allant vers l’urbanisation5 – n’explique évidemment pas tout. S’agissant de l’intérêt porté par Kiarostami aux campagnes, d’autres raisons méritent en effet d’être considérées. D’abord celle relative au parcours propre du cinéaste nommé, dès sa création en 1969, à la direction du département cinéma de l’« Institut pour le développement intellectuel des enfants et des jeunes adultes », organisme plus connu sous le nom de Kanoun6 : créé en 1965 dans la mouvance de la « révolution blanche » et à l’initiative de Farah Diba (l’épouse du Shah depuis 1959), cet institut menait des actions essentiellement d’éducation et d’éveil aux arts et à la culture. Il visait surtout les jeunes populations analphabètes et déshéritées des campagnes et des quartiers suburbains que l’exode rural nourrissait. Avec la création du département cinéma, confié par un singulier hasard au jeune graphiste qu’était encore Kiarostami à cette époque, le Kanoun allait produire des films destinés à relayer le programme de modernisation de l’Iran, désormais soutenu par les techniques de l’image et du son. Le jeune Studio allait très vite connaître le succès, accueillant dans son sein toute une génération de cinéastes de premier plan (Amir Naderi, Dariush Mehrjui, Ebrahim Forouzesh – ce dernier allait le diriger pendant sept ans), au point que ses activités finiraient par se confondre avec celles de l’Institut lui-même, du fait notamment de l’ouverture, parallèlement à ses activités de production, de nombreuses salles de projection en province. De toute évidence, l’attachement de Kiarostami au monde rural (et aussi aux enfants) s’est nourri des objectifs du Kanoun7, de ses visées pédagogiques comme de la perspective réaliste que celles-ci impliquaient.
6Mais une autre raison, peut-être plus pressante, allait pousser le cinéaste vers l’univers rural et cette raison était contextuelle, liée au climat de guerre et d’après révolution dans lequel s’inscrirait le début des années 80. En ces années noires, le moral des Iraniens était en effet au plus bas. Beaucoup de ceux qui partaient à l’ouest sur le front irakien n’en revenaient pas8, et s’il était difficile de vivre dans cet Iran en guerre, bombardé et soumis à de sévères restrictions à cause de l’embargo décrété par les puissances occidentales, il s’avérait encore plus difficile pour les artistes du septième art de vivre de leur métier9. Mais surtout le cinéma, reflétant autant la culture Pahlavi représentée par le film farsi que la culture occidentale jugée dégradante et obscène, constituait à l’époque une des cibles privilégiées des religieux. De là l’effondrement de la production, mais aussi le recul du parc de salles, puisque la moitié des quelque 450 salles que comptait l’Iran du Shah avait disparu, qu’elles aient été bombardées, fermées ou incendiées par les fondamentalistes10. L’industrie cinématographique était donc en grande partie sinistrée et il ne faisait pas bon être cinéaste en Iran. Quand bien même la production devait un peu redémarrer au milieu des années 80 à la suite de quelques décisions pragmatiques prises par le nouveau régime11, quand bien même le Kanoun n’avait pas vu ses portes closes par les censeurs, les cinéastes étaient alors à la peine. Étroitement surveillés, leurs projets étaient désormais soumis aux codes de bonne moralité islamique imposés par la nouvelle censure, et leurs tournages, fait nouveau, encadrés et inspectés12. Il faudrait attendre près de vingt ans pour que Kiarostami, peu disert sur ces questions qui fâchent, évoque cette période pour le moins tragique, à l’origine, dirait-il d’ailleurs, de sa découverte de la photographie et de son amour pour la nature comme il devait le confier à Michel Ciment :
« Les premières années de la révolution nous ont freinés dans notre travail. Un jour où je n’avais rien à faire, je me suis acheté un appareil photo Yashika bon marché et j’ai pris le chemin de la nature. J’avais le désir de faire un avec elle. Elle me conduisait. J’avais en même temps le désir de partager avec les autres ces moments agréables dont j’étais le témoin. C’est la raison pour laquelle j’ai commencé à prendre des photos. Éterniser en quelque sorte ces moments de passion et de douleur13. »
7Si les termes de « passion » et de « douleur » ne laissaient pas d’être signifiants, Kiarostami restait à tout le moins évasif sur les raisons réelles des difficultés rencontrées en ces premières années de la révolution par les cinéastes. Mais pressé par ma curiosité, il allait accepter d’en reparler. Dans la correspondance que nous avons échangée, voici en quels termes plus précis il reviendrait sur cette époque particulière, en réponse à ma question relative aux premières manifestations du motif de l’arbre dans son travail photographique, lesquelles restaient difficiles à dater du fait que certaines photographies publiées dans le travail de Michel Ciment ne mentionnaient aucune date.
« Il est vrai qu’il y a 25-26 ans, donc tout de suite après la révolution, me trouvant presque au chômage et équipé de mon appareil Leica, j’ai entrepris des voyages initiatiques à travers l’Iran. Les déplacements à l’intérieur du pays se succédant, je me suis rendu à l’évidence que “l’arbre” qui m’avait “apprivoisé” me consolait de toutes mes mésaventures personnelles, mais aussi des troubles de notre pays ! Donc effectivement, beaucoup de ces clichés dont vous parlez, remontent à il y a plus de 25 ans. Ces photos que j’aime bien considérer comme mes petites madeleines proustiennes, me renvoient à la fois à la solitude vécue comme une pénitence de ma part, mais aussi à une expérience de recueillement, de réflexion et de contemplation qui, par la suite, a radicalement influencé ma raison d’être. La violence, la guerre et l’intolérance, de leur côté et par le biais de la sublimation et de la frustration qu’elles provoquaient, ont exercé une influence indéniable sur mon mode d’expression artistique14. »
8À la lumière de ces propos, il apparaît clairement que l’intérêt porté par Kiarostami à la nature devait d’abord au contexte politique – raison longtemps refoulée, ou tue pour les raisons que l’on devine. Tout en stimulant son imaginaire créatif et en apportant une sorte de consolation à ses « mésaventures personnelles15 », l’expérience de la nature avait servi d’échappatoire aux « passions » et de refuge aux « douleurs » du moment, jusqu’à influencer bientôt sa « raison d’être ». Ainsi, alors que l’Iran s’était enlisé dans une guerre de positions terriblement meurtrière, à près de 400 km de la capitale la vie semblait, devant la caméra de Kiarostami, suivre son cours, comme si de rien n’était et comme si, malgré les réformes (celles des Pahlavi, père et fils), rien n’avait en apparence bougé.
Cinéstase : genèse
9À côté de cette peinture d’un Iran figé dans ses paysages et ses pratiques rurales anciennes, les films de Kiarostami reposaient sur des sujets fort simples, tout au moins en apparence, dont la portée universelle jouait pour beaucoup dans leur succès sur la scène internationale (l’enfance, l’expérience, l’autorité, le libre arbitre). En dépit de l’archaïsme de ce monde jamais dépeint comme misérable, en dépit aussi de ces histoires toujours très simples et subtilement conduites, Kiarostami dressait le portrait d’un peuple au reste calme, posé, réfléchi, lequel barrait la route aux images de violence et de passion véhiculées alors par les médias. Recouverte par le contexte de révolution et de guerre, il en réveillait aussi la culture, riche d’un passé islamo-persan qui avait tant fasciné les Occidentaux, surtout les Anglais et les Français pour les raisons historiques que l’on sait. Visible dans les objets et les pratiques du quotidien filmés, cet imaginaire transpirait dans les relances symboliques attachées aux figures immémoriales de l’olivier, des sources, des chemins. Mais il se manifestait aussi dans la sensibilité de ce peuple à la chose poétique dont Kiarostami habillait par ailleurs ses fables. Le goût montré pour les choses de l’esprit profitait aussi de sa manière, toute récente pour le photographe Kiarostami, de filmer la nature, d’accorder ses cadres et d’ajuster ses scénarios à la puissance suggestive des collines, des arbres et des sentes. Dans le contexte d’ostracisme qui touchait alors l’Iran et à une époque où le cinéma dominant – mais pas seulement lui – excluait, ou presque, de ses productions toute forme de rêverie poétique ou paysagère jugée trop stérile16, on comprend doublement le succès de ce cinéma simple et généreux auprès des publics européens, sur ce plan plutôt en reste. Qu’on ne s’y trompe pas néanmoins. Si ces voyages en terre intérieure, tout au moins dans le premier opus de la trilogie de Koker, se délestaient des violences du moment en dressant le portrait d’un Iran inattendu et pénétré de son passé légendaire, jamais enflé du reste, ceux-ci ne sacrifiaient en rien à une forme d’irénisme. En effet, quoique dans l’ensemble le monde dépeint, pour réaliste qu’il soit, paraisse comme tenu en dehors du temps (ce dont joue admirablement le caractère merveilleux et fantastique de la deuxième partie d’Où est la maison de mon ami ?), quoique l’art de la parabole en règle l’agencement d’orfèvre, le cinéma de Kiarostami n’excluait pas la part de violence inhérente aux rapports sociaux et familiaux qui sont de tous les pays et de tous les âges. Ainsi dans Où est la maison de mon ami ? l’arbitraire de l’autorité incarné à des degrés divers par les figures de l’instituteur, de la mère, du père, du grand-père, ou encore du cousin Hémati, arbitraire contrebalancé par l’écoute patiente du vieux menuisier aux accents de poète.
10Trop philosophe et trop mélancolique pour sacrifier à la confrontation directe, poussé aussi par le contrôle accru des censeurs, Kiarostami aura ainsi développé un art cinématographique d’une intelligence redoutable où la posture esthétique semblait croiser l’obligation de réserve qui lui était faite. La sobriété du regard, l’exil comme « l’auto-effacement », ou encore « la retraite dans la distance intérieure » dont parle Youssef Ishaghpour à propos de ses compositions paysagères tirées de loin17, bref tous ces régimes esthétiques à distance qui ne sont pas mis à distance mais ramènent, au contraire, à ce que Jean-Luc Nancy identifie à la « présence » (j’aurais l’occasion d’y revenir), ne procédaient-ils pas d’abord (ou aussi) de cette forme d’esquive et de réserve imposée par le contexte ? Métaphoriques, les cadres de Kiarostami ? Il y a, me semble-t-il, tout lieu de le penser. Contre le piège de la revendication sociale frontale et sans lendemain, Kiarostami avait peut-être compris qu’il était alors préférable et sans doute plus productif, de poser le débat en d’autres termes, autrement dit sur un plan moral, philosophique et esthétique le mettant comme hors d’atteinte18.
11Si le cinéma de Kiarostami a considérablement compté pour son pays plombé par des années de guerre et de troubles intérieurs en permettant de le (ré)découvrir sous un jour nouveau, il a surtout beaucoup apporté au cinéma iranien en particulier et au renouvellement des formes cinématographiques en général. À juste titre, Frédéric Sabouraud parlerait ainsi de « cinéma revisité19 ». Construits sur des scénarios minimaux, ses films inventaient des régimes de narration en effet tout à fait singuliers. Loin de la fureur contextuelle, ce cinéma se départait du spectaculaire, de la vitesse et du surdécoupage avec lesquels avait renoué, depuis le début des années 80, l’esthétique dominante du cinéma via la télévision. Accroché au pas de ses personnages, à leurs voyages erratiques ponctués de pauses paysagères, on entrait dans un ordre de récit extensif accordé à la lenteur et à l’indétermination, auquel le disputait la force vitale de leur ténacité.
12C’est ce singulier tiraillement, entre l’avancement à marche forcée des personnages d’un côté et les grands moments de détente narrative de l’autre, qui fut à l’origine de ce concept que j’allais bientôt désigner du nom de cinéstase. Dans l’élaboration et le premier réglage de ce concept, deux textes, parus à quatre années d’intervalle, allaient compter. Nous les devons tous deux à Jean-Luc Nancy dont il faut ici reconnaître combien il m’aura stimulé. Initialement prévu pour les célébrations du centenaire du cinéma en 1995, le premier de ces deux textes devait à l’origine paraître dans un numéro spécial des Cahiers du cinéma au côté de ceux de 99 autres auteurs pressentis pour écrire sur un film qu’ils jugeaient capital pour l’histoire du cinéma. Pour des questions d’argent, le livre ne se fit pas, et le texte de Jean-Luc Nancy fut accueilli ailleurs20. Intitulé « De l’évidence », ce texte très personnel s’intéressait à Et la vie continue… Ainsi qu’il le préciserait par la suite, il s’agissait pour Jean-Luc Nancy de montrer l’« évidence avec laquelle ce film s’était imposé » à lui, d’abord par « le présent de son propos » (le tremblement de terre de juin 1990 en Iran), ensuite par « l’assurance de sa pression sur le regard » contenue dans « son propre cours […] aussi bien que dans l’autorité de son injonction21 ». Quatre ans après, poussé par Térésa Faucon et l’éditeur belge Geavert, Jean-Luc Nancy reprendrait la plume pour prolonger ce premier travail et signer L’Évidence du film, long essai intégrant un corpus plus large, soit l’ensemble des films réalisés par le cinéaste entre 1987 et 1997. Parmi les idées fortes débattues, notamment dans le premier texte, se démarquait le principe de continuité dont l’auteur faisait l’élément moteur du deuxième volet de la trilogie de Koker, métaphoriquement suggéré par son titre22. Pour le philosophe, Et la vie continue… visait « le registre de la continuation ininterrompue, du mouvement […], du déplacement, de la continuation, de la persévérance, de la poursuite plus ou moins incertaine ou errante23 ». Porté par une conduite motorisée (la voiture), ce « registre du frayage permanent24 » en était en quelque sorte sa force vitale, motrice, son carburant, en somme son essence.
13Mais précisément dans la mesure où je souscrivais entièrement à une thèse, au demeurant brillamment écrite et d’une sensibilité rare à la chose décrite, je m’étais étonné du peu d’écho qu’y rencontraient, sinon de manière très occasionnelle (« la poursuite plus ou moins incertaine ou errante »), les nombreux moments de pause ou de ralentissement présents dans Et la vie continue… Ainsi que j’aurais l’occasion de l’écrire25, il me semblait en effet que, parallèlement à ce principe de continuité, le film poursuivait une autre ambition, laquelle consistait à nous pousser hors de « ce mouvement continu nourri en surface par le scénario, mais que son exécution de façon plus souterraine ne laissait pas de contredire26 », mouvement porté en outre par la force motrice de son mobile : la voiture. Comme je le rappelais tout à l’heure en introduction, je parlais alors de la « détermination du film à vouloir s’arracher à son obligation physique, motrice, scénaristique, d’avancer, pour risquer un rapport de type nouveau à l’expression de cette force qui, de bout en bout, l’entraîne et le mobilise27 ». À titre d’illustration, je proposais d’observer quelques-uns des moments du film agissant en ce sens : le passage du tunnel, l’arrêt à un stand de boissons, l’embouteillage. Visant la « démotricité », ces effets programmaient selon moi la longue halte au village en ruine situé au milieu du film, un peu dans l’esprit des « répétitions à blanc » dont avait parlé Alain Bergala à propos de Rossellini (j’y reviendrai). Définissant l’impression que me laissait cette longue pause, j’avançais alors pour la première fois l’idée de cinéstase, provisoirement écrite (le concept que je risquais manquant encore d’assurance) sous une forme composée : « ciné-stase ». Si j’ai en quelque sorte recollé aujourd’hui les parties de ce mot d’abord disjointes, c’est que le cinéma de Kiarostami n’aura depuis lors cessé de me commander d’unir pause et mouvement en un seul et même substantif dont le caractère oxymorique ne doit pas l’emporter sur la dialectique qu’il suggère. Il n’y a pas en effet chez lui le mouvement d’un côté et la pause de l’autre, même reliés par un infime trait d’union, mais une espèce de principe organique susceptible de multiples ententes, mariant le mobile et l’arrêt, la pulsion et la suspension, le mouvement et la stase, en vue d’une rencontre féconde et unificatrice ouverte sur un imaginaire poétique et culturel. Ce recollage forçait l’évidence au sens de ce qui, chez Kiarostami, « frappe et dont le coup ouvre une chance pour du sens28 ». En effet, la puissance d’avancement constitue chez Kiarostami le modus operandi d’accès à une poétique de la stase, et inversement : la stase se nourrit de la mise en mouvement à partir de laquelle elle s’ordonne. Non une quête, mais un avancement dilatoire mêlant les différents registres du fixe et du mobile qui, par un jeu en mosaïque, buissonnant, fixe chez Kiarostami l’horizon de ce que je nomme la cinéstase.
La conduite digressive
14Après Où est la maison de mon ami ?, film pédestre s’il en est, et le spéculaire Close-up que je préfère écarter car ses enjeux, bien que féconds, restent autres, Et la vie continue… est le premier film où Kiarostami dialectise en effet deux manières d’aller au monde, l’une pédestre, l’autre motorisée. Ce double régime ne le quitterait plus, jusqu’à Ten, entièrement réalisé dans une voiture et en plans fixes, du moins en apparence : en effet, si la caméra rivée au tableau de bord ne bronche pas, le monde n’en défile pas moins autour des personnages embarqués en travelling dans la 206, selon une approche contrastive. Depuis Et la vie continue… et jusqu’à ce film dispositif, il est donc frappant de constater combien Kiarostami aura fait de ce dialogue entre locomotion naturelle et locomotion mécanique le lieu d’une prospection cinéstasique. D’un film à l’autre, il procède néanmoins différemment. Si la construction d’Au travers des oliviers présente une forme circulaire dont la cinéstase finale tend à nous libérer (j’y reviendrai), Et la vie continue… s’organise autour d’une structure translative désignée en surface par son scénario : trois jours après le tremblement de terre qui a dévasté la région du Gilan, Farhad, le cinéaste supposé d’Où est la maison de mon ami ?, quitte la capitale pour se rendre à Koker, inquiet du sort des enfants qui avaient joué dans son film précédent. Il s’y rend en voiture et avec son jeune fils Pouya. Jusqu’au grand embouteillage qui les arrête au premier tiers du film, l’axe routier Téhéran-Roudbar29 figure la colonne vertébrale de cette translation vers Koker, relayée par le travail de la caméra, notamment lors du prologue (ainsi les nombreux plans subjectifs à travers le pare-brise désignant l’autoroute en point de fuite). Mais quoique signifié dans sa fonction d’abord téléologique, le trajet n’en est pas moins miné de pièges discrets freinant dès le début la bonne avancée de la voiture vers Koker. Entrent ici en compte différentes stases narratives, où le passage du tunnel associé à la somnolence de l’enfant joue un rôle déterminant, pour ne pas dire générique30. Certes cris, vacarme des pelleteuses au travail, foule d’anonymes s’employant à déblayer, haut-parleurs crachant une musique tonitruante et lumière très blanche, nous accueillent à la sortie du tunnel pour désigner le fait que la vie continue, reprend élan, mais, une fois de l’autre côté, il faut avouer que la fluidité initiale n’est déjà plus de mise. Passée la nuit générique du tunnel, l’autoroute le cède en effet à une route soudain beaucoup plus étroite, cabossée, comme si le tunnel jouait à la manière d’un goulet d’étranglement pour le récit à venir. Parallèlement à ces effets de décroissance narrative qui le disputent à une volonté d’avancer coûte que coûte, il faut évidemment mentionner le modèle de voiture ici utilisé. Si le recours à la propre Renault 5 jaune de Kiarostami rajoute à l’effet de miroir et à l’authenticité de l’expérience effectivement vécue par le cinéaste en amont de ce film31, sa faible puissance et son gabarit peu adapté à ces routes éventrées augmentent évidemment l’impression de piétinement général que procure ce voyage par ailleurs opiniâtre. Pris dans cette marche en avant vers Koker le pied en quelque sorte sur le frein, les personnages parviennent ainsi, après quelques arrêts, jusqu’au monstrueux embouteillage qui immobilise la voiture et hypothèque toute chance d’atteindre rapidement le village espéré par la route naturelle, celle de la vallée du fleuve Sefid-Rud. Renseignements pris auprès d’un automobiliste remontant à contresens, le père décide alors de quitter la route nationale trop encombrée pour se risquer sur une route de traverse sans avoir la moindre idée de l’endroit où elle mène. Abandonnant l’épine dorsale du scénario apparent (rejoindre Koker par la route principale) que métaphorise sans peine la chenille de véhicules avançant désormais pare-chocs contre pare-chocs, le film opère alors un virage signifiant. Le plan qui montre la vieille Renault 5 jaune quittant la route principale par la route secondaire en surplomb, le figure d’ailleurs clairement : adoptant le régime de la diagonale, le film laisse le projet initial sur le bas-côté de la route principale, ou plutôt s’affranchit de la manière dont sa résolution était supposée se faire. Contre l’itinéraire trop bien tracé du scénario en acier trempé, Kiarostami opte pour les chemins secondaires, ceux de l’incertitude, des aléas et des rencontres fortuites. À l’objectif monocentré, linéaire, il préfère le trait oblique qui fissure le plan et lézarde la perspective selon une signature graphique inaugurée avec le film précédent. Le principe de continuité, de cette vie qui continue (Jean-Luc Nancy), dans un premier temps désigné par l’axe routier Téhéran-Roudbar, aura fait long feu. Téléologique, ce principe le cède dès lors à un autre régime du continu non plus tendu, mais dilatoire, digressif, oblique, où l’avancée devient sinueuse, serpentine. Passé ce grand virage narratif, le film s’engage en effet dans l’ordre de l’indéterminé et des voies aux issues incertaines, thème déjà décliné dans Où est la maison de mon ami ? mais selon une approche quasi fantastique dès lors que le petit Ahmad franchissait les portes de Poshteh32.
15Outre ce passage à une conduite résolument digressive, ce grand moment de bifurcation dans Et la vie continue… est aussi l’occasion d’introduire le motif paysager des collines où le régime mécanique s’accorde aux pas des hommes qui arpentent la terre. Avec les occupants de la voiture, il faut désormais s’arrêter, discuter, demander son chemin, éprouver de nouveaux itinéraires quand affleurent sur la route les plaies infranchissables laissées par le tremblement de terre. Plus le film avance à tâtons sur ces chemins sans panneau et sans flèche, plus la voiture ouvre en effet ses portières. On y monte et on en descend comme au gré du relief qui en règle maintenant la vitesse lente, tortueuse, irrégulière. Au rythme de ces errances caminales, la voiture ouvre notre regard sur un monde qui tout à coup se dilate et s’élargit, reléguant l’objectif premier dans un horizon vague et incertain. Sur ce trajet toujours plus en arabesque, nous épousons avec les occupants le régime des rencontres fortuites mêlant scènes de la vie quotidienne et rituels de mort, ressouvenirs et visions furtives entraperçus depuis la voiture : ainsi, tout à côté du cimetière où on enterre des personnes mortes lors de la catastrophe, ces jeunes filles nimbées d’une féérique lumière qui puisent de l’eau à une source d’où s’élance, par le jeu du montage, le double d’Ahmad courant sur le sentier de la désormais légendaire colline. Entre deux bosquets d’arbres bordant la route, ce plan comme pris à la dérobée ravive la mémoire fugitive du premier film, portée par la première occurrence du Concerto pour deux cors en fa majeur de Vivaldi augurant de la cinéstase prochaine. À mesure que nous avançons sans boussole dans ces terres reculées qui lentement nous pénètrent de leur étrange magnétisme, les impératifs peu à peu s’estompent, les mobiles se dissipent. Par le jeu des digressions, de tours en détours, ainsi parvenons-nous au bout de près d’une heure de film au village en ruine, selon une conduite à retardement déterminante dans le déclenchement du phénomène cinéstasique. Affranchi de l’objectif que nous promettait le scénario apparent, le récit débraye pour définitivement instaurer un nouveau rapport au principe de continuité qui jusque-là nous a, avec plus ou moins d’allant, entraînés. Prétextant la soif qui tenaille, les personnages en effet s’arrêtent et descendent de voiture. Avec cette immobilisation du véhicule, c’est tout le mobile qui, en quelque façon, passe littéralement au point mort. Introduits par Monsieur Rouhi qui stigmatise le cinéma comme jeu d’apparences (dans le premier film, le cinéaste l’avait fait paraître plus vieux qu’il n’était en l’affublant d’une bosse ; maintenant on le fait habiter une maison qui n’est pas la sienne), le père et le fils s’enfoncent alors à pied au cœur d’un décor de ruines. Le film ne dit pas où les personnages, mus par les nouvelles modalités ambulatoires qu’ils adoptent, se trouvent, mais tout indique que ce village dessine en creux l’inaccessible village de Koker, destination prétexte et non finale du film (Au travers des oliviers le confirmera). Nous n’y trouverons pas les enfants recherchés, mais seulement la vie qui, malgré tous les effondrements, continue après qu’elle parut s’immobiliser à la suite du cataclysme, dialectique qui constitue le sujet principal du film comme le note à juste titre le premier texte de Jean-Luc Nancy. Que nous montre cette longue séquence sinon que des décombres la mort, en effet, peu à peu se retire, chassée par l’instinct de vie qui, après les désastres, reprend ses droits, reconquiert le territoire naturel et restaure l’ordre symbolique ? Cette poussée du vivant, notons qu’elle se fait sous la double conduite de l’écoute et du voir, avec d’un côté le regard roboratif du père et de l’autre l’écoute pédagogique de l’enfant parti flâner dans les ruines. Après la voiture, la marche à pied fixe la temporalité selon, maintenant, un régime d’observation et d’expérience beaucoup plus adhérent et surtout plus lent, qui « prend soin de ce qui est là devant et de la manière dont cela se présente », écrit encore Jean-Luc Nancy33. Et sa bonne mesure s’inscrit dans cet ajustement de la vitesse du regard à celle de l’objet du regard. En somme, un regard d’ethnologue au sens noble que défend François Laplantine, lequel consiste « en l’affirmation et en l’acceptation […] de ce qui est, c’est-à-dire en train de se transformer34 ».
16Avec cette sorte de petit film qui est comme enchâssé dans le film principal, dans cette mise entre parenthèses du voyage vers Koker, point le sentiment d’un relâchement décisif : la course vers Koker, qui allait certes ralentissant, le cède définitivement à la flânerie dans les décombres pour le fils, aux différentes stations dans le décor pour le père. Mais sourd aussi l’idée d’un renoncement comme le suggère et le délaissement provisoire de l’objectif principal du film, et l’abandon du mode de captation et de déplacement que représente la voiture-caméra. De cet effet de relâchement d’un côté et de renoncement de l’autre, profite pleinement la cinéstase telle que la met en œuvre ici Kiarostami. Ces grands moments de mise en suspens que sont chez lui les cinéstases, se pensent en effet rarement en dehors d’un pas de côté sur le modèle de la bifurcation, et d’une dilatation extrême sur le modèle de la méditation poétique et paysagère. « Invitation au voyage », la cinéstase, chez Kiarostami, n’a cependant rien d’initiatique : l’histoire n’y gagne rien, du moins en apparence, et les personnages n’y atteignent aucun but. Ainsi de la forme en boucle qu’adopte déjà cette halte, en écho aux courbes que dessinent ailleurs les chemins : elle prend fin à l’endroit même où elle a commencé, où la voiture s’est arrêtée avant que ses occupants ne l’abandonnent pour ensuite y remonter et reprendre l’hypothétique direction de Koker. Préparée en amont par les arrêts ou les digressions métonymiques que nous avons pointés, la cinéstase se présente donc comme une espèce de parenthèse dont la forme circulaire rajoute à l’impression de piétinement dramatique. Pour le dire à la manière d’une figure empruntée à la stylistique du montage, elle se présente ici un peu comme un long plan de coupe de vingt minutes (soit près d’un quart du film) dont on aurait considérablement écarté les extrémités, au point de vider cet effet de transition de sa fonction première, qui est de dissimuler un enchaînement jugé trop rêche.
17À la différence du récit à « conflit central35 » organisé selon une stratégie vectorielle dramatisante, voire surdramatisante, qui bande l’intérêt du spectateur vers une résolution finale, laquelle dirige son attention vers ce but précis, le mode cinéstasique privilégie en effet l’accessoire, l’auxiliaire, bref tout ce qui, dans la hiérarchie dramaturgique habituelle, n’a guère droit de cité. Il porte son attention sur les situations incidentes généralement frappées de discrédit, ces fameux « temps faibles » chers à Raymond Depardon36, contre les temps forts à visée productiviste du modèle narratif dominant37. Situations incidentes donc, au sens de ce qui, justement, se présente entre parenthèses, de manière oblique, se tient à la marge, en quelque sorte au bord de la route et non pas au centre, bien en vue. Mais aussi au sens de ce qui advient dans les replis, dans les courbes qui font entorse au déterminisme du récit principal, comme le sont ces élongations narratives où les mobiles de premier plan finissent par s’estomper comme des chemins qui derrière l’horizon se retirent. Au contraire de la technique par compression, efficace, rentable, productiviste, du récit à « conflit central », la cinéstase préfère la dépression narrative. Le temps qu’elle travaille n’est pas assujetti à une obligation de résultats. Elle n’appuie pas sur l’accélérateur des péripéties chères au storytelling, n’exerce aucune pression sur le discours ou les enjeux du drame, mais musarde et vagabonde, ou plutôt feint de le faire. Car ce vagabondage est paradoxalement très construit, d’autant plus construit qu’il repose sur des temps dits habituellement morts, voulus et travaillés comme des temps forts. D’autant plus construit aussi que le mouvement général du film, délibérément balloté entre l’objectif visé par le scénario et le travail préparatoire des implants cinéstasiques que nous avons évoqués (passage du tunnel, embouteillage, etc.), nous y conduit. Sans ce mouvement pendulaire, la cinéstase ne saurait évidemment s’accomplir. Car son principe de relâchement se nourrit de cette bémolisation progressive du récit. Sans le travail d’incubation des différents arrêts ou ralentissements grippant la marche en avant de la machine narrative, la cinéstase n’atteindrait à coup sûr jamais un tel degré d’accomplissement. Sortie de route, sentiment de relâchement que prolonge le régime adopté de la marche à pied, la cinéstase prospecte si l’on peut dire en mineur, mode suggestif plus ouvert que le majeur, lui plus sonnant, plus radical, plus péremptoire. Quelles que soient les formes variées que revêt cet effet de trêve dilatoire, il est un fait qu’avec la cinéstase les mobiles diégético-narratifs soudain se relâchent au profit d’une tension, ou d’une pression d’une tout autre nature, dont l’objectif n’est pas d’atteindre une résolution narrative, ni même de représenter, mais de figurer une expérience sensible et sensorielle où trouve tout son sens, pour Kiarostami, l’art cinématographique. Car si la distension chère à la cinéstase ouvre et libère un potentiel dramatique pauvre sur le plan diégétique, c’est tout le contraire sur un plan esthétique. Ouverte comme un don – notamment celui du paysage (mais pas seulement) –, la cinéstase chez Kiarostami procède en effet d’une dilatation intérieure qui se nourrit d’une expérience sensitive où résonne un héritage symbolique indéniable. Si elle privilégie la dépression narrative, c’est pour faire pression sur le plan esthétique, au sens où l’entend Baumgarten, autrement dit « de l’imaginaire, et des discours qui ont tenté de faire valoir la connaissance sensible38 ». Lors de la cinéstase, l’effet d’étirement tient alors à une substance narrative qui, du moins chez Kiarostami, change du tout au tout : loin du modèle resserré des péripéties qui traditionnellement alimente la construction dramatique, le film fait son miel d’une autre nourriture tirée, pour l’essentiel, d’une expérience esthétique de la nature qui infléchit le récit. La présence des éléments prend alors le pas sur la diégèse, éléments assortis aux registres de lumière, de couleur ou de mouvement qui accompagnent leur manifestation. L’air, l’eau ou la terre (jamais le feu sinon symboliquement – le soleil) guident et orientent le cours du récit. Le cinéma y gagne en force d’élancement car, à leur contact, le sens jamais ne se fige : il prospère. Et c’est la nature même du mouvement qui trouve alors à se redéfinir, un mouvement non plus physique ou téléologique, mais attaché à l’expérience paysagère. Dans mon article-cadre, j’avais montré combien la cinéstase que constitue la longue halte d’Et la vie continue… instaurait ainsi une relation au continu d’un tout autre type que celle programmée en surface par le scénario ; combien cette pause, dans le grand mouvement translatif du film, introduisait une forme de continuation, ou de « conductivité », qui consistait à littéralement exhumer tout un imaginaire persan – partant les registres du symbolique tout à coup rendus à la vue et à la vie. Ainsi le coq en céramique qui renaît de ses cendres grâce à Pouya. Ainsi encore la bouilloire, la lampe à huile ou le tapis persan tirés des décombres et jaillissant dans le plan comme autant d’éclosions figurales. Je voudrais reprendre le fil de cette idée et m’attacher à présent aux motifs de l’eau, du chemin et de la verte nature, dont la fonction dans le processus cinéstasique mis en œuvre ici – d’esprit bachelardien, nous le verrons – paraît majeure.
Le jardin-paradis ou l’hydratation du regard
18Dans Et la vie continue…, la soif qui motive la halte au village n’est pas qu’un simple alibi. L’eau a évidemment valeur de métaphore : elle est la vie elle-même. Elle a aussi une fonction : c’est l’agent poétique de la cinéstase dont elle déclenche l’ouverture. Vitale, l’eau conditionne ainsi l’effet de relance qui constitue, chez Kiarostami, une des modalités du procédé de dilatation cinéstasique en ce qu’il « greffe » sur ce film l’image mnémonique du précédent39. Sur le modèle de la scène où, à la vue des jeunes filles autour de la source, resurgit le souvenir du sentier en zigzag, la seule mention de l’eau agit ici comme une anamnèse : elle remet aussitôt en mouvement le souvenir d’Où est la maison de mon ami ?, son monde poétique associé au personnage de Monsieur Rouhi qui cueille une fleur au pied de la fontaine en écho aux vers de Sohrab Sepehri à l’origine du scénario : « À deux pas de la fleur/Tu t’arrêtes au pied de la fontaine éternelle/Des mythes de la terre40. » Et l’eau, comme le chemin ou l’olivier, quoiqu’un peu différemment, est déterminante dans ce processus anamnestique : par sa nature même, elle ravive le souvenir d’une scène d’autrefois et rouvre le film à la page du cahier que l’on croyait tournée.
19L’eau est ce qui donne la vie mais surtout ce qui la redonne. Qui donne une deuxième chance à la vie. Si par analogie l’eau revitalise le souvenir du premier film et rouvre au songe poétique introduit par le personnage de Monsieur Rouhi, elle tire aussi sa force régénératrice et dynamique de son mode de circulation tout à fait singulier : son mouvement n’est pas transitif mais tortu, comme les méandres des rivières qui la conduisent, comme les arabesques que dessinent, ailleurs dans l’œuvre, routes et chemins. Fluide, l’eau en effet circule, à l’instar de la vie qu’elle insuffle. Ainsi lors de la séquence d’embouteillage, ce plan dont l’extrême candeur rivalise avec la précision exemplaire du surcadrage, lorsque le reste de Coca-Cola (connu pour ses vertus hydratantes) passe de manière très suggestive de mains en mains, de la bouteille de Pouya, qui n’en veut plus, dans un biberon que lui tend une mère par la fenêtre du minibus. Kiarostami qui se plaira de plus en plus à la filmer, montre en effet l’eau rarement immobile, stagnante. C’est toujours à son mouvement, à sa circulation qu’il s’attache, qu’elle soit douce ou salée, qu’elle coure sur ou sous la terre, ou qu’elle tombe du ciel. Ainsi dans Sea Eggs (2007), ce faux plan-séquence montrant trois œufs de mouette coincés au creux d’un rocher et que le ressac, au bout de dix-sept minutes, finit par emporter. Ainsi encore sa Lettre vidéo no 6 à Victor Erice41 où il éprouve le pouvoir déformant et tachiste de la pluie qui tombe sur le pare-brise de sa voiture-caméra, selon une approche qui est là picturale. De l’action conjointe de cette pluie torrentielle et du pare-brise jouant à l’égal d’un prisme, il résulte un effet de dématérialisation et d’instabilité qui transfigure le réel en formes mouvantes et glissantes proches du fantastique42. Ainsi, enfin, l’eau qui court dans les ruisseaux en emportant un objet : l’os de fémur en fermeture du Vent nous emportera ; le coing qui roule et rebondit dans l’onde claire de sa Lettre vidéo no 4 à Victor Erice. Dans sa Leçon de cinéma43, revenant sur l’élaboration du plan de la pomme qui, dans Le vent nous emportera, décrit des zigzags sur la terrasse avant d’arriver à la rigole, Kiarostami use de l’image de l’eau pour décrire le mouvement du fruit : « La poésie persane définit ce mouvement comme celui d’un ruisseau dans un champ. L’eau ne suit jamais une ligne droite. L’essence de son mouvement, c’est l’obstacle. Ce qui entrave l’eau l’oblige à se mouvoir. Ces courbes et ces méandres qui font la beauté des ruisseaux proviennent de leur rencontre avec des obstacles. » Et de rajouter plus loin : ce mouvement, « c’est celui des hommes ».
20Que les références à l’eau et aux différents registres du liquide reconduisent chez Kiarostami « le caractère presque toujours féminin » que lui attribue, selon Gaston Bachelard, « l’imagination naïve et […] poétique44 », n’a rien de très surprenant. « La profonde maternité des eaux », rappelle le philosophe, puise en effet dans une symbolique universelle. Partout « l’eau gonfle les germes et fait jaillir les sources. L’eau est une matière que l’on voit partout naître et croître. La source est une naissance irrésistible, une naissance continue45 ». Pour autant qu’elle symbolise cette éternelle naissance liée aux catégories du féminin, c’est sa nature surtout fuyante qui captive Kiarostami : guère d’eaux dormantes chez ce cinéaste des évasions ductiles, même dans Five46, mais des sources, des robinets, des ruisseaux, des vagues, un ressac ; bref une eau toujours vivace identifiée à cet « organe du monde », à cet « aliment des phénomènes coulants, l’élément végétant » dont parle encore Gaston Bachelard47. Si la cinéstase centrale d’Et la vie continue… s’ouvre sur le motif de la soif, ce n’est, on le comprendra, évidemment pas tout à fait un hasard de circonstance ni un alibi de scénario. L’eau, c’est ce qui manquera quand tout viendra à manquer, ce qu’on s’empresse de vite rétablir pour accélérer le retour à la vie et prendre la mort de vitesse, ainsi que le constatera Farhad au cours de l’escale au village, étonné qu’on ait déjà rétabli l’eau aux robinets quand, alentour, tout n’est que ruines. Mais c’est aussi ce qui ne s’attrape pas, ou difficilement, ce sur quoi on n’a pas prise. Obéissant à des injonctions qui sont d’abord naturelles, l’eau profite de propriétés circulatoires qui en quelque sorte échappent, à l’image de l’étrange poche cinéstasique où nous retient à présent cet improbable voyage vers Koker. L’élément liquide établit ainsi des proximités inédites en faisant par exemple dialoguer à distance le père et l’enfant lorsqu’ils demandent, chacun de son côté et à des interlocuteurs différents, si l’eau qui coule du robinet est potable. Il en est ici du montage comme de l’eau qui s’infiltre pour resurgir ailleurs, semble nous dire le cinéaste : autant celle-là que celui-ci corrigent une distance, instaurent des connexions inattendues et improbables, souterraines. Comme l’eau, ce cinéma cultive une part mystérieuse qui se dérobe à la vue, le féconde, pour rejaillir ensuite toute gonflée de ces « puissances primitives » dont parlait Paul Valéry48, de cette traversée dont on ne sait pas tout.
21On ne saurait saisir toute la puissance imageante de ces trajectoires souterraines, de ce pouvoir de régénération de l’eau, sans néanmoins l’adosser à l’architectonique des qanât où, pour tout Iranien, cette symbolique puise49. Depuis l’antiquité, il faut en effet savoir que ce système d’irrigation a profondément modifié la cartographie paysagère de l’Iran. Se déployant des hauts plateaux vers les basses plaines50, ce formidable réseau arachnéen n’est pas seulement une fabuleuse prouesse technique héritée des temps anciens, c’est aussi l’instrument d’un long façonnage du paysage iranien qui a sauvé de l’aridité le sud du pays. Mais c’est surtout, dans l’imaginaire iranien, le système privilégié d’adduction en eau du jardin persan51 qui alimentait déjà les jardins royaux des anciennes cités achéménides de Pasargades et de Persépolis. Au milieu de ces terres d’une extrême sécheresse, le jardin, avec sa fraîcheur, avec sa lumière filtrée par une végétation abondante d’arbres et de treilles, offrait alors un lieu de ressourcement pour les choses du corps et de l’esprit. Au cœur de cet « espace clos » (pairi-daeza en avestique – d’où notre Paradis52) se développerait toute une symbolique liée à l’eau, aux fontaines, aux cascades et à la douceur de vivre, dont on trouve d’ailleurs un prolongement dans la cosmogonie mazdéenne reliant l’homme à la fertilité de la terre-mère. En rendant ces reliefs arides si fertiles, l’eau des qanât aura donc nourri le peuple iranien à plus d’un titre : tout en rehauts de vert, elle aura introduit le règne du végétal sur cette terre de hauts plateaux qui semblait condamnée à la sécheresse ; mais elle aura aussi nourri son imaginaire en sources et en fontaines53, l’ouvrant à une poétique paysagère de l’eau où la vie, qu’elle symbolise et insuffle, occupe une place première.
22On m’objectera que la trilogie de Koker a été tournée dans la région humide et très verdoyante du Gilan, laquelle ne recourt pas au système ancestral des qanât pour arroser ses champs, et qu’il n’y aurait donc pas lieu de convoquer cet arrière plan culturel pour rendre compte d’un film comme Et la vie continue… Mais ce serait en faire une mauvaise lecture ou plus exactement mal évaluer le trajet géographique que celui-ci dessine. Si l’on s’en tient en effet au récit, le Gilan est l’objectif à atteindre. Y parvient-on ? Peut-être à la toute fin du film qui nous laisse croire (car rien n’est moins sûr) que derrière l’ultime colline se trouverait le village de Koker. Jusque-là, nous ne nous trouvons absolument pas dans la région du Gilan et nous en sommes même fort éloignés. C’est après le grand embouteillage, rappelons-nous, que Farhad quitte l’axe principal Téhéran-Roudbar pour tenter de rejoindre Koker par une route secondaire. Où sommesnous à ce moment-là ? L’homme à la camionnette blanche qui vient à contresens juste avant que Farhad ne décide de bifurquer, nous donne une indication quand il précise qu’il lui a fallu quatre heures pour parvenir jusque-là. Farhad est donc probablement à une centaine de kilomètres de Roudbar54, porte d’entrée (proche du village de Koker) de la province du Gilan. Nous sommes donc encore dans la partie sèche et aride des moyens plateaux de l’Alborz, comme le confirmeront par la suite les vues paysagères du relief stérile que traversera Farhad. Mais à mesure que le film dit que nous nous approchons plus ou moins de l’objectif, il est intéressant de voir comment Kiarostami procède pour nous signifier que le but du voyage n’est pas vraiment d’atteindre Koker, mais plutôt ce qu’il représente dans l’imaginaire du cinéaste. À savoir cette sorte de jardin-paradis qu’a bien l’air d’être à ses yeux (comme pour de nombreux Iraniens) le Gilan verdoyant et par conséquent ce village, auquel est attaché le souvenir des deux enfants et celui d’une époque heureuse liée au tournage d’Où est la maison de mon ami ? Pour ce faire, il n’est que de suivre non pas tant le trajet de la voiture que celui de la couleur, et la manière dont le cinéaste intègre, nolens volens, des touches de vert sur sa palette jusqu’au moment de la grande halte cinéstasique où cette couleur explosera à travers le cadre de la porte ouverte sur un champ et des oliviers. Dans ce verdissement progressif du cadre, l’eau joue une place évidemment déterminante.
23À bien considérer le traitement esthétique réservé aux conséquences de la catastrophe, il est en effet assez frappant de constater combien, avant la cinéstase centrale d’Et la vie continue…, la caméra de Kiarostami s’attarde sur la poussière des gravats que l’on charrie, sur l’angulosité des blocs de rochers que le séisme a détachés des montagnes et jetés sur les bas-côtés. Il en va ainsi notamment de ces plans subjectifs au sortir du tunnel-générique, ou lors du grand embouteillage : qu’on puisse y déceler l’expression de ce « matérialisme poétique » dont parle Jean-Claude Pinson à propos de Francis Ponge55, il faut surtout voir qu’à cette atmosphère sèche et tranchante, à ces ocres gris rêches de l’Alborz, c’est bien sûr l’eau qui manque, celle qui fait les vertes vallées. Rien d’étonnant dès lors à ce que ce soit un besoin en eau (la soif, rappelons-le) qui motive l’ouverture de la cinéstase centrale. Et rien d’étonnant non plus à ce que le grand moment de projection roborative survienne juste après que Farhad a bu au robinet puis regardé en direction de la terrasse où Tahereh verse des brocs d’eau sur le corps d’Hosssein : ce moment coïncide avec l’ouverture sur le cadre de la porte au-delà de laquelle on découvre, à la faveur d’un zoom avant, une brassée d’oliviers parcourue d’un vert intense. Cette percée vers le monde végétal portée par la deuxième occurrence du concerto de Vivaldi (associé, ainsi que nous l’avons vu, au souvenir du premier film) agit alors comme une véritable hydratation du regard, célébrant le retour du vivant, son triomphe sur le stérile, celui du liquide sur l’anhydre, de l’humide sur la poussière des briques et des rochers disloqués. Et l’eau joue, dans cette traversée du sec à l’humide, de l’ocre au vert, du minéral au végétal ; elle joue de sa faculté à propulser le regard de Farhad dans l’intensité d’une expérience paysagère dont la puissance symbolique résonne, comme je l’ai dit, très loin dans la tradition persane. Surgissant de l’invisible, elle ne désaltère pas seulement le personnage ; elle hydrate son regard pour le mettre en marche vers le cadre de la porte, selon des modalités non plus translatives mais cinéstasiques. Point d’acmé de la cinéstase au point qu’il se situe au centre de cette halte et presque exactement au milieu du film, soit à 48 minutes sur les 91 minutes que compte ce dernier, ce moment agit comme un glissement du mouvement physique vers le monde sensible. De l’eau de la source qui coule du robinet, ainsi que le précise la grand-mère de Tahereh que Farhad alors questionne, il faut en quelque sorte faire le plein pour redémarrer, mais pour réparer aussi l’équilibre des couleurs rompu par la catastrophe. Ainsi Farhad dont le regard humecté s’élance, par-delà les ruines de terre crue, dans l’onde verte des oliviers célébrant le retour d’un printemps mis un moment en péril par le drame. Ainsi encore le chant d’un coq dont la portée symbolique n’échappe pas56 et qui, en exorde, impulse cette exhalaison végétale, « comme si le son pouvait à lui tout seul ressusciter la vie et faire surgir des décombres une aube nouvelle et des lendemains qui chantent57 ».
24Au milieu du chaos, au milieu des fissures, des lézardes, au milieu de ce monde littéralement coupé en deux par la catastrophe, ainsi que le suggère l’affiche fendue du vieux paysan fumant sa chopoq visible au départ du zoom sur l’encadrement de la porte58, réside aussi un trou, une fenêtre par où quelque chose fait signe dans le paysage, entraîne notre regard pour le remettre en mouvement, pour l’oxygéner. Comme nous l’avons vu, cette vivification doit beaucoup à l’héritage symbolique islamo-persan discrètement convoqué, mais aussi à l’effet d’appel que produit évidemment ici le cadre formel de ce chambranle de porte sans porte. Marque stylistique du cinéaste initiée justement avec ce film et ses vues par la fenêtre de la voiture, c’est lors du prologue que le cinéaste pose la première occurrence de cette technique de surcadrage qui, dans son œuvre, fera date. Pris dans la découpe noire de la portière à contre-jour, on y voit en effet Pouya épancher son besoin pressant derrière un jeune arbre chétif et trop frêle pour masquer entièrement son corps. Dans une composition fortement picturalisante, l’encadrement plastique de l’image matérialise en quelque sorte le rôle ici structurant du cadrage. Ériger ainsi le monde en tableau n’aurait rien de surprenant chez un cinéaste qui s’était d’abord vu en peintre si ce n’était que l’idée du cadre – d’abord d’une portière, ensuite d’une porte agissant tel un seuil ouvert sur le paysage – ressortit à un des topoï de la peinture occidentale que Kiarostami, quoique Persan, ne peut évidemment ignorer. Comme l’étudiant en histoire de l’art qu’il a été avant de devenir cinéaste (et peintre à ses heures, faut-il rappeler) ne peut ignorer le long débat qui, depuis la Renaissance, adosse l’art de peindre, ou plus exactement le tableau, à la métaphore de la fenêtre qui joue pour beaucoup dans ce que j’appelle une modulation cinéstasique.
Modulation cinéstasique
25Sans trop entrer dans le détail de cette vieille disputation, il faut d’abord rappeler que l’opinion courante a longtemps attribué au traité fondateur de Leon Battista Alberti, De pictura, l’idée qu’un tableau agirait, selon l’expression consacrée, « comme une fenêtre ouverte sur le monde ». Pour de nombreux siècles, cette lecture ferait de la fenêtre le cadre conceptuel et optique du tableau. À cette vision tenace du rôle de « construction légitime » de la perspective que jouerait la fenêtre dans le traité d’Alberti, Gérard Wajcman a opposé il y a quelques années une tout autre lecture. Se référant à la version latine du passage d’Alberti mentionnant la fenêtre – « aperta finestra est ex qua historia contueatur », autrement dit « une fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée59 » –, Wajcman conclut que cette fenêtre albertienne n’avait pas pour fonction d’ouvrir sur un monde « déjà là », mais sur une histoire (historia) entendue au sens d’une narration, c’est-à-dire « sur le récit d’une action des hommes60 ». La thèse mimétique du tableau comme « fenêtre ouverte sur le monde » s’effondre du coup et le philosophe en vient à renverser la lecture longtemps admise du traité d’Alberti : le tableau n’agit pas comme une fenêtre ouverte, c’est la fenêtre qui est un tableau. Or récemment, ce point de vue a été à tout le moins nuancé par Andrea Del Lungo. Ce dernier, sans rejeter totalement l’analyse de Wajcman, avance l’idée argumentée d’une ouverture quelque peu différente : chez Alberti, le cadre du tableau se présenterait aussi et surtout comme un « cadre matériel auquel correspond un cadre imaginaire, la fenêtre, qui permet de donner forme, dans l’esprit, à la création61 ». Il s’appuie pour cela sur la version en toscan du traité, due à Alberti lui-même. Il s’agit d’une traduction quasiment mot à mot du texte latin (antérieur à cette version) sauf précisément en ce qui regarde la fenêtre, où le terme « storia », qu’on attendrait, se trouve élidé au profit d’une « périphrase62 » : Alberti parle maintenant du tableau comme d’une « fenêtre ouverte par où je puisse regarder ce qui sera peint là63 ». À la lumière de cette correction qui « entend lever une ambigüité64 » de la version latine, la fenêtre albertienne devient plutôt « mentale, écrit Andrea Del Lungo, à l’intérieur de laquelle prend forme l’idée du tableau qui sera peint dans le cadre. […] Par cette projection mentale, la fenêtre acquiert une valeur métaphorique qui indique la création de l’œuvre65 ». Au cadre-regard défendu par Wajcman, Andrea Del Lungo n’oppose donc pas vraiment, mais ajoute une fonction mentale qu’occuperait selon lui cet « hypersigne », métaphorique de la création artistique. Or ces réflexions, tout nous porte à nous en emparer pour considérer la technique du surcadrage chez Kiarostami. La question, en somme, est la suivante : la « fenêtre » kiarostamienne, telle qu’elle se manifeste lors de la cinéstase centrale d’Et la vie continue…, ressortit-elle à un cadre mental, à un cadre-regard, à un cadre narratif, à un cadre-mimesis, ou institue-t-elle encore autre chose ?
26Kiarostami multiplie trop de signes de visibilité de l’artifice pour qu’on puisse identifier son cinéma à un art de l’imitation et faire de sa fenêtre un cadre-mimesis. Dans Et la vie continue…, la séquence de la halte au village débute avec l’idée que fiction et réalité peuvent parfois s’apparenter, ou plutôt que le monde de la diégèse peut communiquer, et le plus naturellement du monde, avec celui de la production du film (passant le quatrième mur, la scripte du tournage réel apporte par exemple un bol d’eau à Monsieur Rouhi qui se plaint qu’on ait omis de le placer dans le décor). Cela exclut l’hypothèse que la fenêtre puisse fonctionner comme élément formel d’ouverture sur le seul récit (nombreuses sont les déclarations de Kiarostami exprimant d’ailleurs ce rejet). Reste donc la fenêtre comme cadre-regard et/ou cadre mental. À l’articulation de ce double régime d’ouverture, il n’est pas vain de considérer l’effet de cadre dans le cadre tel que le pratique Kiarostami, notamment lors du moment cinéstasique. D’abord pour l’importance que le cinéaste accorde à la place du regard, que mime par exemple ici la trajectoire du mouvement d’optique en direction de la porte ouverte sur le champ d’oliviers – clairement subjective. Ensuite de par la nature toute méditative de sa relation au paysage. Il y a toutefois, je le suggérais plus haut, quelque chose d’une autre nature qui se joue au seuil de ce cadre de porte. Comme on le sait, le cinématographe Lumière a hérité, après la photographie, du système de représentation à point de fuite unique issu de la camera oscura de la Renaissance longtemps identifié, sans doute à tort (Wajcman), à la fenêtre. De cette esthétique monocentrée fondée sur la perspectiva artificialis albertienne relèverait en quelque sorte le cadrage initial de la composition qui nous intéresse ici, tout en étagements et profondeur : balustrade en bois ajouré du balcon au premier plan, chromo au plan médian, paysage qui s’offre en lucarne à l’arrière-plan. Mais avec le resserrement du cadre, cette composition par étagement tend à s’annuler au profit d’une composition à deux dimensions, tout en aplat de vert, exempte de profondeur et sans hiérarchisation chromatique. Métaphore mécanique du glissement du regard et du processus mental renforcé par l’énonciation subjective, le zoom avant traverse alors le cadre de la porte pour opérer une sorte de conversion perceptive, nous faisant passer d’un mode de représentation perspectiviste occidental à ce qu’Erwin Panofsky appelait « la perspective inversée66 », et qu’Alain Bergala qualifie, chez Kiarostami, de « tabulaire ». Cette « double vision du paysage, à la fois en perspective et en aplat », écrit en effet Alain Bergala, « est constitutive du cinéma d’Abbas Kiarostami ». Dans ses films, poursuit-il, « on passe souvent d’un espace perspectif standard, avec ligne de fuite et profondeur, à un espace en aplat, où l’écran devient une surface purement tabulaire, à deux dimensions. Il pratique volontiers […] cette figure du passage d’un mode perspectif occidental classique au mode de l’aplat à deux dimensions67 ». Que la caméra de Kiarostami opère une profonde conversion de la vision perspective à l’occidentale à l’instant même où le regard de Farhad laisse par-devers lui ce cadre de porte pour passer du côté du paysage n’est pas un hasard. Elle en allégorise une autre, autant philosophique qu’esthétique, celle du personnage, au sens où toute sa perception se trouve soudain modifiée68. Au seuil de cette porte, il semble bien que Farhad fasse définitivement le deuil du modèle perspectif que le mobile apparent (retrouver les enfants) cherchait jusque-là à construire. D’abord linéaire et narratif, son régime de perception bascule ici dans l’esthétique « tabulaire » qui puise son origine dans la miniature persane où tous les éléments sont souvent traités au même plan, sans souci d’étagement et de profondeur. Cette conversion perceptive qui passe du mode étagé à celui de l’aplat suggère combien la représentation du monde se libère ici de l’esthétique anthropomorphique héritée de la pensée aristotélicienne, où la perspective florentine trouve son origine (pour aller vite : la réconciliation de la matière et de l’idée par la forme), pour entrer dans un tout autre régime de représentation. Si celui-ci tient de la miniature persane en cet instant cinéstasique, ce n’est pas, là encore, seulement le fruit d’un hasard culturel. Une des particularités formelles de la miniature est en effet de plonger son spectateur dans un univers beaucoup plus immatériel, enchanté, que tactile. Comme l’indique Youssef Ishaghpour, « dans le miroir lumineux de la miniature persane – qui est étrangère aux concepts occidentaux de forme et d’idée – toute chose se dépouille de sa matérialité, de sa pesanteur, de son volume et de son ombre pour être transsubstantiée en une couleur qui n’est ni atmosphérique, ni tactile, ni charnelle ou sensuelle, mais d’une sensibilité musicale, abstraite, visionnaire69 ». Si l’on y ajoute le recours à la musique, dont Kiarostami use peu comme on le sait, et la manière dont le souffle très doux des cors de Vivaldi ici nous accompagne, alors il faut bien admettre combien un caractère eurythmique enveloppe les grands moments d’assomption cinéstasique. Porté par le souffle des cors, on plonge avec Farhad dans l’imaginaire enchanté et merveilleux du jardin-paradis de la miniature, dont le mode déréalisant sauvegarde en quelque sorte les enfants d’une mort même incertaine. Dans la miniature, ajoute en ce sens Youssef Ishaghpour, « tout accède à la même splendeur merveilleuse, en apparaissant dans le lointain suspendu d’un monde de songe et de conte70 ». Au terme de ce déplacement à travers la porte, le passage à un régime perceptif miniaturiste, plus abstrait, suspendu, dépouillé du poids et du volume perspectif à l’occidentale, illustre dès lors de la plus magistrale manière ce que j’appelle, chez Kiarostami, une modulation cinéstasique.
27Pour compléter cette réflexion sur les effets de passage d’un mode perceptif occidental à un mode, disons, plus persan, il faut aussi noter l’abondance des houppiers généreusement feuillus sur lesquels, passé le cadre de la porte, débouche notre regard. Dans une saturation de vert, la caméra de Kiarostami célèbre alors l’avènement du règne végétal, signe de vie et de perpétuation sur le modèle symbolique du jardin-paradis de la tradition persane, lequel protège en quelque sorte les enfants recherchés d’un destin funeste. Et cette victoire du végétal se fait sur le minéral associé à la poussière qui, selon la tradition biblique, est le signe du corruptible et du périssable (Le goût de la cerise). L’assomption cinéstasique affirme ainsi l’éternel retour du vivant contre l’hypothèse du décès des enfants introuvables, l’effet d’aplat évoquant leur présence diffuse en souvenir du cadrage frontal de la colline de Koker. En cet instant cinéstasique, Kiarostami nous fait donc prendre conscience du chemin que Farhad est en train de parcourir, lequel consiste à faire le deuil de l’objectif qu’il s’est donné (retrouver Ahmad et Nématzadeh). Mais ce deuil est aussi celui que Kiarostami, avec son personnage, nous oblige à faire, lequel consiste à gauchir le régime perspectif et translatif monocentré que lui impose la machine occidentale (autant l’outil que ses codes narratifs), au profit d’un autre mode de représentation de nature poétique, sans hiérarchie de sens ou de figure. Dans ce mouvement de conversion, le cadre de la porte où plonge la caméra de Kiarostami joue donc à la fois comme cadre mental qui permet à cette perception de s’abstraire du modèle perspectif, et comme une machine à tirer, non plus le récit (Wajcman) mais le regard. Aspect des choses qui, faut-il le rappeler, constitue la pierre angulaire de l’essai de Jean-Luc Nancy. « Le cinéma », écrit-il, « ici se propose très loin d’une vision qui seulement “visionne” (qui regarde “pour voir”) : elle s’impose comme la mise en puissance du regard71 ». À cette « mise en puissance du regard », l’encadrement de la porte offre en quelque sorte un cadre dont la préciosité, pourrait-on ajouter avec Marco Della Nave, « est court-circuitée par l’immersion dans la vie palpitante, qui vient au premier plan pour réclamer ses droits72 ».
28Son mode de captation immobilisé (la voiture-caméra), son moteur narratif ainsi arrêté, le film s’ouvre, on le voit, à d’autres modalités du continu, prospectives mais surtout cinéstasiques. Plus on s’arrête, plus cela avance, mais différemment. Avec la cinéstase kiarostamienne, une mobilité nouvelle en effet nous entraîne, que la caméra, sans se déplacer, mime maintenant par une focalisation optique et interne : ce qui se porte là, au-delà du cadre, qui se jette en avant, littéralement, c’est en effet le regard lui-même. Oubliée l’histoire, oublié le voyage vers Koker ; l’objectif s’est déplacé pour se confondre avec celui de ce tube à regard auquel le spectateur s’identifie et dans lequel, avec Farhad, soudain il se projette. Au mouvement d’appareil gouverné par la translation de la voiture-caméra, le cède à présent le déplacement du foyer même de la caméra, sa force d’avancement dotée d’une force subjective accordée au regard du personnage qui, par le jeu stylistique, se multiplie et s’ajoute à d’autres regards : celui du cinéaste, celui du spectateur. C’est un mouvement non plus extérieur mais qui agit comme de l’intérieur même du regard, où le mouvement de la pensée se fait pensée du mouvement même, mu symboliquement par la seule force des éléments qui en règle la vitesse. L’eau pousse, la nature aspire, non pas d’une part et d’autre, mais l’une vers l’autre, l’une avec l’autre, l’une dans l’autre. Ce mouvement n’est pas un mouvement de fascination ; il n’ensorcelle pas et ne dissimule aucun maléfice – le spectateur d’ailleurs n’est jamais dupe avec Kiarostami qui multiplie ici comme ailleurs les signes de visibilité de l’artifice (ses personnages sont souvent des hommes d’images, cinéastes ou reporters, les cadres se redoublent et les miroirs, nombreux, réfléchissent). Ce mouvement est une pénétration dont le cadre de la porte définit le périmètre et la subjectivité du regard de Farhad, la vitesse ; mieux c’est un enfoncement dans ce mystère qu’est le paysage, au sens que lui donne Merleau-Ponty dans sa Phénoménologie de la perception : « Je m’enfonce dans ce mystère, il “se pense en moi”, je suis le ciel même qui se rassemble, se recueille et se met à exister pour soi73. » Cœur cinéstasique de la cinéstase même, cette assomption du vert n’est plus dès lors une parenthèse, ni même une digression ou un virage, mais une aspiration équivalente, dans les deux sens du terme, à une inspiration : là, bien en face, cela fait face en portant le foyer du regard (le nôtre, celui de la caméra, celui du cinéaste) sur le trou de verdure comme horizon d’une pensée sensible où je crois deviner cette « pensée-paysage » dont parle Michel Collot lorsque « le paysage donne à penser, et que la pensée se déploie comme paysage74 ».
Mobilis in mobili
29Précisant dans son long essai certains points laissés en suspens par son premier texte, Jean-Luc Nancy écrit que le mouvement « n’est pas l’opposé de l’immobilité […], le mouvement est l’ouverture de l’immobile, la présence en tant qu’elle est véritablement présente, c’est-à-dire venant au-devant, se présentant, offerte, disponible, lieu d’attente et de pensée, présence qui est elle-même un passage vers ou à l’intérieur de la présence75 ». Selon Frank Curot, il y aurait beaucoup à redire à cette conception qui consiste à un peu trop rapidement oublier que l’impression de « présence » produite dont parle Jean-Luc Nancy, doit d’abord son existence à la réfringence par le style. Il serait donc, ajoute le même Frank Curot, « abusif, idéaliste » de dénier au dispositif stylistique propre au cinéaste tout son rôle « dans la forte impression de présence du monde » que produit son cinéma76. Que la fabrication soit « délibérément peu marquée », elle n’en reste pas moins, rappellet-il, « efficiente ». Et de rajouter : « L’évidence du film », y compris au sens fort et premier que rappelle Nancy, n’est souvent qu’une apparence d’évidence […]. La propension à l’évidement dans le style du cinéaste, en tant que facture en retrait ou faible saillie sur fond uni […], est justement ce qui produit l’impression d’évidence, rappelant l’épiphanie bazinienne du réel à travers une improbable création filmique virginale77. » Si le cinéma de Kiarostami oscille toujours entre ce qui se donne immédiatement à la présence (« la présence en tant qu’elle est véritablement présente » dont parle Nancy en écho à Yves Bonnefoy78) et ce qui tend seulement à ouvrir sur cette présence, ne le doit-il pas en effet à des choix d’abord stylistiques et de mise en scène, dont la discrétion ou l’évidement, comme chez Bresson (grande référence kiarostamienne), constituent la condition sine qua non de l’épure recherchée ? Ainsi le dispositif de la voiture qui accueille des passagers et figure en un sens cette ouverture à la présence. Ainsi encore l’approche cinéstasique qui provoque une bouffée végétale lorsque le cinéaste pose son regard sur la nature. Cette rencontre n’aspire pas à l’immobile, au statique, ou au fixe, quoiqu’elle y tende (sans vouloir jamais l’atteindre), elle met l’immobile, ou plutôt ce qui ne laisse pas de se donner pour immobile, en mouvement. Par là, je veux dire que Kiarostami redonne toute sa présence à l’impermanence de la nature, que dissimule parfois son apparence éternelle et immuable. Car, aux yeux des hommes qui cheminent, la particularité de la nature est d’apparaître comme tout ce que, finalement, elle n’est pas : stable, permanente, définitive. Outre sa puissance et la grandeur évidente de la nature, ce sentiment d’immuabilité tient notamment à ce que son temps n’est pas celui des hommes, décalage que l’ère moderne n’a cessé d’accentuer et qu’attise en un sens la cinéstase kiarostamienne avec ses stases narratives et ses individuations de nature. Cette philosophie du monde élevée au rang de l’art, Alain Bergala rappelle qu’elle remonte très loin dans l’œuvre du cinéaste. À propos de son premier court métrage Le pain et la rue (1970), il relève en effet que « [l] e film, à peine commencé, s’enlise, l’action s’arrête pour une longue stase contraire à toute dramaturgie. Il faut que l’histoire s’arrête pour pouvoir voir le monde79 ». Il faut dire que le modèle dominant, attaché à une logique de résultats, récuse ces attentes jugées souvent improductives : « Pour s’approcher des gens », dit ainsi le cinéaste, « il ne faut pas nécessairement rapprocher la caméra. Il faut attendre, se donner du temps pour voir les choses et les découvrir80 ». Considérer cette attente demande néanmoins une certaine liberté d’esprit. Cela exige de s’affranchir de la dramaturgie différentielle, de se libérer des attendus qu’à tort parfois on se fixe. D’où ces ouvertures qui commencent sans commencer, comme ces fins qui ne terminent pas et où Alain Bergala voit « une façon de reculer ce moment du renoncement à ce que l’on n’a pas choisi […] en laissant flotter les possibles81 ». D’une manière là encore allégorique, c’est à peu près ce à quoi nous invite la clausule de 10 on Ten (2003) lorsque, descendant de sa voiture, Kiarostami saisit sa caméra fixée côté passager, cadre un jeune cyprès avec les collines en arrière plan, avant de braquer l’appareil vers le sol, de plus en plus près, pour découvrir en très gros plan une fourmilière où s’activent des insectes que l’on ne soupçonnait pas avant de citer, off, deux haïkus, le second disant : « Attise le feu pour que je te montre quelque chose à voir/Qui est invisible si tu ne veux pas voir/Et qui est inaudible si tu ne veux pas entendre le souffle de sa respiration. » Tout à côté d’un paysage qui semble figé pour l’éternité, la vie grouille, se démène, nous dit la caméra de Kiarostami. Un seul point de vue ne saurait rendre compte de la totalité des choses, inatteignable en un seul et même instant, visée d’ailleurs aporétique et totalitaire.
30Leçon bazinienne alors, celle du cadre-cache ? Non, car le cadre kiarostamien, comme le note Laurent Roth, « s’organise sans plus tenir compte du temps différentiel que serait celui du hors-champ ». Voilà, poursuit Laurent Roth, « ce qui l’oppose à Tarkovski : le plan-séquence selon Kiarostami dément la vision du cadre comme cache, parce qu’il n’y a pas chez lui de “champ aveugle” qui viendrait hanter le champ visible. Contrairement à ce qui se passe d’ordinaire au cinéma, un personnage qui sort du champ, chez Kiarostami, ne continue pas à vivre. Et s’il faut que la vie continue, c’est en réaffirmant sans cesse le droit au cadre, à être dedans, même quand il n’y a rien à voir82 ». Certes l’assurance du cadre pousse chez Kiarostami dans le sens de cette lecture. Mais il ne convient pas d’être, avec ce cinéaste, trop catégorique. Il y a aussi chez lui cette croyance en quelque chose qui n’aura pas été montré et qu’il ne faut jamais mésestimer, qui féconde ou « double », pour le dire avec Clément Rosset, en quelque sorte le réel. La vue, même générale, qu’affectionne en effet Kiarostami, n’échappe ni à son caractère partiel, ni à sa partialité. Elle aussi repousse quelque chose de ses à-côtés où un monde autre, contigu et partie de celui-ci, attend qu’on s’en approche pour l’appréhender. C’est le sens du battement de porte dans le générique d’Où est la maison de mon ami ? : il ouvre sur une infinité de fictions possibles auxquelles le choix impérieux du cinéaste oblige à renoncer. C’est pourquoi, qu’ils se nomment Ahmad, Farhad ou Behzad, les héros kiarostamiens renoncent souvent aux objectifs que le scénario leur fixe et qu’ils mettent pourtant en œuvre avec une obstination qui n’a d’égale que le degré de renoncement qu’il leur faudra justement atteindre. Ainsi en est-il de ce recadrage d’appareil sur les fourmis en fermeture de 10 on Ten, auquel le haïku ajoute un contrepoint philosophique : en redirigeant le regard, il redirige la fable et oriente notre vision du monde. Il nous montre cette activité de l’infiniment petit que la vue d’ensemble ne pouvait pas dire. Du plus grand au plus petit, du plus loin au plus proche, Kiarostami, héraclitéen, nous dit l’impermanence de la nature que la gloire paysagère, par sa grandeur, souvent écrase ou réfute. Derrière ces formes allégoriques se dissimulent, on le comprend, une véritable philosophie de l’art et de la vie qui laisse toute sa place à l’imaginaire du spectateur et l’invite à savoir, en toute chose, nuance garder. Fût-elle d’une beauté « libre », pour le dire à la manière kantienne83, sans visée particulière, il n’est de chose qui ne mérite en effet d’être questionnée. « Le cyprès est lancé au sommet de la colline/À qui se vante-t-il ? » s’interroge ainsi Kiarostami dans le premier haïku avant de s’approcher des fourmis besogneuses. N’y a-t-il pas en effet quelque orgueil dans ce cyprès à ainsi trôner et flatter l’attention du marcheur, à diriger son œil, au détriment peutêtre de certains éléments de la composition moins visibles et obligés de s’effacer ? Parmi tant d’autres possibilités, pourquoi succomber d’abord à ce qui saisit et frappe ? De ce jeu de timbres, de cette liberté jamais assénée, jamais ostentatoire, le cinéma de Kiarostami tire assurément toute sa force. Une force ouvrante plutôt que fermante et forclose, ouverte sur la polysémie contre la suprématie monosémique du récit à une seule et même voix. Leçon de tolérance et d’humanisme donc, car appréhender ensemble l’arrogance et la majesté du cyprès sur la colline, ce n’est rien moins que s’ouvrir au jeu des renversements, propres au haïku du reste, et à l’altérité enveloppée dans sa part de mystère et échappant à la vision première. Mais le cinéaste le sait bien, il n’est pas seul maître dans cette affaire. Il aura beau s’attacher à « flatter » le spectateur sans le contraindre, à montrer une disposition d’esprit toujours plus ouverte, si celui-ci ne désire pas « attiser le feu » comme il est dit, comment montrer ce quelque chose d’invisible qu’il ne veut pas voir, d’inaudible qu’il ne veut pas entendre ? « Dans le faisceau des causes possibles, où l’homme se situe dans une échelle arbitraire parmi d’autres, qui va de l’infiniment grand […] à l’infiniment petit, c’est au spectateur d’établir des liens entre les éléments que Kiarostami se contente de prélever dans le visible et d’agencer à sa façon, à la fois artificielle, énigmatique, philosophique et poétique » explique en ce sens Alain Bergala84. C’est là tout l’apport de ce cinéma qui ménage une grande place à l’imaginaire du spectateur, pas seulement dans le hors-champ, mais dans ce qui est là, à portée de vue et de sens, qui ne demande qu’à fulgurer dans cet engagement où il se retire. À la logique du plaisir immédiat, consumériste, des sociétés modernes, Kiarostami préfère en somme l’expérience du désir, de la rencontre ; il privilégie ce qui « attise » justement, contre ce qui se consomme et consume.
31À cette illusion d’un monde qui se donnerait donc comme immuable, fini, nous arrache inlassablement le moment cinéstasique lorsqu’il redonne du temps à la pause, déplie les contrastes et les nuances, explore les feuilletages du sens et les modalités du sensible en rendant à la nature son impermanence même. C’est pourquoi, dans Et la vie continue, Farhad est assis auprès de la fontaine, le corps en repos lorsque l’ordre végétal oriente son regard à travers l’encadrement de la porte. L’arrêt du mouvement que figure la voiture immobilisée aux portes des ruines, la station assise du personnage qui met ses sens en éveil, font émerger une autre modalité du mouvement, poétique plutôt que physique et technique. La voiture passe en effet trop vite pour discerner ce qui, entre deux points, attend et se distend. L’immobilité apparente prospecte différemment : elle se détourne pour mieux s’attarder ; elle s’arrête pour apprendre à se déporter ; elle prospecte pour mieux désirer. Plus on s’arrête en s’y abandonnant, plus le monde s’étire comme de l’intérieur, intériorité que la vitesse des temps modernes masque ou comprime. Avec la cinéstase, on se laisse entraîner pour retenir une durée, vivre une intensité, fixer un battement imperceptible, celui par exemple des feuilles frémissantes dans les branches des oliviers agitées par un vent léger que la fin du zoom sur l’encadrement de porte, en hommage à Lumière (on pense au Repas de bébé), retient quelques instants avant la coupe fatale85. Monteur de ses films, Kiarostami sait pertinemment combien le plan profite de cette petite valeur ajoutée de temps lorsqu’il va jusqu’au bout de sa juste durée : cette persistance du plan est une durée sans calcul d’élongation autre que poétique, « une temporalité qui littéralement éprouve la matière filmique86 ». Dans une sorte d’économie minimale, la rencontre avec la nature en fixe le régime d’allongement et son issue : l’eau en amont, le vent dans les branches en aval, et entre les deux le vert des oliviers en partage. Sous la poussée oxygénante du statique, ce mouvement n’est ni une translation, ni un déplacement, mais un enfoncement dans le monde sensible. Comme l’eau fertilise la terre, comme le vent fait parler les feuillages, le cinéaste ensemence notre esprit. Accordé au poste d’observation de Farhad, double inspiré du cinéaste qui a fini par se projeter en lui, nous passons les murs, les cadres et les fissures, pour faire un plein d’essence, littéralement, au sens pas seulement ontologique, mais vraiment dynamique, énergétique. À la différence du carburant qui alimente le moteur dramatique, la cinéstase a pour nourriture poétique la transparence de l’eau, le vert du paysage et l’onde du vent agitant les feuillages. Ainsi s’accomplit-elle, posée bien au milieu de ce voyage sans boussole, tout en suspens et en relâche : à la fois distension dans le grand entraînement translatif du film et ouverture sur le mouvement perpétuel, mobile dans l’élément mobile où prospecte sans réserve l’essence du cinéma.
L’emboîtement cinéstasique : Au travers des oliviers
32La cinéstase se révèle ainsi, dans le cinéma de Kiarostami, comme l’instrument privilégié d’une véritable assomption du réel. Mais ce serait sans doute en méconnaître la nature que de croire que ce que je viens de nommer une prospection sans réserve en dit, définitivement, le dernier mot. La cinéstase, en effet, a plus d’un visage et c’est bien elle que l’on retrouve encore à travers telles démarches créatrices qu’on a parfois décrites comme purement formelles. Le régime d’emboîtement de séquences qui lie, au moins pour partie, Au travers des oliviers à Et la vie continue… le montre avec une espèce d’évidence, même si cette évidence – et c’est tout le jeu du cinéaste – est loin de se livrer au premier regard.
33Au travers des oliviers met en effet en fiction les coulisses du tournage du deuxième volet de cette trilogie de Koker, plus particulièrement la réalisation de cette scène-cadre au cours de laquelle le cinéaste Farhad rencontrait le couple de jeunes mariés que forment Hossein et Tahereh. Au pied de la maison au balcon bleu devant laquelle on rejoue la scène originelle, on voit donc au travail la prétendue équipe de tournage d’Et la vie continue… Soutenu par les circonvolutions du pick-up de la production qui tracent une espèce de ronde autour du point focal que constitue le tournage de la scène matricielle, le mouvement général d’Au travers des oliviers apparaît beaucoup plus centripète que translatif, mettant en œuvre un principe d’emboîtement qui joue à la fois sur la logique cinéstasique et sur un véritable dispositif de mise en abyme.
34En littérature, on parle de mise en abyme lorsqu’un fragment entretient avec l’œuvre qui l’inclut un rapport de similitude et on use de la même désignation au cinéma (ou au théâtre), dès lors que le médium s’autoreprésente dans la chose représentée87. Cette mise en abyme peut revêtir une fonction qu’on dira idéologique : pour un Godard, par exemple, elle illustre le mensonge de l’art et il en résulte un effet de distanciation qui tend à réveiller l’esprit critique du spectateur, l’image et sa mimesis étant susceptibles, comme on sait, de l’abuser infiniment. Quoi qu’on ait pu en dire, là n’est pas le propos de Kiarostami qui, dans Close-up, puis dans les volets 2 et 3 de la trilogie de Koker, (se) joue de la mise en abyme avec malice. Chez lui, elle est une autre manière de dire la puissance du réel à déjouer et à rédimer tout à la fois les pièges de l’illusion. Il y a là une (ré)habilitation du réel par le jeu spéculaire et c’est précisément ce que permet la reconstitution fictive du tournage précédent dans Au travers des oliviers. Cette « fiction d’un documentaire » réenchante littéralement le réel et elle le fait en jouant précisément sur l’instance cinéstasique. Pour mieux comprendre comment, arrêtons-nous d’abord sur la manière dont la longue introduction (prologue, générique et entrée dans la fiction) nous conduit jusqu’à la première scène de reconstitution fictive du tournage d’Et la vie continue…
35À la manière des reportages télé en direct, le film s’ouvre par un prologue où, face à la caméra, Mohamad A. Keshavarz nous parle depuis Koker, « un an après le tremblement de terre ». Neutralisant aussitôt ce principe d’imitation, le personnage se présente à nous comme « l’acteur qui joue le rôle du réalisateur » dans cette fiction située à 350 km au nord-ouest de Téhéran. Arrive une assistante (Mme Shiva) qui l’interrompt pour lui signifier que les jeunes filles convoquées l’attendent. On enchaîne alors avec la séance de casting au cours de laquelle Keshavarz repère quelques jeunes filles. Après ce prologue où on comprend, comme le suggère Keshavarz, qu’il s’agira dans le film qui va suivre de reconstituer le réel, surviennent le générique puis l’entrée dans la fiction proprement dite. À bord du pick-up de l’équipe de tournage conduit par Mme Shiva, nous descendons maintenant vers une large vallée. La piste traverse une espèce de village fantôme aux maisons effondrées. À la radio, le journaliste d’une émission matinale alors très populaire en Iran annonce que nous sommes le dimanche 30 mai 1993, date étrange au regard du prologue qui situe la diégèse un an après le séisme, soit à la fin du printemps 1991, époque qui correspond effectivement au tournage de l’opus précédent, Et la vie continue… D’emblée, les dates ne collent donc pas comme ne collera pas tout à l’heure sur le set le titre annoncé sur le clap, Au travers des oliviers, alors que la fiction nous dit qu’il s’agit de la reconstitution du tournage d’Et la vie continue…, ce que nous reconnaissons sans difficulté si nous l’avons vu. Erreur de scripte, Mme Shiva ? Absolument pas. Sans dissimulation, Kiarostami annonce là encore clairement que cinéma et réalité peuvent s’apparenter, que pour réel qu’il se donne, le cinéma est aussi affaire de feintise, au point que le clap du film qui se déroule sous nos yeux vienne phagocyter la reconstitution du tournage sur lequel une équipe s’active à l’écran. Puisqu’on ne nous cache pas qu’il est fictif, le faux devient ainsi le vrai, au point qu’il devient difficile, tellement ils sont imbriqués l’un dans l’autre, de les distinguer. « Nous-mêmes », avoue d’ailleurs Kiarostami, « n’avons pas vraiment compris pendant le tournage ! C’était un film qui parlait d’un film antérieur, mais qu’on faisait maintenant, donc le passé et le présent se confondaient dans un même présent88 ». En somme, le temps effectif du tournage dans le film correspond au temps réel du tournage du film, donc au présent (comme on le voit sur le clap), même si les scènes reconstituées sont censées se dérouler un an après le séisme. Si ce que l’on voit et entend est donc vrai, on fait semblant, sans se cacher, de rejouer une scène déjà filmée. Bref, on joue une comédie, voire un drame, en le disant (le film passera d’ailleurs de l’un à l’autre de ces registres, de la comédie d’une scène de ménage, ou de la comédie amoureuse, au drame social).
36Passée cette introduction où Madame Shiva prendra en stop l’instituteur d’Où est la maison de mon ami ? puis rendra visite à Tahereh Ladanian qui a finalement été choisie pour jouer le rôle de la jeune fille, nous remontons à bord du pick-up. La caméra filme maintenant le paysage défilant en surcadrage derrière la vitre, côté passager. La vitesse le fait paraître un peu flou, alors que le rétroviseur focalise le bord de la route qui s’éloigne par-devers avec une grande netteté. Dans une étrange composition mêlant mouvements contraires et différences de texture entre le proche et le lointain (net vs flou), les verts intenses de la végétation alternent avec les bistres granitiques arrachés aux sèches collines. Après une longue course en travelling latéral, la voiture finit par ralentir puis par s’arrêter avant d’opérer, sans changement d’axe ni coupure, une marche arrière, reconduisant ainsi un procédé déjà utilisé dans Et la vie continue…, film que l’équipe de tournage est censée tourner ici, faut-il le rappeler. Surgit alors du bord cadredroit un adolescent qui se présente sous le nom d’Ahmad Ahmadpour, un pot de géranium à la main, bientôt suivi par Babak. Même si les années ont passé, on reconnaît les deux enfants d’Où est la maison de mon ami ? Sauf que le Nématzadeh d’hier se prénomme désormais Ahmad et qu’Ahmad s’appelle maintenant Babak. Après cet effet de brouillage, les adolescents posent leurs pots de fleurs à l’arrière du pick-up. Mme Shiva propose alors de les déposer à l’école où ils se rendent, proposition qu’ils déclinent, l’école étant tout proche. Mme Shiva repart pour s’arrêter aussitôt et les inviter à faire un saut sur le tournage, puis redémarre. La caméra ne bronche pas, laissant le campement de l’école en contrebas.
37Avec ce long plan-séquence, le film apporte la réponse à la question laissée en suspens dans le deuxième volet. Bien qu’ils aient échangé, ou presque, leurs prénoms depuis Où est la maison de son ami ?, Ahmad et Nématzadeh sont bel et bien vivants et même en pleine forme. Ils ont grandi. Ce sont maintenant deux beaux adolescents qui apparaissent dans l’encadrement de la portière. L’effet de surcadrage reconduit le dispositif du film précédent qui ne les a en quelque sorte jamais rattrapés : il tient à la fois d’une « machine à cadrer le réel de façon aléatoire » et d’une « machine optique complexe89 » aux bordures ciselées et au timing millimétré. Ce plan rappelle aussi leur ancien statut de personnages de cinéma. C’est pourquoi les adolescents resurgissent du passé en entrant « dans un cadre qui, dira le cinéaste, évoque un ruban de pellicule90 ». Comme l’a noté Charles Tesson, la caméra les attrape d’ailleurs au vol en faisant marche arrière de manière très suggestive : « Au travers des oliviers sera donc un film pris dans le rétroviseur, qui fait retour sur une scène finale d’Et la vie continue…, l’ouvrant à une autre dimension, totalement insoupçonnée91. »
38Marche arrière sur le film précédent, donc, avec ce film, et non continuation de l’histoire précédente laissée, elle, en suspens. Mais marche arrière dans quel sens ? Quel cinéaste n’a pas fait au moins une fois ce rêve : refaire le film car quelque chose lui a échappé, le corriger, l’arranger, le reprendre, de même que Tahereh voudrait retoucher cette robe qu’on lui refuse de mettre pour l’ajuster à sa taille ? Cette interrogation, légitime, est notamment celle de Charles Tesson qui ajoute : « Pas de grand cinéaste qui ne soit obsédé par cette idée : revenir en arrière pour mieux voir et mieux comprendre, avec les outils du cinéma, ce qui s’est réellement passé à un moment donné dans la vie des gens et dans la vie d’un plan où ils sont impliqués92. » Refaire ? Obsession d’artiste, en même temps que néantisation de la notion même d’œuvre d’art (c’est Bonnard arpentant les musées pour retoucher ses propres toiles). À sa manière, le film ne cessera de le dire en nous soumettant, jusqu’à l’excès, à ces innombrables reprises d’un même plan qui font le quotidien d’un tournage mais qu’il faut entendre, ici, comme autant de bouts de présent qui jamais ne se reproduisent à l’identique. De toute façon, ainsi qu’il devait le déclarer, là n’était pas l’objectif de Kiarostami : « Je ne voulais pas re-faire Et la vie continue..., je tenais juste à raconter l’histoire d’Hossein et Tahereh93. » Re-faire Et la vie continue…, consistait en fait pour Kiarostami à l’ouvrir. L’ouvrir en quelque sorte de l’intérieur pour redéployer de façon tout à fait arbitraire l’histoire d’un des micro-récits de cette escale au village en ruine : c’est bien là une logique de cinéstase, à laquelle cette démarche s’apparente manifestement. Kiarostami rejoue ici la forme (ou plutôt : l’idée de la forme) qui présidait à l’élaboration de la scène précédente : il ouvre une parenthèse dans la parenthèse que constituait déjà la halte ; il dilate le segment d’une séquence qui déjà obéissait à un principe de dilatation. Dès lors on comprend mieux pourquoi le procédé du film dans le film s’est peu à peu imposé à lui et que le cinéaste se soit laissé faire, comme il le déclarerait sans plus en dire94 : ce procédé n’est rien d’autre que la métaphore voilée de l’emboîtement cinéstasique dont résulte Au travers des oliviers.
39Rouvrir le chapitre d’Hossein et Tahereh, c’était ainsi rouvrir par l’intérieur le procédé digressif et parenthétique qui l’avait en quelque sorte engendré. Comme l’a justement noté Charles Tesson, cette démarche comportait néanmoins un risque. Celui d’un cinéma qui n’en finit plus de se refléter dans une mise en abyme autoscopique sans fin et sans visée autre que lui-même (Lynch dernière manière, si l’on veut) en s’interrogeant « sur sa nature (l’autre forme de son devoir), tandis que le champ de la réalité se réduit à vue d’œil95 ». Avec Au travers des oliviers, Tesson en vient ainsi à s’inquiéter de la dangereuse pente pouvant déboucher « sur l’impasse d’une hypothèse maniériste », à la différence, pense-t-il, de Close-up qui « nourrissait une vraie réflexion sur la nature du cinéma tout en répondant pleinement à l’exigence rossellinienne96 ». Mais pour autant qu’on puisse entende les craintes ainsi formulées par Charles Tesson, il est clair que le procédé de film dans le film ici induit par ce qu’on pourrait appeler, si on voulait être cuistre, une métacinéstase, n’éloigne pas de la réalité mais, au contraire, y ramène. Et il nous y ramène par la cinéstase pour recouvrer le chemin de la réalité lorsque du jeu spéculaire plus rien il ne tire, ainsi que le figure la clausule d’Au travers des oliviers qui tend, nous allons le voir, à suspendre la destinée d’Hossein et Tahereh. Mais avant d’y venir, il me faut encore préciser deux points.
40À ma connaissance, cela n’a étrangement jamais été noté, mais si l’on compare les maisons au balcon bleu d’Et la vie continue… et d’Au travers des oliviers, il faut bien admettre que ce ne sont pas les mêmes. Outre la légère différence de couleur, on remarquera d’un film à l’autre que les motifs ajourés de la balustrade en bois y sont distincts (sortes de toupies dans l’un, losanges et figures en forme de S dans l’autre), ou encore que la porte avec imposte dans Et la vie continue… a disparu dans Au travers des oliviers. De toute évidence, la copie ne cherche pas à copier trait pour trait l’original, mais seulement à plus ou moins lui ressembler. Reste ensuite Tahereh elle-même. Bizarrement, là non plus cela n’a jamais été souligné : si on ne l’aperçoit qu’à peine dans Et la vie continue…, Kiarostami la montre tout de même assez pour qu’on doive reconnaître que sa Tahereh d’Au travers des oliviers n’est absolument pas celle d’Et la vie continue…, que celle-ci joue en fait le rôle de celle-là. Une question vient alors immédiatement à l’esprit : de l’original à sa reconstitution, pourquoi le cinéaste a-t-il changé d’actrice ? Ceci nous conduit au deuxième point.
41On ne saurait saisir toute la dette que paie encore ici Kiarostami à la réalité sans remettre Au travers des oliviers dans le contexte effectif du tournage d’Et la vie continue…, où il trouve la genèse de son scénario et puise sa facture spéculaire. En dépit de l’effet métacinéstasique que nous avons noté, à l’origine du choix de conter l’histoire d’Hossein et Tahereh il y a en effet les désordres amoureux de ce couple réellement vécus sur le tournage du deuxième film. Le regretté Alberto Elena l’a raconté : « Pendant le tournage d’Et la vie continue…, Kiarostami a remarqué qu’un courant très tendu traversait les relations entre les deux jeunes gens choisis pour jouer le rôle du couple qui s’était marié juste après le tremblement de terre. La raison en était que, dans la vie réelle, Hossein était attiré par la fille et l’avait courtisée quelquefois, sans résultat. Au travers des oliviers reconstruit cette histoire d’amour qui s’était jouée en marge du tournage du film précédent, ce qui explique pourquoi le cinéma joue un rôle si important dans le film, un rôle d’arrière-plan et de catalyseur de leur relation97. » Là où Tesson voit le risque d’un emballement spéculaire vertigineux et pour le moins risqué, il n’y a en fait, on le voit, que le souci d’être encore et toujours au plus près de la réalité, une réalité qui, à l’insu du cinéaste, était alors venue troubler les jeux de sa fiction. Par égard pour Hossein Rezai, acteur parmi les « plus attachants et le plus choyés98 » par sa caméra, il est probable qu’en réponse à ce scénario finalement impropre qu’avait écrit Et la vie continue… à l’endroit des deux jeunes gens, il s’imposait au cinéaste de rétablir en quelque sorte la vérité. Bref, à ses yeux la réalité demandait réparation. Mais la réalité a ses raisons que la raison ne peut toujours comprendre. Comme il avait offert au Sabzian de Close-up l’occasion de réaliser son rêve, celui de jouer dans un film, de faire l’acteur, avec Au travers des oliviers Kiarostami offre en fait à Hossein l’occasion de récrire l’histoire comme il aurait aimé qu’elle soit. « Marieur de fortune99 », en apportant ainsi en cadeau la possibilité d’une issue plus heureuse à son histoire, Kiarostami montre encore une fois combien le cinéma avait tout à gagner de la réalité et rien à en perdre. On comprend mieux aussi pourquoi s’imposait une actrice différente de la première, puisqu’il lui revenait de jouer la Tahereh fantasmée par celui-là même qui avait été éconduit par la vraie Tahereh dans la réalité. Par un subtil retour à la fiction, le cinéma rachetait ainsi Hossein de la peine que le cinéaste lui avait faite en le mariant un peu trop vite, dans le film, à celle qui l’avait effectivement repoussé en coulisses. Et la cinéstase finale d’Au travers les oliviers, dans ce qu’elle peut saisir de plus ténu, de plus imperceptible, d’un peu magique même, allait en retenir le secret en suspendant de la plus magistrale manière la réponse de Tahereh.
Vert paradis de nos amours enfantines
42Kiarostami n’ouvre pas le rideau sur une scène de ménage fictive d’autrefois pour exhiber son mensonge à l’écran, mais pour réparer en quelque sorte ce que la fiction précédente avait, à son insu, rouvert de plaies mal cicatrisées en mariant Hossein à celle qu’il avait, sans résultat, courtisée dans la réalité. Comme le rappelle avec insistance Alberto Elena, il faut en effet redire combien Au travers des oliviers, en dépit de son caractère spéculaire, conte d’abord et surtout « une histoire d’amour. Une histoire d’amour difficile et agitée, certainement, mais définitivement pas l’histoire pleine de hauts et de bas, de tensions et d’épreuves sans importance comme l’exigent au cinéma les conventions caractéristiques du genre100 ». Ouvrir en grand un moment du « rêve » que représentait à ses yeux Et la vie continue…101, l’étirer selon ce principe d’écartement cinéstasique au point de laisser apparaître ses coulisses, ce n’était rien moins que remettre cette histoire d’amour en mouvement, lui donner la possibilité d’une autre résolution. Pour Kiarostami, l’imprescriptible pouvoir de l’artiste n’est en effet tenable qu’en ce qu’il ramène à ce principe vital, non pas pour mimer au mieux la réalité (perspective aristotélicienne), mais pour la ranimer, encore et toujours. Ainsi que le résume très justement Jean-Luc Nancy, il s’agissait en somme de montrer comment Tahereh, qui « se refuse trop à ce qu’on lui demande […], échouant à simuler réussit dans le réel102 ».
43Alors que le tournage se termine, Tahereh, rappelons-nous, récupère son géranium et décide de rentrer chez elle à pied. Hossein, poussé par le malicieux cinéaste toujours en embuscade, lui emboîte le pas. Les acteurs redeviennent alors les personnages de la fiction de premier plan. Ils retournent à cette marche à pied qui est le lot des personnages kiarostamiens et dont la fiction au balcon les avait peut-être trop longtemps privés, au risque de ne plus faire que du surplace, la situation étant, en haut (la réalité du pseudo monde sur la terrasse) comme en bas (les prises reconstituées au pied de la terrasse), bloquée. Pour autant qu’ils laissent derrière eux ce film qui les a trop vite mariés, le pouvoir de la fiction n’en colle pas moins à leur peau. Au cours de la longue course qui les conduira au pied de la colline originelle, Hossein tente son va-tout pour convaincre Tahereh d’accéder enfin à sa demande en mariage. Marié dans la fiction, Hossein demeure cependant en panne dans la réalité. Amoureux transi de la jeune fille, il voudrait que la fiction du tournage se glisse, par emboîtement, dans la peau du pseudo monde où, avec sa compagne de plateau, il a évolué en tant que personnage. Mais Tahereh reste muette à ses sollicitations fantaisistes, à ces traversées du miroir auxquelles l’invite en toute innocence le pauvre maçon qu’il est. Mais c’est là un jeu. Car, plus espiègle qu’elle ne paraît, Tahereh aime bien qu’Hossein discoure pour elle à satiété, goûtant un certain plaisir à le faire, dans tous les sens du terme, marcher. Victime consentante des jeux auxquels s’adonne la malicieuse Tahereh, sur le chemin qui conduit à la scène finale, Hossein déploie ainsi tous les arguments possibles pour la convaincre. En vain. Tahereh ne bronche pas, murée dans ce qu’Hossein appelle son « cœur de pierre ». Franchissant la colline où zigzague le sentier, hautaine, Tahereh passe alors de l’autre côté. Le film aurait pu en rester là, sur cet échec, sur ce regard hébété d’un Hossein les bras ballants, à court d’arguments. Mais c’eût été sans compter sur le caractère proprement entêté des personnages de Kiarostami depuis le début de la trilogie, sans compter aussi sur le style à retardement du cinéaste et sa malice que mime le sourire amusé de Keshavarz, son autre double, observant la scène à distance et acquiesçant de la tête lorsque Hossein choisit finalement de passer, lui aussi, de l’autre côté. C’eût été enfin sans compter sur la puissance de la nature à gauchir un dénouement que Kiarostami avait d’abord pensé plus malheureux que celui finalement conservé, ainsi qu’il l’a expliqué :
« Je pensais à cette époque qu’on verrait le couple partir lentement, au loin, et disparaître sans qu’on puisse jamais les revoir. Je me disais qu’il existerait toujours entre eux une différence de classe insurmontable. Donc il n’y avait aucune raison pour que la fille dise oui. […] J’avais décidé de leur demander de partir sans se retourner. Pendant les répétitions de cette scène, quand les deux s’éloignaient, on aurait dit deux taches blanches qui se confondaient – comme une fleur dans la vallée. Et puis nous sommes restés vingt jours à attendre le bon moment et la lumière juste. Vingt jours à contempler ce superbe paysage, c’était presque entrer en méditation. La nature m’a soufflé que c’était peut-être le moment et m’a donné quelque temps la possibilité […] de laisser les traditions où elles étaient, et rêver un petit peu dans cette scène […] en suggérant qu’elle lui donne finalement une réponse positive. Donc j’ai dit à Tahereh de s’arrêter à un moment précis, de se retourner et de revenir sur ses pas. C’était une excellente occasion de m’échapper de la réalité pour emprunter le chemin du rêve un court instant. Le cinéma me donne cette permission : oublier parfois la réalité, la briser103. »
44Après avoir longtemps hésité sur le lieu le plus approprié, recherchant le bon rythme, attendant la bonne lumière, il aura ainsi fallu vingt jours à Kiarostami pour infléchir l’issue de son film, s’affranchir des réalités sociales et donner toutes leurs chances à Hossein et Tahereh. Vingt jours de « méditation » pour tourner le dos à son arbre et fermer d’une tout autre manière et le film, et sa trilogie gigogne de Koker. Que montre cette clausule ? Un univers paysager déjà bien surprenant au regard de la colline aride (quoique ses arbustes soient, c’est un signe, fleuris) coiffée du jeune olivier, avec son oliveraie foisonnante jouxtant une rizière où s’élance Hossein à la poursuite de Tahereh qui vient de s’y engouffrer. Placée sous le signe de la volupté printanière, cette clausule est en outre scandée par le Concerto pour hautbois et violon de Domenico Cimarosa qui démarre avec elle et en rythme la conduite en deux mouvements : le premier est pénétrant, grave et lent jusqu’à ce qu’Hossein atteigne Tahereh ; le second, clair et enjoué, désigne le retour d’Hossein coupant par la diagonale du champ. Entre ces deux mouvements survient une pause musicale qui correspond au moment où Hossein a rattrapé Tahereh : figés au milieu du vert paysage, ils échangent tout bas quelques mots dans un silence sensible à la gravité de la réponse. Et c’est toute la composition paysagère qui retient alors son souffle cinéstasique, comme suspendu à la décision de Tahereh.
45J’ai détaillé ailleurs la portée symbolique de ce finale où joue à plein le motif de l’olivier qui, en Islam, symbolise l’axis mundi référant à l’Homme universel104. Arbre lumière, « béni » selon la tradition coranique de la sourate xxiv dite de « La lumière105 », il figure surtout ici l’arbre-volupté qui célèbre l’union « rêvée » d’Hossein et de Tahereh. Une union au reste sensuelle et régénératrice si l’on veut bien considérer le vert de la nature, symboliquement lié dans la tradition zoroastrienne à l’arrivée du printemps et de la nouvelle année (Norouz). De tous les commentaires critiques (et ils sont nombreux) qui ont glosé cette clausule en des termes aussi variés que « subversif106 », « érotique107 », voire « sexuel108 », il n’en est à ma connaissance qu’un seul à en avoir relevé le remarquable caractère suspensif – et cela dans un esprit très proche de l’idée de cinéstase : analysant cet explicit, David Oubiña note en effet que la « longueur excessive du plan provoque une distension de la scène et le suspense doit ici s’entendre littéralement comme suspension : durant un instant le paysage se dilate et l’image acquiert une fragilité éblouissante, lumineuse109 ». En un mot, conclut-il, ici « todo se halla en flotación ». Si flottement il y a, c’est bien parce que rien ne permet de trancher, d’affirmer catégoriquement si oui ou non Hossein a enfin gagné les faveurs de Tahereh. Tout l’art de Kiarostami s’exprime dans cette incertitude qui tient aux choix de la mise en scène, à son économie apparente qui dissimule un extrême niveau de rigueur et de difficulté. Avec pour objectif dissimulé non pas de mettre ici le oui et le non à égalité, mais de laisser planer un doute tout en infléchissant légèrement la lecture. À ce petit avantage donné à l’hypothétique oui de Tahereh s’adosse en quelque sorte la cinéstase, voie étroite entre une forme de maîtrise totale et une part d’abandon. Car la cinéstase doit en effet son impérieuse précarité à cet étrange paradoxe : l’extrême précision de l’exécution, qui mêle avec succès point de vue et d’écoute, travail du mouvement, du cadre, de la musique, du motif et de la lumière, est tendue vers un seul et même point qui est de rendre l’issue, non pas manifeste, non plus incertaine, mais plus ou moins incertaine.
46Au service de ce maillage buissonnant, il y a d’abord le choix du plan-séquence dont la temporalité permet de réguler et de graduer, sans coupe, le mouvement de l’ensemble. Car, note Jacques Aumont, « la fascination du plan long a toujours plus ou moins reposé sur l’espoir que, dans cette coïncidence prolongée du temps du film avec le temps réel (et du temps du spectateur), quelque chose d’un contact avec le réel finisse par advenir110 ». On comprend l’intérêt qu’y trouve Kiarostami pour qui le cinéma reste surtout un art du réel, c’est-à-dire de l’indétermination au sens bergsonien des choses qui sont « fluentes111 » et non pas figées dans l’éternel platonicien. Il y a ensuite le point de vue très éloigné, depuis la colline, qui tient le dénouement à distance sans rien trahir de son secret et qui, loin d’être cruel, comble et exalte la scène. Associé à cette « dynamique de la distance112 », il y a aussi le déplacement gracile des corps qui exécutent une véritable chorégraphie, de l’avant-plan vers le fond, avant que leur mouvement ne s’inverse. En effet, le cinéaste nous invite à une véritable danse, à tout le moins nuptiale, où les corps d’Hossein et de Tahereh semblent simplement flotter dans l’espace comme deux petits points blancs roulant sur l’onde des tiges vertes assez hautes pour masquer leurs jambes et donner ainsi l’impression de les porter. « Flottement » écrit à juste titre David Oubiña ; ne faudrait-il encore parler, là avec Jean Mottet, de « glissement continu113 », tant la beauté du tableau emporte avec douceur la délicatesse du mouvement général ? L’effet dansant est d’autant plus saisissant que le cinéaste a en effet doublé la distance qui nous sépare de la course des personnages, d’une forme de fixité (du cadre), en résonance, d’ailleurs, avec le plantableau du temps du muet. À la manière des chorégraphes, Kiarostami semble ainsi fixer l’instantané de cette phrase dansante et faire en sorte que cet éphémère, paradoxalement, dure : en somme, il cherche, littéralement, à cinéstasier la scène.
47En dernier lieu, il me faut évoquer les registres de couleur et de lumière. En position conclusive, la grande force du plan-séquence final est de ne pas fermer le film pour le conclure, mais pour le libérer de ses jeux spéculaires et l’ouvrir au pouvoir de décision cosmique que détiendrait la magnificence d’un paysage, un peu à la manière dont le sentiment de sacré s’inscrit, chez Eugène Guillevic, dans une communion panique avec l’élémentaire114. L’étendue verdoyante parcourue d’une divine lumière enveloppant les deux formes blanches qui y glissent a, en ce sens, une vertu d’abord chromatique : elle flatte le trait blanc en pointillé que leur cheminement dessine. Ainsi détaché, le mouvement imprime un caractère scriptural à la scène, comme s’il s’agissait, ici, de calligraphier le paysage. Notons d’ailleurs que les personnages se déplacent de droite à gauche selon un sens de lecture typiquement oriental et aussi qu’ils apparaissent, je l’ai dit, tels deux petits points. Or il faut savoir qu’en écriture persane, comme en arabe, le signe diacritique que constitue le point joue un rôle singulier. Communément, il a pour fonction de changer le son d’un glyphe : ainsi, un seul point placé sous le glyphe en forme de U étiré produit par exemple le son [b] (ب), alors que trois points donneront le son [p] (پ) et deux points au-dessus le son [t] (ت). Mais il faut savoir également que si la calligraphie (surtout ancienne) respecte la place supérieure ou inférieure de ces points, il en va rarement de même en ce qui regarde la position centrale, qui est normalement la leur sur ou sous le glyphe. Pour des raisons purement esthétiques, laissées à l’appréciation du calligraphe dont il tire d’ailleurs une partie de son style personnel, il arrive souvent que ce ou ces signes diacritiques soient excentrés de manière plus ou moins importante, selon un principe d’étirement. De ces errements, les textes calligraphiés tirent un évident bénéfice poétique : le sens ne s’y livre pas immédiatement, source au demeurant de nombreuses ambigüités et confusions dans la lecture des textes, notamment anciens. Dans le cheminement de ces deux points que forment Hossein et Tahereh au milieu de la rizière passe indéniablement quelque chose de ces signes « volatiles » instables (c’est ainsi qu’on désigne ces signes diacritiques). À la manière d’une métaphore visuelle, il mime l’effort de lecture que nous enjoint de faire le cinéaste et l’impression de flottement dont il veut envelopper, in fine, son ouvrage. Ainsi qu’il faut parfois rassembler en calligraphie les points dispersés pour construire le sens, il faut ici mobiliser ensemble mouvement, tracé, couleur, musique et distance pour tenter de percer le sens de la composition, selon un principe de nature plus poétique que narrative. En somme, c’est comme si au moyen de sa caméra-calame, le cinéaste calligraphiait, à l’encre blanche sur la page verte du paysage, le secret de la réponse de Tahereh suspendu au mystère de son impossible dévoilement.
48L’autre vertu chromatique de ce finale revient évidemment à la puissance imageante des couleurs vert et blanc dont la symbolique orientale demeure, à nous autres Occidentaux, en partie étrangère115. Nous avons vu précédemment tout ce que ce vert devait à l’héritage multimillénaire persan du jardin-paradis, à l’eau venue des montagnes d’où est issu ce peuple qui a fait l’Iran. Nous avons vu aussi comment cette couleur avait nourri son fonds culturel et religieux, des rites zoroastriens attachés aux fêtes printanières du Nouvel An iranien jusqu’à la tradition islamique qui l’a en partie recyclée. Sur ce dernier point, il faut en effet rappeler que le vert est, dans l’Islam chiite, une couleur sacrée : c’est la couleur d’Hossein tué à Karbala en l’an 680, scène de martyre à l’origine de la partition de l’Islam en ses deux grandes confessions, le chiisme et le sunnisme. On la retrouve ainsi dans certains codes vestimentaires liés aux processions dolorisantes chiites de l’Achoura (Zanjir), ou aux rituels du Tazieh, genre théâtral fixé au XVIIIe siècle et qui, en 2004, a d’ailleurs inspiré à Kiarostami une installation vidéo-scénique, Looking at Tazieh116. Couleur très positive dans la culture islamo-persane, si le vert y tient cette place de choix c’est parce qu’il reste d’abord et surtout la couleur de la nature, du règne végétal qui ramasse les mythes de la fécondité et ouvre les portes de l’éternité. En ce sens, il a donné sa couleur verdoyante au jardin-paradis, éternel, où le vert basilic exhale son parfum caractéristique. Quant au blanc, selon une sorte de symbolique universelle, il est en Orient comme ailleurs symbole de pureté, de paix et de lumière. C’est une couleur bénéfique et joyeuse qu’arborent à ce titre les pèlerins de l’Islam.
49Du fait de la nature immédiatement positive que l’imaginaire islamo-persan attache à la symbolique du vert et du blanc, depuis Zoroastre jusqu’au « Prince des martyrs » Hossein, il y a gros à parier qu’un Iranien fera une lecture aussitôt heureuse de ce dénouement. L’issue lui paraîtra moins incertaine qu’à nous, et Hossein lui semblera revenir en courant ivre d’un vrai bonheur ; certainement aussi, la menace du dehors (la sortie du champ, la fin du film) sera pour lui synonyme de promesse. Cependant, même soutenu par cet effet augmentatif, il s’en faut que le coloriste Kiarostami s’accorde avec ce tableau final une sortie qui, sans un mot, revitaliserait et ses personnages, et le film définitivement affranchi de ses jeux de miroirs, et la trilogie qu’il frappe d’inachèvement. Car c’est d’abord vers la vie et la nature qui la figure, qu’il tourne in fine Hossein et Tahereh, loin du regard pressant de l’objectif mimétique de la reconstitution et des convenances sociales. Bien que l’image soit de son propre avis « mère de tous les arts117 », pour Kiarostami la vie prime toujours sur le cinéma118. Et la vie, pour lui, c’est d’abord la nature, dans toute sa gloire impermanente, suspensive. Pas la nature pour la nature, comme y tend parfois sa pratique photographique qui reste pour lui une activité solitaire, définitivement méditative et beaucoup plus libre que ne l’est le septième art119. Mais la nature pour l’homme si l’on peut dire, dont l’homme n’est pas absenté, où celui-ci passe pour inscrire sa présence même fugace. C’est tout l’intérêt du régime cinéstasique ici déployé et où résonne l’écho de la rêverie de Farhad traversant le cadre de la porte dans l’opus précédent. Même régime chromatique, mêmes oliviers, même perspective tabulaire ou presque (l’axe en plongée qui tasse la composition, l’aplat de vert). Non dans l’ordre du répété et du même, non pour désigner la scène en tant qu’« image d’image » comme s’y trompe Stéphane Bouquet120, mais pour justement libérer le jeune couple de la compulsion des images-miroir et en faire des sujets libres en communion avec la mère Nature, celle que Montaigne, premier censeur du colonialisme, louait dans ses Essais en l’opposant à l’artifice des races dites « supérieures ». C’est tout le sens du caractère cinéstasique de ce dénouement. Son flottement renvoie à l’effet de suspension que la vision d’Hossein et de Tahereh sur la terrasse d’Et la vie continue…, rappelons-nous, avait en partie provoqué. Reprendre le motif d’Hossein et de Tahereh, ce n’était rien d’autre finalement que replacer ses personnages dans cette note suspensive de la brassée d’oliviers vue à travers le cadre de porte que leur vision (la scène d’ablution sur la terrasse) avait pour une part déclenchée dans l’opus précédent ; rien moins que les replacer au centre du tableau cinéstasique pour laisser libre cours à leur apprentissage et à leur liberté. Du tableau ? Mieux, de la miniature cinéstasique tant les personnages sont minuscules, tant la mise en scène, comme le remarque à juste titre Alberto Elena, assortie des registres de couleur, de lumière et d’éloignement tabulaire, confère à la course suspensive une indéniable puissance « d’abstraction121 » qui n’est pas sans rejoindre la beauté paradisiaque de l’art miniaturiste où se dégage « un sentiment céleste de détachement, de paix, d’éternité122 ». À bien y regarder, on notera par ailleurs que le jeu de l’axe en plongée et de l’aplat monochrome de vert produisent ensemble un effet saisissant de redressement de la surface du plan, au point de donner l’impression que les deux personnages ne s’enfoncent pas dans la composition, mais s’élèvent, ou encore montent dans le plan, à la manière dont apparaissent les personnages dans les miniatures, comme placés en suspension dans un espace aperspectif ramené souvent à deux dimensions. On doit à Mojdeh Famili, dans un texte richement documenté, d’avoir questionné les nombreux effets de correspondances entre la miniature persane et le monde kiarostamien, dont la figure du jardin-paradis123. Il n’est pas nécessaire ici de le gloser, sinon pour rappeler que certaines des qualités soustractives124 que nous attachons au concept de cinéstase ne sont pas sans rejoindre un angle de lecture que l’auteure, parlant de ce finale, propose. Celui qui passe notamment par le « monde imaginal » forgé par le grand spécialiste de la pensée iranienne Henry Corbin125 et inventé par les mystiques iraniens « pour établir », ajoute Youssef Ishaghpour, « un lien entre le monde sensible et la transcendance […] correspondant à une sensibilité suprasensible : un univers de corps subtils, appelé “le huitième climat”, intermédiaire entre le monde de l’Idée pure et celui de la perception ordinaire126 ».
50En fermant sa trilogie sur cette note à bien des égards suspensive, Kiarostami l’anime d’une force de vie saisissante. Les images ne s’animent plus en s’enchaînant mais en respirant, gonflées du souffle de leur héritage islamo-persan. Le présent est fêté comme le seul instant qui existe : il dessine un chemin qu’un futur pourra emprunter. Cette fin l’affirme et le réaffirme : seul subsiste l’amour et l’espoir, malgré tout. Nématzadeh et Ahmad sont bel et bien vivants alors que le second film n’avait pas pu les retrouver. Loin des jeux de scène spéculaires et circulaires, des plateaux construits en terrasse, au vert paradis le jeune couple s’est en quelque sorte retrouvé, libre de s’adonner, ou pas, à l’amour qu’ils éprouvent. Portés par toute cette symbolique islamo-persane, Hossein et Tahereh sont remis dans le sens de la marche, dans cet élan vital bergsonien qui est finalement le lot des héros kiarostamiens. Les voilà rendus au devenir, suspendus au courant de la vie, de la vie qui est présente en elle-même et se régénère sans cesse. Kiarostami donne à ce dénouement un goût de revanche sur la vie tout en faisant valoir son devoir de réserve. Le secret se devine mais reste muet, comme l’image qui le dessine, flottante, volatile, comme le concerto qui l’écrit et le rythme. Cette fin oppose à toutes les portes fermées du premier opus une ouverture sur l’infini des possibles (re) commencements. Le temps, tourné vers son devenir, semble se figer dans le mouvement même de sa cadence éphémère. « Au milieu des oliviers » (titre littéral), le présent alors se tait pour que le futur puisse chanter et consoler les blessures du passé.
Écriture caminale : la ligne de beauté
51Le lecteur aura sans doute reconnu dans ce titre l’hommage rendu ici à William Hogarth et à son traité sur la beauté, Analysis of beauty, dans lequel le peintre plaide pour la seule « ligne de beauté » qui soit, la ligne rompue, la ligne sinueuse, la ligne « serpentine127 ». S’il encourage la courbe contre l’uniformité de tons et l’homogénéité classiques, il la plébiscite surtout parce qu’elle représente, à ses yeux, l’essence même de la beauté : « La ligne ondoyante contribue plus à la beauté qu’aucune des autres lignes, comme dans les fleurs et autres formes ornementales128 », écrivait-il ainsi en 1757. J’ai parlé de ces courbures à propos des digressions du récit qui, chez Kiarostami, préparent ou déclenchent une cinéstase. Pour l’iconicité qu’elles prennent avec la figure du chemin, je propose à présent d’y revenir d’un point de vue plus plastique. Car, motif emblématique de son geste créateur, le chemin est source de grands moments cinéstasiques chez Kiarostami.
52À l’origine de cette figure, il y a, comme je l’ai dit, une pratique photographique paysagère, mais surtout un plan qui joue en quelque sorte le rôle d’image matricielle dans son cinéma : celui du chemin qui zèbre la colline de Koker dans Où est la maison de mon ami ? Pour autant que de nombreux commentaires lui aient été consacrés129, notons que ce plan ne produit pas à proprement parler dans le film un moment cinéstasique, ce qui ne retire évidemment rien à sa force et encore moins à son importance. Certes son apparition invite à passer de l’autre côté et provoque un effet de conversion du récit, l’ouvrant au régime de l’indétermination et de la dissémination qui nourriront sa décélération. Certes, avec Ahmad qui s’y engage, nous pénétrons l’univers trouble, étrange, quasi fantastique, pour ne pas dire magique du village de Poshteh, notamment avec la rencontre à la nuit du vieux menuisier qui ouvre le film sur le monde poétique. Mais rien de sa vision ne libère sur le champ ce potentiel cinéstasique que j’essaie ici de décrire. En effet, s’il l’induit, ce plan ne déclenche aucune dépression narrative immédiate et aucun effet de flottement ou de distension ne le double. Si son graphisme cassant, avec ses angles aigus, lui confère d’ailleurs une très grande figurativité, c’est essentiellement pour ses propriétés libératoires. Son iconicité réside dans la puissante force d’élancement et de transgression qu’il suggère, à l’image de la course d’Ahmad qui gravit la colline. Exempt de qualité proprement cinéstasique, ce plan introduit toutefois au sein de l’œuvre l’effet tabulaire évoqué tout à l’heure (axe en plongée et frontalité du motif), comme il engage aussi la vision de loin et la vue large, chère à la composition paysagère. Dans l’art du paysage, la vue de et au loin s’agrège en effet à la vue d’en haut, le plus souvent générale. Avec le paysage, quand l’âme romantique n’est pas à la peine, l’horizon est en effet souvent dégagé : on voit loin et de loin car il faut que le paysage soit « loin et très différent de nous pour pouvoir devenir un symbole libérateur de notre destin130 ». Ce voir loin du paysage cher à Rilke, engendre la vue large, ou ce que Burke nommait avant lui le « vaste131 », autre registre du sublime. On ne saurait dire combien ces régimes esthétiques croisent pour le moins l’approche paysagère du cinéaste Kiarostami : on y voit en effet souvent de loin, en vue générale et souvent surplombante. Si ces régimes de vision sont plus à même de rendre le beau et le sublime selon Burke, ils s’adjoignent à partir du Goût de la cerise d’une qualité supplémentaire suspensive que rien ne manifeste autant que le motif définitivement sinueux du chemin. En effet, à bien observer sa progression figurale, disons de sa première manifestation dans Où est la maison de mon ami ? jusqu’à Roads of Kiarostami en 2005132, il apparaît qu’au cours de ces presque deux décennies d’importante production, le chemin a, si l’on peut dire, « arrondi ses angles ». Suspendu à l’oscillation de la ligne serpentine qui, pour le dire avec Hogarth, donne quelque grâce à la beauté, le tracé du chemin est en effet passé d’un graphisme angulaire dans Où est la maison de mon ami ?, à une forme plus arrondie avec Le goût de la cerise, selon un principe calligraphique qu’il me faut maintenant dégager.
53Je l’évoquais tout à l’heure à propos du finale cinéastatique d’Au travers des oliviers écrivant en surface et comme au calame l’incertitude du dénouement. Mais il faut aller plus en profondeur et affirmer la puissance proprement scripturale des compositions caminales chez Kiarostami. Ainsi, encore lui, le chemin zébrant la colline de Koker. Fabriqué pour les besoins du film (il faut y insister), il dessine en effet une lettre caractéristique de l’alphabet persan, un kaf (ک), soit notre son [k], signature s’il en est du cinéaste Kiarostami à même la colline de Koker. Après la trilogie que le chemin jalonne plastiquement, Le goût de la cerise est le premier film où ce motif s’impose de façon, cette fois, systématique et quasi hypnotique. Il s’avère particulièrement présent autour du lieu qui accueille la tombe qu’a creusée Monsieur Badii pour y être enterré.
54Car quarantenaire, citadin de Téhéran, Monsieur Badii recherche une personne susceptible de jeter vingt pelletées de terre sur son corps une fois qu’il aura trouvé le courage d’en finir avec sa vie. Pour ce service funèbre, il est prêt à payer 200 000 tomans. Sa tombe, il l’a creusée sur les contreforts nord de Téhéran où la ville s’accroche aux premières pentes de l’Alborz qui la domine. À bord de son 4 × 4, Monsieur Badii sillonne ces hauteurs, emmenant chacun de ses fossoyeurs potentiels au pied de son prochain tombeau. L’atmosphère ocre et crayeuse de ces reliefs gonfle ses errances d’une lumière blanchâtre et poussiéreuse, comme celle que laissent derrière eux les passages lancinants de son véhicule. Sur ces terres sèches comme son cœur, la tombe jouit d’une espèce d’attraction mortifère. La courbe des chemins y conduit, comme aspirée par cet abîme où s’est précipitée sa vie qui peu à peu le quitte. Ce motif, récurrent à son approche, agit en effet telle une ivresse morbide, suspendue à cette décision d’en finir, à cette dévoration d’une mort qu’il souhaite et craint tout à la fois. Le balancement de ses boucles rythme les allées et venues de Monsieur Badii autour de sa future tombe, installant l’espèce de scansion itérative et hypnotique qu’est à ce moment de sa vie l’effroyable délice que lui procure l’attraction de la mort. « [O] bjet nécessaire de notre visée », si la mort, s’interrogeait Montaigne, « effraie, comment est-il possible d’aller un pas en avant, sans fièvre ? » Et l’auteur des Essais, citant Claudien dans son Contre Ruffin, de rajouter ce petit commentaire qui ne laisse pas de m’évoquer le personnage de Monsieur Badii : « Audit iter, numeratque dies, spatioque viarum/Meditur vitam, torquetur peste futura » (« Il s’enquiert de la route, il compte les jours, il mesure sa vie à la longueur des chemins, il est torturé par le mal à venir133 »). Au cœur de sa dépression, Monsieur Badii semble comme aspiré par ces stases caminales dépressives que la caméra de Kiarostami, d’une lenteur répétitive, souligne délibérément. Ces portions de chemin taillées à flanc de colline agissent comme des seuils cinéstasiques préludant l’arrêt matériel (la tombe, demain la mort) où elles conduisent. Aux abords de la tombe, un régime de lignes visuelles, récurrent, les précise. On les découvre à la faveur, soit d’un plan en plongée, fixe, soit d’un long panoramique attaché au motif mobile de la voiture que Frédéric Sabouraud associe à une « plume traçant l’ornement de la miniature ou l’enluminure qui valorise le poème, donnant au spectateur la vision du geste artistique en train de s’exercer134 ». Mais il y a bien plus que cela. J’en ai formulé l’hypothèse précédemment, hypothèse que confirme, ou peu s’en faut, Le goût de la cerise. Ce ne sont plus de vagues impressions de signes diacritiques mais de véritables lettres que dessinent au sol les cadrages de Kiarostami en suivant le tracé du chemin qui conduit à la tombe creusée par Monsieur Badii pour y être enseveli. Et plus particulièrement deux d’entre elles. La première a la forme d’un S retourné qui en langue iranienne correspond à la lettre ح (notre H aspiré), l’autre trace un ی, l’équivalent en persan de notre [i]. Dans un cas comme dans l’autre, c’est donc la ligne serpentine qui domine selon une approche clairement ondulatoire : celle-ci oscille entre deux formes qui se répondent littéralement en miroir, bien que dominent majoritairement les balancements de la lettre ی, c’est-à-dire du son [i], précisément celui qui résonne dans le nom de Monsieur Badii. Ce son que le chemin calligraphie sans le dire et que la caméra désigne de manière explicite, c’est l’appel sinueux et strident de la mort qui happe Monsieur Badii aux abords de son prochain sépulcre.
55Quoique le ی [i] lancinant domine, d’autres lettres caminales que les angles de prise de vues accentuent, parsèment le film : là les sinuosités d’un ل [l], ici celles d’un د [d], l’étirement des hampes ou des jambages jouant alors de leur force dilatoire, dispersive. Dans Le goût de la cerise, le paysage semble ainsi pris dans la spirale de ces dépressions narratives et calligraphiques que provoque la ronde mortuaire des chemins autour du Grand Vide que la tombe métaphorise. Faut-il y voir l’origine de l’espèce de torpeur que peut procurer le film ? Sans doute, car cette espèce d’hypnose sensorielle n’est rien moins ici qu’esthétique et ses visées rien moins que crépusculaires : elle tend à faire ressentir au spectateur cette attraction du noir, cette descente vers l’obscur qui hante le personnage, dont la parenté avec le grand écrivain iranien Sadegh Hedayat, dépressif et suicidaire, demeure au reste évidente.
56Pour définitivement se convaincre des mots que nous soufflent les compositions caminales de Kiarostami, je voudrais pour conclure convoquer l’incipit du Vent nous emportera. Rappelons-nous en effet ce plan extraordinaire qui l’ouvre, tiré de loin et en plongée depuis le haut de la montagne. En contrebas, une route en lacet grave sur ces terres sèches et ferrugineuses du Kurdistan iranien sa longue trace crayeuse. Un 4 × 4, minuscule, descend vers la vallée. Au loin, quelques touches de vert promettent une vallée riche et verdoyante alors que des voix se font entendre. D’emblée nous sommes en territoire ami et reconnaissons le style Kiarostami. Nous comprenons rapidement que le véhicule qui descend vers la vallée cherche à se repérer et que les voix que nous entendons sont celles de ses occupants. Image somptueuse, couleurs extraordinaires, mais quelque chose dérange : nous ne regardons pas de là où nous écoutons. Nous sommes à la fois dedans et dehors, nous participons à l’intimité d’une conversation dont l’image nous exclut, « premier signe d’un dysfonctionnement profond qui va perdurer135 » écrit dans son très beau texte Charles Tesson. D’ailleurs, les passagers de cet étrange voyage qui les mène, apprendra-t-on, vers Siah Dareh (littéralement la « Vallée noire »), semblent perdus et ont l’impression de rouler sans but. L’un d’entre eux relit alors ses notes qui indiquent des repères matériels ou naturels : une bifurcation, un tunnel, une route en lacet, un grand arbre isolé. Dès l’ouverture, Kiarostami installe ainsi un régime de narration instable : les points de vue et d’écoute sont dissociés, les personnages semblent égarés. À regarder avec attention cette route qui serpente à travers la montagne cuivrée, on aura sans doute remarqué le balancement harmonieux de ses arabesques compensant l’inquiétude qui habite dès l’entame les personnages. Mais pour qui lit le persan et regardera encore plus précisément, il aura sans doute identifié les lettres que trace la route en contrebas : de droite à gauche et de haut en bas, un kaf [k], un djim [dj] (avec le rocher en soutien, suggérant le point nécessaire pour produire ce son), un alef [a] et un yé [i], et au-dessus du kaf un bout de route détaché qui, comme un accent, le transforme en [ko]. Soit en persan, « Kodjaï » (), autrement dit « Où es-tu ? » Bien sûr, posée sur la page du paysage, l’expression ne s’y présente pas écrite sur une ligne comme dans un ouvrage. Calligraphique elle est, et même au sens le plus précis puisque le contenu sémantique le dispute à la forme que le style graphique lui donne. Évidemment, rien ne permet d’affirmer que l’intention préside ici à la composition, mais assortie au registre de la discussion des jeunes gens à bord du véhicule, il est difficile de croire que la question soulevée par les balancements de la route soit un pur et simple hasard. D’autant que tout est fait ici pour accentuer le caractère calligraphique du paysage : le plan fixe, la durée soutenue, l’axe en plongée qui aplatit, la vue large qui embrasse. « Voyez comme la nature est un livre ouvert, incompris, mais compréhensible », écrivait Goethe. Assurément Kiarostami nous parle ici à voix basse, nous lance des signaux calligraphiques qui en disent long sur le devenir de ce voyage, sur l’identité de ce groupe dont on apprendra enfin, après une heure de film, qu’il s’agit en fait d’une équipe de télévision venue filmer les rites de scarification que pratiquent ces peuples reculés du Kurdistan iranien après la mort d’un proche. D’emblée, le cinéaste place ainsi son film sous le signe du paysage et des régimes de suspension comme de distension qui l’accompagnent, antichambres de l’interminable attente où s’inscrira finalement ce projet de reportage (la vieille dame dont l’équipe attend le décès se refusant à mourir). Mais Kiarostami le place aussi sous le signe de l’interrogation aux résonnances poétiques immenses. Un peu à la manière du mélancolique « Ubi sunt » de la poésie médiévale occidentale (on pense à François Villon), il faut en effet savoir que dans la poésie iranienne, notamment dans la poésie mystique du Moyen Âge persan, celle de Rumi par exemple, ou même celle de Khayyâm, les termes « Kodja » (« où ? ») de même que « Kodjaï » sont récurrents. Ainsi que l’exprime le titre du premier volet de la trilogie de Koker, Où est la maison de mon ami ? (Khané-yé doust kodjast ?), qui s’inspire, rappelons-nous, d’un vers du poète mystique Sohrab Sepehri, la question du « où », de la destination, de la recherche d’un lieu qu’il faut rejoindre, d’une chose qu’il faut trouver, ou celle carrément métaphysique toujours en filigrane chez Khayyâm (D’où venons-nous ? Où allons-nous ?), est déterminante car elle confère au travail artistique un « incontestable pouvoir d’évocation. C’est autour de cet endroit », ajoute Mojdeh Famili, « que prend forme et s’organise le rituel de la vie, de la connaissance, du désir et de l’apprentissage136 ». Sauf que, chez Kiarostami, l’objectif fixé est rarement celui que les personnages atteignent. Ainsi Behzad qui, à la toute fin du film, renonce à son projet de reportage et quitte le village. Où va-t-il ? Rentre-t-il à Téhéran ? Le film ne le dit pas, à moins de décoder l’entame. Car, si le film n’explicite pas les raisons de sa décision, il y a tout lieu de penser que la fin répond, de manière très suggestive, à la question initiale. On ne sait pas ce que Behzad aura retiré de cette mystérieuse expérience, sinon qu’il aura peut-être trouvé une réponse à la question que la route, sous ses pieds, lui posait en ouverture : la découverte d’un lieu, rien d’autre que lui-même, loin de son statut de cinéaste-reporteur sur les produits de la mort qui entravait son regard et l’empêchait de voir.
57Longtemps j’ai cru qu’Abbas Kiarostami écrivait avec sa caméra sur la page des paysages. Ce fut d’abord une impression. Je pensais alors cette écriture purement ornementale, percevant dans le balancement de ses chemins quelque chose du glyphe persan avec le galbe de ses jambages, l’étirement de ses hampes, écrits au calame dans un style nasta’liq « suspendu », élégant et léger. Il aura fallu un film, Roads of Kiarostami, pour me conduire à ces lectures paysagères, pour définitivement me convaincre que le cinéaste entretenait un rapport scripturaire au paysage, que son art de mettre en scène le chemin consistait à littéralement calligraphier ses plans : non que précisément dans ce film les photographies de chemins filmés reproduisent des lettres jusqu’à former quelque mot ou une quelconque phrase, mais plutôt l’idée que le cinéaste crée, avec ses fondus enchaînés et ses recadrages d’une douceur et d’une fluidité pénétrantes, une espèce de danse scripturale qui, sur la musique de Carl Maria von Weber, redonne vie à la fixité des images ainsi parées d’un extraordinaire flottement. Si j’évoque ce film, je le fais évidemment à dessein. Pour la force d’évocation scripturale que le montage confère à ces paysages, mais surtout parce que le cinéaste y mobilise ensemble image fixe et image animée, cinéma (ici de la vidéo numérique) et photographie. Aborder la question du paysage chez Kiarostami ne peut en effet faire l’économie d’un passage par la photographie où elle trouve son origine, rappelons-le, tout en renvoyant à une époque « de passion et de douleur ». Il n’est pas douteux que passe dans sa manière de filmer le paysage la retenue temporelle de l’instantané photographique, dont la durée semble à la fois immuable et éphémère. Mais, je l’ai évoqué, transposé au cinéma, ce geste s’assortit de la présence d’éléments mobiles qui rappellent combien le cinéma n’est pas la photographie, combien il reste un art du mouvement (fût-il ténu) pris dans une certaine durée. Ce sont, particulièrement lors des moments cinéstasiques, le tremblement des feuilles au-delà du cadre de porte, les corps d’Hossein et de Tahereh glissant sur la plaine, le véhicule de Monsieur Badii qui serpente au loin à travers les collines. Dans Le vent nous emportera, c’est encore une motocyclette lancée à travers les blés flavescents quand, sur la prose d’Omar Khayyâm, le vieux médecin loue le présent qu’il faut préférer aux « bonnes promesses ». Bref, ces moments de stases jamais ne se départissent de ce point mobile qui toujours nous murmure au creux de l’oreille que « la vie continue » contre la mort qui nous immobilise, nous oblige à fermer les yeux sur tant de beauté, sur « la belle nature et l’abondance de Dieu », rappelle le vieux médecin citant là encore Khayyâm. C’est pourquoi la cinéstase, certains y ont peut-être pensé, n’est pas au cinéma ce que le punctum de Barthes serait à la photographie, ce « second élément qui vient casser (ou scander) le studium […], qui part de la scène, comme un flèche et vient me percer137 », et dont Barthes lui-même considérait qu’il était difficilement transposable au cinéma du fait que la « pose [y] est emportée et niée par la suite des images138 ». Et elle l’est d’autant moins que la relation de Kiarostami au paysage est d’abord contemplative et méditative. Ainsi la cinéstase ne vise-t-elle pas en ces moments paysagers, ou très peu, des « points » de stupeur extatique (le punctum de Barthes qui comme une flèche soudain me « point ») ; bien plutôt elle façonne, filons la métaphore, en points de suspension des régimes d’incubation, de transformation et d’enfoncement dans la chose sensible. C’est un temps qui creuse une certaine durée, s’attache une attente patiente et sourde, qui monte lentement du fond pour éclore au monde. Cela ne se dit pas, mais se murmure, se suggère : il faut du temps pour le déchiffrer. Et les chemins, avec leurs contours renflés, pleins ou déliés, suspendus comme des glyphes aux feuilles du paysage, sont de ces attentes et de ces flottements les plus fidèles compagnons. La culture iranienne aime à les comparer à la vie qui, à l’horizon, va et se retire dans son énigme. Si la figure du chemin sied tant à ces états d’étirement et de suspension cinéstasiques, c’est bien parce que son mouvement écrit sur la terre quelque chose de ce mystère, de cette question qu’un glyphe, souvent, ou qu’un mot, certes plus rarement, sous la pression du style flottant, soulève.
Noir cinéstasique
58La démarche cinéstasique apparaît ainsi comme le cœur même de l’art de Kiarostami, le chemin menant à ses plus secrètes perspectives. C’est si vrai qu’elle informe jusqu’à un de ses traits les plus singuliers : la fréquence fascinante de plans au noir dont il est manifeste qu’elle n’a rien d’un choix purement formaliste.
59Cinéaste des extérieurs solaires, Kiarostami entretient en effet un rapport étonnant à la lumière au point que, pendant près de vingt ans, rarement sa caméra aura pénétré dans les espaces intérieurs sinon dans les contextes bien particuliers que constituent les scènes de voiture (selon une modalité singulière puisque l’intérieur est transparent au monde extérieur) ou les scènes d’obscurité. La raison de cette espèce de règle qu’il s’impose à partir d’Et la vie continue… trouve peut-être sa première explication dans le code de la censure islamique qui, depuis 1979, impose qu’à l’écran la femme iranienne soit toujours voilée. Or l’usage veut que, dans l’espace privé, la femme en Iran se dévoile. Afin de s’éviter toute forme d’invraisemblance ou autre compromis menteur, Kiarostami se serait ainsi imposé la règle d’un tournage en extérieur. Mais le contexte politique n’explique bien évidemment pas tout. Il y a autre chose. Il y a déjà que, néoréaliste dans l’âme, Kiarostami n’a jamais vraiment été un cinéaste des intérieurs, à la différence de son cadet Asghar Farhadi. Mais il y a surtout l’expérience singulière qu’a représentée pour lui Et la vie continue… Ainsi que je l’ai déjà dit, ce film remet en scène une expérience qu’avait lui-même vécue le cinéaste lorsque, le lendemain du séisme du 21 juin 1990, il s’était rendu sur place avec son jeune fils pour prendre des nouvelles des acteurs d’Où est la maison de mon ami ? Mais, a-t-il raconté, arrivé sur les lieux du drame et alors que les nouvelles arrivant par la radio ne parlaient que de mort, la catastrophe prit à ses yeux une tout autre dimension : « C’était terrible, mais en même temps, dirait-il, la sensation du soleil qui vous chauffe la peau, la présence extraordinaire des montagnes, s’opposaient aux ruines qui jonchaient le sol. C’est cette opposition de la beauté de la nature et de la catastrophe humaine qui m’a donné envie de faire ce film139. »
60À partir de ce film, et jusqu’à Copie conforme, la caméra de Kiarostami demeurerait ainsi dehors (ou presque) et plongée dans une espèce d’observation attentive du monde extérieur sur fond de méditation paysagère. Pourquoi ? Parce que filmer en intérieur, même en contrevenant à la vraisemblance (sauf à éviter de filmer les femmes), oblige presque systématiquement à recourir à l’éclairage artificiel, ce à quoi le cinéaste semble, depuis lors, s’être autant que possible refusé. Non pour satisfaire quelque Dogme, mais parce que lors de cette expérience préliminaire à la réalisation d’Et la vie continue…, la lumière et la nature rédimaient la mort inflexible et partout palpable. Aussi peut-on dire que le cinéaste aura développé tout au long de ses productions suivantes un véritable art d’évitement des scènes d’intérieur. Ainsi la manière dont, à la nuit, sa caméra reste dehors à filmer la silhouette de Monsieur Badii qui se découpe en ombre chinoise derrière les fenêtres de son appartement. Ainsi encore la maison où réside l’équipe de tournage dans Le vent nous emportera : la caméra n’y pénètre jamais, réduisant les techniciens qui rarement en sortent à de simples voix aussi mystérieuses que leur mission.
61C’est dans ce contexte que se révèle le rôle singulier du noir dans l’œuvre de Kiarostami – et que l’on retrouve la logique cinéstasique. Car pendant cette vingtaine d’années (et en dépit de ce qu’on vient d’écrire, qui presque toujours demeure vrai), le cinéaste ne s’est pas absolument interdit de pénétrer dans les espaces intérieurs : mais c’est chaque fois pour leur part d’obscurité que ces lieux semblent avoir été retenus. Si bien qu’à partir d’Et la vie continue…, il n’est pas faux d’affirmer que le cinéma de Kiarostami pourrait se diviser en deux mondes : d’un côté, certes dominant, le monde extérieur frappé de beauté par la lumière naturelle ; de l’autre le monde intérieur souvent plongé dans la force d’opacité du noir. Cette obscurité, toutefois, n’est pas totale puisque des points de lumière souvent la traversent et que, hormis Au travers des oliviers, tous les films de la période considérée comportent des scènes noires que d’intenses foyers de lumière, toujours intradiégétiques, transpercent. Le caractère souvent intermittent de cette espèce de « battement du pouls de la nuit140 », met alors en mouvement le fond noir stable et immobile, produisant ainsi un effet particulièrement cinéstasique. Ces « flashs d’illumination au milieu d’une incertitude totale141 », c’est par exemple dans Et la vie continue… le passage du tunnel où les phares des voitures à contresens trouent de manière discontinue l’obscurité d’où émerge le générique. Ce sont pêlemêle des phares qui nuitamment nous précipitent, tels deux faisceaux de projecteurs, vers le Grand trou de Monsieur Badii, des éclairs d’orage identiques à des spasmes de lumière, la flamme phosphorescente d’une allumette ou des paquets de nuages jouant à cache-cache avec l’astre de la nuit (Le goût de la cerise, ABC Africa, Five, Roads of Kiarostami). Bref, pour nocturnes qu’elles se donnent, les scènes noires ne le sont jamais complètement chez Kiarostami, comme intérieures elles ne le sont pas seulement sur un plan matériel mais aussi métaphorique. Plonger le spectateur dans le noir, même partiellement, revient en effet à sonder l’obscurité intérieure des personnages et d’un récit dont la particularité est que l’idée de la mort, en ces instants, les travaille. Dans Et la vie continue…, plonger dans le tunnel générique, c’est ainsi passer le couloir de la mort – qu’à ce moment le film encore dessine – pour bientôt renaître à la splendide lumière. Si l’obscurité finale ressortit à celle de la Grande nuit qu’attend Monsieur Badii dans Le goût de la cerise, c’est au romantisme noir de Forough Farrokhzad (dont Behzad récite un poème à Zeynab) que renvoie l’obscurité de l’étable dans Le vent nous emportera. Enfin, la scène de nuit d’ABC Africa ne laisse pas d’évoquer la part sombre des ravages du Sida que le ton du film, dansant et très coloré, se refuse d’ailleurs à traiter de manière misérabiliste.
62Grandeur, obscurité, lumière, le lecteur en conviendra : c’est au sublime que semble pousser ce Fiat obscuritas qui le dispute au Fiat lux des éblouissements et des vertiges. Mais que l’on en reconnaisse quelques-unes des catégories142 fait-il pour autant de Kiarostami un adepte de la chose sublime ? Il faut avouer que l’origine persane de l’auteur ne conduit guère du côté d’un concept qui, quoiqu’universel, a fait les belles heures de la pensée esthétique du XVIIIe siècle occidental. Du reste, alors que la grandeur égare et terrifie les adeptes du sublime, n’apaise-t-elle pas le plus souvent chez Kiarostami ? Suspensives, ses vues de loin ne sont pas « colossales » ; en plongée, elles ne craignent aucun sentiment de puissance, et leur vertige est parfois délicieux. Ce serait toutefois sans compter avec l’ivresse mélancolique qui guette le vertige et, en dépit des assomptions cinéstasiques au vert, la nature qui apparaît plus d’une fois chez Kiarostami bien en peine : l’habitent failles, reliefs arides tailladés par un tremblement de terre, poussières automnales, spirales mélancoliques et erratiques, plongées dans un noir crépusculaire. Pris en mauvaise part, le noir le serait alors pour tout ce qu’il figure de ces déchirures terrestres et de cette aspiration du vide, chères à l’obscurité sublime143. Reste que, contrairement à ce qui se passe avec Burke, et contrairement aussi aux préceptes mêmes du Coran qui intiment de suivre la lumière divine et non les ténèbres, l’obscurité chez Kiarostami n’est pas le siège d’une terreur absolue placée sous la menace lointaine du Grand Juge. Elle est plus d’une fois prise en bonne part car elle fait, si l’on peut dire, briller les étoiles, à l’image de ces foyers de lumière qui viennent souvent trouer le sombre et l’opaque.
63C’est peut-être bien, encore une fois, affaire de culture. Car dans les cultures orientales, le noir n’a pas du tout la connotation souvent négative que nous a transmise l’héritage chrétien médiéval144. La pensée taoïste, par exemple, se caractérise « par une méfiance prononcée à l’égard de l’éclatant, du brillant. Il lui faut voiler l’éclat, car impénétrable et efficace vont de pair dans une tradition où la puissance est à la mesure de l’opacité145 ». Or Kiarostami, on le sait, cultive un goût très personnel pour la fertilité du grand vide noir de la peinture asiatique146 ; il porte aussi un intérêt profond à la pensée extrême-orientale, à ses cinéastes (Ozu), à son art poétique (le Haïku) ou à ses jardins zen. On comprend mieux dès lors pourquoi il célèbre la grandeur du noir, la force de son opacité qui suscite, écrivait dès 1933 le grand théoricien du sombre dans la pensée japonaise Junichirô Tanizaki, « des résonnances inexprimables » car il rehausse les moindres nuances qui « incite[nt] l’homme à la rêverie147 ». Le noir n’est plus alors le signe d’une déréliction, d’un anéantissement vertigineux, encore moins l’incarnation d’un quelconque Malin : il matérialise, en partage avec l’eau dont nous avons parlé plus haut, l’idée que sur les choses nous n’avons pas toujours prise. Surface d’où l’image peut surgir, le noir n’a besoin d’être ni vidé ni rempli puisque son opacité en quelque sorte l’accomplit. C’est évidemment pour sa part d’évasion poétique qu’il retient alors toute l’attention de Kiarostami, pour sa capacité à produire et à engendrer une autre image. Ce retrait de l’image qui caractérise le noir fait sa très grande richesse : il n’inquiète pas, il féconde. Et si ces séquences au noir ont quelque chose de cinéstasique, c’est bien parce que, dans cette obscurité, quelque chose peut d’autant plus se suspendre que le temps de la pensée est alors mis en mouvement par l’imagination et le verbe poétique. Lieu d’ouverture imaginaire, la fertilité du noir nourrit un monde qui soudain s’ouvre aux sensations et à la puissance des métaphores (ainsi la nuit parée de ses reflets diamantés dans Où est la maison de mon ami ?). Loin de réduire, le noir gonfle alors le monde diégétique de perceptions tactiles qu’accroissent les sons et les lumières qu’on lui applique. Là réside peut-être la raison pour laquelle le noir, chez Kiarostami, ne va jamais seul sinon, pour une fois, comme « image du trépas » à l’extrémité du Goût de la cerise, cette matière de noir où Michèle Garneau a vu le « seuil148 » que Monsieur Badii doit franchir pour passer de l’autre côté et renaître.
64On se gardera donc de négliger ces influences asiatiques. Mais à bien considérer le contexte culturel et religieux, on ne peut évidemment pas détacher la question poétique que soulève l’ordre du noir chez Kiarostami du statut sacré dont il jouit par ailleurs dans le monde iranien. Couleur préférée du Prophète, le noir est celle de la Kaaba et d’une pierre qu’elle renferme en un de ses angles, dit « Angle de la Pierre noire ». Pour les chiites, entièrement noir sera par ailleurs l’étendard (Al-Raya) de l’Islam au moment du retour du Mahdi qui s’est occulté149. Le lecteur comprendra qu’il ne s’agit pas pour autant de qualifier les constructions de Kiarostami de chiites en leur essence, mais seulement de dire qu’elles puisent peut-être une part de leur origine dans cette culture religieuse qu’a captée depuis le Moyen Âge toute une tradition poétique mystique. Celle-ci laisse souvent sa part à l’ombre ou à l’appréciation et il faut admettre que de nombreuses résolutions narratives dans les films de Kiarostami sont de la même manière « occultées » : comme on ne saura jamais ce qu’a dit Tahereh, on ne connaîtra jamais les raisons de la mélancolie dont souffre Monsieur Badii, ni même s’il meurt à la fin du film. Mais occultés sont aussi certains personnages que la fiction voile ou dissimule selon le degré de nécessité. Ainsi la vieille dame mourante, ainsi Youssef le terrassier, Zeynab ou les membres de l’équipe de tournage dans Le vent nous emportera. Passe indéniablement dans ces pans de narration énigmatiques quelque chose de la forte dynamique intellectuelle qui entoure le noir dans la culture islamopersane. Mais ce qu’il faut ajouter, c’est que ce pouvoir énigmatique du noir n’a rien d’univoque, qu’il entretient un lien profond avec la poésie et que c’est à elle et à son pouvoir de suggestion que ces moments d’obscurité payent d’abord leur dette chez Kiarostami.
65C’est qu’il n’est pour lui rien de plus profond que le registre poétique. Je propose donc pour conclure d’en observer les pouvoirs avec la séquence, comme par hasard à demi obscure, de l’étable du Vent nous emportera. Pour bien en saisir tout l’enjeu cinéstasique, je la mettrai en regard de la séquence se déroulant au milieu des champs de blé, au cours de laquelle, rappelons-nous, Behzad reçoit de la bouche du vieux médecin les enseignements de Khayyâm, à l’origine sans nul doute de son renoncement final et de son départ du village.
66En préambule, notons d’abord certaines propriétés narratives et diégétiques qui apparentent ces deux séquences à des cinéstases dans une économie de moyens pourtant distincte. À l’étable, déjà la halte physique que constitue cette pause narrative au regard de l’agitation stérile qui habite par ailleurs le documentariste-reporter toujours à courir (à pied ou à bord de son 4 × 4) pour capter les communications sur son mobile. Immobilité, ensuite, du plan fixe que compense, dans l’obscurité féconde, la continuité du plan-séquence comme la lecture poétique propice à la projection imaginaire. Sur fond de champs de blé, dans l’autre séquence de même le changement de locomotion que signifie ici la motocyclette, laquelle semble glisser sur les blés à l’image d’Hossein et Tahereh au milieu de l’oliveraie. Mais encore les valeurs de plan dissociées, la vue au loin, parfois tabulaire, et l’écoute très près, ou le fait que Behzad ici ne pilote plus la machine (entendons : la machine qu’est son équipe ou celle du récit), mais se fait conduire, s’abandonne à un personnage qui lui sert de guide150 et coupe, littéralement, par les blés.
67Ces quelques éléments posés, voyons à présent le personnage de Youssef qui sert de passeur et dont l’accident au cimetière provoquera la rencontre de Behzad avec le vieux médecin, partant la séquence à motocyclette au milieu des blés. De ce Youssef le film ne dit pas grand-chose. Occulté, nous n’en verrons jamais le visage ni ne saurons les raisons exactes de son travail au cimetière, à l’instar de Zeynab, la jeune fille de l’étable qui l’approvisionne clandestinement en lait – la cavité obscure comme le trou du cimetière maintenant ainsi le couple dans une sorte d’union secrète, pour ne pas dire souterraine, comme les lieux où le film les tient attachés. Enfin, il convient de mentionner la proximité qu’entretient Youssef avec la mort. Outre qu’il travaille au cimetière, c’est de la main même de cette espèce de nocher des Enfers que Behzad recevra l’os de fémur qui l’accompagnera tout au long du film sur le tableau de bord de son 4 × 4. Tel Hamlet avisant le crâne de Yorick (l’allusion, évidente, n’a bizarrement jamais été relevée), juste avant de quitter le village il finira par s’en débarrasser comme on se détache de « ce qui reste de la mort […], tandis que le vent le ramène à la vie, à un monde au goût de la fraise et aux brusques envies de lait, obscur paradis des pulsions éternelles151 ». N’était que Bezhad attend en outre la mort d’une vieille dame pour commencer son reportage : terrassier au cimetière, fournisseur en ossements, amant souterrain des antres nocturnes, tout apparente Youssef à l’idée d’une présence effective de la mort sur ces terres par ailleurs fertiles, riches en blé, en fruits, et baignées d’une extraordinaire lumière. C’est évidemment tout le sens de la séquence au milieu des champs de blé sur l’air chanté des Rubayats d’Omar Khayyâm, lorsque le vieux médecin rappelle à Behzad combien il est important de profiter de la vie car le temps à chaque seconde fait son ouvrage et nous rapproche de la mort qui menace : « On me dit qu’elle est belle comme une houri des cieux ! Je me dis, moi, que le jus de la treille vaut mieux. Préfère le présent à ces bonnes promesses. C’est de loin que le tambour paraît mélodieux… Préfère le présent… », déclame-t-il à Behzad tandis que le vent emporte ses dernières paroles comme la motocyclette disparaît derrière l’horizon flavescent des champs de blé. C’est bien évidemment au poème de Forough Farrokhzad qui donne son titre au film, « Le vent nous emportera ! », récité quelques jours auparavant dans la demi-obscurité de l’étable, que répondent ici pied à pied les commandements de Khayyâm repris par le vieux médecin.
« Dans ma petite nuit, hélas !
Le vent a rendez-vous avec les feuilles
Dans ma petite nuit,
persiste l’angoisse de la ruine
Écoute !
Entends-tu le souffle de l’ obscurité ?
Je porte un regard étrange
sur ce bonheur,
et je m’habitue
à ma désespérance
Écoute !
Entends-tu le souffle de l’obscurité ?
Il se passe quelque chose cette nuit
La lune est rouge, anxieuse
et sur ce toit
qui risque de s’effondrer,
les nuages, comme une foule en deuil,
semblent attendre l’instant de la pluie
Un instant
et puis, rien
Derrière cette fenêtre,
la nuit tremble
et la Terre
cesse de tourner
Derrière cette fenêtre,
un inconnu s’inquiète pour moi et toi
Ô verdoyant !
Mets tes mains
comme un souvenir brûlant
dans mes mains amoureuses
et confie tes lèvres
comme une sensation vivante
aux caresses de mes lèvres amoureuses
Le vent nous emportera !
Le vent nous emportera152 ! »
68De toute évidence, ces deux séquences scellent un pacte poétique de nature cinéstasique qu’il me faut à présent considérer. Placées sous le signe de la poésie, elles croisent deux figures emblématiques de la poésie persane que près de neuf siècles séparent : d’un côté celle épicurienne et sceptique du poète de Nichapour, de l’autre celle crépusculaire, désespérée et sensuelle de Forough Farrokhzad, dont le « regard, dirait Kiarostami à la sortie du film, est très proche de Khayyâm153 ». Forough Farrokhzad, figure de proue de la femme iranienne moderne des années soixante morte prématurément dans un accident de voiture à l’âge de 32 ans154, partage en effet avec Khayyâm le goût pour les plaisirs de l’existence, bonheur qui, sous leur plume respective, jamais ne se départit de sa toute relativité face à la fragilité de l’existence, source chez l’une comme chez l’autre d’une incurable blessure155. Dans ses poèmes, disait ainsi Sadegh Hedayat, Khayyâm « s’arrange pour que le mot même de bonheur vous reste en travers de la gorge156 ». Mors certa, hora incerta : sous sa plume, ainsi l’éloge de la vie ne va-t-elle jamais seule et donne la main à la Grande faucheuse qui souvent coupe dans le dernier vers :
« Prends le verre dans une main, telle une tulipe du mois de mai !
Avec une jolie à joue de tulipes, si le jour s’y prête, sois gai ! Fais la fête !
Bois du vin dans la douceur du temps !
Le temps vieillissant dans l’argile va t’allonger157 ! »
69Tout le génie de Kiarostami aura donc été de penser, à trente minutes d’intervalle, ces deux cinéstases comme le yin et le yang d’un même écu poétique, avec sa face sombre et sa face lumineuse, son envers intérieur et son avers extérieur, son côté face caverneux, retiré, et son côté pile ouvert et paysager. À trop les penser en termes d’opposition et non de complémentarité ou même de réversibilité, on ferait toutefois une grossière erreur. Car autant la couleur éclate dans la séquence à motocyclette, avec ses blés d’or rehaussés de vert et de pourpre, autant le noir dans la cave glorifie et gonfle l’éclat de la lampe à gaz assorti du foyer rougeoyant que constitue, tout à côté, la robe de Zeynab. Là encore, le choix de la couleur rouge, rare chez Kiarostami, est loin d’être, me semble-t-il, fortuit. Selon la tradition persane zoroastrienne qui l’a adoptée (ses adeptes en sont parés), cette couleur symbolise en effet le feu régénérateur associé aux célébrations de Norouz, ce Nouvel An iranien que le savant Khayyâm, dépêché par le grand vizir Nizam ul Mulk à l’observatoire de Merv, a fait coïncider avec l’arrivée du printemps (soit le 20 mars) cinq siècles avant l’avènement du calendrier grégorien en Occident. Associé à la nouvelle année depuis près de dix siècles, au renouveau et à la fécondité qu’apporte et que symbolise le printemps, mais aussi à la lampe qui brûle à ses pieds, assurément le rouge de la robe de Zeynab, littéralement l’« arbre du désert aux couleurs parfumées », n’est dans ce contexte pas tout à fait accidentel : il ajoute, de surcroît dans l’imaginaire iranien, une intensité érotique évidente à la scène, en lien évidemment avec la nature sensuelle du poème lui-même, mais en vis-à-vis aussi de la cinéstase au milieu des blés mûrs, placée sous le patronage de l’épicurien et agnostique Khayyâm.
70En y adossant les vers de Khayyâm, peu s’en faut en effet que Kiarostami oriente notre regard et augmente d’une gloire nouvelle la grâce naturelle de ces somptueux paysages du Kurdistan iranien, choisis à dessein par le cinéaste. À la mort dont il ne faut rien attendre répond la généreuse nature que vante le vieux médecin des âmes, alias Khayyâm, comme au vent qui nous emportera répond le « Verdoyant » auquel s’abandonne, dans son poème, le désir de la poétesse amoureuse pour soigner sa désespérance. À l’instar des paysages que la caméra de Kiarostami exalte, le choix de la cavité comme lieu de récitation joue, qui plus est, de sa puissance à ranimer les vieux mythes de la Terre. « Dans la longue durée », note Michel Pastoureau, « le noir matriciel des origines est longtemps resté associé à la symbolique de certains lieux, comme les cavernes et tous les endroits naturels qui semblent communiquer avec les entrailles de la Terre : antres, grottes, gouffres, galeries souterraines ou rupestres. Bien que privés de lumière, ce sont des creusets fertiles, des lieux de naissance ou de métamorphose, de réceptacles d’énergie et par là même des espaces sacrés qui ont sans doute constitué les plus anciens lieux de culte de l’humanité158 ». Ces recoins sombres sont des lieux où, suggestive, la chose poétique chez Kiarostami aime naturellement se glisser. Car dans cette demi-obscurité le noir ne donne pas grand-chose à voir ou à lire, mais tout à imaginer. Dès lors, le feu qui brûle en son sein, au fond de l’étable, est, on l’aura compris, métaphorique. C’est l’éclat de la poésie qui éclaire cette nuit sur le point de jeter son voile de ténèbres pour sauver l’esprit de ses afflictions malades. Mais c’est aussi, et surtout, l’esprit de Forough, littéralement la « lumière », qui ici rayonne et l’illumine, comme un don, « le don de la poésie », cette poésie « qui n’a pu s’écrire, comme toute poésie, que les yeux fermés » et qui s’offre « dans les limbes du visible » à une « jeune femme aux yeux invisibles159 », écrit remarquablement Alain Bergala.
71Encore une fois, c’est à cette qualité obscure qu’il faut évidemment s’en remettre ; c’est en regard du dispositif cinéstasique paysager nimbé d’une efficiente clarté qu’il faut saisir cette « maison noire » où « la nuit tremble et la Terre cesse de tourner » nous dit le poème de Forough Farrokhzad, notamment dans sa capacité à libérer la puissance des métaphores. La demi-obscurité aide au déchiffrement de cet arrière-monde qui, dans les vers de la poétesse, figure un exil, un retrait douloureux où brille comme un soleil noir le verbe poétique. Lire, dit Alberto Manguel, l’ami de Borges, lire c’est beaucoup plus que lire l’écriture. L’astronome qui lit les cartes du ciel, « l’amant qui lit à l’aveuglette le corps aimé, la nuit […] ; le pêcheur hawaïen qui lit les courants en plongeant une main dans l’eau ; le fermier qui lit dans le ciel le temps qu’il va faire – tous partagent avec le lecteur de livres l’art de déchiffrer et de traduire des signes. […] Et pourtant, dans chaque cas, c’est le lecteur qui lit le sens ; c’est le lecteur qui accorde ou reconnaît à un objet, un lieu ou un événement une certaine lisibilité, […] une signification160 ». Ainsi en va-t-il ici, et mieux encore pour l’auditeur que nous sommes, de cette lecture à haute voix dans la pénombre de la caverne. Car, libéré de la matérialité du signe, le texte dit gagne, sur le texte lu intérieurement, en puissance d’évocation et sans doute d’abstraction. L’imagination profite de sa qualité alors orale pour prospérer là où la chose harmonisée par le lien « musaïque161 » d’abord la mobilise : la musicalité du verbe poétique, ses images, sa métrique, ses analogies. Et le noir, comme le vert le fait ailleurs, hydrate notre regard, joue ici de sa qualité cosmique pour pousser les portes de cette province retirée que nourrit le verbe poétique. Cet étrange territoire où, avec l’imagination, dès lors nos pensées pénètrent, est un lieu sans lieu, un temps sans durée ; c’est un monde sans odeur, sans couleur, sans épaisseur, sans images autres que mentales. Labile, irréel, flottant, vulnérable, rien ne s’y fixe, tout y « tremble » et ondule, à l’image des chemins aux sinueuses courbures. « Comme de longs échos qui au loin se confondent » (Baudelaire), cela s’enfuit et revient, se recompose et se réordonne au gré des correspondances, des rythmes, des sonorités que les mots entretissent. Cela ne raconte pas d’histoires, mais cela les suggère ; cela ne construit pas un discours mais éveille des impressions qui sont comme des portes qu’on ouvre et qu’on referme, dans un battement aussi éphémère que la passante de Baudelaire. Dans l’observation quasi immobile de cette scène poétique, le cinéma dessine alors une trajectoire suspensive dont le noir retient l’expansion quand la flamme l’attise : il produit une figure, une figure cinéstasique.
72Elle dit : « Dans ma petite nuit persiste l’angoisse de la ruine. » Elle dit que la lune est « anxieuse », qu’elle entend « le souffle de l’obscurité ». Qui est-elle cette femme pour entendre et voir des choses pareilles, sinon un poète ? Quel est donc ce monde où les roches souffrent, où l’inerte meut, sinon la poésie ? Avec pour écran des métaphores, à l’instar du « vent », de cette « foule en deuil » que sont ces « nuages » croulant sous la voûte du ventre noir de la Terre, la poésie ne laisse pas de nous emporter. À ce voyage où l’on ne se déplace que par la pensée, tend le cinéma de Kiarostami, pourtant si soucieux de rendre au plus près les matières du monde. Décidément, son univers est une terre où deux visages toujours interfèrent, s’interpénètrent, du dedans au dehors, du sombre au clair, du fertile à l’aride, du végétal au minéral, du froid au chaud, du sec à l’humide, du plein au vide. Et quel est donc ce mouvement aléatoire et pendulaire qui toujours nous surprend contre le sombre mur frappé de l’aura de lumière, nous saisit flottant au gré de ses fables serpentines, nous jette sur des chemins ductiles dont on ignore tout de l’horizon où ils se retirent, qui hydrate la poussière de vertes coulées roboratives sinon… sinon un balancement cinéstasique ? Un peu comme le demi-sourire de la Joconde qui n’est ni tout à fait un sourire, ni tout à fait une peine, et qui laisse à l’indécision sa part de mystère.
Notes de bas de page
1 François de la Bretèque, « Abbas Kiarostami réinventeur du cinéma », Philippe Ragel (dir.), Abbas Kiarostami. Le cinéma à l’épreuve du réel, Crisnée, Éditions Yellow Now, coll. « Côté cinéma », 2008, p. 76.
2 Ángel Quintana, Fabula de lo visible : el cine come creador de realidades, vol. 67, Barcelone, Acantilado, 2003, p. 237. Ma traduction.
3 Région située à 350 km environ au nord-ouest de Téhéran, entre l’Azerbaïdjan (au nord) et la province du Mazandéran (au sud), le Gilan forme une vaste plaine au bord de la mer Caspienne. On y accède principalement par la vallée du Sefid-Rud qui perfore, à l’est, le massif montagneux en direction de la plaine littorale où le fleuve meurt en delta. C’est une région tempérée aux couleurs verdoyantes : sa terre riche et humide, essentiellement consacrée à la culture du riz et des oliviers, profite de précipitations assez élevées et de températures agréables dues à sa situation subtropicale. Mais isolé par les hauts reliefs secs et arides de l’Alborz qui ont de tout temps rendu son accès difficile, le Gilan a conservé une structure sociale archaïque. On y parle un dialecte particulier, quoiqu’appartenant à la famille persane, le gilaki.
4 Jean-Pierre Digard, Bernard Hourcade et Yann Richard, L’Iran au XXe siècle. Entre nationalisme, islam et modernisation, Paris, Fayard, nouvelle édition revue et mise à jour, 2007, p. 296.
5 Malgré l’exode rural massif, près de la moitié des Iraniens vivait encore à la campagne en 1986 (contre moins de 25 % aujourd’hui). Voir Jean-Pierre Digard, Bernard Hourcade et Yann Richard, L’Iran au XXe siècle. Entre nationalisme, islam et modernisation, op. cit., p. 13. En complément, voir aussi Bernard Hourcade, Géopolitique de l’Iran, Paris, Armand Colin, coll. « Perspectives géopolitiques », 2010, p. 80-81.
6 Que l’on trouve parfois orthographié « Kanun », notamment en anglais.
7 Entre 1970 (Le pain et la rue) et 1992 (Et la vie continue…), Kiarostami signerait près d’une vingtaine de films (courts, moyens et longs métrages) pour le Kanoun dont il est aujourd’hui retraité.
8 Si le nombre de victimes de la guerre varie considérablement selon les sources, le chiffre le plus communément admis reste celui d’« un million [de morts] pour les deux pays » (Alain Gresh et Dominique Vidal, Les 100 clés du Proche-Orient, Paris, Hachette Littératures, 2006, p. 262).
9 Florissante sous le Shah, la production cinématographique s’était en effet littéralement effondrée du fait de la guerre et du changement politique. Alors que sous l’empire l’Iran avait pu produire jusqu’à 90 films par an, en 1978 seulement 15 films seraient par exemple produits, mauvais résultat que reconduirait l’industrie du cinéma au moins jusqu’à l’année 1983. Voir Mamad Haghighat, Histoire du cinéma iranien. 1900-1999, Paris, BPI Centre Georges-Pompidou, 1999, p. 115-116, 121 et 128.
10 Ainsi, le 19 août 1978, l’incendie du cinéma Rex d’Abadan, perpétré par les nervis du régime avec quelque 400 brûlés vifs et coordonné, selon certaines sources, par le Guide actuel, Ali Khamenei. Sur ces questions, voir l’excellent documentaire de Nader Takmil Homayoun, Iran : une révolution cinématographique (2005).
11 Avec notamment la création de la Fondation Farabi et du Festival du film de Fajr en 1983.
12 Voir Politique du cinéma iranien, Agnès Devictor, Paris, CNRS Éditions, 2004, plus précisément le chapitre iii : « La censure », p. 87-111.
13 « Trente questions à Abbas Kiarostami par Michel Ciment », Abbas Kiarostami. Photographies, Photographs, Fotografie…, Paris, Hazan, 1999, p. 7.
14 « Correspondance Abbas Kiarostami Philippe Ragel », Philippe Ragel (dir.), L’Arbre, Entrelacs, no 6, Toulouse, université Toulouse II-Le Mirail, 2007, p. 15.
15 Le cinéaste fait ici allusion à son divorce d’avec son épouse Parvin, mère de ses deux enfants, Ahmad et Bahman.
16 Hormis les cas isolés que constituent alors en URSS Andreï Tarkovski, en Grèce Theo Angelopoulos ou en Hongrie Béla Tarr, les frémissements asiatiques se faisaient encore à peine sentir. En effet, les nouvelles vagues taïwanaises, sensibles aux dépressions poétiques du récit (on pense à Hou Hsiao Hsien, à Edward Yang), ou encore celles de Hong Kong (Wong Kar-wai), de Chine continentale (Jia Zang-ke) ou japonaises (Naomi Kawase), émergeraient vraiment au milieu des années 1990-2000.
17 Youssef Ishaghpour, Le Réel, face et pile, Tours, Farrago, 2000, p. 16 et 24.
18 Sinon avec Ten, mais ce serait plus de dix ans après, dix années qui, peu s’en faut, allaient compter.
19 Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami. Le cinéma revisité, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire/Cinéma », 2010.
20 Jean-Luc Nancy, « De l’évidence… », art. cit., p. 50-59.
21 Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, op. cit., p. 9 et 11.
22 Le titre français n’est pas la traduction exacte du titre persan qui signifie : La vie et rien d’autre. On ne put distribuer le film de Kiarostami sous ce titre-là en France car Bertrand Tavernier l’avait utilisé pour un film sur l’après-guerre de 1914-18 qu’il avait réalisé en 1989 avec Philippe Noiret et Sabine Azéma. En accord avec le cinéaste qui insista pour qu’on ajoute trois points de suspension comme dans le titre persan (qui souvent disparaissent sous la plume des critiques et/ou universitaires), le film fut ainsi distribué dans l’hexagone sous le titre Et la vie continue…
23 Jean-Luc Nancy, « De l’évidence… », art. cit, p. 53.
24 Ibid., p. 53.
25 Philippe Ragel, « L’émotion continue », art. cit., p. 97-111.
26 Ibid., p. 99.
27 Ibid., p. 99.
28 Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, op. cit., p. 43.
29 Il conviendrait d’écrire ici l’axe « Téhéran-Rasht ». Poshteh et Koker sont en effet deux villages séparés de quelques dizaines de kilomètres, situés à l’entrée de la province du Gilan, un peu après Roudbar, sur la route de la mer Caspienne par la vallée du fleuve Sefid-Rud menant jusqu’à Rasht, capitale de la province.
30 Kiarostami profite en effet du noir naturel du tunnel pour poser son générique.
31 Le cinéaste a raconté comment ce film remettait en scène un voyage qu’il avait effectivement réalisé en compagnie de son jeune fils Bahman le lendemain de la catastrophe du 21 juin 1990, à la différence près qu’ils avaient réussi à faire l’aller-retour Téhéran-Koker dans la journée sans être toutefois parvenus à retrouver les frères Ahmad pour. Voir « Jusqu’au bout de la route », entretien réalisé par Philippe Piazzo et Frédéric Richard, Positif, no 380, oct. 1992, p. 30. On complétera avec « À propos de Et la vie continue… », Laurent Roth (dir.), Abbas Kiarostami, Paris, Petite bibliothèque des Cahiers du cinéma, 1997, p. 42.
32 Voir Philippe Ragel, « Chemin faisant… avec Abbas Kiarostami », Imaginaire, Entrelacs, no 8, Toulouse, LARA/ESAV, université Toulouse II-Le Mirail, février 2011, p. 65-67.
33 Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, op. cit., p. 39.
34 François Laplantine, Leçons de cinéma pour notre époque. Politique du sensible, Téraèdre/revue Murmure, 2007, p. 99.
35 Raoul Ruiz, Poétique du cinéma. 1 : Miscellanées, Paris, Éditions Dis Voir, 1995, plus particulièrement le chapitre i : « Théorie du conflit central », p. 9-23.
36 On pense à la trilogie paysanne, Profils paysans (2001 et 2005) et La vie moderne (2008).
37 Pour en finir avec certains schématismes assimilant le système dominant au seul cinéma hollywoodien, rappelons-nous dans Les ensorcelés (The Bad and the Beautiful, Vincente Minnelli, 1952), la réponse du réalisateur Whitfield (Leo G. Carroll) à son autoritaire producteur Jonathan Shields (Kirk Douglas) qui estime que toute une dimension lui a échappé dans la scène qu’il vient de tourner : « Je pourrais faire de cette scène l’apogée du film. Mais je serais un mauvais réalisateur. […] Un film n’est pas seulement une suite de moments forts. C’est une construction globale où il faut savoir ralentir. »
38 Marc Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique, Paris, Gallimard, coll. « Folio/Essais », 1997, p. 26.
39 « Dans ce long chant qu’est le nouveau film de Kiarostami en hommage à la nature et à la vie [Au travers des oliviers], il faut retenir le mot juste : greffer. Ce verbe désigne tantôt un geste inspiré de la nature et de ses lois fondamentales, tantôt le geste évocateur de Kiarostami chaque fois qu’il amorce un nouveau film. Comme si pour donner corps au nouveau, il avait besoin de prendre greffe sur une vie déjà entamée, passée, sur le passé » (Mojdeh Famili, « Au travers des oliviers ou le flagrant délit de légender », Cahiers d’études sur la Méditerranée orientale et le monde turco-iranien [CEMOTI], no 19, janvier-juin 1995, p. 503).
40 Sohrab Sepehri, Où est la maison de l’ami ? Poèmes : 1951-1977, Paris, Lettres persanes, trad. Jalal Alavinia, p. 114-115.
41 On doit à l’initiative d’Alain Bergala et de Jordi Balló ces Lettres vidéo qu’ont échangées Victor Erice et Abbas Kiarostami au cours des années 2006-2007. Elles furent présentées à plusieurs reprises dans le cadre de l’exposition Erice Kiarostami. Correspondances montrée au cours de cette période notamment à Barcelone, Madrid et Paris. Nous renvoyons aux différents catalogues édités dans le cadre de cette exposition par le CCCB de Barcelone en 2006 et le Centre Pompidou en 2007. En complément, voir Philippe Ragel, « Lettres vidéo Kiarostami Erice : les liaisons serpentines », Éléonore Hamaide-jager et Françoise Heitz (dir.), La Lettre au cinéma, Arras, Artois presses universités, coll. « Lettres et civilisation étrangères. Cinémas », 2014, p 145-154.
42 À ce titre, voir le catalogue d’exposition Stille und bewegte Bilder, Silke von Berswordt-Wallrabe (dir.), Situation Kunst Foudation (Bochum), Ostfildern, éd. Hatje Cantz, 2012. De même Pluie et vent, Abbas Kiarostami, Paris, Gallimard, 2008.
43 En complément du DVD Le vent nous emportera, MK2, 2002.
44 Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, Paris, José Corti, 1993, p. 20.
45 Ibid., p. 20.
46 Nous renvoyons le lecteur aux deux plans-séquences qui ouvrent et ferment cet essai filmé, notamment dans le premier cette manière qu’ont les vagues de jouer avec le morceau de bois qui tarde à échouer.
47 Gaston Bachelard, L’Eau et les rêves : essai sur l’imagination de la matière, op. cit., p. 15.
48 « Qu’elle [l’eau] jaillisse au jour, elle est toute chargée des puissances primitives des roches traversées. Elle entraîne avec soi des bribes d’atomes, des éléments d’énergie pure, des bulles des gaz souterrains, et parfois la chaleur intime de la terre » (Paul Valéry, « Louanges de l’eau », Œuvres I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1957, p. 203).
49 Un qanât (ou canal) est une longue galerie souterraine drainante creusée à une profondeur parfois de plus de cent mètres. Il permet de conduire l’eau de la nappe phréatique des montagnes bien arrosées jusqu’aux champs et aux villages, en mettant à profit la déclivité naturelle du relief.
50 Voir Philip Huyse,La Perse antique, Paris, Les Belles Lettres, coll. « Guide Belles Lettres des Civilisations », 2005, p. 72-75.
51 Ainsi le bassin traditionnel qui, tant spatialement que symboliquement, organise encore aujourd’hui toute la cour intérieure de l’habitat iranien avec ses rites (les poissons rouges) reçus de cette époque achéménide.
52 On sait que les Grecs diront paradeisos (d’où le latin paradisus), mot qu’utilisera aussi la version grecque de la Bible quand la Bible hébraïque parlait, elle, de jardin d’Éden. En persan moderne, ce mot a donné pardez, synonyme d’« enclos ».
53 Ainsi l’eau de Kowsar, cette source héritée du jardin-paradis de la cosmologie mazdéenne (la religion de Zarathoustra), archétype recyclé ensuite par toutes les religions du Livre, dont évidemment l’Islam.
54 L’homme dit arriver d’Emamzadeh (bourgade proche de Qazvin).
55 Jean-Claude Pinson, Habiter en poète, Seyssel, Champ Vallon, 1995, p. 138-155.
56 Dans la tradition avestique, le coq joue un rôle sacré. Il est associé à la divinité Sraosa, celle qui accompagne Mithra au Dernier jugement.
57 Stéphane Goudet, « La reprise », Positif, no 408, févr. 1995, p. 13.
58 Dans son entretien avec Jean-Luc Nancy, le cinéaste explique combien cette image du paysan fumant sa longue pipe traditionnelle autour d’une table bien garnie représentait à l’époque du film « le summum des rêves d’un paysan iranien » (p. 85). À l’origine, il s’agissait d’une peinture de style populaire dont on avait fait une photographie qui s’était répandue dans les villages iraniens. C’était « l’image idéale du paysan au moment le plus heureux de sa vie » (p. 83). Dans le film, commente Kiarostami, cette reproduction est cependant fissurée par le milieu « pour une raison symbolique. […] Le paysan est séparé de tout ce à quoi il tenait : son pain, sa tasse de thé, sa viande. Ses moyens de subsistance se sont trouvés menacés. Le séisme a créé un fossé entre lui et ses biens. Mais son état d’esprit est resté le même » (p. 83). Sur les moyens mis en œuvre pour obtenir ce rendu particulier, le cinéaste ensuite d’expliquer : « cette image déchirée par la fissure est impossible. Une affiche collée au mur serait tombée lors du tremblement de terre. Seule une peinture murale aurait pu se lézarder ainsi. J’ai donc trouvé un mur fendu, appliqué l’image contre la fissure, disposé une lumière derrière pour pouvoir précisément tracer ce mouvement en zigzag sur l’image puis je l’ai déchirée » (p. 83) [Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, op. cit.].
59 Leon Battista Alberti, La Peinture, éd. de Thomas Golsenne et Bertrand Prévost, Paris, Le Seuil, coll. « Sources du savoir », 2004, p. 82.
60 Gérard Wajcman, Fenêtre. Chronique du regard et de l’intime, Paris, Verdier, coll. « Philia », 2004, p. 270.
61 Andrea Del Lungo, La Fenêtre. Sémiologie et histoire de la représentation littéraire, Paris, Le Seuil, coll. « Poétique », 2014, p. 47.
62 Ibid., p. 44.
63 Selon la traduction proposée et commentée par Andrea Del Lungo en note, ibid., p. 44. Le texte toscan est : « finestra aperta per donde io miri quello che quivi sarà dipinto ».
64 Ibid., p. 44.
65 Ibid., p. 44-45.
66 Erwin Panofsky, La Perspective comme forme symbolique, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Le sens commun », 1976, p. 97.
67 Alain Bergala, « Du paysage comme inquiétude », Philippe Ragel (dir.), Abbas Kiarostami. Le cinéma à l’épreuve du réel, op. cit., p. 105.
68 À propos de ces questions et malgré certaines faiblesses de l’ouvrage, il nous faut mentionner Sussan Shams, Le Cinéma d’Abbas Kiarostami. Un voyage vers l’Orient mystique, Paris, L’Harmattan, coll. « Champs visuels », 2011, notamment le chapitre : « Un monde bidimensionnel », p. 105-116.
69 Youssef Ishaghpour, La Miniature persane. Les couleurs de la lumière : le miroir et le jardin, Tours, Farrago, 1999, p. 31.
70 Ibid., p. 13.
71 Ibid., p. 23.
72 Marco Della Nave, Abbas Kiarostami, Milan, Il Castoro Cinema, 2003, p. 94. Ma traduction.
73 Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque des idées », 1945, p. 248.
74 Michel Collot, La Pensée-paysage. Philosophie, arts, littérature, Arles, Acte Sud/ENSP, coll. « Paysage », 2011, p. 12.
75 Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, op. cit., p. 31.
76 Frank Curot, Styles filmiques. 2 : les réalismes, Paris/Caen, Lettres modernes/Minard, coll. « Études cinématographiques », 2004, p. 235.
77 Ibid., p. 235-236.
78 « La poésie, c’est rendre le monde au visage de sa présence » (Yves Bonnefoy, Entretiens sur la poésie (1972-1990), Paris, Mercure de France, 1990, p. 8).
79 Alain Bergala, Abbas Kiarostami, Paris, Éditions Cahiers du cinéma, coll. « Les petits Cahiers/SCEREN-CNDP », 2004, p. 6. Alain Bergala fait ici référence à l’ouverture, lorsque l’enfant, qui rentre chez lui une galette de pain sangak à la main, voit sa route barrée par un chien menaçant. Ne sachant comment faire pour poursuivre son chemin, l’enfant stationne un long moment à l’angle de la rue. À propos de cette ouverture que j’ai analysée selon une approche néanmoins un peu différente, je renvoie le lecteur à mon article « Réalisme, mon faux souci », Des-aveux de sens, Entrelacs, no 4, LARA/ESAV, université de Toulouse II-Le Mirail, 2002, p. 163-173.
80 Abbas Kiarostami, « Le monde d’A. K. Propos », Laurent Roth (dir.), Abbas Kiarostami, op. cit, p. 30.
81 Alain Bergala, Abbas Kiarostami, op. cit, p. 43-44.
82 Laurent Roth, « Abbas Kiarostami. Le dompteur de regard », Abbas Kiarostami, op. cit., p. 14.
83 Autrement dit ces beautés comme les « oiseaux » ou les « fleurs » qui ne demandent et ne souffrent pas d’être améliorées, à la différence des beautés dites « adhérentes » (l’homme, la femme, le cheval, un palais, etc.). Emmanuel Kant, Critique de la faculté de juger, livre I (« Analytique du Beau »), § 16, trad. Alain Renaut, Paris, Aubier, coll. « Bibliothèque philosophique », 1995, p. 208-209.
84 Alain Bergala, Abbas Kiarostami, op. cit., p. 59.
85 À propos des rapports de Kiarostami à l’esthétique des films Lumière, voir François De La Bretèque, « Abbas Kiarostami réinventeur du cinéma », Philippe Ragel (dir.), Abbas Kiarostami. Le cinéma à l’épreuve du réel, op. cit., p. 67-76.
86 Caroline Renard, « De la prolongation des plans », ibid., p. 90.
87 Rappelons que le terme se trouve dans le Journal d’André Gide, lequel désirait appliquer aux textes littéraires un procédé comparable à celui de l’art du « blason qui consiste, dans le premier, à en mettre un second “en abyme” » (André Gide, Journal I, 1887-1925, « septembre 1893 », Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1966, p. 171).
88 Abbas Kiarostami, « Les six faces du cube », entretien réalisé par Michel Ciment et Stéphane Goudet, Positif, no 408, févr. 1995, p. 17.
89 Alain Bergala, Abbas Kiarostami, op. cit., p. 76.
90 Abbas Kiarostami, « Voyage avec Kiarostami : Au travers des oliviers », art. cit., p. 83.
91 Charles Tesson, « Où est la maison de mon mari ? », Cahiers du cinéma, no 488, févr. 1995, p. 48.
92 Ibid., p. 48.
93 Abbas Kiarostami, « Les six faces du cube », art. cit., p. 14.
94 Ibid., p. 14.
95 Charles Tesson, « Où est la maison de mon mari ? », art. cit., p. 52.
96 Ibid., p. 52.
97 Alberto Elena, The Cinema of Abbas Kiarostami, Londres, SAQI, 2005, p. 109. Ma traduction.
98 Ibid., p. 110. Ma traduction.
99 Charles Tesson, « Où est la maison de mon mari ? », art. cit., p. 49.
100 Alberto Elena, The Cinema of Abbas Kiarostami, op. cit., p. 107. Ma traduction.
101 Abbas Kiarostami, « Les six faces du cube », art. cit., p. 14.
102 Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, op. cit., p. 35.
103 Abbas Kiarostami, « Les six faces du cube », art. cit., p. 18.
104 Philippe Ragel, « L’olivier du Gilan : résurgences », L’Arbre, Entrelacs, no 6, op. cit., p. 103-118.
105 Sourate xxiv, v. 35, Le Coran, Paris, GF Flammarion, 2006, p. 276.
106 Hamid Dabashi, « Re-reading Reality: Kiarostami’s Through the Olive Trees and the Cultural Politics of a Post revolutionary Aesthetics », Critique. Journal for Critical Studies of the Middle East, vol. 7, automne 1995, p. 79.
107 Laurent Roth, « Abbas Kiarostami. Le dompteur de regard », art. cit., p. 15.
108 Charles Tesson, « Où est la maison de mon mari ? », art. cit., p. 51.
109 David Oubiña, « Algunas reflexiones sobre un plano en un film de un cineasta iraní », Filmología. Ensayos con el cine, Buenos Aires, Ediciones Manantial, 2000, p. 184. Ma traduction.
110 Jacques Aumont, L’Œil interminable, Paris, Séguier, 1989, p. 59.
111 Henri Bergson, La Pensée et le Mouvant, Paris, Presses universitaires de France, « Quadrige », 1985.
112 « Between Stasis and Motion : Reflections on Abbas Kiarostami’s Photographs and videos », Silke vonBerswordt-wallrabe (dir.), Stille und bewegte Bilder, op. cit., p. 113-115.
113 Jean Mottet, « Du cheminement à l’écoute de la matière », Philippe Ragel (dir.), Abbas Kiarostami. Le cinéma à l’épreuve du réel, op. cit., p. 25.
114 On pense aux recueils poétiques comme Avec (Gallimard, 1966) ou Inclus (Gallimard, 1973).
115 Michel Pastoureau, Vert. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2013.
116 À son propos, voir Philippe Ragel, « Looking at Tazieh : retour aux origines », Horizons maghrébins, no 58, Presses universitaires du Mirail, 2008, p. 166-174.
117 Abbas Kiarostami, « La photographie. Propos », Laurent Roth (dir.), Abbas Kiarostami, op. cit., p. 37.
118 Ibid., p. 43.
119 Ibid., p. 37-40.
120 Stéphane Bouquet, « Au travers des oliviers », ibid., p. 132-133.
121 « Hossein et Tahereh s’éloignent de plus en plus loin jusqu’à s’estomper ; dans un audacieux exercice d’abstraction, les deux petits points de suspension attirent alors notre regard de manière hypnotique » (Alberto Elena, The Cinema of Abbas Kiarostami, op. cit., p. 114. Ma traduction).
122 Youssef Ishaghpour, La Miniature persane, op. cit., p. 12.
123 Mojdeh Famili, « Le jardin du paradis dans la miniature persane et l’arbre dans le cinéma de Kiarostami », Jean Mottet (dir.), L’Arbre dans le paysage, Seyssel, Champ Vallon, coll. « Pays/Paysages », 2002, p. 157.
124 Sur ces modalités soustractives, voir Antony Fiant, Pour un cinéma contemporain soustractif, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Esthétiques hors cadre », 2014.
125 Henry Corbin, « De l’Iran mazdéen à l’Iran Shi’ite », Corps spirituel et Terre céleste, Paris, Buchet Chastel, 1979.
126 Youssef Ishaghpour, La Miniature persane, op. cit., p. 47.
127 William Hogarth, Analyse de la beauté (Analysis of Beauty), trad. de Jansen révisée par Serge Chauvin, Paris, École nationale supérieure des beaux-arts, 1991, p. 78-80.
128 Ibid., p. 79.
129 Alain Bergala, « Six regards en contrechamp », Cahiers du cinéma, no 493, juillet-août 1995, p. 76.
130 Rilke, « Du paysage », Œuvres en prose, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993, p. 742.
131 Edmund Burke, Recherche philosophique sur l’origine de nos idées du sublime et du beau, Paris, J. Vrin, nouvelle édition présentée par Baldine Saint-Girons, 2009, p. 142-145 (partie II, chap. vii).
132 Philippe Ragel, « Chemin faisant avec Abbas Kiarostami », art. cit., p. 63-77.
133 Montaigne, Essais, « Que philosopher, c’est apprendre à mourir », livre I, chap. xix, Paris, Le Livre de Poche, coll. « Classiques », 2002, p. 159.
134 Frédéric Sabouraud, Abbas Kiarostami. Le cinéma revisité, op. cit., p. 77.
135 Charles Tesson, « Le secret magnifique », Cahiers du cinéma, no 541, déc. 1999, p. 27.
136 Mojdeh Famili, « Le jardin paradis dans la miniature persane et l’arbre dans le cinéma de Kiarostami », art. cit., p. 155.
137 Roland Barthes, La Chambre claire, Paris, Gallimard/Cahiers du cinéma, 1980, p. 39.
138 Ibid., p. 123.
139 Abbas Kiarostami, « Jusqu’au bout de la route », art. cit., p. 30.
140 Junichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, Paris, Verdier, nouvelle trad. René Sieffert, 2011, p. 37.
141 Mehrnaz Saeed-vafa et Jonathan Rosenbaum, Abbas Kiarostami, Champaign, University of Illinois Press, coll. « Contemporary Film Directors », 2003, p. 76. Ma traduction.
142 Baldine Saint-Girons, Fiat Lux. Une philosophie du Sublime, Paris, Quai Voltaire, Edima, 1993.
143 Ibid., p. 158.
144 Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, Paris, Le Seuil, 2008.
145 Baldine Saint-Girons, Fiat Lux. Une philosophie du Sublime, op. cit., p. 178.
146 Sur ces questions, voir Didier Coureau, « L’évidence poétique du regard ou l’infinie complexité du trait pur », Philippe Ragel (dir.), Abbas Kiarostami, le cinéma à l’épreuve du réel, op. cit., particulièrement p. 126-128.
147 Junichirô Tanizaki, Éloge de l’ombre, op. cit., p 37.
148 Michèle Garneau, « L’image du trépas », Raconter, Intermédialités, no 2, Montréal, Presses universitaires de Montréal, 2003, p. 133-153.
149 Selon le dogme chiite duodécimain en vigueur en Iran, les chiites attendent la parousie de l’« iman caché », disparu depuis plus de douze siècles.
150 Sur le principe de la figure de l’agencement proposée par Alain Bergala, Abbas Kiarostami, op. cit., p. 5-16.
151 Charles Tesson, « Le secret magnifique », art. cit., p. 29.
152 Forough Farrokhzad, La Conquête du jardin, trad. Jalal Alavinia, Paris, Lettres persanes, 2005, p. 135-136.
153 Abbas Kiarostami, « Un film n’a pas de passeport », art. cit., p. 31.
154 Outre son œuvre poétique, elle a laissé un magnifique documentaire sur la maison des lépreux de Tabriz, La maison est noire (1962).
155 Précisons que beaucoup des rubayats d’Omar Khayyâm sont en fait apocryphes. On évalue aujourd’hui à moins d’une quarantaine le nombre des vrais rubayats. Les autres, plus d’un millier, ne sont pas attestés. Ils sont dits « errants » et sont le fait d’imitateurs soit de l’époque, soit postérieurs (jusqu’au XVe siècle).
156 Sadegh Hedayat, Les Chants d’Omar Khayam, Paris, José Corti, 1993, p. 35.
157 Omar Khayyâm, Rubayat, trad. Armand Robin, Paris, Poésie Gallimard, 1994, p. 73.
158 Michel Pastoureau, Noir. Histoire d’une couleur, op. cit., p. 22.
159 Alain Bergala, « Les yeux ouverts, les yeux fermés », Cinéma, no 7, Paris, Éditions Léo Scheer, 2004, p. 59.
160 Alberto Manguel, Une histoire de la lecture, Arles, Actes Sud, 1998, p. 19-20.
161 Selon la définition que Dante Alighieri donne de la poésie dans Le Banquet (Il Convivio, I, vii, 14), trad. Philippe Guiberteau, Paris, Les Belles Lettres, 1968, p. 73.
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