Avant-propos
p. 11-17
Texte intégral
1Inquiet du sort de ceux qui avaient joué dans un de ses films précédents, Farhad, un cinéaste iranien quadragénaire, tente de rejoindre la région du Gilan qu’un violent tremblement de terre a totalement dévastée quelques jours auparavant. Parti en voiture de Téhéran avec son jeune fils Pouya, le voilà bientôt immobilisé dans un énorme embouteillage consécutif au chaos laissé par le séisme. Avisant une route secondaire sur le bas côté, il décide de s’y risquer. De tours en détours, ils parviennent à un petit village en partie détruit où, en compagnie de Monsieur Rouhi qu’ils ont pris en stop, ils décident de s’arrêter.
2Alors que son fils part flâner dans les ruines, Farhad laisse Monsieur Rouhi et s’avance parmi les décombres. Il y rencontre un jeune couple qui vient de se marier. Adossé contre le pilier en bois de leur maison de fortune, il les écoute discuter tout en observant alentour la vie qui, malgré la catastrophe, reprend son cours. Là, c’est une lampe à huile qu’on extrait des débris, ici un oreiller plein de poussière qu’on exhume. S’assurant auprès d’une vieille dame que l’eau d’un robinet est potable, Farhad s’en approche pour se désaltérer puis reprend sa contemplation. Sur une terrasse voisine, il regarde la jeune épouse qui verse maintenant de l’eau sur les cheveux de son mari alors qu’un coq chante. Sur sa droite, il observe le balcon d’une maison aux murs fissurés, retenant encore le chromo d’un vieil homme fumant sa pipe. Une des ouvertures donne sur une prairie verdoyante parsemée d’oliviers où, épousant le regard du personnage, nous pénétrons petit à petit, sur une douce musique de Vivaldi qui a surgi dans l’intervalle. Farhad se lève pour aller voir la chose de plus près. Revenant sur ses pas, il croise de nouveau la vieille dame qui cherche à extirper un tapis des décombres. Ils engagent la discussion tandis que, de son côté, son fils débat avec une jeune mère qui lave son linge, lui expliquant que ce n’est pas Dieu qui est responsable de la mort d’une de ses filles, mais le tremblement de terre. On retrouve alors Farhad, de nouveau adossé contre la maison des jeunes époux. Là, il lie conversation avec le jeune homme qui, après sa toilette, s’est changé et s’apprête maintenant à « sortir ». Tout en se chaussant, ce dernier lui explique comment, avec sa femme, ils se sont mariés le lendemain du séisme. Puis le garçon le salue et s’en va, laissant au passage deux tomates à la vieille dame qui reparaît en traînant le tapis qu’elle a enfin réussi à sortir des décombres. Farhad observe la scène de loin, sur l’air de Vivaldi qui a repris. S’inquiétant soudain de son fils, il demande à la jeune épouse s’il peut l’appeler depuis la terrasse de sa maison où elle arrose des géraniums. Pouya finit par arriver alors qu’un tracteur klaxonne parce que leur voiture gêne le passage. Farhad et son fils se précipitent, montent dans leur voiture, puis repartent.
*
3On aura sans doute reconnu ici la séquence centrale d’Et la vie continue…, deuxième opus de la « trilogie de Koker » réalisé en 1992 par le grand cinéaste iranien Abbas Kiarostami. C’est cette longue séquence (une vingtaine de minutes) qui est à l’origine du concept de cinéstase dont il va être question tout au long des pages qui vont suivre. Je l’ai utilisé pour la première fois dans un article consacré à l’émotion au cinéma et publié dans la revue Cinergon, il y a maintenant dix ans1. Achoppant sur la manière de qualifier la situation filmique qui régit cette halte centrale, je n’avais trouvé alors d’autre terme pour la désigner que celui, précisément, de « cinéstase ». Pourquoi ce terme ? Parce que ce néologisme me paraissait résumer la situation esthétique observée ici au regard du double régime dramaturgique auquel le film, par ailleurs, nous soumettait. D’un côté kine, c’està-dire le mouvement du drame, mais surtout ici le « registre de la continuation ininterrompue […], du déplacement, de la persévérance […], du frayage permanent » dont un premier texte de Jean-Luc Nancy paru dans la revue Cinémathèque s’était en 1995 fait l’écho2, avant son long essai qui, quelques années après, en prolongerait le trait3 : sur le modèle du road movie, avec pour objectif affirmé de rejoindre le village de Koker coûte que coûte, malgré tous les obstacles et les empêchements, le film nous invitait à une sorte de translation physique emblématisée par la désormais célèbre Renault 5 jaune sillonnant ces moyens plateaux de l’Alborz central déchirés par le séisme. Mais du mouvement incoercible que provoquait cette force d’élancement, il me semblait que le film n’en finissait pas en même temps de prendre systématiquement le contrepied, d’en ralentir le cours inéluctable. C’était là, de mon point de vue, son deuxième régime, celui de la stase (stasis), figuré, sur le principe d’un scénario à retardement, par tous ces ralentissements, toutes ces pauses et toutes ces chicanes narratives auxquels le film par ailleurs sacrifiait (passage du tunnel, embouteillage, demi-tours, etc.). À la faveur de cette tension entre mouvement et arrêt, avancement et piétinement, le film dessinait son véritable but qui n’était pas d’atteindre l’objectif qu’il semblait se fixer (retrouver les deux enfants du premier volet), mais plutôt d’en faire le deuil, celui dont parlait plus souterrainement le sujet. Il s’agissait en somme avec ce film, écrivais-je alors, de nous « arracher à son obligation physique, motrice, scénaristique d’avancer pour risquer un rapport de type nouveau à l’expression de cette force qui, de bout en bout, l’entraîne et le mobilise4 ». Au cœur de ce rapport de type nouveau, cinéstasique, avec la longue halte au village, je voyais alors s’exercer un mouvement d’une autre nature, imaginaire, poétique et symbolique, à forte coloration persane en l’occurrence, mais où, surtout, la puissance d’évocation du réel avait toute sa place.
4Distension paradoxalement inféodée au mouvement, donc, que cette cinéstase : dramatique d’une part, poétique de l’autre, dans un rapport non d’opposition mais de complémentarité. Car elle n’a rien d’une rupture violente du récit ; elle accomplit son long processus de transformation. Gonflée de la longue trajectoire où elle chemine, l’action, en effet, n’y « abdique » pas mais s’y « dépose5 », se met en suspens, en roue libre, perdure selon un mouvement qui change alors de nature. Et si ces moments cinéstasiques peuvent à l’occasion donner le sentiment d’une mise en apesanteur du récit, il faut tout de suite préciser qu’on ne saurait les confondre avec l’impression que dégagent ces récits contemporains flottants (surtout hollywoodiens) dont un numéro de la revue Vertigo a fait très récemment sa thématique. La cinéstase n’a guère de point commun avec l’impression d’« échappement à l’attraction terrestre » que décrivent ces nouvelles fictions allégoriques et réticulaires6, rien de cette actualisation d’une « potentialité propre aux images mouvantes : celle de suspendre la réalité dans leur éther, et de l’englober ou de la dissoudre dans des fables spéculaires où le sol se dérobe7 ».
5De ce tiraillement entre mouvement et arrêt que dialectise la cinéstase, un premier schème se dégage donc, où l’idée de relâchement occupe une place évidemment décisive. Quelque chose des impératifs diégético-narratifs ici se détache et se relâche, à la manière si l’on veut d’un élastique qui se débande. Dans ces moments, les mobiles du scénario apparent passent en quelque sorte au point mort au profit d’une expérience qui s’apparente à une pénétration du réel dont la finalité est de rouvrir le regard sur la vie, laquelle est d’autant plus précieuse qu’elle demeure fragile et imprévisible, que la mort toujours la menace. Là encore, le cinéma de Kiarostami nous propose un modèle : si le passage d’un mode de captation et de perception à un autre joue pour beaucoup chez lui dans le déclenchement de ces effets de dépression narrative, compte aussi beaucoup le principe de conduite digressive qui nous y porte, figuré par des constructions dilatoires du récit. Nous pénétrons dans un monde fictionnel où il ne s’agit plus d’exercer une pression sur le discours ou les enjeux du drame, mais de vivre une expérience poétique et sensible. Dans un esprit bachelardien, nous verrons combien la présence des éléments y prend alors le pas sur le schéma des constructions dramatiques habituelles pour révéler de nouveaux modèles d’intensification où la narration catalytique passe, pourrait-on dire en reprenant la typologie de Roland Barthes à propos du récit, en position cardinale8. Accrochés au pas des personnages, à leurs voyages erratiques ponctués de pauses paysagères, nous entrons en effet dans un ordre de récit accordé à la lenteur et à l’indétermination des choses, où la force magnétique des chemins, la dynamique des éléments comme les étreintes du noir envoûtent et captivent. Ces moments de catalyse qui se confondent avec une peinture sur le motif, topos récurrent de la cinéstase (nous aurons l’occasion de le vérifier ailleurs), correspondent alors à de grands moments d’assomption qui ouvrent sur un imaginaire sensible. Cela ne se dit pas mais se suggère, se murmure, dans l’obscurité où la puissance du verbe poétique croît et profite, mais aussi le long de ces chemins qui, nous le verrons, calligraphient sur ces pages paysagères les directions, évidemment incertaines et flottantes, à suivre.
6S’il m’a paru opportun de revenir aujourd’hui sur ce concept de cinéstase pour en préciser les modalités opératoires avant de l’ouvrir à d’autres cinématographies, c’est que depuis lors je n’ai pas manqué d’en constater ailleurs de nombreuses manifestations. Que l’on s’entende bien, tout de même. Il ne sera pas question ici de dresser un relevé exhaustif de toutes les situations filmiques à caractère cinéstasique observées depuis Lumière jusqu’à aujourd’hui (projet absurde dont plusieurs volumes ne pourraient d’ailleurs pas s’acquitter), encore moins de proposer un catalogue ou une typologie rigide de la chose cinéstasique, mais plutôt de voir, à titre de problématique, comment celle-ci résonne ou prospère ailleurs, sans rien perdre de son opérativité malgré les ajustements parfois nécessaires. Il serait en effet un peu naïf de croire que ce concept de cinéstase qui puise ses racines dans un univers stylistique et culturel aussi singulier que celui de Kiarostami, puisse se transposer dans d’autres cinématographies à l’identique. Les deux autres parties consacrées à Rossellini et au muet s’inscrivent évidemment dans cette perspective d’extension et de transposition de la cinéstase, avec pour objectif de la mettre en danger, d’observer ailleurs sa manière de résonner, et partant d’en vérifier, ou pas, la transhistoricité.
7Toute recherche repose sur des convictions et aussi sur quelques intuitions. En l’occurrence, ici, sur l’idée que la cinéstase se confondrait plus ou moins avec toute l’histoire du cinéma, qu’elle ne serait en rien un trait spécifique du cinéma dit « moderne », mais peut-être bien une conduite effective et constitutive du cinéma depuis ses origines. En somme, une conduite dont les formes métahistoriques coexisteraient et s’entrecroiseraient.
8Pour vérifier cette intuition, la nécessité de jauger le degré d’efficience de mon concept dans un corpus ressortissant aux premiers âges du cinéma s’imposait de manière dès lors évidente. Cette question fera l’objet de ma troisième partie, qui traite des films Lumière et de quelques courants majeurs du cinéma muet. Si la « vue » Lumière, de par sa nature même (une narration continue et brève sans montage et non un récit organisé), soulève quelque interrogation au vu des principes narratologiques évoqués un peu avant, nous verrons combien il n’est pas extravagant de penser qu’elle partage parfois avec la cinéstase une proximité naturelle, notamment dans les régimes d’indétermination qu’elle cultive. Du fait, toutefois, que la cinéstase reste attachée au mouvement du récit qui déclenche sa manifestation, il s’avérait par ailleurs essentiel de la mettre à l’épreuve de ce moment du muet où le cinéma s’est constitué en tant qu’art narratif. Pour ce faire, mon choix ne s’est pas porté sur des films ou des mouvements du muet qui entretiendraient avec la cinéstase un lien de parenté peut-être plus naturel, comme l’avant-garde française ou l’école scandinave : il me paraissait beaucoup plus opportun et productif de tenter de la débusquer là où on ne l’attendait justement pas. J’ai opté pour des films et des auteurs aux univers stylistiques très hétérogènes, historiquement très marqués et dont les esthétiques pourraient paraître a priori bien éloignées de la cinéstase (certes moins Murnau que Griffith ou surtout Eisenstein). Outre les effets de flottements ou de relâches narratives que présentent certaines de leurs productions, dans l’étude que je présente, le lecteur verra combien les moments cinéstasiques que j’ai repérés dans Nosferatu, Le cuirassé Potemkine, Naissance d’une nation ou À travers l’orage ressortissent souvent à des scènes paysagères dont une des fonctions consiste à contrevenir au mouvement linéaire du drame, à précisément « le suspendre en ouvrant […] des temps morts dans la forme du film et du regard », comme l’a écrit Sandro Bernardi à propos justement du muet9. Par ailleurs, nous verrons combien ces moments de suspension paysagère s’agrègent à un motif récurrent : celui de l’eau. Rien de bien surprenant, comme l’a montré Éric Thouvenel. C’est que, dans ces années 20, la fluidité de l’élément relaie un contexte intellectuel alors très favorable (notamment en France avec Bergson) qui suggère que « l’idée d’un cinéma idéalement régi par le modèle de la mécanique des fluides avait, si l’on peut dire, fait son lit autant dans les esprits que sur les écrans. Qu’elle avait pénétré profondément les représentations mentales, au point de finir par désigner […] ce vers quoi le cinéma français tendait en général, de façon délibérée ou presque inconsciemment : un profond désir de fluidité10 ». Le cinéma français seulement ? Rien n’est moins sûr, et cette étude apportera, si l’on peut dire, de l’eau au moulin d’Éric Thouvenel en montrant combien les questions qu’il soulève trouvent dans d’autres cinématographies de nombreuses résonances. Car, que l’idée du cinéma entendu comme écoulement incertain pris dans les rais d’« espaces mouvants » et de « temps flottants11 » vise, sous la plume et devant la caméra d’un Epstein par exemple, un horizon esthétique qui consiste à diluer les formes et les matières par un jeu d’effets visuels de nature mécanique ou photochimique, horizon en un sens éloigné de la cinéstase, il est en revanche une chose qui s’impose chez lui comme chez tant d’autres cinéastes avec ce motif de l’eau : conférer un caractère musical aux scènes paysagères. Au point qu’Eisenstein, loin des mots d’ordre de sa jeunesse comme nous aurons l’occasion de le vérifier, parlerait en 1940 de « paysage musical » à propos de la manière dont il avait conçu la séquence des brumes d’Odessa dans Le cuirassé Potemkine12. En ces moments paysagers pour moi souvent cinéstasiques, tous recherchent une véritable homologie, non seulement de structure mais aussi qualitative et sensible, entre la musique et le septième art. Et ils le font en écho à cette question qui occupait une bonne part du débat critique dans les années 20, notamment en France avec Abel Gance et Louis Delluc. Bref, comme le résume très bien Éric Thouvenel, au-delà de l’échec que constatent certains cinéastes sur la fin du muet d’une « stricte homologie entre rythmes cinématographique et musical », il est une chose plus profonde que le cinéma aura emprunté à la musique. Et cette chose, « c’est précisément sa part la plus mystérieuse […] : la perception, le sentiment, la vibration qui est autant du côté du spectateur (ou de l’auditeur) que de l’œuvre elle-même13 ». Avec Kiarostami, Rossellini, Lumière, Griffith, Murnau, Eisenstein et quelques autres qui croiseront de manière plus oblique le chemin de cette étude, voyons à présent combien riche de tant de vibrations esthétiques s’avère ce moment privilégié et inattendu d’un film que je nomme une cinéstase.
Notes de bas de page
1 Philippe Ragel, « L’émotion continue », Cinergon, no 13-14 (« L’émotion »), Luc-sur-Orbieu, 2002, p. 94-111.
2 Jean-Luc Nancy, « De l’évidence. Et la vie continue d’Abbas Kiarostami », Cinémathèque, no 8, Paris, automne 1995, p. 50-59 (p. 53 pour la citation).
3 Jean-Luc Nancy, L’Évidence du film, Bruxelles, Yves Gevaert Éditeur, 2001.
4 Philippe Ragel, « L’émotion continue », art. cit., p. 99.
5 Selon les termes employés par Claire Mercier à propos des modalités de la stase qu’elle a analysées dans l’écriture de scénario (Généalogie de la fable cinématographique, « Poétique du scénario », thèse sous la direction de Jean-Louis Leutrat, université Sorbonne-Nouvelle-Paris 3, 2006, p. 69 et 73).
6 Je pense à Inception de Christopher Nolan, à Panic Room de David Fincher ou encore à The Tree of Life de Terrence Malick.
7 Apesanteurs, Vertigo, no 42, coordonné par Emeric de Lastens, Paris, 2012, p. 3 (éditorial).
8 Roland Barthes, « L’analyse structurale du récit », Communications, no 8, Paris, Le Seuil, 1966, p. 1-27.
9 Sandro Bernardi, Antonioni. Personnage paysage, Paris, Presses universitaires de Vincennes, coll. « Esthétiques hors cadre », 2006, p. 21.
10 Éric Thouvenel, Les Images de l’eau dans le cinéma français des années 20, Presses universitaires de Rennes, coll. « Le Spectaculaire/Cinéma », 2010, p. 198-199.
11 Jean Epstein, « Le cinéma du diable », Écrits sur le cinéma, t. 1, Paris, Seghers, coll. « Cinéma club », p. 364-368.
12 Serguei M. Eisenstein, « La musique du paysage et le devenir du contrepoint du montage à l’étape nouvelle », La Non-Indifférente Nature/2, Œuvres, t. 4, Paris, 10/18, 1978, p. 183-184.
13 Éric Thouvenel, Les Images de l’eau dans le cinéma français des années 20, op. cit., p. 215.
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