Découpage libre, découpage contraint : la transplantation de Jean Renoir à Hollywood
p. 163-189
Texte intégral
1Le style de découpage a beau être au cœur de l’art du metteur en scène, il ne peut pas être assigné uniquement à celui-ci, mais aussi au contexte de production, voire au système de production. Le budget, le plan de travail, parfois les coutumes d’une société de production ou d’une industrie nationale, influent fortement sur la conception et l’exécution du découpage. Les choix de décor, la lumière, l’habileté et la bonne volonté des comédiens, qui interagissent avec le découpage, sont également affectés par le contexte de production. Tous les cinéastes européens exilés aux États-Unis à l’ère du Hollywood classique, tels Fritz Lang, Douglas Sirk ou Max Ophuls, ont changé de découpage outre-Atlantique. Aucun n’a davantage métamorphosé sa manière de faire que Jean Renoir dans ses cinq longs-métrages tournés pour Hollywood entre 1941 et 1946. Dans chacun d’entre eux, Renoir a abouti à une déclinaison différente du découpage classique hollywoodien.
La standardisation du découpage classique
2Le découpage classique hollywoodien peut aussi bien donner lieu à une mécanique impersonnelle et prévisible qu’inciter à l’invention. Ses principes ne sont pas spécifiques à Hollywood, ce qui l’est est leur standardisation, indissociable de la standardisation des modes de fabrication des films. Le respect des normes est attendu dans une industrie où il est fréquent que le réalisateur hérite d’un découpage technique rédigé par d’autres.
3Ce découpage classique repose sur la décomposition normalisée de l’action d’une scène, particulièrement des scènes dialoguées, en axes et tailles de plan. Passé le « plan de situation », qui ouvre la scène ou que l’on décale de quelques plans pour le rendre moins convenu, l’usage est la reprise d’axes, de cadres que l’on retrouve plusieurs fois dans la scène. Le champ-contrechamp n’est qu’une variante, la plus visible, de ces reprises. Le découpage procède à une hiérarchisation des personnages par la taille de plan – une hiérarchisation souvent influencée par le degré de notoriété des comédiens. Les plans rapprochés ou les gros plans attendus sont fréquemment détachés du décor, le fond y est uni ou flou. L’interaction entre les personnages et le décor est la principale victime sacrifiée. Au plus banal, le plan est toujours sur le personnage qui parle.
4Ce principe de la reprise d’axe est encouragé par la « couverture » : on « couvre » l’action en la tournant successivement soit dans des axes différents, soit à différentes tailles de plan dans le même axe (ou, dans certains cas, en filmant simultanément à plusieurs caméras). La « couverture » laisse une grande marge de manœuvre au montage et renforce ainsi le pouvoir du producteur, qui a autorité sur les finitions.
5Les mouvements de caméra accompagnent en priorité les déplacements des comédiens. À quelques moments significatifs, au moyen de mouvements « discursifs », la caméra joue un rôle visible et immédiatement interprétable. Les endroits privilégiés en sont le premier ou le dernier plan d’une scène, le premier ou le dernier plan d’un film ; le reste, au gré de l’invention, est la touche propre du metteur en scène ou du chef opérateur.
6Les directions de regard des personnages sont une autre clé du découpage, liée à la convention que les personnages passent leur temps à se fixer dans les yeux, souvent à faible distance l’un de l’autre. Ce choix rejaillit sur la composition du cadre et les mouvements d’appareil tout autant que sur les raccords. Le jeu d’acteur est souvent contraint par ce modèle : au début du plan, le personnage regarde son interlocuteur ou la source d’une réplique ou d’un bruit qu’on vient d’entendre hors champ ; à la fin du plan, il regarde dans une direction qui conduit comme inévitablement le plan suivant à montrer ce qu’il voit. Ces jeux de regard favorisent les raccords « obligés », déterminés au tournage.
7Plus le film est routinier, plus il est facile de deviner, en voyant la scène montée, quels choix de découpage ont été opérés sur le plateau, aux axes non utilisés près.
8Un réalisateur « puriste » peut mettre un point d’honneur à éviter à tout prix les reprises d’axe, mais, en dehors des premiers films d’Orson Welles, cette revendication n’existe guère dans les années 1940. Quant aux cinéastes qui « montent dans la caméra », tel parfois John Ford, ils tentent de limiter leur dépossession du montage en ne filmant que ce qu’ils veulent voir utilisé, mais ils respectent généralement les règles de base du découpage classique.
Renoir en France dans les années 1930
9Renoir a pu employer ces principes de découpage dans sa carrière française. Néanmoins, il n’aime guère les raccords prévisibles et aucun de ses films d’alors ne verse dans un mode de découpage systématique.
10Au début du parlant, après des expériences similaires au temps du muet, Renoir avait accueilli favorablement le tournage à deux ou trois caméras, qui, à l’époque où le mixage à plusieurs pistes était dans les limbes, permettait de conserver un son continu dans une scène filmée dans plusieurs axes. Il a mis en œuvre cette méthode notamment dans La Chienne (1931). Parmi les contraintes, la lumière perd en expressivité, puisqu’elle doit être compatible avec les différents cadres au lieu d’être conçue plan par plan. Parmi les avantages, non seulement les raccords sont irréprochables, mais la continuité du jeu des comédiens est garantie. Renoir évite ainsi ce qu’il appellera trente ans plus tard, à propos des comédiens, « la gymnastique effroyable d’avoir à raccorder » : « le souci du raccord, je crois, est contre la sincérité2 ».
11À la fin des années 1930, le style de Renoir a évolué. Il s’est dirigé vers le plan long, les mouvements d’appareil complexes (en particulier, les mouvements à la trajectoire sinueuse et imprévisible où les personnages ne cessent de se croiser), la profondeur de champ, et un décor parcouru en tous sens, dont la mise en scène rend compte dans son ensemble. Renoir lie le premier plan et l’arrière-plan, il lie les personnages entre eux. Il raréfie le champ-contrechamp, aussi bien dans un film réputé libre comme Partie de campagne (1936) que dans un film réputé classique comme La Grande Illusion (1937), lequel alterne la solidité du découpage classique et les plans longs en mouvement, à grande profondeur de champ, avant le point limite de La Règle du jeu (1939).
12L’art de Renoir est alors souvent de déguiser sous une allure de nonchalance la rigueur du découpage. Illustrons-le avec le repas des prisonniers dans le premier camp de La Grande Illusion. Cette scène de 2 minutes et demie est découpée en sept plans, dont quatre en mouvement, qui, sans qu’on y prenne garde, donnent presque toujours l’avantage au personnage qui parle. Le découpage réserve le même traitement aux vedettes (Jean Gabin, Pierre Fresnay) et aux quatre seconds rôles. Un seul court plan, en mouvement, isole un des personnages, celui interprété par Marcel Dalio qui fait profiter ses codétenus de ses colis de victuailles. Les trois autres plans en mouvement, assez longs (de 21 à 55 secondes), englobent au moins cinq des six convives. Dans le premier plan de la scène, la caméra se déplace à peu près constamment et fait découvrir au fur et à mesure tous les prisonniers répartis dans la chambrée ; elle ne quitte deux d’entre eux dialoguant in que pour mieux tomber sur d’autres, avant que tous prennent place à table. Dans les quatrième et septième plans, la caméra bouge autour de la table comme si elle tâtonnait, comme si elle était happée par le dialogue et y réagissait spontanément, alors qu’elle cadre systématiquement le personnage qui parle. Ces deux plans commencent chacun en position fixe avec les personnages de Gabin et Jean Dasté, puis d’autres détenus soit entrent d’eux-mêmes dans le champ, soit y sont intégrés par le mouvement d’appareil. Dans le quatrième plan, la caméra suit rigoureusement l’ordre des prises de parole, lequel suit l’ordre du placement à table, mais le personnage de Gaston Modot anticipe son tour : il passe brièvement la tête dans le champ en se penchant pour s’emparer d’une carafe et dire sa réplique, puis il ressort du champ. Le septième plan ménage un effet du même ordre. Dans toute la scène, les jeux de regard font constamment vivre le hors-champ, si bien que la disposition de la tablée est claire dans tous les axes. La Règle du jeu développera cette maîtrise camouflée sous le tâtonnement qui est alors le propre de Renoir.
Renoir aux États-Unis : conditions de travail et premier panorama
13Renoir tourne chacun de ses films hollywoodiens dans des conditions de production différentes, avec un degré de liberté variable. L’Étang tragique (Swamp Water, 1941) lui est proposé par la major company qui le salarie à son arrivée aux États-Unis, 20th Century-Fox. Deux ans plus tôt, Renoir produisait lui-même La Règle du jeu, fût-ce à grand mal, et la déconvenue de son premier travail américain sur commande est sévère. Dans ses témoignages, Renoir dénoncera continûment l’interventionnisme de Darryl F. Zanuck (qui dirige la production de la firme), y compris en matière de découpage, et la suite de sa carrière hollywoodienne sera trop souvent interprétée comme le prolongement d’une capitulation, alors que, passé cette mésaventure initiale, Renoir jouit d’une réelle marge décisionnelle. Vivre libre (This Land Is Mine, 1943), L’Homme du Sud (The Southerner, 1945) et Le Journal d’une femme de chambre (The Diary of a Chambermaid, 1946) sont des productions indépendantes pour le compte de RKO dans le premier cas, d’Artistes Associés dans les deux autres. Sur la base d’un budget arrêté, les producteurs (dont Renoir fait partie) exécutent leur film sans interférence directe de RKO et d’Artistes Associés, lesquels facilitent le financement en échange du mandat de distribution. La Femme sur la plage (The Woman on the Beach, 1947) est une production RKO, où Renoir a les mains libres3.
14Renoir bénéficie de budgets moyens, nullement inconfortables, et de durées de tournage appréciables : entre un mois et demi et plus de deux mois de tournage, tandis qu’il a pu boucler Les Bas-Fonds (1936) en 20 jours. Il n’est donc pas conduit aux solutions de facilité par la précipitation. Signe ostensible de richesse, il dispose d’une grue pour quelques plans de L’Étang tragique et du Journal d’une femme de chambre.
15Trois des films sont tournés essentiellement en studio : Vivre libre, Le Journal d’une femme de chambre et La Femme sur la plage. L’Étang tragique comporte un peu de décors naturels, L’Homme du Sud en contient une proportion exceptionnelle à l’époque, environ la moitié du temps de tournage. Pour Vivre libre, L’Homme du Sud et Le Journal d’une femme de chambre, Renoir a retrouvé Eugène Lourié, le décorateur de quatre de ses films français dont La Règle du jeu. Dans l’ensemble, il dispose de décors stimulants pour un metteur en scène.
16Renoir a principalement affaire à des chefs opérateurs de second rang, capables de tourner dans des conditions rapides même s’il est parfois accusé de les ralentir. Plusieurs d’entre eux sont des habitués de films B routiniers, et celui de Vivre libre, Frank Redman, ne signera aucun autre film notable que celui-ci. Peu avant la fin du tournage de L’Étang tragique, Renoir se plaint du pouvoir de l’opérateur : « Jamais je ne me serai autant ennuyé de ma vie. Ce pays est le paradis des techniciens, et spécialement des opérateurs. Ils sont vraiment les rois sur le plateau4. » Cependant, aucun témoignage ne suggère que les opérateurs résistent aux choix de découpage de Renoir. Que les styles visuels si différents de L’Homme du Sud et du Journal d’une femme de chambre soient dus au même opérateur chevronné, Lucien Andriot, montre assez que le metteur en scène ne se laisse pas dicter son découpage.
17Renoir, disons-le d’emblée, est moins « hollywoodien standard » qu’on ne l’affirme souvent.
18Certes, dans ses films américains, il est coutumier des travellings en début ou fin de scène, en début ou fin de film. Il pratique le tournage d’une scène sous plusieurs angles. Il couvre quantité de moments de l’action dans deux tailles de plan ou plus, si bien que la plupart de ces films regorgent de raccords dans l’axe. Il obéit aux conventions des directions de regard.
19Pourtant, dans L’Étang tragique, L’Homme du Sud et Le Journal d’une femme de chambre, on observe une conciliation harmonieuse et habile de deux styles, avec un maintien fort du style « français » de Renoir. Simplement, les plans ou scènes « à la Renoir » sont discrets, invisibles, de sorte que la conscience du classicisme l’emporte. De leur côté, Vivre libre et La Femme sur la plage adoptent résolument le découpage hollywoodien, mais, nous le verrons, c’est un choix de Renoir. Par ailleurs, le cinéaste limite fortement l’usage des gros plans, sauf dans Vivre libre.
20L’acclimatation de Renoir à Hollywood rejaillit sur la durée moyenne des plans montés5. Les films de Renoir des années 1930 ont presque tous une durée moyenne des plans comprise entre 17 et 23 secondes. Ses films hollywoodiens ont des plans notablement plus courts : 8 secondes en moyenne pour La Femme sur la plage, entre 10 et 13 secondes pour les autres.
21Abordons maintenant le style de découpage propre à chaque film.
L’Étang tragique
22Pour cette adaptation d’un roman de Vereen Bell, Renoir se voit confier un scénario de Dudley Nichols, alors un des plus prestigieux scénaristes américains6. L’action est située en Géorgie dans les dangereux marais d’Okefenokee, remplis d’animaux sauvages, et dans un village des alentours. Le trappeur Ben Ragan (Dana Andrews), qui courtise la capricieuse Mabel (Virginia Gilmore), part à la recherche de son chien perdu dans les marais. Il y rencontre Tom Keefer (Walter Brennan), qui s’est réfugié là cinq ans plus tôt après avoir été injustement condamné à mort pour meurtre. Ben se lie d’amitié avec le paria, parvient à l’innocenter et tombe amoureux de sa fille Julie (Anne Baxter). Renoir prépare et tourne L’Étang tragique en s’appuyant sur un découpage technique très détaillé, probablement mis en forme par les services compétents de la Fox, qui incorpore aussi bien des directives de Zanuck que certaines de ses propres suggestions7. Renoir n’est pas tenu de suivre aveuglément ce découpage. Il est autorisé à s’éloigner de sa lettre, mais non de son esprit.
23Renoir, faute d’un séjour plus long, obtient de commencer par une semaine de tournage avec Dana Andrews et des figurants locaux dans les authentiques marais d’Okefenokee. Là, avec Lucien Ballard, il s’affranchit résolument des indications du découpage technique. Dans le film monté, ces extérieurs réels représentent une vingtaine de plans pour un total d’environ 6 minutes, principalement dans la scène d’ouverture et dans la longue scène où Ben, à bord d’un canoë, cherche son chien. Beaucoup de ces plans sont en mouvement, et certains en mouvement complexe, « à la Renoir » (le plus long dépasse 1 minute), que la caméra soit sur la terre ferme ou à bord d’une embarcation. Renoir tourne également sur place des images destinées à servir d’arrière-plan aux plans qui seront filmés en transparence. Les prises de vues se déroulent ensuite aussi bien en studio (en décors construits ou devant un écran de transparence) que dans la forêt californienne du lac Sherwood ou dans les terrains d’extérieurs de la Fox, y compris pour simuler les marais.
24Reprenant le tournage à Hollywood, Renoir entre aussitôt en conflit avec Zanuck sur le style de mise en scène. Le chef de studio lui fait retourner des plans et lui impose de changer son fusil d’épaule, si bien que le tournage est un compromis entre les exigences de Zanuck et ce que le réalisateur ferait en pleine liberté. Zanuck reproche à Renoir de passer trop de temps sur des détails secondaires de l’arrière-plan et de trop faire rouler la caméra8. Il le blâme aussi de ne pas arriver sur le plateau avec un découpage acquis, mais de trop discuter avec l’équipe alors que tout aurait dû être fixé la veille, et d’être indécis sur les axes de prise de vues. Au quotidien, Renoir est conseillé, pour ne pas dire surveillé, par le producteur affecté au film, Irving Pichel – qui est aussi un réalisateur, à même de se substituer à Renoir en cas de renvoi de celui-ci. Après le tournage principal, du reste, Pichel écrit et filme un bon nombre de retakes, parfois en présence du réalisateur en titre : la première scène entre Ben et Mabel, les plans rapprochés de la scène chez Jesse Wick (John Carradine) qui confirme à Ben l’innocence de Tom Keefer, toute la fin du film (la confrontation de Ben et Tom avec les vrais coupables dans le marais, le bal), ainsi que divers plans rapprochés et plans en transparence. Ces interventions souvent discordantes achèvent de donner à L’Étang tragique un style hybride. À la sixième minute du film, les retrouvailles de Ben et Mabel près d’une barrière anonyme, pour retenir cet exemple, sont si pauvrement filmées qu’elles impriment durablement le sentiment de platitude. Dans un coin de décor si exigu et si dépourvu de profondeur qu’il n’autorise ni déplacements d’appareil significatifs ni champs-contrechamps, la scène est tournée en deux tailles de plan et montée avec deux raccords dans l’axe consécutif : plan moyen, plan américain, retour au plan moyen, soit la plus paresseuse des reprises d’axe. La réputation d’impersonnalité du film est cependant imméritée pour ce que Renoir tourne en propre.
25L’Étang tragique est le film hollywoodien de Renoir où la caméra est la plus mobile, à l’encontre du découpage technique et malgré les brimades. Certains de ses mouvements d’appareil sont comparables à ceux de l’œuvre française. Chaque fois que Renoir dispose d’un décor intérieur jouant sur les différences de niveau ou sur les enfilades, il l’exploite. De même quand le décor offre des ouvertures qui lui permettent de relier l’intérieur et l’extérieur. Néanmoins, ce style exigeant est représenté essentiellement par les scènes tournées les sept premiers jours, dont l’homogénéité visuelle fait penser qu’elles sont dues à Ballard avant son remplacement : les scènes dans la cabane où Ben s’installe après la rupture avec son père autoritaire (Walter Huston), celles dans la cuisine des parents de Ben et celles sur leur porche. Dans tous les cas, ces premiers jours, Renoir privilégie le plan long, tout en prévoyant généralement aussi des plans rapprochés qui pourront s’insérer au montage.
26Renoir décrira comme moment pivot de ses relations avec Zanuck le tournage de la première altercation entre Ben et son père dans la cuisine en présence de la jeune belle-mère aimante, Hannah (Mary Howard) : selon ses Mémoires, il filme la scène en un seul plan mobile, puis, après les remontrances de Zanuck, il « abdique » et la refait en plusieurs plans9. De fait, la première semaine, pour la seconde partie de cette séquence, Renoir réunit cinq plans du découpage technique en un plan assez simple qui devait durer 1 minute et demie (fig. 1) ; la deuxième semaine, il tourne sur ordre les deux plans rapprochés (un sur chacun des deux hommes) qui, au montage, brisent en deux le plan long au plus fort de la discorde (fig. 2 et 3). La même fragmentation au milieu d’un plan long affecte les deux autres scènes dans la cuisine, et particulièrement celle du retour de Ben de sa première escapade dans les marais, quand Ben et son père se querellent au point d’en venir aux mains et que le jeune homme, malgré les suppliques de Hannah, décide de quitter la maison. Cette scène de 2’46, où la caméra passe plusieurs fois de l’entrée à la cuisine et vice versa, est montée en huit plans. La majeure partie (2’23) semble avoir appartenu à deux plans longs dont l’un fractionné au montage, tandis que les cinq brefs plans restants mêlent le travail de « couverture » de Renoir et, selon toute probabilité, un plan rapproché filmé par Pichel. Dans de telles scènes, l’ambition des plans longs est partiellement préservée, mais elle est banalisée par les plans trop attendus et chacun jugera à son gré la bouteille à moitié vide ou à moitié pleine. En dehors de ceux tournés en Géorgie, les plans longs restés « à l’état pur » se comptent sur les doigts d’une main. Je pense surtout à ce beau plan nocturne, dépassant 1 minute, où, sur le porche de la maison des parents de Ben, Jesse Wick harcèle Hannah – qui ne cesse de changer de place pour le tenir à l’écart –, puis la poursuit et la saisit brutalement quand elle se réfugie à l’intérieur tandis que la caméra reste à distance dans le jardin ; les déplacements de la caméra en fonction de l’action chorégraphiée aboutissent souplement à une variété d’angles et de tailles de plan.
27Si l’on fait le deuil de la conception initiale de Renoir, qui aurait donné un tout autre film, les choix d’axes ne constituent pas un tel reniement que cela. L’Étang tragique contient quantité de champs-contrechamps, mais aussi beaucoup de plans à deux. Pour un film de 1941, il compte peu de plans sur un seul comédien, et peu de gros plans. Il ménage de nombreux raccords dans l’axe, souvent discrets, habiles, invisibles.
28Renoir se soumet à la dictature des directions de regard. La scène au magasin où les frères Jim et Bud Dorson (Ward Bond et Guinn Williams) houspillent Ben dont ils veulent partager la réussite comme trappeur illustre à l’envi cette mécanique du découpage fondée sur les regards. La scène fait dialoguer sept personnages devant quelques comparses muets. Six des sept plans s’attachent à plusieurs villageois, en mettant toujours en évidence celui ou ceux qui parlent, que les autres fixent généralement. Plusieurs fois, un personnage vient se planter devant un autre pour bien manifester, yeux dans les yeux, qu’il s’adresse à lui. Au début d’un plan de groupe, Jim Dorson, assis, se lève pour venir se poster à gauche devant le propriétaire du magasin (hors champ) auquel il répond, puis, changeant sans transition d’interlocuteur, il pivote vers Ben à droite d’un coup, de manière presque caricaturale (fig. 4). Le plan suivant commence avec Ben se retournant à droite vers Bud (car celui-ci prend la parole [fig. 5]) et finit avec Ben se retournant à gauche vers Jim (car celui-ci prend la parole). Et ainsi de suite (fig. 6 et 7). Quant aux mouvements d’appareil de la scène, ils sont inspirés par les déplacements des personnages, déplacements eux-mêmes fondés sur la possibilité de regarder l’interlocuteur à faible distance. Cette mécanique est parfaitement apprivoisée par Renoir, l’intensité des regards la suppose ou la justifie. Astuce supplémentaire : quand il ment ou élude, Ben ne regarde pas son interlocuteur.
29Ce qui choque le spectateur aujourd’hui, ce sont les transparences grossières et, dans une moindre mesure, les champs-contrechamps en plan rapproché dans les marais de studio qui estompent le réalisme affiché des décors. Comme pour tant d’autres films au tournage mixte des années 1940, les plans en décor naturel donnaient alors une forte impression de vérité, alors que pour nous l’impression d’artifice prédomine. Autrement dit, la nature des décors filmés et les trucages à la prise de vues font oublier la présence de Renoir alors que, malgré lesretakes, le style de découpage la rappelle régulièrement.
Vivre libre
30Soucieux de disposer d’une plus grande autonomie, Renoir s’associe avec Dudley Nichols, le scénariste de L’Étang tragique, afin de produire Vivre libre pour le compte de RKO. Nichols, en concertation étroite avec Renoir qui a apporté le sujet, signe le scénario original de ce film antinazi. « Quelque part en Europe », les troupes allemandes envahissent une petite ville. L’instituteur Albert Lory (Charles Laughton), peureux et lâche, vit avec sa mère possessive (Una O’Connor). Il est secrètement amoureux de sa jeune collègue Louise Martin (Maureen O’Hara), dont le fiancé, l’ingénieur ferroviaire Georges Lambert (George Sanders), est un collaborateur. Le frère de Louise, Paul (Kent Smith), s’affiche avec les nazis pour mieux cacher son appartenance à la Résistance. Lambert le dénonce aux Allemands qui l’abattent, puis, pris de remords, il se suicide et Lory, à la suite d’une méprise, passe en procès pour son prétendu meurtre. Lory, surmontant sa couardise, en profite pour dénoncer publiquement l’ordre nazi et appeler à la résistance.
31Le film est tourné en studio, à quelques plans dans une gare de triage près. Lourié a conçu des décors parmi les plus vastes de la carrière de Renoir, pour les extérieurs comme pour les intérieurs. Ce sont des décors simples, neutres, aussi dénudés que possible, de façon à centrer l’attention sur l’action et le dialogue. Or ces décors ne sont jamais parcourus par la caméra. Cela, contrairement à l’intention déclarée de Renoir avant l’écriture du scénario, mais conformément aux découpages techniques publiés10. Renoir expliquera qu’il voulait se réserver la possibilité de rectifier jusqu’au dernier moment ce film de propagande car « la partie qui se jouait était trop grave » : « J’ai vraiment cadré le film, et je l’ai découpé comme un film commercial, pour pouvoir au besoin le modifier au montage, et doser, par des previews, les effets sur un public que je voulais convaincre11. » D’où l’exception : un tournage standard américain de bout en bout, une « couverture » de l’action dans un grand nombre d’axes12.
32Vivre libre respecte l’esprit du découpage technique. Les principes de tournage sont simplifiés à l’extrême. Le plan est généralement sur le personnage qui parle. Du début à la fin du film, les reprises d’axe sont continuelles. Un même axe peut servir une demi-douzaine de fois, ou plus. La recherche de rapidité explique assurément certains choix, par exemple quand un cadrage sur deux personnages, l’un assis et l’autre debout, est employé à l’identique pour des plans où l’un des deux interlocuteurs n’est plus le même. Les champs-contrechamps sont systématiques, ce que Renoir atténue par une alternance de plongées et de contre-plongées qui n’est pas dans sa manière habituelle. Pour mesurer la différence avec La Grande Illusion, prenons une scène de faux repas : Paul, qui vient de commettre un attentat, se réfugie chez lui où sa sœur Louise a invité Lory à dîner et s’attable avec eux, puis quatre soldats allemands entrent à la recherche d’un suspect avant que la mère de Lory vienne sortir son fils de ce guêpier. Les vingt-sept plans se répartissent en neuf axes, dont sept utilisés plusieurs fois. La plupart de ces plans s’attachent à un ou deux personnages seulement.
33Renoir ne déplace guère la caméra que pour de légers recadrages, des mouvements « invisibles » accompagnant souplement les déplacements des personnages. Il filme de façon efficace des scènes d’action, comme une arrestation à domicile, sans bouger la caméra. Le film ne comporte qu’une demi-douzaine de travellings « discursifs », tous simples. C’est le cas du plan d’ouverture où la caméra avance vers le monument aux morts de la Grande Guerre et panoramique vers le bas pour montrer, au pied du socle, la Une d’un quotidien annonçant l’invasion du pays par Hitler. Certains travellings avant sont assez convenus : vers une affiche municipale pro-allemande sur un mur, vers les caisses de marchandise tombées d’un train victime de sabotage. Lors du suicide de Lambert, un travelling avant et descendant se dirige vers la fleur que l’ingénieur vient de jeter au sol (elle symbolise ses compromissions avec l’occupant) tandis que l’on entend offle coup de feu fatal13.
34Pour illustrer la simplicité de la couverture de l’action, détaillons les deux audiences au procès de Lory qui, séparées par d’autres scènes, totalisent 18 minutes. En leur cœur, le double sommet dramatique est constitué par les deux discours de Lory qui se défend lui-même et assène la morale du film, discours durant respectivement 5 minutes et 8 minutes. Tout est fait pour mettre en valeur l’éloquence de Lory et le morceau de bravoure de Laughton. Le schématisme de la mise en scène va de pair avec la licence dramatique d’une procédure juridique qui se passe notamment de réquisition de l’avocat général et de délibération du jury.
35La première audience comporte 9 axes pour 33 plans (dont 5 axes utilisés plusieurs fois), la seconde audience 24 axes pour 53 plans (dont 10 axes utilisés plusieurs fois). Chacune des deux audiences s’ouvre par un plan de situation sur le tribunal (fig. 8 et 9). Les autres plans représentent chacun des « alvéoles » : la salle de tribunal est découpée en morceaux. Alors que la première audience est principalement concentrée sur la bataille juridique et les acteurs du procès (accusé, avocat général, président du tribunal) et accorde une place mineure au jury et au public, la seconde audience, qui vire au discours idéologique, multiplie les plans de réaction du jury et surtout du public. La seconde audience, quand elle montre les mêmes personnages, offre le plus souvent des cadrages voisins ou identiques à ceux de la première.
36Renoir a manifestement donné satisfaction à Laughton, comédien réputé pour réclamer de jouer ses scènes d’une traite. Laughton a tourné chacune des deux scènes en continu (à un plan près), en étant libre de se déplacer latéralement de quelques centimètres, la caméra recadrant en conséquence. Le même cadrage est retenu pour les deux audiences : Lory, en plan ceinture, est debout dans le box des accusés tandis que, derrière lui, une porte permet d’observer l’entrée et la sortie d’un comparse sans changer d’axe (fig. 10). Au montage, les deux plans tournés ont été morcelés en vingt-trois plans. Vers la toute fin, ce cadre cède la place à un plan poitrine dans un autre axe pour le long plan où Lory déclare son amour à Louise.
37Dans chacune des deux audiences, le président du tribunal a droit à un axe (fig. 11), l’avocat général à deux axes (un axe assis, un axe debout) [fig. 12 et 13]. Un travelling vertical accompagne l’avocat général les deux fois où, assis, il se lève. Seul axe supplémentaire introduit au cours de la seconde audience, un plan large montre l’avocat général qui transmet un document au président du tribunal via un assesseur.
38Le jury est représenté par cinq axes, correspondant à autant de plans. Parmi eux, deux plans rapprochés individualisent deux jurés dont Lory dénonce les petits accommodements sous l’Occupation.
39Le public, dans la première audience, est limité à trois axes, réservés aux proches de l’accusé : Louise, la mère de Lory et Julie (Nancy Gates), l’amoureuse de Paul qui avait rompu avec lui en ignorant ses activités de résistant. Le premier axe réunit ce trio de spectatrices (fig. 14), les deux autres axes le séparent : un plan poitrine sur Julie et la mère (fig. 15), un plan épaules sur Louise, avec un arrière-plan flou (fig. 16), où l’ombre du chapeau fait ressortir le regard tandis qu’une myriade d’expressions passe sur son visage. Dans la seconde audience, dix nouveaux axes couvrent le public pour détacher les réactions des personnages pris à partie (le maire corrompu, un gradé allemand…), pour faire sentir les attentes de la foule ou pour montrer en plan large l’issue heureuse avant, pendant et après l’énoncé du verdict. Quant au trio féminin, il est cette fois toujours dissocié. La mère et Julie inversent leurs positions respectives dans le cadre tandis que Louise apparaît très tardivement avec deux plans seulement : un gros plan (fig. 17), puis, pendant la déclaration d’amour, un interminable très gros plan sur fond flou qui parachève sa transformation intérieure (fig. 18). Au début du procès, elle croit Lory coupable d’avoir dénoncé Paul ; à la fin, elle l’aime.
40Pendant ces 18 minutes de procès, la caméra ne fait au plus que de légers recadrages – à deux mouvements près vers la fin, l’un et l’autre aussi modestes que saisissants. Le premier mouvement, à partir du cadre habituel sur Lory, accompagne l’accusé qui se tourne vers Louise à droite hors champ pour lui déclarer son amour (Lory et la caméra feront ensuite le déplacement inverse dans un plan très bref). Puis, quand le jury est invité à se retirer pour délibérer, un lent travelling latéral vers la droite sur les 12 hommes garde pour la fin le porte-parole qui déclare qu’ils ont déjà décidé d’un verdict. À scénario schématique efficace, découpage schématique efficace. Nous sommes pendus aux lèvres des personnages, à commencer par Lory, et c’est bien l’intention.
L’Homme du Sud
41« Producing Artists presents a Jean Renoir production » : L’Homme du Sud est produit par David L. Loew, avec le concours de Robert Hakim, pour le compte d’Artistes Associés. Le scénario écrit à plusieurs mains, dont celles de Renoir, est inspiré d’un roman de George Sessions Perry qui conte la chronique d’une année dans la vie d’une famille de métayers du Texas. L’ouvrier agricole Sam Tucker (Zachary Scott), voulant s’établir à son compte, négocie un accord avec le propriétaire de sa plantation de coton. Sam et sa femme Nona (Betty Field) s’installent dans une ferme en ruine avec leurs deux enfants et la grand-mère et entreprennent de cultiver le lopin de terre en friche mis à disposition. Une série de déboires culminent avec une inondation qui anéantit la récolte de coton, mais, après un moment de découragement, Sam et Nona recommenceront à exploiter ce sol ingrat. Renoir a toute liberté artistique sur le tournage14. À en croire la version publiée, il s’écarte à volonté de son découpage technique qui ne sert que de tremplin15.
42L’Homme du Sud passe pour le plus « renoirien » des films hollywoodiens du cinéaste. Son découpage est moins visiblement standard… mais, profondément, il l’est presque autant. Ce qui fait oublier ce classicisme est la forte présence du décor naturel (ou sa simulation presque indécelable), la lumière sans effets et l’interprétation des acteurs, surtout le jeu très peu accentué de Zachary Scott.
43Le tournage en extérieurs naturels se déroule non au Texas mais en Californie, où la baraque des Tucker et la ferme de leur voisin hostile sont construites dans des vallées. En studio, outre les intérieurs, sont filmés une rue de petite ville, la chasse à l’opossum en forêt et des extérieurs divers. En outre, la baraque des Tucker est rebâtie en studio, notamment pour des scènes nocturnes ou situées sous une pluie qui cache superbement que, à travers la porte ouverte et les fenêtres, nous entrapercevons un extérieur indistinct en maquette réduite. Dans la scène d’ouverture, le premier plan rapproché de Sam, sur fond de « ciel » uni, est entièrement déconnecté du champ de coton réel où commence l’action. Lourié s’y entend à merveille pour nous faire prendre du studio pour du décor naturel, mais on remarque vite, aussi, des plans plus serrés en studio, des découvertes derrière les fenêtres et même des transparences, plus discordantes ici que dans un film à l’artifice revendiqué.
44L’Homme du Sud privilégie largement les plans fixes. Cela, y compris pour des actions compliquées comme le sauvetage d’un ami de la noyade pendant la crue du fleuve – loin des mouvements d’appareil sur le fleuve de L’Étang tragique. Renoir utilise surtout des mouvements descriptifs (dans les champs de coton en premier lieu) et, très classiquement, des travellings avant en début ou en fin de scène, des travellings arrière en fin de scène.
45Renoir évite plutôt les reprises d’axe, mais ses champs-contrechamps sont très conventionnels dans un nombre important de scènes, surtout en intérieurs. Telle scène à deux personnages s’ouvre et s’achève par un plan à deux, tandis que le cœur en est fait de champs-contrechamps. Le film offre quantité de raccords dans l’axe, jusqu’à trois valeurs de plan pour la même action (fig. 19 à 22).
46La scène de repas, où la famille mange l’opossum tué par Sam après des mois sans viande, est à peine moins traditionnelle que celle de Vivre libre. Le premier plan, d’abord fixe, continue avec un mouvement d’appareil, partant de Nona qui apporte la marmite jusqu’à la table où sont assis les quatre autres convives. Renoir décompose ensuite la tablée avec cinq axes, soit sur des tandems de convives, soit sur un seul convive… y compris le chien de la famille, au pied de la table, dont on remplit l’écuelle.
47En matière de découpage, qu’est-ce qui rappelle alors le « Renoir français » ?
48L’Homme du Sud, malgré tout, joue moins que les quatre autres films sur les raccords agencés au tournage. En atténuant ainsi les rapports de cause à effet, le découpage contribue à la dimension dédramatisée, contemplative du film.
49Renoir tourne en studio deux plans mobiles complexes, sans comédiens, pour explorer l’intérieur puis l’extérieur de la baraque abandonnée qu’il faudra remettre en état, nous faisant mesurer la tâche ardue, tandis que Sam et Nona commentent offleur découverte des lieux et la conduite à tenir.
50Enfin, on ne peut qu’être frappé par trois courtes scènes aussi peu dramatisées que possible, correspondant à des moments de pause, de bilan, avec Nona et Sam assis à même le porche. La première scène, au début de l’automne, après la découverte de la baraque inhabitable, tient en deux plans fixes sur le couple qui hésite à jeter l’éponge avant de décider de lutter pour le bonheur de travailler ensemble : un plan large d’une trentaine de secondes, un plan serré qui dure 1’20. Les deux autres scènes se bornent chacune à un seul plan d’une trentaine ou d’une quarantaine de secondes, au cours duquel un travelling resserre sur Nona et Sam qui amorcent le dialogue une fois le cadre fixe : à la fin de l’hiver, assis à côté des enfants et de la grand-mère, Sam annonce à Nona qu’ils pourront bientôt planter le coton ; au printemps, Sam réconforte muettement Nona qui confie ses craintes pour la santé de leur fils. Le côté atypique de ces trois scènes est lié à leur absence de morcellement, à la longueur des plans et au moment de contemplation sur les réflexions intimes des métayers, solidaires dans l’adversité. Les aspects plus banals du film en termes de rhétorique cinématographique sont occultés par sa simplicité sans apprêt, conforme à celle des personnages.
Le Journal d’une femme de chambre
51Les deux vedettes du Journal d’une femme de chambre, les époux Paulette Goddard et Burgess Meredith, s’associent avec Renoir et un quatrième larron pour créer une société de production ad hoc. Meredith signe seul l’adaptation du roman d’Octave Mirbeau. En Normandie dans les premières décennies de la IIIe République, la belle Celestine (Paulette Goddard) est engagée comme femme de chambre par les époux monarchistes Lanlaire (Reginald Owen et Judith Anderson) et ambitionne de grimper l’échelle sociale. Le sinistre valet Joseph (Francis Lederer), le fils tuberculeux des Lanlaire, George (Hurd Hatfield), et un vieux voisin républicain et excentrique, le capitaine Mauger (Burgess Meredith), veulent chacun épouser la jeune femme et quitter la ville avec elle. La tonalité revendiquée est celle de la fantaisie, que confirment aussi bien la mise en scène que les acteurs, à commencer par Goddard et Meredith.
52Le film est intégralement tourné en studio, avec pour décors principaux le manoir des Lanlaire, l’habitation plus modeste de Mauger et la place du village, conçus pour donner une impression de vaste superficie et de complexité. Renoir élabore un découpage mixte, assez souple : une part de mouvements élégants, une part de classicisme.
53Côté classicisme : les plans longs, au cadre large, sont souvent interrompus par des plans serrés. Renoir use des champs-contrechamps en plan rapproché. Le film comporte quantité de raccords dans l’axe et de raccords prémédités au tournage.
54Quant à l’élégance, c’est celle d’un hollywoodien inventif mâtinée de souvenirs du Renoir français.
55Le découpage exploite autant qu’il est possible les décors de Lourié, montrés chaque fois sous de nouveaux aspects. Certes, le film s’ouvre et se ferme par l’esthétique inverse (une arrivée en gare où l’on ne voit ni le train ni vraiment une gare, des transparences pour les trajets en chemin de fer ou en voiture à cheval), mais, une fois ces scènes traitées à l’économie, tout le reste est inventif, souvent inattendu. Des mouvements rapides mettent en valeur les éléments de décoration devant lesquels passe la caméra. Renoir se livre à une vraie exploration de l’espace, liant avec fluidité les différents mondes qui s’affrontent, tels que les maîtres et les domestiques.
56En intérieurs, l’exploration est essentiellement celle du manoir des Lanlaire. La caméra parcourt des pièces vastes, où les personnages circulent (entrent, sortent) à des endroits distincts du décor. Mais la caméra ne passe jamais d’une pièce à l’autre (dans La Règle du jeu, elle le faisait une seule fois). Renoir et son chef opérateur ont ainsi conçu un plan complexe d’une quarantaine de secondes quand Celestine porte une encombrante pièce montée à ses maîtres, sans que la caméra sorte d’un couloir au rez-de-chaussée du manoir. Celestine arrive au fond du couloir, précédée de plusieurs mètres par Joseph (fig. 23) devant qui la caméra recule tout en amorçant un panoramique pour le suivre, car il entre à gauche dans la salle à manger (que nous apercevons alors par l’ouverture de la porte) où il remet un télégramme à Mme Lanlaire qui déjeune avec son mari (fig. 24). Une fois que Mme Lanlaire a lu le télégramme qui la réjouit et que Celestine est entrée à son tour dans la pièce, Mme Lanlaire en sort précipitamment, sans explication, en entraînant Celestine par la main : la caméra se déplace latéralement derrière les deux femmes (fig. 25) et panoramique pour découvrir à droite du couloir le vestibule et le haut escalier à deux volées menant à l’étage supérieur qu’elles empruntent. La caméra reste fixe le temps que M. Lanlaire, entrant dans le champ, prenne le gâteau des mains de Celestine au bas de l’escalier et boive un verre de vin, rejoint par Joseph. Puis un bref panoramique vers le haut suit les deux femmes qui continuent de monter jusqu’à sortir du champ où demeurent, au pied des marches, M. Lanlaire, Joseph et deux domestiques survenues entre-temps (fig. 26). Mme Lanlaire chargera Celestine de s’habiller, se coiffer et se parfumer richement pour charmer son fils qui vient d’annoncer son retour imminent. En bougeant la caméra de quelques mètres à peine, Renoir fait vivre quatre espaces (le couloir, la salle à manger, le hall et l’escalier), sans oublier, par les vertus de la suggestion, la cuisine hors champ d’où sort Celestine, l’escalier et l’étage que l’on devine au fond du couloir au début du plan, puis l’étage de l’escalier final.
57Concernant les extérieurs, outre les agiles explorations du jardin du capitaine Mauger, un plan à la grue d’environ 50 secondes sur la nuit de la fête du 14 Juillet, où Mauger court à la recherche de Celestine, offre un ample mouvement magistral. Le décor est celui d’une place et d’une rue qui laissent imaginer une vaste expansion et des échappées vers les rues voisines. La caméra, aux trajectoires enveloppantes, s’ingénie à nous empêcher de mesurer la topographie exacte de ce décor rempli d’une centaine de figurants. La virtuosité du plan s’allie au côté aérien des déplacements fantasques de Mauger qui traverse cet espace en marchant, dansant et courant, ralenti au passage par différents fêtards. Mauger s’avance vers nous, sursaute les deux fois qu’un gamin souffle de la trompette d’enfant sous son nez, donne au gamin une pièce faute d’avoir pu l’écarter, s’arrête à une buvette où il saisit un verre qu’il vide tout en dansant sur place, part vers la droite, fait volte-face pour vider un second verre et payer, se débarrasse d’un importun, file à droite en traversant un groupe d’enfants, monte les trois marches d’accès à la dalle surélevée où se tient le bal populaire, se fraie difficilement un chemin sans apercevoir Celestine parmi les danseurs endimanchés et traverse un second groupe d’enfants, puis, accélérant le pas, redescend trois marches, s’empare d’une boisson chez un marchand ambulant, la lui rend et court dans un espace dégagé pour aller s’asseoir à une terrasse de bistrot, rejoint par l’enfant à la trompette dont les propres évolutions au cours du plan sont comme une intrigue secondaire. Renoir commence ce plan en filmant dans l’axe d’une façade de boutique à l’arrière-plan avant de nous perdre dans les méandres d’un décor irrégulier dont nous ne pouvons plus identifier la logique. Passé le début, la caméra est constamment en mouvement : elle suit de loin Mauger devant la buvette puis jusqu’au pied des marches, fait le tour de la dalle en laissant Mauger hors champ un moment et monte pour le retrouver qui déboule, redescend en reculant pendant que lui-même descend les marches, et va trouver en même temps que lui la terrasse de bistrot.
58La fête nationale brille par d’autres plans à la grue, dont le plus spectaculaire, après que Joseph a tenté de poignarder Celestine, dure une cinquantaine de secondes : la caméra montre en plan relativement serré la foule qui entraîne Joseph, recadre vers la droite sur la largeur du décor tandis que la mêlée continue ; la caméra laisse Joseph s’échapper vers le fond et la foule s’agglutiner jusqu’à le dissimuler entièrement à notre vue puis refluer un peu – et la caméra s’avance avec vélocité, surplombant des dizaines de badauds, pour découvrir in fine, tout le monde s’en écartant, le cadavre du valet gisant sur le sol.
59La caméra permet aussi la liaison entre intérieur et extérieur. Outre le plan élégant où la caméra sort par la fenêtre de la cuisine pour masquer hors champ la décapitation d’une oie, citons ce plan de la scène nocturne où Celestine et George se déclarent leur amour dans la serre : les jeunes gens, collés contre le mur à l’opposé de l’entrée, s’embrassent en plan serré ; comme, dans leur ardeur, ils pivotent à 90°, la caméra profite du léger recadrage que cela entraîne pour les abandonner et aller révéler derrière une vitre, au fond, Joseph qui les observe fixement ; puis un mouvement latéral vers la droite suit Joseph qui fait le tour de la serre avant d’ouvrir la porte et de se poster, menaçant, sur le seuil.
60La grue libère l’écriture de Renoir sans pour autant que celle-ci sorte des normes : l’invention de nombreux plans considérés isolément est enserrée dans des raccords fidèles à l’idéal de continuité invisible.
La Femme sur la plage
61L’adaptation pour RKO d’un roman de Mitchell Wilson est cosignée par Renoir qui en est l’auteur principal. Le lieutenant Scott Burnett (Robert Ryan) est un garde-côte hanté par le naufrage, pendant la guerre, de son patrouilleur touché par l’explosion d’une mine. Sur le point d’épouser une pure jeune femme, il rencontre sur une plage déserte la vénéneuse Peggy (Joan Bennett), mariée à Tod (Charles Bickford), un célèbre peintre qui, devenu aveugle, a fui New York pour vivre reclus. Scott, envoûté par Peggy, soupçonnant son mari brutal de simuler la cécité pour la retenir auprès de lui en exploitant son sentiment de culpabilité (c’est elle qui l’a accidentellement aveuglé), essaie de briser ce couple infernal.
62Au lendemain de la fin du tournage, Renoir écrit : « Vraiment, on m’a fichu la paix comme jamais ça ne m’était arrivé depuis que je fais des films16. » Cette impression de liberté est corroborée par le découpage technique conservé à la bibliothèque de la Cinémathèque française, qui préfigure absolument le style du film17. Après une projection test décevante, Renoir accepte de retourner une proportion importante du film (le tiers ? la moitié ?) pendant quatre semaines, expérience sur laquelle il tiendra des propos contradictoires. En matière de style, ces retakes ne sont guère décelables, malgré un changement de chef opérateur.
63Le film est tourné en studio, à l’exception de plans sur la plage ou au haut d’une falaise. Les scènes en mer sont filmées devant un écran de transparence. Les décors, dus à un collaborateur de RKO qui avait participé à Vivre libre, sont sobres et passe-partout, conformément à la volonté d’abstraction si souvent dépeinte à propos de ce film. Renoir va à l’inverse du Journal d’une femme de chambre : il refuse de rendre compte du décor dans son ensemble. En intérieurs comme en extérieurs, il filme le décor par morceaux déconnectés ; les différents lieux, du reste, ne raccordent pas entre eux.
64La Femme sur la plage est bâti sur les reprises d’axe, et cela d’autant plus que les personnages désaccordés sont rarement ensemble à l’image – les plans à un seul personnage prédominent. Le resserrement en champs-contrechamps est quasi systématique. Dans les scènes à trois, Renoir fait alterner les plans sur chacun.
65Les plans fixes sont en nombre considérable. Le découpage technique conservé à la Cinémathèque française le prévoyait : sur 484 plans, Renoir n’en indiquait que 18 avec mouvement d’appareil (plus 2 panoramiques), dont 10 qui se bornaient à suivre Scott montant à cheval sur la plage, seul ou avec Tod. Les rares recadrages ou mouvements fonctionnels du film sont de faible amplitude. À côté d’une poignée de travellings avant très convenus (par exemple sur une embrassade de Scott et sa fiancée éphémère), un seul mouvement savant parcourt un décor : dans l’épave de bateau où Peggy se réfugie pour échapper à son mari et où elle vient d’échanger un baiser avec Scott, le lent mouvement vers la droite remplace les vitres de la serre du Journal d’une femme de chambre par les hublots à travers lesquels on aperçoit Tod faisant le tour de l’épave.
66Quand Tod et Peggy reçoivent Scott pour un dîner empreint de malaise, la disposition de la tablée facilite un découpage standard : les trois convives sont placés à proximité les uns des autres sur la moitié droite de la table du point de vue de la caméra, Peggy à gauche, Tod au centre et Scott à droite. La partie de la scène où ils sont à table tient en 3 minutes et 25 plans. Elle est presque entière ment découpée en six axes : trois axes consacrés chacun à l’un des convives en plan rapproché (ces axes représentent 18 des 25 plans à eux seuls) [fig. 27, 28, 29] ; un axe sur Peggy et Tod (fig. 30), un autre sur Tod et Scott (fig. 31), mais aucun sur le couple fantasmé Peggy et Scott ; un axe sur le trio (fig. 32)18. Quand Scott, sous prétexte d’allumer la cigarette de Peggy, passe la flamme du briquet devant les yeux de Tod en espérant que celui-ci trahira sa fausse cécité, un plan ne reprenant aucun de ces axes est un des plus mémorables du film : une fois qu’il a allumé son briquet en plan rapproché, la caméra quitte Scott pour suivre le bras qu’il tend vers la gauche avec une lenteur délibérée ; quand la flamme passe devant Tod, ce dernier tourne lentement la tête dans une direction voisine de la lueur d’une façon telle que nous ignorons s’il la perçoit même faiblement ; la caméra s’arrête quand Peggy, dont le visage est entré à gauche du cadre, se penche sur le briquet, cigarette à la bouche ; Tod reste insondable au centre de l’écran tandis que Peggy et Scott retirent l’une son visage, l’autre son bras.
67Un aspect fascinant de l’acceptation des normes classiques est que, dans presque tout le film, même un aveugle regarde ses partenaires dans les yeux ! Et ses partenaires le fixent en retour. Cela, à quelques exceptions près comme les deux intrigantes portions de scènes où Tod et Peggy dialoguent assis côte à côte, qui font comprendre le lien impossible à briser des deux époux. Renoir conçoit des raccords regard avec le regard vide de Tod. Comme Scott soupçonne ce dernier d’être un simulateur, peut-être Renoir joue-t-il sur les deux tableaux : de la convention poussée à l’absurde naîtrait l’ambiguïté.
Pour conclure
68Le découpage des films hollywoodiens de Renoir est contraint, certes, mais il n’est pas imposé. Passé L’Étang tragique, Renoir n’est plus brimé par un producteur dans ce domaine. Il dispose d’une vraie marge de manœuvre, sans doute plus qu’avec certains de ses producteurs français antérieurs ou avec celui de French Cancan (1954). S’il entre dans le moule, c’est parce que le poids global des méthodes de travail dans lesquelles il s’insère l’emporte, et c’est aussi partiellement par choix.
69Comment expliquer alors que Renoir soit plus « hollywoodien standard » que Lang ou Ophuls ?
70Diverses explications de l’adaptation de Renoir à Hollywood ont été données. Selon Janet Bergstrom, au moment de L’Étang tragique, l’incapacité de Renoir à communiquer en anglais avait pour conséquence qu’il « ne pouvait établir avec ses techniciens, et particulièrement avec le chef opérateur et le directeur artistique, de rapport lui permettant de contourner la hiérarchie du studio et cette rigide division du travail qui lui était totalement étrangère19 ». Bergstrom met en avant le manque de connaissance par Renoir de l’industrie américaine, sa difficulté à mesurer le coût de ses méthodes de travail au sein du système des studios. Selon Pascal Mérigeau, avec Vivre libre, Renoir s’efforce « de devenir un réalisateur américain, il veut réussir de bons films hollywoodiens, et cette volonté et ce désir le conduisent à se plier aux exigences qui lui sont présentées20 ». Renoir lui-même, en 1954, s’exprime ainsi :
« Remarquez que si vous êtes éloquent, vous faites pratiquement ce que vous voulez comme metteur en scène [à Hollywood] ; mais vous êtes obligé de le prévoir, vous êtes obligé de convaincre à l’avance les gens de ce que vous ferez, et cela, je ne sais pas le faire. […] J’aurais pu y travailler sans être le moins du monde tyrannisé, d’une façon même extrêmement agréable, si j’avais le don de prévoir ce que je voudrai sur le plateau21. »
71S’il rédige en amont des découpages techniques aussi détaillés que ceux de ses pairs, Renoir est en effet tenté de les remettre en cause le jour dit.
72Le style de découpage de Renoir à Hollywood, loin de n’être qu’une parenthèse, amorce une évolution qui sera confirmée par la suite. Les films des années 1950-1960 du cinéaste sont eux aussi des hybrides, mélangeant découpage attendu et découpage imprévisible. Les reprises d’axe sont légion, l’action est souvent fragmentée personnage par personnage, les gros plans sont plus nombreux que dans la majorité de l’œuvre américaine. Si, je l’ai dit, les films hollywoodiens ont une durée moyenne des plans comprise entre 8 et 13 secondes, les films ultérieurs restent dans cette fourchette : de 8 secondes et demie à 13 secondes. Certes, en 1958-1959, Renoir tourne Le Testament du docteur Cordelier et Le Déjeuner sur l’herbe à plusieurs caméras, selon les procédures désormais de la dramatique télévisée. Mais cette méthode n’exclut pas le découpage préalable, loin de là. L’emplacement des caméras, la focale et le champ couvert sont précisés et dessinés en amont, Renoir procède à des répétitions en studio avec les décors construits ou naturels tracés au sol. Dans ces deux films, les caméras multiples amènent à renoncer aux mouvements d’appareil atypiques et privilégient un montage traditionnel. Notamment, ces films abondent en champs-contrechamps.
73Concernant la réputation critique des cinq films hollywoodiens, elle ne souffre que si l’on juge leur style à l’aune du Renoir des années 1930 et si l’on y voit une hiérarchie de valeurs. Renoir adopte le découpage des hollywoodiens – et si nous l’acceptons chez eux, il n’y a aucune raison de le refuser chez lui. Hormis les retakes dus à Pichel dans L’Étang tragique, le découpage est cohérent avec l’esthétique des films. On ne plaque pas le style de La Règle du jeu sur un plateau hollywoodien. Ni sur un scénario, un décor, une lumière, des vedettes, un style de jeu hollywoodiens, pour un public américain et international.
Notes de bas de page
2 « Jean Renoir vous parle de son art » (1961), Jean Renoir : entretiens et propos, L’Étoile/Cahiers du cinéma, 1979, p. 94.
3 Je n’aborderai pas ici The Amazing Mrs. Holliday, produit par Universal en 1942 et dont Renoir quitte le tournage à sa demande, se plaignant d’un scénario improvisé au jour le jour et changeant. Le découpage est impersonnel, mais, sauf à connaître la part respective de Renoir et du scénariste en chef et producteur Bruce Manning qui termine et signe seul la réalisation, on ne peut tirer de conclusions fiables.
4 Lettre à Paulette Renoir, 21 août 1941 (Renoir J., Lettres d’Amérique, Presses de la Renaissance, 1984, p. 75). Sur L’Étang tragique, Zanuck remplace en cours de route Lucien Ballard, jugé trop lent, par un des vétérans de la Fox, J. Peverell Marley. Il s’agit manifestement de mettre au pas Renoir, puisque Ballard, à ce stade, a fait l’essentiel de sa carrière dans des films réclamant la vitesse d’exécution.
5 Voir O’Brien C., « The Exception and the Norm : Relocating Renoir’s Sound and Music », in Alastair Phillips et Ginette Vincendeau (dir.), A Companion to Jean Renoir, Chichester, Wiley-Blackwell, 2013, ainsi que le site Cinemetrics (http://www.cinemetrics.lv).
6 On lui doit notamment de nombreux films de John Ford, comme Le Mouchard (The Informer) Chevauchée fantastique (Stagecoach), ou Chasse à l’homme (Man Hunt) que Fritz Lang vient de réaliser pour Zanuck.
7 La bibliothèque de la Cinémathèque française conserve deux exemplaires de la mouture datée du 14 juin 1941, une douzaine de jours avant le début du tournage : RENOIR 29-B8 et RENOIR 31-B9 (variante annotée par Renoir et par son assistante personnelle Dido Freire). Certaines de mes remarques ultérieures sont inspirées par les plans de travail et autres documents de production consultés dans le même fonds d’archives (RENOIR 30-B8). Sur la genèse de L’Étang tragique, voir l’article pionnier de Sesonske A., « Jean Renoir in Georgia : Swamp Water », The Georgia Review, no 26, printemps 1982.
8 Voir les courriers reproduits dans Behlmer R. (éd.), Memo from Darryl F. Zanuck : The Golden Years at Twentieth-Century-Fox, New York, Grove Press, 1993, p. 51-54.
9 Voir Renoir J., Ma vie et mes films, Paris, Flammarion, 1974, p. 183.
10 Deux versions non datées du découpage figurent respectivement dans John Gassner et Dudley Nichols (dir.), Twenty Best Film Plays, New York, Crown, 1943, et dans This Land Is Mine, New York, Ungar, 1970. La première version, la plus proche du film, est révisée sous une forme littéraire pour être accessible au lecteur non spécialisé. Sur la genèse de Vivre libre, voir par ailleurs Sesonske A., « Jean Renoir in America : 1942, This Land Is Mine », Persistence of Vision, no 12-13, 1996.
11 Dans Rivette J. et Truffaut F., « Entretien avec Jean Renoir », Cahiers du cinéma, no 34, avril 1954, p. 14.
12 Eugène Lourié apporte une explication moins plausible au statisme de la caméra : la semaine précédant le tournage, Nichols aurait refusé de réviser le budget pour commander la grue avec laquelle Renoir voulait filmer la séquence d’ouverture (l’invasion de la place de la mairie par l’infanterie allemande) et Renoir, afin de maintenir l’unité de style, aurait renoncé aux travellings (Lourié E., My Work in Films, San Diego/New York/Londres, Harcourt Brace Jovanovich, 1985, p. 77). Les découpages publiés montrent que le style du film était acquis plus en amont que ne l’affirme Lourié, et les exemples ne manquent pas de films où le style de la première séquence cède ensuite la place à un autre.
13 La détonation fait trembler la fleur par un trucage imperceptible en projection : le plan superpose pendant quelques images deux prises de vues légèrement décalées, avec un effet de bougé, puis le travelling se termine dans la seconde prise de vues.
14 Pour les relations entre Renoir et son producteur, voir Bacher L., « David L. Loew, Renoir’s “French Method”, and The Southerner », Film History, vol. 21, no 3, 2009.
15 Voir John Gassner et Dudley Nichols (dir.), Best Film Plays - 1945, New York, Crown, 1946. Comme celui de Vivre libre chez le même éditeur, le découpage de L’Homme du Sud est révisé sous une forme littéraire.
16 Lettre inédite de Renoir à Louis Guillaume, 5 avril 1946, citée dans Bergstrom J., « Le compromis du rêve : Renoir et La Femme sur la plage », Trafic, no 24, hiver 1997, p. 100.
17 RENOIR 33-B8. Ce découpage, signé de Renoir et qui sera suivi d’au moins une mouture indisponible en France, est daté du 26 novembre au 7 décembre 1945, pour un tournage commençant le 2 février 1946. Ce document, comme ceux exploités par Janet Bergstrom dans son article cité, dément la légende d’improvisation que Renoir lancera à propos de La Femme sur la plage dans les années 1950.
18 Plus précisément, le deuxième plan de la scène est un plan de situation camouflé : il commence sur Scott, fixe, avant de recadrer le trio dans cet axe que reprendront d’autres plans.
19 « Paris-Hollywood, les allers-retours de Jean Renoir. Première partie : de la France aux USA (1939-1943) », Vertigo, no 16, 1997, p. 93.
20 Jean Renoir, Paris, Flammarion, 2012, p. 565.
21 Dans Rivette J. et Truffaut F., « Entretien avec Jean Renoir », art. cit., p. 8-9.
Auteur
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