Découpage et impondérable dans les premiers films de Chaplin (Keystone, Essanay et Mutual)
p. 127-143
Texte intégral
1Dans un texte sur les éléments symboliques qui composent le personnage de Charlot, André Bazin écrit que « la continuité et la cohérence de l’existence esthétique de Charlot ne sauraient évidemment se saisir qu’au travers des films qu’il habite1 ». Bazin construit ainsi un discours sur la mise en scène de Chaplin pensée comme une extension des mouvements de Charlot, comme le facteur qui marquerait l’évolution de la mise en cadre, du montage et du découpage des scènes principales. L’idée suggérée par Bazin, et nuancée dans ses textes ultérieurs sur Monsieur Verdoux (1947) et Limelight (Les feux de la rampe, 1952), a été une clé pour une certaine tendance critique et historiographique, selon laquelle le personnage de Charlot constitue l’essence de l’écriture cinématographique de Chaplin. Quelques historiens se sont appuyés sur la caractérisation de Charlot pour comprendre le travail comique effectué par Chaplin. La logique de ses gags doit selon eux être étudiée à l’intérieur d’un renouvellement possible du burlesque ou à l’intérieur de la dimension symbolique et politique que peut acquérir la présence du personnage. Bien que Bazin ne cesse de se préoccuper de l’exploration de l’écriture, de la mise en scène de Chaplin et de la valeur primordiale de son style, l’évolution qu’ont connue les études sur Chaplin a fini par faire oublier la relation du cinéaste avec les éléments expressifs propres au langage cinématographique. S’il est vrai que Chaplin, à partir du personnage de Charlot, explore de nouvelles formes de comique et transforme le genre burlesque au moyen de la création de gags surprenants, il n’en demeure pas moins vrai que sa conception de la mise en scène et son travail autour du montage et du découpage ont souvent été sous-estimés. C’est comme si tout le génie de Chaplin était le fruit des ressorts comiques, du mouvement de son corps, du rythme de l’action et de la précision de ses gags et qu’on oubliait que ces gags fonctionnent grâce à des décisions de mise en scène et, surtout à un travail précis dans l’utilisation de l’espace et du temps.
2Il est donc important de considérer, dans le développement stylistique de Chaplin, l’existence de la notion du découpage qui ne surgit pas comme une instance préalable accompagnant le développement technique du scénario, mais qui révèle la complexité de la relation que le cinéaste établit entre le moment où il pense le film, où se fait le travail d’improvisation face à la caméra et la logique interne que le gag possède à l’intérieur du plan. Le lieu commun autour du désintérêt de Chaplin pour la réalisation a fini par être accrédité par le témoignage de quelques cinéastes de l’époque, comme King Vidor qui déclarait : « Les films de Charlie accordent une trop grande importance au jeu, reléguant la mise en scène au second plan2. »
3En guise de déclaration de principes sur le travail de mise en scène dans le cinéma de Charles Chaplin, Francis Bordat écrit au commencement de son livre Chaplin cinéaste, considéré comme l’un des travaux les plus détaillés sur l’expression cinématographique de Chaplin :
« Le personnage, littéralement, crevait l’écran. Et le faisait oublier : n’aurait-on vu Chaplin que sur une scène du music-hall, il semblait qu’on aurait pu prendre la pleine mesure de son art, aussi bien et peut-être mieux que sur l’écran d’une salle obscure. Ainsi se constituait un discours dont on a aujourd’hui quelque mal à sortir : Chaplin n’aura pas eu besoin du cinéma pour devenir un “clown de génie” et le cinéma n’aura pas eu besoin de lui pour devenir le septième art3. »
4Quand Bordat a publié son travail centré sur l’étude de l’écriture filmique de Chaplin, la majorité des monographies déjà publiées autour de Chaplin considérait que la grande valeur artistique de celui-ci résidait dans sa condition de comédien brillant et inventif. Les études insistaient sur le fait que le personnage du vagabond – the tramp – avait mis en crise les valeurs de son temps et soulignaient comment le créateur Chaplin avait renouvelé le comique de la pantouflarde Keystone par un humour plus cérébral. Une partie substantielle des publications tendait surtout à rechercher de nouvelles données sur la vie personnelle de Chaplin, sur les expériences presque dickensiennes qui avaient marqué son enfance, sur les amourettes de sa vie privée complexe, sur les conséquences de son engagement politique contre le nazisme et sur la persécution dont il avait été l’objet sous le Mc Carthysme. Jean Mitry avait déjà constaté l’existence de ce problème dans une interview publiée dans un petit livre des Cahiers du Cinéma sur l’actualité de Chaplin :
« La mise en scène n’était jamais prise en compte. L’idée principale était que Charlot faisait l’anti-cinéma. On affirmait qu’il se servait du cinéma, comme il se serait servi de la piste de cirque ou de la scène de théâtre. Juste un instrument pour privilégier son personnage4. »
5En suivant le chemin des études initiées par Francis Bordat, Mariange Ramozzi-Doreau remarque dans une autre étude centrée sur l’écriture cinématographique de Chaplin que celui-ci n’a cessé d’« élaborer avec persévérance et sur le long terme une esthétique chaplinienne qui s’efforce de croiser des compétences esthétiques pour servir le cinéma. Un jeu d’acteur marqué par une dépense hors du commun et un travail de réalisateur rigoureux, méticuleux, approfondi, en étant présent à tous les postes5 ». Ramozzi-Doreau indique dans son livre que le travail de Chaplin dans ses films met en évidence l’existence d’une relation triangulaire entre : – d’un côté son travail comme acteur, et incarnation de Charlot, – d’un autre côté son implication comme réalisateur qui contrôle la mise en scène, le découpage, le montage et les effets sonores, – et enfin, au sommet de la pyramide, le spectateur qui reçoit le travail élaboré entre le profilmique et le filmique. Les films ne font qu’alimenter la possibilité d’une implication possible des spectateurs qui est mise en évidence à partir du rire ou des sentiments variés que leur vision peut provoquer.
6Ces dernières années, un important travail philologique a été réalisé à partir des archives pour délimiter l’œuvre de Chaplin. Ce travail a permis de dépasser la question de la validité des copies existantes, de la fidélité des versions multiples conservées avec les originaux et de mesurer les manipulations que les films de Chaplin ont constamment subies dans le processus de distribution et d’exhibition. Le travail réalisé par la Cineteca di Bologna, conservatrice des archives Chaplin, par le British Film Institute ont permis de restaurer et de conserver les 35 films que Chaplin a tournés en 1914 pour la Keystone et dont il n’existait jusqu’à une date récente que des copies en mauvais état, remontées et sujettes à toutes sortes de transformations. Aujourd’hui, les Archives Chaplin nous permettent d’avoir beaucoup plus d’informations sur les méthodes de travail du cinéaste, sur les processus de production de ses films et sur leur diffusion internationale6. Ce travail d’archives, de récupération des films et d’étude des processus d’écriture de Charles Chaplin a considérablement progressé grâce notamment à la mini-série de trois chapitres qu’ont réalisée, pour la Thames television, Kevin Brownlow et David Gill, en 1983, à partir des archives fournies par la veuve de Chaplin, Oona O’Neil Chaplin. L’un des éléments les plus importants de la série a été la découverte des out-takes que le cinéaste a tournés durant la période de la Mutual entre 1916 et 1917. Ces out-takes, qui étaient dans les archives du collectionneur Raymond Rohauer, sont à la source du premier chapitre de la série présenté sous le titre My Happiest Years où l’on explore les différentes méthodes de travail que Chaplin a adoptées dans quelquesuns des films les plus emblématiques et populaires qu’il a réalisés pour la Mutual, comme Behind the screen (1916), The Cure (1917) et The Immigrant (1917)7.
7À partir de l’étude de différents out-takes, Brownlown et Gill nous révèlent que Chaplin adoptait une méthode de travail fondée sur la répétition et sur la variation qui permettait que le développement du récit s’élabore au fur et à mesure qu’avance le processus du tournage. Même si l’on sait que Charles Chaplin n’a pas écrit de scénarios très précis de ses films jusqu’à The Great Dictator (1939), sa méthode n’était pas pour autant fondée sur l’improvisation systématique des situations. Confronté aux espaces de tournage, il cherchait une série d’éléments et de situations qui lui permettait de configurer le gag. Ces situations étaient souvent le résultat de son travail au music-hall avec la troupe de Fred Karno8. Parfois il reprenait des découvertes antérieures en les perfectionnant. À partir du moment où Chaplin avait assimilé l’espace du tournage, il commençait à penser des variations originales autour de la mise en scène. Ces variations pouvaient être provoquées par l’usage créateur des objets présents dans la scène, par les intuitions comiques générées au moment de composer quelques situations ou par un changement des rôles distribués aux personnages secondaires.
8Dans l’étude sur les out-takes utilisés pour la réalisation de My Happiest Years, Brownlown et Gill partent de l’idée que Chaplin numérotait toutes les prises qu’il réalisait à partir d’un ordre établi. Le cinéaste établissait une continuité dans le tournage selon l’ordre fixé pour le développement de l’histoire. Cette continuité était transformée et modifiée parfois à partir des découvertes multiples qui surgissaient pendant le travail de mise en scène. Le premier élément du processus créateur de Chaplin consistait en l’établissement d’une série de prises dans l’environnement des studios des différentes compagnies avec lesquelles il travaillait. Les décors qui devaient être construits et les ébauches réalisées s’adaptaient aux nécessités techniques de découpages qui avaient été au préalable réalisés. Dans ces décors, quand l’espace était assimilé, on commençait à produire quelques curieuses variations provoquées par l’usage créateur des objets présents dans la scène ou par les intuitions comiques générées au moment de composer les situations.
9Au commencement de Charlot fait une cure, par exemple, Chaplin commence à tourner dans le hall d’une station balnéaire. Le décor est marqué par la présence d’une fontaine qui occupe l’espace central. En face d’elle, quelques escaliers débouchent sur une terrasse flanquée d’une porte tambour ouvrant sur la station balnéaire. Dans cet espace extérieur, Chaplin place les divers personnages. Dans le premier plan tourné, Charlot apparaît en infirmier qui transporte l’acteur Eric Cambell, celui-ci interprétant un malade de la goutte. Dans les premiers gags, Charlot renverse les différents clients et usagers de la station balnéaire. Dans la prise 23, Chaplin décide de changer la logique de la scène et transforme Eric Campell en un malade qui se trouve dans un fauteuil du hall et qui est renversé par l’infirmier Charlot. Dans une nouvelle version, Charlot transporte l’acteur Albert Austin… Chaplin maintient le jeu de situations mais le perfectionne à mesure que le tournage avance. Les gags semblent chaque fois plus complexes jusqu’à ce qu’il décide de changer l’action en incorporant d’autres brancardiers qui transportent d’autres malades assis dans des chaises roulantes. Tous ces personnages provoquent un vrai chaos circulatoire. Chaplin répète les gags de multiples fois avec l’idée de les améliorer ou de pouvoir chercher une nouvelle source d’inspiration. Le personnage de Charlot arrête de transporter des malades pour se convertir en agent de la circulation qui dirige le trafic de chaises roulantes dans le vestibule de la station balnéaire. Après 77 prises, Chaplin n’est pas satisfait des résultats obtenus et décide de recommencer le tournage en changeant le rôle des acteurs. Tous les acteurs secondaires qui travaillaient dans The Cure étaient des comédiens habituels des films de Chaplin, membres de la troupe de la Mutual. Chaplin cesse d’interpréter le rôle de l’infirmier pour se convertir en client de la station balnéaire. Il renforce aussi la présence de la fontaine comme obstacle situé au centre du plateau. Finalement, il décide de se concentrer sur l’élaboration d’une série de gags autour de la manière dont les différents personnages qui passent par la station balnéaire peuvent finir à l’intérieur de la fontaine. L’autre élément clé d’inspiration est la porte tambour avec tous les types d’obstructions et de situations comiques qu’elle génère entre les protagonistes.
10Les changements expérimentés dans The Cure et les révélations de la série Unknown Chaplin nous fournissent une source importante de documentation sur le travail de Chaplin. Cette documentation nous est très utile pour élaborer des questions théoriques autour du système de découpage et de montage de Chaplin. Les rushes nous révèlent l’existence d’un système qui naît d’un exercice constant de variations interprétatives. En 1916, date à laquelle Chaplin signe son contrat avec la Mutual, il devient l’artiste le mieux payé du monde du cinéma, ce qui lui octroie une grande liberté créatrice. Il peut prendre sans contraintes ses décisions artistiques, allonger les jours de tournage, utiliser plus de matériel que celui qui était utilisé par les productions comiques de l’époque et tourner toutes sortes de variations jusqu’à trouver la forme qu’il considère comme correcte. David Robinson affirme qu’en tenant compte des standards économiques dans lesquels les productions se tournaient en 1917, la méthode de Chaplin s’est imposée peu à peu comme une exception. Recommencer un film après une semaine de tournage ou concevoir le tournage à partir des décisions établies entre chaque prise étaient alors exceptionnels. Il n’existait aucun autre précédent dans le cinéma hollywoodien des premiers temps9.
11Dans les premiers films que Chaplin a tournés pour la Keystone et Essanay, sa marge de liberté était beaucoup plus réduite. Le budget pour le tournage était moindre et le rythme de travail – surtout dans les années de la Keystone – bien plus rapide. L’étude des méthodes de travail permet de repérer deux caractéristiques propres qui finiront par donner une cohérence à sa filmographie. La première est que chaque film fonctionne comme une ébauche qui conduit vers une œuvre terminée mais jamais close. La seconde est que la filmographie de Chaplin n’est qu’un essai d’élaborations successives de formes et de situations ; ses films étant l’aboutissement d’un processus qui débouche sur la nécessité de « maîtriser l’expression du cinéma ».
12Le rythme de tournage de ses films témoigne de ce long chemin qui a conduit vers la perfection de la mise en scène et du comique. En 1914, il tourne pour la Keystone 35 films d’une ou deux bobines, dont 23 signés par lui-même. Le rythme de travail est de presque un film par semaine, entre janvier et début décembre. En 1915, il tourne 14 films pour l’Essanay ; entre les années 1916 et 1917, 12 films pour la Mutual ; alors qu’entre 1918 et 1922 il en tournera neuf pour le First National. À partir du moment où il signe le contrat – avec Mary Pickford, Douglas Fairbanks Jr et David W. Griffith – pour la création de la United Artists, il tourne seulement huit longs-métrages (entre 1923 et 1952). En 1931, quand il tourne City Lights (1931), il met 534 jours – dont 170 de travail réel – à chercher une solution dramatique qui confère une vraisemblance à la scène de la rencontre entre le vagabond et la fleuriste aveugle.
13Cette pyramide créatrice met en évidence le fait que l’ébauche est une première étape pour la recherche de la perfection stylistique. L’obsession du cinéaste consiste à trouver la précision absolue dans l’élaboration du geste. La mise en scène doit être simple et efficace. Dans cet exercice de précision, le travail de découpage est devenu un élément essentiel. Le chemin parcouru entre les premières œuvres conçues comme des ébauches et les œuvres plus élaborées n’affecte pas seulement son travail comique, mais aussi son travail de mise en scène. Chaplin ne transforme pas seulement l’humour des situations comiques que la Keystone avait imposées, il réalise aussi une transformation de la mise en scène, du montage et du rythme des séquences. Ce travail d’apprentissage fondé sur l’épure des éléments expressifs se déplace vers une certaine idée d’intégration narrative. Chaplin construit ses films à partir de la confrontation permanente entre l’attraction visuelle – héritage du music-hall – et le chemin vers la création de récits. Une tension existe entre le gag qui se présente comme une attraction et le mélodrame qui va ouvrir la voie vers l’épure narrative. Dan Kamin considère que, dans le contexte de l’institutionnalisation du cinéma classique, le cinéma comique a toujours été une exception. Face au découpage classique établi par Griffith, le cinéma comique avait gardé une certaine prédilection pour le plan d’ensemble et les plans longs. Dans les films comiques, il était nécessaire de renforcer la présence de l’acteur comme person10. Cet élément a été fondamental pour comprendre les conquêtes formelles de Chaplin au sein de la Keystone. Il est aussi intéressant de voir comment la maîtrise de Chaplin dans le domaine expressif du cinéma narratif a éclaté dans A Woman of Paris (L’Opinion publique, 1923). Ce grand mélodrame montrait un cinéaste maîtrisant parfaitement le sens du drame et du récit, transformant le cinéma classique à l’aide notamment d’un usage spécifique du hors-champ11. Mariange Ramozzi-Doreau résume ainsi le parcours du cinéaste :
« Nous pourrions qualifier l’aventure cinématographique de Chaplin d’Essais, au sens où Montaigne l’entendait : des tentatives perpétuelles qui ne perdent jamais le point de vue d’origine – les premiers courts-métrages de la Keystone – mais qui sont toujours en tension vers la variante, la progression dans la démarche ou vers l’innovation12. »
14Cette aventure singulière fut aussi marquée par la formation d’une troupe fixe de collaborateurs qui ont fini par incarner une série de types, à partir desquels le cinéaste réalisait des variations pour la constitution de ses personnages. La méthode pratiquée par Chaplin dans sa première étape trouve ses racines dans l’univers de la Commedia dell’Arte. Née dans l’Italie de la Renaissance, la Commedia dell’Arte a fondé son organisation sur une improvisation méthodique. Les spectacles reposaient sur un grand nombre de canovacci, l’équivalent des ébauches de scénario qui configurent une trame. Dans les canovacci, l’ensemble des instructions définissait l’action et le contenu des différentes scènes. L’idée du canovacci est peut-être la plus proche de la méthode de découpage que Chaplin a établie dans ses tournages. Dans la Commedia dell’Arte, la structure dramatique de l’œuvre surgissait de l’improvisation autour d’une série de situations, héritées de la culture carnavalesque, et prédéterminées à partir de différents personnages de typologie fixe qui agissaient avec des masques. Les troupes d’acteurs étaient constituées par une douzaine de personnes qui se spécialisaient dans environ douze rôles différents. Chaque personnage avait une forme préétablie de comportement, de façon à ce que le public puisse facilement identifier chaque type dès son entrée en scène. Chaque histoire présentait des variations autour de personnages caractéristiques et autour de situations créées dans chaque contexte concret. La méthode de Chaplin n’était pas très éloignée de cette tradition, qui avait, à partir d’autres références culturelles, trouvé sa place dans le champ du music-hall anglais du XIXe siècle13.
15Cette typologie a eu une certaine importance dans le travail de Chaplin. On peut la trouver dans les collaborations avec Edna Purviance : – la fille –, Eric Campbell : – l’homme gros qui finit par entrer dans une crise –, Henry Bergman : – le représentant du pouvoir – ou Albert Austin : – le bon garçon –, entre autres personnages.
16Pour comprendre la manière dont travaille Chaplin et dont il établit son découpage, depuis ses débuts, nous partirons de quelques films réalisés en 1914 pour la Keystone. La période est extrêmement intéressante parce qu’elle met en évidence la transition entre le comédien venu du music-hall et la découverte du cinéma avec la compagnie de Mack Sennet. Dans un premier temps Chaplin est un comédien identifié à un personnage, la figure du vagabond Charlot. Sous le regard d’autres réalisateurs – Henry Lehrman, Mabel Normand ou Mack Sennet –, il réussit à devenir le comédien le plus populaire de la compagnie. Par ailleurs, il pervertit le modèle de comédie de la Keystone et met aussi en crise les principales stars de la production : Ford Sterling et Mabel Normand. Dans sa biographie de Chaplin, David Robinson raconte que Sennet avait détaillé ainsi la méthode de la Keystone au jeune acteur : « Un scénario n’existe pas ; quand nous avons une idée, elle suit le cours naturel des événements jusqu’à déboucher sur une poursuite, qui est l’essence de nos comédies14. »
17Cette méthode était en contradiction avec la façon de travailler de Chaplin pour le music-hall où chaque sketch subissait un processus d’épuration grâce aux variations réalisées dans les différentes représentations de chaque scène. Tous les gags étaient susceptibles d’être transformés jusqu’à atteindre la perfection. Le rythme de travail était considérablement plus lent et calculé que celui des productions Keystone. Dans celles-ci le temps moyen de tournage était d’un film de deux bobines par semaine. Il y avait quatre grands modèles de films. Le premier modèle, les films les moins chers, était celui des dénommés park films, filmés dans Westlake Park (Los Angeles), dans lesquels étaient utilisés des espaces naturels, des bancs, des allées, des tonnelles, des guinguettes et le lac central pour les scènes de bain collectif avec lesquelles les films se terminaient. Le deuxième modèle était celui des films qui utilisaient les événements publics – des défilés, des courses de voitures, etc. – pour les intégrer à la trame en transformant les foules réelles en d’authentiques arrière-fonds. Le troisième modèle était celui des films tournés dans des intérieurs, dans des décors qui en général comprenaient une chambre, le couloir qui communiquait avec les différentes pièces et la reproduction d’autres espaces domestiques – la cuisine, la salle à manger, etc. –. Enfin, le quatrième modèle était celui des films qui mêlaient le tournage en extérieur – principalement dans le parc – aux scènes d’intérieur. Cette typologie définissait le budget que la Keystone pensait dépenser pour chaque tournage concret. L’existence de quelques modèles préétablis permettait aussi une réalisation plus rapide.
18Après avoir étudié le problème du découpage dans les films réalisés pour la Keystone, Francis Bordat considère que dans ces œuvres, « le rythme du découpage-montage était une forme imposée. Une bobine comportait entre 70 et 90 plans, dont la durée diminuait au fur et à mesure qu’on se rapprochait du pandémonium final15 ». Robert Skal indique que dans le tournage de son premier long-métrage comme acteur, Making a living (1914), Chaplin a eu des problèmes avec le réalisateur assigné, Henry Lehrman, parce qu’il ne se pliait pas à la brièveté des plans et aux coupures de montage. Le montage en plans de courte durée de la Keystone ne lui permettait en effet pas d’exprimer sa gestualité. Si nous observons la façon dont le découpage fonctionne dans les films de la Keystone, on constate que, depuis ses premiers films, la stratégie de Chaplin a consisté à faire en sorte que le gag commence au moment où Charlot entre dans le champ, pour s’achever au moment précis de sa sortie. De cette façon, les monteurs du studio ne pouvaient pas découper le plan et finissaient par respecter l’intégrité du jeu de Charles Chaplin16.
19Pour savoir comment le travail de Charles Chaplin a été articulé à l’intérieur de la Keystone, nous partirons de trois films très significatifs, qui peuvent nous aider à préciser comment le cinéaste réussit à établir son propre système de découpage. Chaplin se meut toujours à l’intérieur d’une logique préétablie par la Keystone, mais il introduit les singularités de son style. La première apparition du personnage de Charlot à l’écran a lieu le 7 février 1914 dans le film Kids auto races at Venice (Charlot est content de lui), mêmes si certains historiens, comme David Robinson, précisent que Chaplin a déjà revêtu le déguisement de Charlot pour le tournage de Mabel’s Strange Predicament (L’Étrange aventure de Mabel, 1914), tourné quelques jours auparavant, mais sorti sur les écrans deux jours après. Kids auto races at Venice est une œuvre clé, exemple passionnant d’un cas d’usurpation et de conquête du cadre filmique de la part du personnage de Charlot. Le film pourrait faire partie du schéma Keystone des œuvres qui utilisent des événements publics comme décors. En l’occurrence, le personnage de Charlot surgit comme un intrus face à une caméra qui essaie de filmer une course de voitures pour enfants qui se déroule à Venice (Californie). Le public observe le vagabond essayant d’entrer dans le champ. Par un exercice d’auto réflexivité, Chaplin regarde directement la caméra en cherchant le centre de la scène, tandis qu’il met en crise la transparence du film censé appartenir au genre des actualités et montrer la course. Film d’une bobine tourné le 17 janvier 1914, Kids auto races at Venice est un témoignage unique de la première rencontre entre le public et le personnage de Charlot, qui est vu comme un inconnu faisant irruption à l’intérieur du monde du cinéma. Le film a été tourné par Henry Lehrman qui apparaît derrière la caméra. Il est constitué de 25 plans d’une durée moyenne de 30 secondes, très supérieure aux 12 secondes avec lesquelles il travaillait alors pour la Keystone.
20La longue durée du plan donne plus d’impact au phénomène de l’intrusion de Charlot. La mise en scène joue sur les conventions documentaires pour permettre au hasard de pénétrer dans la fiction.
21Michel Chion considère que l’une des clés caractéristiques de l’humour de Chaplin réside dans le phénomène de l’intromission, par lequel il s’introduit à l’intérieur d’un monde pour en contester la logique :
« Pourquoi cette insistance à être au centre de l’image ? Si c’est du narcissisme, ce n’est pas n’importe lequel […] Chaplin témoignait déjà de cette indiscrétion dans la manière d’imposer sa présence qui continua d’en irriter beaucoup, en même temps que s’inaugurait avec cette pochade le mode sous lequel, dans des dizaines d’œuvres à venir, on le verra installé sur l’écran, se faisant voir en place de quelque chose ou de quelqu’un devant qui il s’interpose et dans le même axe du regard sans que jamais lui-même oublie qu’il est interposé ou substitutif17. »
22Deux mois après cette apparition, Chaplin avait affirmé sa position à l’intérieur de la Keystone. Le comédien était entré en conflit avec les réalisateurs que la compagnie lui avait assignés, comme Henry Lehrman, et il avait très vite réussi à faire son premier film en solitaire. Durant les premiers mois, il s’est intéressé aux problèmes de montage et de continuité, au découpage des plans, préoccupation qui l’a amené à chercher la forme qui lui permettrait de montrer son habileté comme acteur. Pour ce faire, il a eu besoin d’un système de mise en scène qui ne fragmentait pas son comportement et qui lui offrait une certaine continuité expressive. Caught in the rain (Un béguin de Charlot, 1914), est le onzième film dans lequel Chaplin est intervenu et il fait partie des films de la Keystone dont Chaplin a signé la réalisation. Sa structure est celle des films qui mêlaient intérieurs et extérieurs à partir des règles établies par la compagnie avec un budget de fer qui empêchait de faire plus de huit prises.
23Dans Caught in the Rain, Charlot apparaît en interprétant la figure de l’ivrogne, avec laquelle il avait triomphé au music-hall. L’ivrogne perturbe la vie d’un hôtel et la relation affective d’un couple plus âgé, en provoquant une série de quiproquos. L’aspect de Charlot n’est pas celui d’un déclassé, mais celui d’un satyre qui a une attitude nettement carnavalesque et altère un ordre préétabli. Si nous analysons le découpage du film, nous constatons que la durée des plans est assez brève, parfaitement ajustée au système de la Keystone de l’époque. À certains moments, il joue avec le montage alterné pour créer un certain suspens entre la situation compromettante de l’épouse qui se transforme en somnambule – Alice Howell – face à l’ivrogne Charlot qui est entré dans son appartement. L’arrivée du mari – Mack Swain – provoque une grande confusion.
24Dans la scène de la résolution finale le rythme du montage s’accélère. Les plans deviennent plus courts. La situation est résolue d’une façon très précipitée. Tout le film est tourné en plans d’ensemble, et les plans rapprochés sont peu nombreux. Dans des moments déterminés, Chaplin casse le rythme du montage pour permettre à la caméra de filmer plus longtemps et capter toute la logique de son gag. Dans ce film, deux moments déterminants montrent comment Chaplin occupe son propre terrain et impose sa méthode. Le premier est la scène qui a lieu dans le hall de l’hôtel où il apparaît ivre, essaye de monter les escaliers vers la chambre, mais tombe, s’attaque à un homme affligé de goutte et heurte deux femmes qui sont dans le vestibule. Chaplin filme l’action dans un plan de 40 secondes.
25Un autre instant significatif est le moment où il arrive dans sa chambre et commence à se déshabiller. C’est l’occasion d’un one-man-show dans lequel Chaplin fait une démonstration de ses mimiques tandis qu’il retire ses vêtements et se met au lit. L’habileté de Chaplin avec son corps est mise en évidence. La scène dure 50 secondes. L’attraction visuelle qui suppose l’exhibition comique de Chaplin entre en tension avec les petits éléments narratifs d’une trame qui est basée sur un jeu de confusions et sur le désordre provoqué par l’irruption d’un satyre dans un environnement ordonné.
26Le 7 novembre 1914, His Musical Career (Charlot déménageur) sort sur les écrans. Entre sa première réalisation et ce film, Chaplin en a tourné 16 autres. Charlot travaille dans un magasin d’instruments de musique comme transporteur de pianos. Son personnage est un égoïste qui profite de toutes les situations à son avantage et essaie de faire en sorte que son copain de travail – Mack Swain – supporte le plus de poids pour transporter le piano. Comme l’indique Esteve Riambau, le film commence à manifester quelques velléités artistiques en termes de mise en scène. Ce goût de la mise en scène est évident dans un plan moyen d’environ 25 secondes sur les deux protagonistes assis dans un chariot qui roule, avec la caméra placée à sa hauteur, plan qui évoque un documentaire tourné dans les rues de Los Angeles18. Le plus surprenant est que le nombre de plans de ce film de deux bobines – 13 minutes de durée – diminue considérablement par rapport au système établi par la Keystone. La moyenne habituelle des courts-métrages de la Keystone était de 92 plans, alors que His Musical Career se contente de 27 plans. La durée moyenne de tous ces plans est donc nettement plus longue. Comme dans Caught in the Rain, la stratégie de Chaplin consiste à chercher les situations qui lui permettent de développer dans un laps de temps plus long sa propre habileté comique. L’une des scènes clés du film montre Chaplin et Mack Swain dans la rue essayant d’attacher le piano avec quelques cordes. Chaplin établit une relation compliquée avec l’objet qui entraîne toutes sortes de contorsions de la part de Mack Swain avec le couvercle et les pieds du piano. Le jeu permet de créer toute une logique de mimiques en face de l’objet. La durée de ce plan unique est d’1 minute et 15 secondes. La stratégie appliquée par Chaplin à la Keystone consiste ainsi à montrer son habileté comme acteur dans des longs plans, sans coupures. Dans les films qu’il a réalisés ensuite pour d’autres compagnies – surtout pour la Mutual et la First National– il a négocié les budgets avec la production afin d’obtenir une vraie liberté et de pouvoir multiplier les prises de chaque séquence. La liberté créatrice lui permettait de perfectionner sa méthode et de disposer de plus de possibilités pour le montage final du film.
27Cette méthode de travail fondée sur l’essai, la répétition et l’improvisation scénique constitue-t-elle un cas unique dans l’histoire du cinéma ? Curieusement, la méthode Chaplin n’a pas trouvé à s’établir durablement dans les systèmes de production du cinéma classique. Elle a été ignorée pendant bien des d’années. Dans le cinéma classique, le scénario et le découpage étaient les instruments qui permettaient d’anticiper les solutions de mise en scène. En revanche aujourd’hui, dans un certain cinéma né de l’ère numérique, les systèmes de production ont changé radicalement de forme. Dans le tournage en numérique, le prix du matériel est très inférieur par rapport à l’argentique et la possibilité de travailler avec des équipes réduites a permis d’allonger le temps du tournage, de changer le parcours de l’œuvre et de prendre des décisions au moment du montage. Quelque chose de la méthode établie par Chaplin s’est installée dans le travail de certains auteurs qui se situent dans des territoires très éloignés du comique chaplinien. Le cinéaste portugais Pedro Costa a déclaré que, quand il réalisait La Chambre de Vanda (2000), il pensait à la méthode Chaplin. Il filmait en équipe très réduite, avec une Mini-DV, dans un espace réel. Le travail avec ses actrices non professionnelles était fondé sur l’établissement de quelques règles – le découpage – qui lui permettaient de réaliser une série d’improvisations, de répétitions et de variations à partir de quelques lignes minimales de scénario. La possibilité de faire beaucoup de prises lui offrait plusieurs solutions au moment du montage. Cette même méthode peut nous aider à comprendre La Vie d’Adèle (2013) d’Abdelatif Kechiche ou Història de la meva mort (2013) d’Albert Serra, deux films dans lesquels la méthode de travail n’est autre que la création de variations à partir de quelques règles préétablies et la construction du parcours narratif du film pendant le montage. Dans tous ces cas, la question réside dans le fait de considérer le rôle du découpage comme l’ébauche de quelque chose qui surgit pendant le tournage et comme l’élément déterminant qui finit par trouver son vrai sens devant la table de montage.
Notes de bas de page
1 Bazin A., « Introduction à une symbolique de Charlot », Qu’est-ce que le cinéma, tome 1, Paris, Éditions du Cerf, 1958, p. 97, repris dans Bazin A. et Rohmer E., Charlie Chaplin, Paris, Éditions du Cerf, 1972. p. 11-12.
2 Vidor K., La grande parade, Paris, Ramsay, coll. « Poche Cinéma », 1986, p. 168.
3 Bordat F., Chaplin cinéaste, Paris, Éditions du Cerf, 1998, p. 10.
4 Simsolo N., « De Charlot à Chaplin », in Joël Magny (dir.), Chaplin aujourd’hui, Paris, Cahiers du cinéma, 2003, p. 23.
5 Ramozzi-Doreau M., Charlot au cœur de l’écriture cinématographique de Chaplin. Tome I : Le Muet, Liège, Éditions du Céfal, 2003, p. 15.
6 Les archives Chaplin peuvent être consultées en ligne dans : http://www.charliechaplinarchive.org.
7 On pourra consulter à propos de cette recherche : Brownlown K., The Search for Charlie Chaplin, Londres, UKA Press, 2010.
8 Il est très intéressant de voir de quelle façon Chaplin avait introduit dans ces films des solutions de son travail issues du Music Hall. L’étude la plus intéressante sur ces rapports est celle de Marriot A. J., Chaplin Stage by Stage, Rochester, Marriot Publishing, 2005.
9 Robinson D., Chaplin. His Life and Art, Londres, Penguin Books, 2001, p. 206.
10 Kamin D., The Comedy of Charlie Chaplin, Lanham, Maryland, Scarecrow Press, 2008, p. 13.
11 Zumalde I., Formas de mirar(se). Diálogos sin palabras entre Chaplin y Tati, Lewis mediante, Madrid, Biblioteca Nueva, 2013, p. 32.
12 Ramozzi-Doreau M., Charlot au cœur de l’écriture cinématographique de Chaplin, op. cit., p. 15.
13 Rudlin J., Comedia dell’arte : An actor’s handbook, Londres, Rutledge, 1994.
14 Robinson D., Chaplin. His Life and Art, Londres, Penguin Books, 2001, p. 112.
15 Bordat F., Chaplin cinéaste, op. cit., p. 210.
16 Sklar R., Movie-made America : A Cultural History of American Movies, New York, Vintage, 1975. p. 111.
17 Chion M., Les lumières de la ville, Paris, Nathan, 1989, p. 43.
18 Riambau E., Charles Chaplin, Madrid, Cátedra, 2000. p. 130.
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