Introduction générale
p. 7-16
Texte intégral
1Questionner aujourd’hui le concept de découpage, c’est, comme l’affirme Hervé Joubert-Laurencin, revendiquer l’existence théorique de ce mot, si difficile à définir, tellement il est proche de celui de montage avec lequel il semble condamné soit à se confondre, soit à ne pouvoir coexister ; c’est réinterroger une notion à l’évidence centrale de la poétique et de l’esthétique du film, mais qui n’a pas occupé, au sein des études cinématographiques, la place qui lui revient.
2Les raisons pouvant expliquer cette « occultation » (Hervé Joubert-Laurencin) ou cet « escamotage dans la théorie aussi bien que dans l’historiographie » (André Gaudreault) sont nombreuses. On peut mettre en avant la concurrence ou l’articulation problématique avec la notion de montage (Jean-Pierre Sirois-Trahan) qui a dominé la réflexion critique et théorique depuis la fin des années 1910, au point d’être reconnue comme un fondement du langage cinématographique et de préempter toutes les opérations destinées à prendre en charge l’organisation des discontinuités au sein de la chaîne filmique : tout geste de fragmentation, de morcellement, de juxtaposition ou d’assemblage au cinéma relèverait du principe élargi de montage. On peut invoquer une question de vocabulaire et la spécificité française de ce terme que les Anglo-saxons ont souvent traduit, comme le mot montage, indifféremment par « editing » ou « cutting » ou qui est simplement repris et utilisé de façon très imprécise dans sa forme française.
3Au-delà de sa traduction, c’est la définition même du terme et ce qu’elle recouvre qui questionnent. Le découpage est à la fois une technique, une opération et un outil critique. Il est tantôt perçu comme opposé au montage, tantôt considéré comme son synonyme. Il peut désigner aussi bien un instrument de travail, le dernier stade du scénario, qu’une opération « s’exerçant a priori dans le cerveau de l’auteur sur le sujet à filmer » (Roger Leenhardt). Il peut tout à la fois évoquer l’opération mentale préexistant à l’enregistrement et permettant d’analyser « l’articulation entre la caméra – en ce qu’elle peut être comprise éventuellement comme le regard de l’instance de réalisation – et le regard de la réception, c’est-à-dire le regard empirique du spectateur » (Jean-Pierre Sirois-Trahan) et l’acte concret qui consiste à « mobiliser la caméra dans un décor afin de réaliser plusieurs cadrages selon une prévision concertée » (Hervé Joubert-Laurencin)…
4C’est cette notion plurielle et synthétique, spécifiquement française et pourtant au cœur de tout travail de création au cinéma, que cet ouvrage voudrait s’attacher à repenser et remettre en perspective.
5Cette perspective sera d’abord archéologique. Il s’agit de revenir aux origines d’une pratique qui a existé comme technique avant même que le mot ne fasse partie du vocabulaire, et ainsi d’essayer de tirer les fils autour desquels s’est nouée l’idée de découpage et les multiples usages du terme, de son émergence jusqu’à sa généralisation dans les années 1940. Comme il arrive très souvent, et Michel Foucault n’a cessé de le rappeler, « ce qu’on trouve au commencement historique des choses, ce n’est pas leur identité encore préservée de leur origine – c’est la discorde des autres choses, c’est le disparate1 ».
6Ce disparate, Laurent Le Forestier en fait l’inventaire et l’analyse, quand procédant à ce qu’il appelle une « archaologie », archéologie du chaos, il esquisse « les contours d’une possible sémantique historique élargie du terme de découpage depuis son apparition dans le champ francophone, c’est-à-dire, depuis le début des années 1910 », et analyse les utilisations différentes et la circulation du terme selon le champ du cinéma (critique, technique, théorique) et selon les époques. Ce disparate des origines, André Gaudreault le trouve lui dans les sources inédites de la notion de plan qui est inséparable de l’idée de découpage, en tant que fractionnement du temps et fragmentation de l’espace. Il montre que le mot « plan », employé à l’époque de la cinématographie-attraction en référence au seul cadrage, tire sa provenance indistincte et plurielle à la fois du vocabulaire du théâtre, de la photographie, de la peinture et de l’architecture avant de finir par se cristalliser vers 1905 dans un sens plus strictement scénique ou théâtral, comme si le découpage en plans, loin d’éloigner le cinéma du théâtre, au contraire l’en rapprochait. C’est aussi ce rapprochement avec la représentation scénique et le souci des origines qui conduisent Jean-Pierre Sirois-Trahan à repérer dans l’application que fait Georges Méliès des règles du principe du trompe-l’œil les marques d’un proto-découpage qui crée une « impression de même spatio-temporalité entre ce qui est montré, ici et maintenant, et les spectateurs dans la salle ». Ce proto-découpage, ou découpage en trompe-l’œil, deviendra une convention forte jusque dans les années 1908-1913, avant que le recours au premier plan et le passage de la barre qu’il implique, en détruisant le trompe-l’œil et en construisant un regard autre, n’ouvre la voie au découpage cinématographique dont le principe, selon Sirois-Trahan, réside dans la mobilisation de la caméra à laquelle s’identifie le regard du spectateur.
7C’est toujours dans l’idée foucaldienne que « la recherche de la provenance ne fonde pas », « tout au contraire, elle inquiète ce qu’on percevait immobile2 », qu’Hervé Joubert-Laurencin propose de revenir sur un moment d’existence du mot découpage, l’année 1969 et l’ouverture de l’ouvrage de Noël Burch Praxis du cinéma, pour esquisser une brève traversée des différentes possibilités de théorisation que ce mot et cette idée, abandonnés dans les années 1970, après avoir été remis au goût du jour par André Bazin dans les années 1940, a offert et peut continuer à offrir. De Luis Buñuel à Jean-Luc Godard en passant par Roger Leenardt, Walter Benjamin, André Malraux, il suggère comment entre 1927 et 1956, avant et après André Bazin, l’idée de découpage a innervé la réflexion sur l’acte de création du film et notamment son caractère contingent.
8Très concrètement, c’est d’abord dans ses rapports au scénario que le découpage demande à être interrogé. Est-il, comme ce dernier, un document autonome, une entité fixée, ou bien reste-t-il malléable, évolutif, au gré du tournage et des choix de montage ? Dominique Chateau examine la façon qu’ont les cinéastes russes de le concevoir dans son rapport à l’étape scénaristique, et la façon dont leurs positions respectives ont pu être souvent mal interprétées. Koulechov et Vertov, en particulier, pensent le découpage dans son principe, et l’articulent chacun différemment par rapport au montage. Pour l’auteur de L’Homme à la caméra, le montage se fait « dès l’observation », avant même les premières prises de vue, et cette « organisation du monde visible » est alors assimilable à un découpage, antérieur et déterminant le tournage. La question restant celle d’un état « naturel » du fragment, qui poserait la « découpure » avant le « découpage ».
9Dans une perspective tout aussi « expérimentale », Vincent Amiel étudie cette expérience de découpage limite et unique que représentent en France, dans les deux derniers tiers des années 1950, les retransmissions en direct de dramatiques TV. Cette pratique, limitée dans le temps (moins d’une décennie) et extrême par les contraintes de tournage qu’elle impose, remet en question l’articulation traditionnelle entre montage et découpage et met en jeu des impératifs de mise en scène (agencement préalable, souci de mise en valeur, contrainte de continuité) qui assignent à la pratique du découpage un certain nombre de fonctions inédites, et notamment des fonctions plastiques et rythmiques.
10Interroger le découpage au cinéma, c’est donc envisager la question complexe de la mise en scène à partir des choix très concrets déterminés par une maîtrise de la figuration de l’espace et du temps. Le cinéma est bien un art du collectif dans lequel le travail du chef opérateur ou celui de l’ingénieur du son, pour ne citer qu’eux, ont une importance considérable, mais leur autonomie est très relative et leur rôle consiste d’abord à rendre opérationnelles des décisions qui appartiennent au seul metteur en scène, fussent-elles prises en concertation étroite avec l’ensemble de l’équipe. Écrire cela, ce n’est pas revendiquer une posture « auteuriste », mais rappeler que le cinéaste est confronté sans cesse à des choix qui impliquent la technique et que nombre de ces choix concernent le découpage de la séquence à tourner. De là à affirmer que la qualité (ou la « visibilité ») de ce découpage est un des critères (voire le seul) d’évaluation d’un cinéaste, il n’y a qu’un pas et le texte d’Angel Quintana consacré aux premiers films de Charlie Chaplin réalisés pour la Keystone, Essanay ou Mutual montre combien l’importance donnée au personnage de Charlot a eu pour conséquence une sous-évaluation du travail du cinéaste au profit de l’acteur et du metteur en scène, au sens théâtral du terme. Mais la découverte récente des out-takes (de la période Mutual notamment) a permis de mettre au jour le processus de création de Chaplin et de révéler comment les multiples variations d’une même scène n’avaient pas pour seul but la mise au point rythmique du gag mais concernaient tout autant la découverte progressive du rythme interne de la séquence à tourner, de son découpage. Le goût du plan long et la précision maniaque de la coupe signalent alors une recherche permanente d’équilibre entre la liberté nécessaire à l’expression de l’acteur et les exigences propres à l’art du cinéma.
11La scène théâtrale est présente de façon bien moins souterraine dans l’analyse de Simon Daniellou pour qui « les [séquences] de représentations scéniques (théâtre, opéra, danse, etc.) paraissent particulièrement propices à mesurer [les] puissances narrativo-monstratives du découpage cinématographique puisqu’elles donnent à voir des rapports oculaires entre un spectacle fictionnel autonome et des spectateurs le plus souvent immobiles, passifs et silencieux ». Dans cette étude minutieuse de ces séquences dans le cinéma de Kenji Mizoguchi, il apparaît tout d’abord que les dispositifs propres aux spectacles de bunraku, de kabuki ou de nô rendent possible une diversité de découpage inenvisageable à partir de la frontalité du théâtre occidental. Si, on le sait, Mizoguchi ne goûte guère au classique champ-contrechamp, les analyses de Daniellou énoncent avec une grande clarté comment, dans les nombreuses séquences où il filme la scène, le cinéaste fait preuve d’une inventivité formelle empruntant volontiers à une diversité de figures (y compris le champ-contrechamp) fondée sur la complexité des jeux de regards entre spectateurs et acteurs et sur un emboîtement d’espaces propre aux performances théâtrales japonaises. Bien moins radical que ne le supposent ses nombreux exégètes, Mizoguchi réinterroge ainsi avec une grande liberté ce que l’auteur appelle « la tension entre le couple monstration/narration », déjà visité par André Gaudreault à propos du cinéma des premiers temps.
12Quand François Thomas étudie, toujours à partir du découpage, les modalités d’adaptation de Jean Renoir aux contraintes du système hollywoodien, il est à nouveau question de cultures et d’identités. À la prise en compte scrupuleuse des séquences de spectacle théâtral dans le cinéma de Mizoguchi, répond alors l’analyse rigoureuse de tous les films du Renoir « américain ». Pour Thomas, l’absence de liberté supposée du cinéaste face à la toute-puissance de la standardisation du découpage classique américain doit être très sérieusement relativisée. Si Renoir ne bénéficie pas de la même autonomie que dans ses films français, La Règle du jeu apparaissant comme une forme d’aboutissement d’une méthode mise au point tout au long des années 1930, son acclimatation à la hiérarchie hollywoodienne semble bien plus aisée si l’on s’en tient à la stricte analyse des œuvres concernées, loin donc de la puissante mythographie renoirienne. Quand il se rend aux États-Unis, Renoir maîtrise parfaitement son sujet et il n’est pas prêt à se laisser imposer des règles qui ne lui conviennent guère. Il parvient toujours, même dans le célèbre cas de L’Étang tragique où il entre en conflit avec Zanuck, à défendre une vision du cinéma que Thomas décèle avec précision dans la nature même des choix de découpage. La façon de traiter tel ou tel sujet impose des parti-pris de mise en scène qui s’affirment dans le découpage et chaque film est pour Renoir une recherche d’équilibre entre les concessions nécessaires à un univers américain dont il comprend aussi les atouts, et l’originalité de son propre style construit dans la première partie de sa carrière.
13Cette « hybridité » mise en lumière par Thomas dans les films américains de Renoir, Frédéric Sabouraud l’éprouve à son tour à partir de la forme documentaire, définie a priori par une confrontation directe du cinéaste à une réalité qui est par essence imprévisible, et donc résistante à la notion même de découpage : « Comment découper ce qui vous échappe, comment mettre en cadre ce qu’on n’a pas encore vu et dont on ignore comment il va évoluer ? » Pourtant la diversité des dispositifs mis en œuvre par les cinéastes documentaires questionne avec acuité les choix de découpage. Longs plans fixes de Dans la chambre de Wanda de Pedro Costa où le cadre est imposé par les choix préalables du cinéaste, réactivité débridée de Don Allan Pennebaker répondant aux sollicitations d’une histoire collective qui s’invente sous ses yeux, quête d’équilibre de Johan van der Keuken entre son regard de photographe tenté à la fois par l’harmonie de la composition et les dissonances d’une réalité qui bouscule sans cesse toutes les certitudes : ce sont bien trois manières d’appréhender l’espace et le temps filmiques qui s’affirment, trois visions du monde très dissemblables, qui appartiennent pourtant toutes au documentaire. Ces trois Aventures d’un regard, pour reprendre le titre de l’ouvrage publié par Van der Keuken (Cahiers du cinéma, 1998), témoignent de la place essentielle du découpage, qu’il soit établi en amont ou improvisé par un cinéaste qui impose dans la forme même de l’image la présence de son propre corps.
14Emmanuel Siety explore l’autre extrémité du spectre à partir d’extraits issus de Play Time de Jacques Tati, de La Guerre des mondes de Steven Spielberg et de L’Eclipse de Michelangelo Antonioni, cinéastes réputés pour leur volonté de maîtrise. Tout en s’appuyant sur la distinction metzienne entre « syntagmes descriptifs » et « syntagmes narratifs », Siety prend rapidement ses distances en soutenant que « ce serait mieux rendre justice aux subtilités de l’expression cinématographique que de lui reconnaître la capacité de courir deux lièvres à la fois et de faire travailler l’image selon un double régime descriptif et narratif, ou pour le dire autrement selon une double programmation d’événements filmiques, les uns résultant de l’activité des personnages agissants, les autres du dépli temporel de l’espace ». Les analyses révèlent la diversité de mise en scène des tensions possibles entre espace et action, mises en scène dont la maîtrise repose sur une véritable science du découpage, source d’une possible « [reconfiguration de] notre environnement imaginaire et symbolique ». Karl Sierek explore une semblable « reconfiguration » en portant une rigoureuse attention à L’Appartement de Kozintsev, film méconnu réalisé par Alexandre Sokourov en 1997, « film sans prétention, tourné avec une Betacam SP, qui traverse dans de longs travellings l’appartement de Grigori Kozintsev3, explorant une pièce après l’autre, de la cuisine au bureau ». Sierek défend la part structurante de la dimension sonore, élément peu exploré à propos du découpage, allant jusqu’à suggérer l’idée toute musicale d’un « découpage-partition ». Cette bande sonore, qualifiée ici de « fil d’Ariane acoustique », est composée d’extraits de films de Kozintsev qui semblent guider très précisément le découpage du film fondé sur la recherche d’une continuité radicale et donc sur l’effacement de la coupe entre les longs plans qui se succèdent durant 40 minutes. Ce découpage sonore préalable au tournage détermine une écriture dans laquelle sons et images manifestent de fécondes potentialités de rencontres peu éprouvées en dehors du cinéma dit « expérimental ».
15Le texte de Charlotte Aumont qui conclut la partie « Analyses » de cet ensemble ouvre un autre chantier tout aussi passionnant en proposant, à partir de quelques actrices filmées par Billy Wilder, une étude sur l’importance des formats d’image (ou des procédés d’anamorphose tel le CinémaScope) dans les choix de découpage. L’auteur confirme l’importance de la prise en compte de l’évolution des techniques dans la compréhension de l’histoire esthétique du cinéma, et il est probable que les techniques de prises de son soient tout aussi décisives que les techniques de prises de vue. On est passé des contraintes de cadre liées à la place des microphones dans le hors-champ à de nouvelles considérations de l’espace cinématographique dues à la portabilité des caméras avec son direct, pour parvenir aujourd’hui à la récente généralisation des micros HF et des magnétophones numériques susceptibles d’influer considérablement sur les choix de filmage : ce n’est là qu’un exemple parmi d’autres de l’influence des techniques sur le découpage.
16Que la notion de découpage soit un marqueur épistémologique, dans les prises de position, les recadrages et les atermoiements qu’elle révèle, n’en fait pas pour autant un simple signe ou une abstraction, détachée du processus de création. Sa pratique, depuis les tout débuts du cinéma jusqu’à l’ère réputée moderne, est en lien étroit avec une esthétique vivante, sans cesse questionnée, qui met au cœur de ses préoccupations le rapport du film au temps, au réel, au regard du spectateur. À l’antériorité de la découpe en amont, répond ainsi pour Gilles Mouëllic une série de choix au moment de l’exécution (comme on le dirait d’une partition musicale par ses interprètes) qui est déjà contenue, en quelque sorte, dans le découpage lui-même. La part d’improvisation de tout acte créatif cinématographique (non seulement du metteur en scène, des acteurs, mais de tant d’autres collaborateurs de création ; c’est le lien du collectif au découpage qu’évoque Mouëllic dans sa contribution) pouvant être considérée comme le nécessaire « écart entre un programme et son application », le découpage apparaît alors non pas seulement comme le programme, mais comme la condition de possibilité de cet écart. Comme dans le jazz la partition indique les conditions mêmes de l’improvisation, le découpage au cinéma indique les conditions de débordement du scénario. José Moure montre que ce débordement ne concerne évidemment pas que les épisodes narratifs, les actions et les éléments de l’intrigue : c’est un débordement au-delà du narratif, puisque le découpage, dans sa période de mise au point, entre 1900 et 1920, constitue un dépassement du scénario vers la mise en place d’un autre regard. Un regard analytique, qui passe en particulier par l’instauration des fameux champs/contre-champs, lesquels s’opposent à la vision frontale traditionnelle des spectateurs. Dans les films des deux premières décennies du cinéma (chez Smith, Williamson, Griffith qui sont analysés par Moure), on assiste à une résistance des formes vis-à-vis de ce regard analytique du spectateur, qui est un regard projeté (cosa mentale), là où les formes de montage narratif semblent plus facilement s’installer (chez Griffith en particulier).
17Par l’opération de découpage, c’est le rapport du film au réel qui se joue, même si souvent c’est au montage qu’on a fait porter la part prépondérante des choix esthétiques liés à la fragmentation vs la continuité du plan. D’une manière quelque peu paradoxale, c’est dans les textes critiques du jeune Jean-Luc Godard, au début des années 1950, que Luc Vancheri trouve une défense et illustration du découpage par le biais de la peinture classique. La question est de savoir si le tableau doit être « lu » ou « vu », permettant de saisir l’ensemble du réel en un coup d’œil, ou guidant ce dernier en choisissant d’articuler les objets du regard. Godard a l’intuition que ce découpage par le regard commence au XVIIe siècle, avec Poussin en particulier, et le légitime par cet axiome plotinien, « la beauté est la splendeur de la vérité ». Découper serait ainsi retrouver une vérité du réel par le choix de l’expression, plutôt que par celui de l’imitation. On trouve un écho de ces questionnements picturaux et cinématographiques dans la remarque de Walter Benjamin citée par Dominique Chateau : « au pays de la technique, la saisie immédiate de la réalité comme telle est désormais une fleur bleue »…
18Qu’en est-il alors du surgissement d’un plan plus long ? D’un plan qui, tout à coup, donne à la chose filmée une unité, une autonomie par rapport à un choix potentiel de découpage ? Et qui, peut-être, fait ressentir au spectateur une durée nouvelle, plus adéquate à celle du temps réel ? Cette double question, de la fonction du plan long tout d’abord, et de son rapport hypothétique au « temps réel des choses » (Bazin) est abordée par Christa Blümlinger. Ce n’est plus l’unité d’action, ou l’unité spatio-temporelle qui sont ici en question, mais la perception de la durée, et par elle de l’accès à une sorte de « réalité nue » des choses. Une adéquation du plan au réel par le biais de sa durée dont Bellour, cité par Blümlinger, se méfie, parlant d’une « illusion de réalité nue […] dans la continuité d’un seul plan », ce qui rejoint, d’une certaine manière, en la nuançant, la fameuse expression de Bazin sur certain découpage comme « asymptote à la réalité ».
19Est-ce à dire que le plan long (c’est-à-dire en fait le plan qui, par rapport aux autres, se prolonge) introduit une dimension perceptive qui phagocyte le sens et la narration, au profit de cette sensation de la durée ? Il faut aller chercher chez Bergson, peut-être, le constat d’une double saisie, d’une perception immédiate du temps et de sa conscience relative, d’une histoire, d’une mémoire. C’est précisément le travail du découpage que de permettre, par la coupe, un accès au passé et au sens, tout en offrant par le plan long un surgissement du temps (donné comme) réel.
20Qu’en est-il de cette question du découpage dans cette extrême pointe du contemporain où les images surgissent désormais d’une multitude de sources difficilement contrôlables ? C’est la relation entre découpage et technologie que questionne Richard Bégin, quand il interroge la pratique du découpage à l’ère de l’iconographie mobile (de la caméra Pathé-Baby au téléphone portable). S’intéressant aux dispositifs mobiles d’enregistrement qui se caractérisent par leur portabilité et leur maniabilité, il montre comment ces dispositifs liés au paradigme de la mobilité et à l’iconographie qu’elle implique permettent de produire un « découpage sensible » dont l’intention n’est plus seulement de raconter, mais de faire sentir et d’ouvrir « un champ phénoménologique inédit où l’image fait littéralement corps avec l’environnement de sa production », où « le corps est ce par quoi et pourquoi le monde est perçu ». À l’autre extrême du spectre de ces images multiples se situent peut-être les dispositifs numériques de motion et de performance capture qui engagent, selon Jean-Baptiste Massuet, la nécessité de « réinterroger, entre autres, le couple découpage/montage ». Afin de résoudre le problème théorique issu d’une possible confusion des étapes de découpage et de montage, l’auteur propose la notion de « découpage virtuel », défini comme une « structuration du film plan par plan réalisée, non plus sur le papier en vue de penser en amont la mise en scène du récit, mais simultanément à la mise en image ayant lieu après la captation de la performance des acteurs ». Ce qui a pour conséquence ultime d’escamoter l’opération du montage, évaluée comme la « seule invention du cinéma » ainsi que l’écrira encore Jacques Aumont en 2015.
21On comprend alors qu’il n’y a parfois nul besoin de faire référence au montage, et à son opposition de principe (ou de pratique) avec le découpage pour mettre celui-ci au cœur d’une véritable poétique, une conception de la création cinématographique observée en amont. Entendu non comme un document prescriptif, ni comme un objet d’étude après-coup, le découpage est à la fois opérationnel et symptomatique. Couper, déplacer la caméra, changer de cadre, de fond, de lumière, prévoir la répétition de dix, vingt, trente cadres ou raccords identiques dans une même séquence (comme le fait Hitchcock dans La Mort aux trousses ou Les Oiseaux par exemple) c’est évidemment fonder une écriture qui se détache et du réel filmé, et de la réalité des images qui n’existent pas encore. Est-ce à dire que l’on privilégie le narratif sur le plastique ?
22Découper c’est raconter, en pliant l’image au projet ; ce qui ne veut pas dire se passer d’émouvoir, de choquer, de faire vibrer les émotions – depuis quand les conteurs se passeraient-ils d’émouvoir ?
23Mais découper c’est aussi affoler le regard : remettre en cause sa place, son point d’ancrage, sa détermination. On lui fait quitter le fauteuil d’orchestre, puis la perception de la durée, puis le sujet lui-même. On est loin de simples articulations, et d’un programme fixé à l’avance. Avec le découpage, le vacillement des certitudes s’amorce. Le projet initial, parfois, s’y plie à l’image. Cette question du regard est évidemment essentielle. Les découpes que celui-ci opère cinématographiquement constituent, selon Emmanuelle André, le prolongement de celles qu’il pratique déjà au XIXe siècle, grâce à la photographie en particulier, et les nouveaux modes de prise en compte du visible qu’elle opère. Le corps humain, par la photographie, est découpé, comme il l’est par la chirurgie, par les pratiques sociales, policières. Mais bientôt les représentations ne s’attachent plus à l’objet découpé (plus ou moins scientifiquement) mais au processus de découpage lui-même. C’est L’Homme invisible, qui échappe au regard, mais qui tranche lui-même, par sa vision, dans le réel. C’est donc à une véritable anthropologie du regard que Emmanuelle André rattache le découpage, agissant sur les corps considérés tout d’abord comme objets morcelés, puis sur le sujet regardant lui-même, déstabilisé plus encore par le regard fragmenté qu’il porte sur le monde.
Notes de bas de page
Auteurs
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