Conclusion. Les écritures de la police : mise en perspective et réflexions critiques
p. 307-318
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Texte intégral
1Mémoires policiers et mémoires policières constituent des objets de recherche tout à la fois précis et protéiformes. La précision vient de la nature matérielle de la documentation : des textes écrits, parfois publiés, souvent inédits. La diversité provient des multiples facettes du genre, de la variété des conditions de production évoquées par Vincent Milliot dans son texte liminaire1. Comme toutes traces textuelles, ces écrits sont l’objet du travail classique de l’historien : la critique historique. Une critique externe s’attarde sur les caractéristiques matérielles de l’écrit : manuscrit et imprimé, opuscule ou traité, puis s’attache à l’identification des conditions de production : auteur, destinataire, lieux et dates événementiels, pièce unique ou élément d’un dossier administratif. La critique interne s’attache ensuite au genre littéraire de l’ouvrage. S’agit-il d’une « écriture de crise », d’un écrit corporatiste, d’un texte d’autopromotion ou d’un projet de réforme ? Doivent aussi être envisagés les destinataires réels ou supposés : des autorités supérieures, les agents du corps, certains publics, ou soi-même ?
2Les différentes contributions de ce volume ont progressivement découvert les facettes multiples de ces textes aux statuts si variables mais unis par la passion commune de l’objet : policer la ville. Mon rôle se limitera à mettre en perspective les présentations dans un ensemble plus vaste de réflexions et de pistes sur l’histoire des pratiques policières2.
3Memento : ce dont on doit se souvenir pour pouvoir agir. Cette définition rappelée par Pascal Brouillet renforce le caractère éminemment pratique de l’écrit policier. Elle fait penser au film de Christopher Nolan, du même nom, nourri par les développements de la neurologie et de la neuropsychologie de la mémoire ; puis, par association d’idée à un autre film, « la mémoire du tueur ». L’un met en scène un enquêteur souffrant de pertes de mémoire à court terme, l’autre un tueur à gages, cherchant l’aide de la police pour éliminer ses commanditaires, tout en souffrant de la progression inéluctable de la maladie d’Alzheimer3. Le rapport particulier du policier à l’écrit est bien décrit par Vincent Milliot dans son essai de typologie des mémoires policiers. À l’inverse de la justice, dont la parole sacrée est coulée dans l’écrit « en forme de chose jugée » et s’appuie de plus, depuis la Révolution, sur un ensemble de lois prédéterminant le comportement social (le crime) et la réaction de la société (la peine), la police est constituée de dizaines de pratiques quotidiennes, de micro-gestes répondant à de menus événements dont témoigneront au xixe siècle les « mains courantes », registres de permanence et ordres journaliers4. Sa quotidienneté même induit un rapport à la mémoire fragmenté, chaotique, erratique parfois, d’où la proximité avec les troubles de la mémoire immédiate. La mise par écrit est d’abord un inventaire des pratiques, des interventions, des urgences, ce qui conduit les chercheurs à privilégier une première piste : le souvenir des ruptures ou des permanences.
Se souvenir : césures ou continuités temporelles ?
4La définition de l’échelle temporelle choisie par les auteurs du séminaire ne relève pas du hasard ou du respect d’un savant équilibre entre dix-huitiémistes et dix-neuviémistes. En privilégiant une chronologie surplombant les césures traditionnelles de la Révolution, de l’Empire et de la Restauration, l’approche des mémoires rejoint le niveau séculaire des transformations économiques et sociales décrites par Fernand Braudel dans sa typologie des temps de l’histoire5. Ce choix d’échelle est épistémologiquement important. Il positionne la police comme une fonction sociale résistant aux vagues du changement politiques tout en s’y adaptant. En témoigne l’émergence même de cette littérature entre les réflexions des juristes et philosophes du xviie siècle : savants traités philosophiques sur police et justice, de Domat à Delamare, et le changement d’écriture au milieu du xixe siècle, consacrant la fin des mémoires policiers sous les coups de boutoir de nouvelles formes littéraires : les mémoires de policiers et la presse professionnelle puis populaire6.
5Mais cette chronologie resserrée invite à creuser davantage les généalogies entre les textes. Certes beaucoup se présentent ou sont considérés comme peu diffusés et internes au corps. Mais, par l’analyse précise du contexte de diffusion (inventaires après-décès, présence dans les bibliothèques privées et publiques) et l’analyse interne du vocabulaire (les propositions générales…), on pourrait en préciser le contexte de production et repérer les filiations entre les textes devenus pour certains des emblèmes.
6Plus largement, l’émergence simultanée de nouveaux textes est l’indice d’un contexte culturel et politique déterminé à la fin du xviiie siècle. Le débat sur la modernisation de la police atteint progressivement toutes les grandes villes de province, tandis que la question du maintien de l’ordre autour des troubles urbains de la fin de l’Ancien Régime repose la question des rapports entre villes, campagnes et voies de communication. La filiation concerne aussi l’articulation entre les grandes formes de police traditionnelles : polices municipales, police des capitales, maréchaussées et forces prévôtales. La constitution d’un répertoire systématique des textes (notamment leur publication sur support numérique) vise ainsi à stimuler le développement de cette intertextualité.
7La recherche des permanences, au cœur des préoccupations historiennes, ne doit pas faire oublier les ruptures brutales dans le champ politique. Au mitan de la période qui nous occupe, on pense immédiatement à la Révolution, la Terreur, le Directoire ou l’Empire. Dans ces périodes où le temps socio-politique se contracte puis se dilate, la police est à la fois cible des revendications et bras mobilisé pour défendre les ordres successifs bouleversés. En outre, en ces périodes d’enthousiasme où se pense un maintien de l’ordre « réformé » (De Bar, Cordier) voire républicain (Sieyès) 7sur fond de crispations sécuritaires, l’espace socio-politique connaît également contraction et dilatation avant de revenir à un équilibre sur une nouvelle échelle.
La sédimentation des pratiques
8Une autre mise en perspective possible est le replacement dans la chronologie longue. Dans la perspective d’échelles de temps multiples à la Braudel, il y a également place pour une histoire anthropologique du discours policier de longue durée, une histoire de l’autonomisation de la police à l’âge moderne et des séquences chronologiques plus serrées pour saisir les changements du politique. Ce regard multiple sur le document pose la question de la sédimentation de pratiques anciennes : pratiques médiévales et communales, usages inspirés des expériences de crises, transferts culturels souvent portés par l’expérience des hommes aux affaires. Reprenons les échelles. Une première couche – ou temps de l’histoire – est celle d’une anthropologie historique de la police : il faut raccrocher la lecture des mémoires policiers aux travaux des médiévistes sur les sergents8. Dans les villes du Nord, les comptabilités d’officiers de bailliages contiennent un véritable discours sur ce que fait la police dans une ville, ou dans les campagnes environnantes, du xiiie au xvie siècle. L’insuffisance du personnel, sa médiocrité sociale ou les pratiques de corruption y sont déjà largement documentées. Cette anthropologie fonde les topoi classiques de la réforme : « Mais que fait la police ? Elle est inefficace et corrompue ! ». En réalité, les travaux menés sur les régions du Nord, les villes méridionales ou les cités italiennes rappellent combien les villes et les pouvoirs princiers appuient le contrôle de leur territoire sur la figure du sergent, auxiliaire de justice, véritable plaque tournante du contrôle social urbain. Il s’agit d’une fonction plus que d’une profession et nombre de « sergents » ont d’autres occupations. La « police » du commerce est souvent pratiquée par des aides spécialisées. La multiplicité des pratiques policières ressort des comptabilités de justice. L’officier paye les sergents pour accompagner une exécution, faire arrêter un brigand local, surveiller les détenus dans la prison, diffuser des ordonnances urbaines ou princières, obtenir le payement des dettes, réaliser une enquête judiciaire, assurer l’ordre lors de la foire annuelle. La dépendance de cette police qui n’ose pas dire son nom de l’appareil judiciaire ressort également de ces travaux. Là où le modèle étatique centralisateur n’a pas imposé son monopole dans l’exercice de la force jusqu’au niveau local, comme dans les Pays-Bas, les Provinces-Unies ou bien des villes germaniques, les structures de ce modèle traditionnel à base de proximité déterminent le contrôle social urbain jusqu’à la Révolution9.
9À cette tradition de fond, se superpose une deuxième chronologie, celle de la modernité occidentale. À l’évidence ce concept de modernité est un concept-gigogne, utilisé pour démarquer le présent du passé et largement dépendant du point de vue de l’observateur. En admettant que la modernisation du pouvoir est un processus de très longue durée en Occident10, on peut discerner des moments de cristallisation d’une modernité11. Ces configurations évoquées notamment par Foucault dans L’histoire de la folie et Surveiller et punir s’appliquent bien au « contrôle social ». L’historien parlera aujourd’hui d’une première modernité au xvie siècle : celle de la Renaissance et des réformes. En matière policière, on assiste dans ce contexte de dissociation des fonctions religieuses du contrôle social, à l’apparition dans le monde germanique des ordonnances de police (policeyordnungen), appuyée sur une théorie juridique articulant Police et Justice comme deux piliers du « bon gouvernement ». Les travaux des historiens du droit du Max-Planck Institut de Francfort permettent de cerner les fonctions de ces nouvelles ordonnances12. Elles constituent, dans la foulée de la critique sociale de la réformation, de la révolution Gutenberg et de la disciplinarisation sociale13, une première réflexion-action sur le contrôle des populations urbaines par la mise par écrit des règles sociales. Promues dans les villes allemandes, les ordonnances de « police » concernent tous les domaines : la gestion de populations particulières 14 ou d’un secteur de la vie sociale15. Elles sont également utilisées par les États en formation comme moyen d’intervention dans l’autonomie normative des villes, à l’instar de Charles-Quint qui impose par elles sa vision dans les villes impériales comme dans ses territoires ibériques et septentrionaux. En France, ce débat est largement éclipsé par l’action de la monarchie qui obtient le monopole des compétences de haute justice, en échange de la cession de la police subalterne aux autorités urbaines16. Cette dichotomie police-justice ne s’applique cependant pas partout. Villes et seigneurs haut-justiciers résistent particulièrement là où l’État moderne est faible et certains pouvoirs locaux, comme dans les principautés ecclésiastiques récupèrent le modèle de la policey souveraine à leur profit.
10Une seconde modernité se manifeste précisément dans la période sous examen, à travers les débats sur l’autonomie de l’institution policière face à l’institution judiciaire. Les mémoires policiers s’inscrivent dans ce mouvement tendant à différencier les pratiques policières des usages judiciaires et à contester l’ancillarité des gens de police par rapport aux gens de justice. La deuxième modernité fonde la figure du lieutenant général, du commissaire ou du prévôt, s’accompagnant de la transformation d’instances mêlant jusqu’alors police et tribunal, à l’exemple des « juges bottés » de la maréchaussée17, en institution à dominante policière.
11Quant aux modernités subséquentes, on peut citer le long xixe siècle, marqué par la concurrence entre police d’ordre, police de proximité et police d’investigation judiciaire ; puis la période 1930-1950 dont le contexte d’occupation favorise l’étatisation des polices18 ; jusqu’à la fin du xxe siècle où les tensions entre police communautaire et police d’ordre, entre police généraliste et polices spécialisées s’accentuent dans un contexte de représentations insécuritaires et de mondialisation de la perception des menaces.
Se souvenir, mais de quoi ?
12Une deuxième piste de travail des mémoires policiers pousse à revenir aux « fondamentaux » de la police. La fonction symbolique du mémoire policier est parfois de s’appuyer sur les « dérives » du passé pour défendre un projet d’une « meilleure » police. Les périodes de troubles sont ici centrales. Au nom de quelles valeurs (liberté, sécurité), aux ordres de quelle autorité agissent les policiers ? Si la haute police de l’Empire est mieux connue en raison de l’expérience qu’elle représenta pour les apôtres de la police moderne, on manque d’études sur la police de la Révolution, du Directoire et du Consulat. L’exemple de Peuchet montre combien il est clair qu’en 1814 on ne se souvient pas du passé immédiat des quinze années précédentes comme en 179019.
13Le parallélisme chronologique n’est pas une illusion d’optique. Si derrière 1650 on devine l’ombre portée de Delamare et la réforme de la police de la capitale d’une monarchie à prétention autocratique, le milieu du xviiie siècle est une période de débats socio-politiques importants partout en Europe. Tant dans les villes de province française (à Lille, Bordeaux, Grenoble ou Strasbourg), que dans d’autres pays (Pays-Bas habsbourgeois, Provinces-Unies, Espagne ou Empire austro-hongrois, villes allemandes et Prusse frédéricienne, Russie tsariste). Ces débats opposent les partisans de plus d’intervention étatique comme les libéraux favorables à une gouvernance plus décentralisée, aux tenants de l’ordre traditionnel. Le contexte socio-économique de restructuration de la population et des subsistances tant dans les villes que dans les campagnes pèse sur ces velléités de réforme. La croissance démographique des campagnes et la stagnation relative des villes renverse en effet la préoccupation des autorités. L’ordre urbain doit être protégé contre les flux de l’extérieur (réformes des polices urbaines), tandis que la richesse des campagnes introduit un double phénomène : émigration de populations paupérisées vers les villes, protection accrue des biens des riches ruraux (préoccupation des maréchaussées). Enfin, le banditisme sans frontières invite à créer des forces de police d’État20. Dernier élément, le contexte intellectuel de l’Aukflärung ou des Lumières réintroduit au cœur des débats la question du coût d’une bonne police.
Se souvenir pour pouvoir agir
14Sur quel terrain agir est une question centrale pour les policiers. Certes la plupart des mémoires examinés ici se concentrent sur l’espace urbain. Un espace que l’on peut problématiser grâce au numéro spécial de la Revue d’histoire moderne et contemporaine consacré aux « espaces policiers »21. Qu’il s’agisse d’une spatialisation centrée sur le cœur de ville ou de chaque quartier, d’une territorialisation par découpage rationnel, filtrage du dedans et du dehors à la frontière urbaine ou du contrôle des voies de communication : cette prise de conscience de l’usage rationnel de l’espace laisse deviner les influences intellectuelles des Lumières, de la caméralistique et de la statistique.
15Les relations entre monde urbain et monde rural se doublent d’une réflexion sur la sécurité des relations interurbaines chez mémorialistes. La question de l’étranger, du vagabondage, invite à distinguer modèle urbain et modèle rural, mais aussi une vision des villes en crises face à des campagnes plus ouvertes. L’espace policier se diffracte entre espaces urbain, interurbain et zones rurales. Et il ne faudrait pas oublier que bien des écrits policiers se doublent de projets cartographiques, à l’instar du mémoire de Cordier pour la maréchaussée ou le dénombrement des maisons de Strasbourg en 1789-179022. L’action policière s’effectue désormais dans un cadre territorial de plus en plus délimité, au service des nouvelles exigences du contrôle social de populations sédentaires ou voyageuses23.
Le temps d’agir
Agir mais au nom de qui ?
16Comme le posent Dominique Monjardet ou Jean-Marc Berlière, la police est avant tout au service du pouvoir. Le problème de la police n’est-il pas d’identifier clairement à qui obéir24 ? La fonction des écrits policiers s’inscrit toujours dans la question centrale des rapports entre police et pouvoirs. L’étymologie nous indique que la police est avant tout au service des autorités urbaines. Il importe ici de distinguer la configuration spécifique de chaque cité. Les villes anciennes, notamment de tradition médiévale sont souvent jalouses de leur autonomie, les capitales provinciales où les autorités urbaines doivent composer avec des institutions judiciaires supérieures comme Grenoble ou Bordeaux, les capitales étatiques (Paris, Madrid ou Bruxelles), les grands ports, les villes frontalières militarisées comme Lille ou Strasbourg, les petites villes de province constituent autant de situations où la police comme exercice et comme institution joue en permanence avec d’autres formes du pouvoir25. Au-delà de ce rapport interne entre groupes dirigeants émerge, fin xviiie siècle, une vision libérale de la police au service de la société, du citoyen. Cette vision traduite par la Révolution en liberté et égalité face au contrôle social se retrouve chez les promoteurs de la police d’après l’Empire. Mais cette promotion du rapport au citoyen, moyen pour la police de se donner une légitimité plus démocratique et de faire contrepoids à ses relations aux injonctions d’en-haut, ne doit pas cacher les tentatives récurrentes des gouvernements sécuritaires, depuis Joseph II en Autriche et Bonaparte en France, d’imposer une police au service de l’État mais aussi de la tyrannie. L’étatisation des polices sous Vichy n’est qu’une facette de cette tendance à une police contrôlée par le sommet26. Ce projet ne doit pas cependant être vu comme un rouleau compresseur mais comme un espace de tension supplémentaire.
17De nombreuses pratiques policières constituent autant de transactions entre les injonctions des autorités, les demandes des « populations » et les intérêts des corps de police27.
18À l’époque qui nous occupe, la police se détache de ses deux marâtres : la Justice et l’Armée28. Ce processus aboutit à la spécialisation progressive en trois « types » de police. Une police de proximité, enfant d’une administration distincte de la justice ; une police judiciaire, excroissance d’une justice pénale révolutionnée 29 et une police d’ordre et de sûreté, enfant de l’armée et des institutions d’exception. S’y ajoutera un phénomène sensible dès le début du xxe siècle, le développement international de la police judiciaire, qui sous l’idéologie de la lutte contre la criminalité internationale, permet aux États de traquer les dissidents politiques, anarchistes, socialistes, communistes et fascistes30.
Agir avec quels instruments ?
19Une cinquième piste de réflexion nous ramène aux mémoires, comme instruments de la mémoire policière. Les mémoires révèlent l’importance des savoirs théoriques et pratiques dans la modernisation policière. On ne rappellera jamais assez combien la police est un reflet et un vecteur de progression de la culture écrite. Les exigences progressives du procès-verbal de police ou de gendarmerie témoignent de la précision croissante du récit policier. Au niveau des élites policières, la maîtrise du savoir administratif est un enjeu complexe. C’est un moyen pour des individus de se valoriser dans le corps, mais aussi un moyen pour le corps de se promouvoir dans la concurrence des institutions d’État.
20Le compte-rendu des pratiques, le tableau statistique, le rapport d’inspection sociale, de nouvelles formes apparaissent. Mais cette multiplication du savoir, véhiculée par les mémoires peut devenir une fonction emphatique ou performative : en écrivant pour soi, on crée l’objet pour le public, donc on lui donne une existence. Cette tentation médiatique rapprochera dans de dangereuses liaisons le policier du reporter31. Les manifestations de ce savoir sont multiples. Ces écrits savants visent à tirer les leçons de l’échec, notamment en matière de maintien de l’ordre qu’il faut dégager de la gangue brutale de l’ordre militaire. Ils visent à informer les agents et à transformer les objets non identifiés, comme le Guide des sergens de ville (sic) de Barlet, précurseur des manuels qui fleuriront dans la seconde moitié du xixe siècle. Ils traduisent enfin, sous des formes désuètes, une analyse du malaise social d’un corps à l’instar des Réflexions sur l’organisation de la Gendarmerie de Godey de Mondésert32.
21Reste que l’écrit policier ne se résume pas aux formes du discours littéraire. L’expérience des comptes du commissaire général de police de Lyon prend son sens dans les tentatives de création d’une statistique, à la fois des pratiques et des coûts de l’action policière. La Révolution et l’Empire donneront corps à cette vaste entreprise de création d’une écriture scientifique de l’action humaine : la statistique morale. La statistique administrative, fondée sur le découpage départemental en exprimera la quintessence dans le projet de la statistique des préfets. La statistique judiciaire, balbutiante sous le Directoire, s’efforce de créer un compte des délits et des jugements dans le cadre de l’arrondissement de district puis du tribunal de police correctionnelle33. Il est intrigant de voir comment la police semble avoir raté le passage du compte-rendu décadaire, puis hebdomadaire au compte statistique d’activités mensuelle ou annuelle, alors que le ministère de la Justice fera du procureur d’arrondissement et du procureur général les fers de lance de la publication statistique des crimes et délits dans le Compte général de la justice criminelle34. L’historiographie anglaise nous rappelle combien la maîtrise de l’outil statistique tout au long des xixe et xxe siècles sera un puissant instrument de revendication de la police anglaise35. La direction de ces polices comprend le parti à tirer des nouveaux vecteurs de communication de la grande presse et de l’édition de mémoires pour obtenir davantage de moyens des gouvernements36.
22Il reste à prolonger la lecture des écrits policiers par l’emprunt de pistes complémentaires de recherche. Limitons-nous à trois directions, qui visent à inscrire ces écrits policiers dans une histoire politique, sociale et culturelle de leur époque.
Une internationale des écrits policiers ?
Des mémoires d’hommes…
23Il faut rappeler que les mémoires policiers sont souvent des mémoires de policiers. Comme en conclut Vincent Milliot, ils permettent de saisir « comment pensent les institutions ». Mais ces dernières pensent rarement en chambre. La place et le rôle des hommes, les liens personnels, les enjeux personnels et professionnels expliquent l’issue ou l’insuccès des débats. À Lille ou à Strasbourg, la confiance entre les différents acteurs : le Prévôt et le Magistrat en fait des alliés objectifs d’une modernisation locale contre les pesanteurs d’institutions extérieures. À Bruxelles, en revanche la défiance entre Rapedius de Berg et le Magistrat bruxellois aboutit à bloquer les réformes promues en sous-main par un gouvernement autrichien de despotes éclairés37. Ce rappel permanent du rôle des hommes doit permettre d’éviter l’écueil d’une histoire culturelle fonctionnant comme un ectoplasme, sur coussin d’air. En particulier pour une institution aussi labile que la fonction de police, le rapport aux configurations sociales est essentiel pour comprendre le pilotage des pratiques policières. La multiplication des monographies urbaines est donc nécessaire à la compréhension des jeux et enjeux locaux.
Des internationales réformistes… ?
24Un autre chantier, européen, est le rôle de l’internationale réformiste dans la modernisation policière. De la seconde moitié du xviiie siècle à 1848, la modernisation policière devient une préoccupation des princes et des États. Il faudrait rechercher, dans les sources des ambassades de France à Bruxelles, de Vienne à Liège ou Paris, si, en dehors des affaires strictement politiques, les diplomates s’intéressaient aux innovations administratives. Connaît-on dans l’espace francophone les modèles de police promus et négligés dans l’historiographie française comme les modèles autrichien, viennois, lombard ou le modèle genevois38 ? Quels concepts, idées de réformes et techniques policières circulent à travers les milieux de cette profession neuve ?
Le policier français, miroir et repoussoir ?
25Enfin un dernier chantier doit consolider le double maillon faible de notre chronologie : l’expansion européenne des modèles policiers français à travers la Révolution et l’épisode napoléonien. Au-delà des histoires de l’organisation vue d’en-haut ou limitées aux péripéties hexagonales, comment expliquer le destin ambigu de la police « à la française » dans l’espace européen ? L’expérience d’occupation sous la République et l’Empire n’a-t-elle pas introduit des figures policières étrangères dans la police de la nation une et indivisible ? Et si officiellement cette police est rejetée en 1815 en raison de son encombrant héritage, de la Terreur à la raison d’Empire, n’est-elle pas secrètement adoptée par bien des nations européennes dans les copies du commissaire de police, de l’agent de la Sûreté ou du gendarme, fidèles serviteurs et reflets d’un État moderne39 ?
Notes de bas de page
1 Vincent Milliot, introduction.
2 Au moment de rédiger ces lignes est paru de M. Aubouin, A. Teyssier, J. Tulard, L’Histoire et dictionnaire de la Police, du moyen-âge à nos jours, Paris, Robert Laffont, 2005. Cette mine de renseignement(s) n’aborde cependant pas la question des écrits policiers dans les sections histoire et dictionnaire, renvoyant le lecteur aux pages 1022-1027 pour une liste de mémoires, témoignages et pamphlets, dépourvue de commentaire critique.
3 Le film réalisé en 2004 est tiré du roman L’affaire Alzheimer (1985) du sulfureux auteur flamand, ancien agent territorial au Congo belge, donc policier colonial, Jef Geeraerts. Il a obtenu le prix de la critique internationale au festival du film policier de Cognac en 2004, alors que, coïncidence intéressante, quatre prix étaient accordés à Memories of murder du réalisateur sud-coréen Bong Joon-lo.
4 P. Miquel, La main courante. Les archives indiscrètes de la police parisienne 1900-1945, Paris, Albin Michel, 1997.
5 F. Braudel, La Méditerranée et le monde méditerranéen à l'époque de Philippe II, Armand Colin, Paris, 3e éd., Colin, 1976.
6 D. Kalifa, L'encre et le sang : récits de crimes et société à la Belle Époque Paris, Fayard, 1995 ; Id., La culture de masse en France, Paris, La Découverte, 2001 ; Id., Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, 2005.
7 Voir les contributions de Patrice Peveri, de Pascal Brouillet et de Bernard Gainot et Vincent Denis.
8 Voir les textes de Robert Jacob, Sébastien Hamel et de Valérie Toureille in C. Dolan (dir.), Les auxiliaires de la justice : intermédiaires entre la justice et les populations, de la fin du Moyen Âge à l’époque contemporaine, Presses de l’Université Laval, 2005 et plus largement C. Gauvard, « La police avant la police, la paix publique au Moyen Âge » in M. Aubouin et al., Histoire et dictionnaire de la Police, du moyen-âge à nos jours, Paris, Robert Laffont, 2005, pp. 3-146.
9 C. Denys, Police et sécurité au xviiie siècle dans les villes de la frontière franco-belge, Paris, L’Harmattan, 2002.
10 Voir les travaux de N. Elias, La civilisation des mœurs, Paris, Pocket, 1969 ; Id., La dynamique de l'Occident, Paris, Pocket, 1969 ; Id., La société de cour, Paris, Champs, Flammarion, 1974 ; Id., La société des individus, Fayard, 1987. X. Rousseaux, R. Lévy, Le pénal dans tous ses États. Justice, États et sociétés en Europe, (xiie-xxe siècle), Bruxelles, Publications des Facultés Universitaires Saint-Louis, 1997.
11 M. Foucault, Surveiller et punir : naissance de la prison, Gallimard, Paris, 1975 ; Id., L’Œil et le pouvoir, Belfond, (préface dans) J. Bentham, Le panoptique, Paris, 1977.
12 L’ouvrage collectif K. Harter (ed.), Policey und frühneuzeitliche Gesellschaft, Francfort s/Main, Klostermann, 2000 s’accompagne de la série Studien zu Policey und Policeywissenschaft entre autres, A. Landwehr, Policey im Alltag. Die Implementation frühneuzeitlicher Policeyordnungen in Leonberg, Francfort s/Main, Klostermann 2000 ; J.-C. Pauly, Die Entstehung des Polizeirechts als wissenschaftliche Disziplin. Ein Beitrag zur Wissenschaftsgeschichte des öffentlichen Rechts, Frankfurt am Main, Klostermann 2000. Il faut y ajouter l’ambitieux projet de publication des ordonnances de police d’Ancien Régime, K. Harter, M. Stolleis (ed.), Repertorium der Policeyordnungen der Frühen Neuzeit, 5 vol. Francfort/Main, 1996-2004.
13 W. Schulze, G. Oestreichs begriff ; « sozialdisziplinierung in der Frühen Neuzeit » « in Zeitschrift für Historische Forschung », 14/, (1987), pp. 265-302. H. Roodenburg and P. Spierenburg (eds.), Social Control in Europe, volume I, 1500–1800, Columbus, Ohio State University Press, 2004.
14 I. Konig, Judenverordnungen im Hochstift Würzburg (15.-18. Jahrhundert), Francfort s/Main, Klostermann 1999.
15 T. Dehesselles, Policey, Handel und Kredit im Herzogtum Braunschweig-Wolfenbüttel in der Frühen Neuzeit, Francfort s/Main, Klostermann 1999.
16 G. Salter, Polizei und soziale Ordnung in Paris. Zur Entstehung und Durchsetzung von Normen im städtischen Alltag des Ancien Régime (1697-1715), Francfort s/Main, Klostermann 2004.
17 J. Lorgnier, Maréchaussée histoire d'une révolution judiciaire et administrative, 2 vol., Paris, L'Harmattan, 1994.
18 C. Emsley, E. Johnson, and P. Spierenburg, eds. Social Control in Europe, volume II, 1800-2000, Ohio State University Press, 2004.
19 Voir la contribution de Pierre Karila-Cohen.
20 B. Lepetit, Les villes dans la France moderne (1740-1840), Paris : Albin Michel, 1988 ; C. Lis, H. Soly, (ed.), Poverty and capitalism in pre-industrial Europe, Atlantic Highlands (N.J.) Humanities press, 1979 ; F. Egmond, Underworlds. Organized Crime in the Netherlands 1650-1800, Oxford-Cambridge, Polity Press, 1993.
21 Voir pour notre période les contributions de Clive Emsley, Catherine Denys, Vincent Milliot, Olivier Caporossi et Brigitte Marin dans Espaces policiers, xviie-xxe siècles, r.h.m.c., 50-1, janv-mars 2003.
22 Contributions de Pascal Brouillet et Vincent Denis dans ce volume.
23 M.C. Blanc-Chaleard et alii (dir.), Police et migrants en France (1667-1939), Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2001 ; V. Denis, Individu, identité et identification en France, 1715-1815, doctorat en Histoire de l’Université de Paris I, 2003.
24 D. Monjardet, Ce que fait la police. Sociologie de la force publique, Paris, La Découverte, 1996 ; J.-M. Berliere, M. Vogel, Police, état et société en France (1930-1960) : essai bibliographique, Paris, cnrs-ihtp, 1997 (Cahiers de l’ihtp).
25 Voir les contributions de Vincent Denis sur Strasbourg et Bordeaux, Clarisse Coulomb sur Grenoble, Catherine Denys sur Lille.
26 J.M. Berliere, avec la collaboration de L. Chabrun, Les policiers français sous l’Occupation. D’après les archives inédites de l’Épuration, Paris, Perrin, 2001.
27 D. Monjardet, op. cit.
28 C. Denys, « L’armée, support et modèle des polices urbaines en France et aux Pays-Bas autrichiens au XVIIIe siècle », Policey Working Papers. Working Papers des Arbeitskreises Policey/Polizei in der Vormoderne 10, 2005 (12 p.) et la contribution de S. Perréon dans ce volume.
29 X. Rousseaux, M.-S. Dupont-Bouchat, C. Vael (eds.), Révolutions et Justice pénale en Europe (17801830). Modèles français et traditions nationales, Paris, L’Harmattan, 1999. (Collection Logiques Sociales).
30 M. Deflem, Policing World Society. Historical Foundations of International Police Cooperation, Oxford, Oxford University Press, 2002.
31 D. Kalifa, L’encre et le sang…, op. cit.
32 Voir les contributions de Quentin Deluermoz et d’Arnaud-Dominique Houte.
33 E. Berger, « Les origines de la statistique judiciaire sous la Révolution » in Crime, Histoire et Sociétés, 8-1, 2005, pp. 65-91 ; M. Perrot, « Première mesure des faits sociaux : les débuts de la statistique criminelle en France (1780-1830) », in Pour une histoire de la statistique, Paris, Insee, 1977, pp. 125137 ; J.-C. Perrot, S. Woolf, State and Statistics in France 1789-1815, Chur, Harwood Academic Publishers, 1984.
34 Compte général de l’administration de la justice criminelle en France pendant l’année 1880 et rapport relatif aux années 1826 à 1880, publié et commenté par M. Perrot et P. Robert, Genève-Paris, Slatkine Reprints, 1989.
35 C. Williams, « Catégorisation et stigmatisation policières à Sheffield au milieu du xixe siècle », in Revue d’histoire moderne et contemporaine, 50-1, 2003, pp. 104-125 ; H. Taylor, « Rationing crime the political economy of criminal statistics since the 1850’s », in Economic History Review, 51-3, 1998, pp. 569-590.
36 P. Lawrence, « Images of poverty and crime ». Police memoirs in England and France at the end of the nineteenth century, in Crime, Histoire et Sociétés, 2000, vol. 4, n° 1, pp. 63-82.
37 C. Denys, Police et sécurité au xviiie…, op. cit. ; « Les projets de réforme de la police à Bruxelles à la fin du xviiie siècle », in Mélanges de l’École Française de Rome Italie et Méditerranée, tome 115-2, 2003, p. 807-826.
38 Sur le modèle autrichien fondé à la fois sur la création d’un nouveau type d’infractions : les contraventions de police et d’une police d’État voir R. Moos, Der Verbrechensbegriff in Osterreich im 18. und 19. Jahrhundert. Sinn- und Strukturewandel, Bonn, 1968 ; P. Bernard, From the Enlightenment to the Police State : The Public Life of Johann Anton Pergen, Urbana, 1991.
39 H.-H. Liang, The Rise of Modern Police and the European State System from Metternich to the Second World War, Cambridge, Cambridge University Press, 1992 ; C. Emsley, Gendarmes and the State in Nineteenth-Century Europe, Oxford, Oxford University Press, 1999 ; J.-N. Luc (ed.), Gendarmerie, État et société au xixe siècle, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002.
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