Du maintien de l’ordre à l’expertise du social Jacques Peuchet et la crise de la police à l’âge libéral : réflexion sur un texte de 1814
p. 251-269
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Texte intégral
1Les publications de Jacques Peuchet, homme des Lumières, administrateur, théoricien de l’administration et polygraphe de la fin du xviiie et du début du xixe siècle, constituent un véritable inventaire du genre administratif et littéraire qu’est le mémoire policier1. Peuchet, que l’on peut qualifier de professionnel de la police, a en effet contribué à toutes les variations d’un genre pourtant divers. Ses différents mémoires, qui ponctuent de la veille de la Révolution à la chute de la Restauration une longue carrière éditoriale, abordent la police selon des approches à chaque fois différentes. Le Traité de la police et des municipalités, dont les deux volumes sont parus respectivement en 1789 et 17912, contient ainsi tout à la fois un dictionnaire de police dans ses aspects juridiques et techniques et une réflexion historique et philosophique de grande ampleur où la police est considérée dans ses liens avec les progrès de la civilisation. Trois ans plus tard, il publie un bilan de son action comme administrateur de police à Paris pendant les années 1789-1790, dans un opuscule intitulé Exposé de la gestion de M. Peuchet, administrateur provisoire de la Municipalité pendant le temps de son administration au département de police3. En 1814, il prône dans un texte court mais dense le maintien du ministère de la Police qui est sur le point d’être supprimé4. En 1818, alors qu’il est archiviste à la Préfecture de police de Paris, il publie dix volumes de textes réglementaires : Collection de lois, ordonnances et règlements de police depuis le xiiie siècle jusqu’en 1818. Enfin, il passe les dernières années de sa vie à composer un long ouvrage d’anecdotes et de révélations sur la police, qui sortira en six volumes huit ans après sa mort, en 1838 : Mémoires tirés des archives de la police de Paris, pour servir à l’histoire de la morale et de la police depuis Louis XIV jusqu’à nos jours5. À ces diverses publications, publiées sous son nom, il faut peut-être ajouter les Mémoires de Lenoir, que Peuchet affirme avoir écrits à partir des notes et des documents fournis par le lieutenant de police de Paris6.
2Textes de jurisprudence et de technique policières, mémoires corporatistes de défense d’une profession, mémoires récapitulatifs et descriptifs d’une action, présentation d’une utopie policière, ou du moins d’un projet d’organisation : Peuchet, à n’en pas douter, n’a pas cessé d’explorer dans ses moindres nuances l’écrit sur la police. Ses ouvrages représentent une sorte d’âge classique du mémoire policier. Pourquoi, parmi ces publications, choisir de présenter l’opuscule de 1814 ? Sa faible notoriété malgré son grand intérêt pourrait, à elle seule, constituer une raison valable. Du Ministère de la police générale par un ancien administrateur de la police figure rarement dans les listes de publications de Peuchet, au xixe siècle et au-delà : au xixe siècle, la notice de la Nouvelle biographie universelle de Michaud7 contient ce titre mais ce n’est pas le cas dans la notice nécrologique que publie un certain Eckard en 18308 pas plus que dans la présentation en 1838 de l’œuvre de Peuchet par l’éditeur Levavasseur. Par le jeu des références multiples, les historiens contemporains évoquent rarement, eux aussi, ce titre, alors que les Mémoires tirés des archives de la police de Paris, qui – paradoxe – sont peut-être un faux9, sont constamment cités. Mais il ne s’agit pas seulement ici d’exhumer un ouvrage méconnu pour le plaisir authentique de le faire redécouvrir. L’ouvrage de 1814 est intéressant parce qu’il se situe à mi-course de la carrière policière de l’auteur et en contient les expériences, les désillusions et les attentes.
3Œuvre carrefour dans une carrière riche et accidentée, Du Ministère de la police générale est publié dans un contexte de crise majeure de la police. Alors que les pratiques de la police impériale sont universellement décriées, il s’agit alors d’inventer une surveillance politique efficace mais compatible avec les libertés individuelles garanties par la Charte. Bref, il s’agit d’imaginer une police libérale, inscrite dans la modernité. À la croisée entre une quête personnelle et une recherche collective, l’ouvrage de Peuchet intrigue. Il entre en effet en profonde résonance avec son époque puisque son but est d’en finir avec la « tyrannie policière ». Mais il la prend aussi à contre-pied : en 1814, prôner le maintien du ministère de la Police est en effet pour le moins provocateur. Il s’agit donc ici de comprendre comment se lient et se délient une carrière, un ouvrage et un riche contexte de publication. Nous verrons d’abord que Du ministère de la Police est un ouvrage de circonstances, pas forcément dans le sens péjoratif du terme, puis nous examinerons comment, au-delà, Peuchet pose avec son projet policier la question cruciale, à l’âge libéral, des relations entre pouvoir et société.
Opportunisme ou opportunité ? Peuchet et la réflexion sur la police en 1814
L’intervention d’un expert des questions de police dans un débat brûlant
4D’où parle Peuchet en 1814 et comment son ouvrage s’inscrit-il dans le débat contemporain sur la police ? Il est important de préciser le contexte car Du Ministère de la police est très explicitement un ouvrage de circonstances, écrit dans l’urgence. Tout au long des 36 pages dont est composé l’opuscule, son auteur écrit dans un style nerveux et direct, comme s’il suivait le fil de la plume. L’ouvrage est parfois répétitif, les mêmes arguments pour défendre l’existence d’un ministère de la Police sont utilisés plusieurs fois. Dans les dernières pages, Peuchet fait mine de répondre à divers contradicteurs, ce qui donne à l’ensemble un rythme plus enlevé encore. Comme un aveu d’une composition mal maîtrisée – ou au contraire si bien maîtrisée qu’elle donne une impression de désordre et par là-même de sincérité – l’auteur récapitule dans les deux dernières pages les dix grandes idées qui composent son opuscule. Si le plan n’est pas toujours clair, l’objectif poursuivi par Peuchet avec cette publication est lui très net : l’auteur réagit sur le vif à la réorganisation de la police qui se dessine au moment de la chute de l’Empire. Dès les premiers mots du corps de l’ouvrage, il interpelle très directement ses lecteurs sur une question d’une brûlante actualité : « Peut-on se passer du ministère de la police, réunir ses attributions à celui de l’intérieur ? Est-il vrai que les maires ou sous-préfets puissent remplacer les commissaires généraux ? »10.
5Au moment même où Peuchet écrit, le ministère de la Police générale est en effet supprimé. Ses services centraux, très allégés, sont réunis à ceux du ministère de l’Intérieur, et ses agents territoriaux, qui correspondaient prioritairement avec ce ministère – les commissaires généraux et spéciaux – sont licenciés. Leurs fonctions sont supprimées et leurs missions administratives et policières sont attribuées désormais aux agents ordinaires de l’administration territoriale. L’ouvrage de Peuchet est rédigé dans ce contexte de démantèlement de la police impériale, entre l’arrêté du 10 avril qui réunit aux préfectures et sous-préfectures les fonctions des directeurs généraux, des commissaires généraux et des commissaires spéciaux de police et l’ordonnance royale du 16 mai qui supprime la préfecture de police et le ministère de la Police générale et les réunit dans une simple direction au sein du ministère de l’Intérieur. Peuchet sait bien qu’il mène une bataille perdue d’avance, du moins à court terme. Il ne s’en cache pas, et ne le cache pas à ses lecteurs, comme en témoigne, dès la première page, une note datée du 23 avril 1814 : « Ce Mémoire – écrit-il – était composé lorsque le ministère de la police fut remplacé par une direction ». « Mais – poursuit-il – les motifs qui s’y trouvent développés me paraissant dignes d’être offerts au gouvernement et au public, j’ai persisté dans la résolution de les livrer à l’impression11. » On a là, certes, l’aveu d’une impuissance à peser immédiatement sur le cours des choses mais aussi, et sans doute surtout, un élément de dramatisation qui permet à l’auteur de se présenter avec d’autant plus de force comme un expert, sensible comme ses contemporains aux abus de la police napoléonienne, mais soucieux de préserver pour l’avenir un outil irremplaçable de préservation de l’État et de régulation sociale.
6L’auteur désire montrer sa connaissance des affaires de police, ce qui confère à l’ouvrage une dimension autobiographique où convergent mémoire policier et mémoires d’un policier. Le ton est donné dès le titre qui fait apparaître la qualité d’« ancien administrateur de la police », qualité qui doit d’autant plus être mise en avant qu’elle légitime à elle seule, d’après les déclarations de l’auteur, sa prise de parole sur cet objet dans ce contexte précis. L’auteur déclare en effet n’écrire ni sur la sollicitation d’une autorité ni pour son intérêt personnel. Il détaille alors son cursus policier dans les trois pages qui suivent « pour donner au lecteur la preuve qu’en parlant de la police, [il] ne traite pas une matière qui [lui] soit étrangère »12. Il rappelle ainsi qu’il a fait partie de l’administration de la police de Paris en 1789 et 1790 puis qu’il a occupé un poste important au ministère de la Police générale sous l’administration de Cochon de Lapparent, deuxième titulaire du poste après Merlin de Douai, du 18 fructidor an iv au 26 messidor an V. Son expérience pratique de la police n’est pas contestable. Sa connaissance théorique ne l’est pas moins. Avant de plonger dans les affres de la police réelle, c’est par un monumental traité de police que cet avocat et encyclopédiste né en 1758, protégé de l’abbé Morellet, s’est fait connaître en 1789. Le Traité de la police et des municipalités le pose comme spécialiste et lui vaut d’entrer dans l’administration provisoire de la ville de Paris en 1789, expérience qui lui sert de nouveau en l’an IV pour être appelé au ministère de la Police. Matière vive, cette expérience irrigue l’ensemble de l’ouvrage. L’avant-propos détaille ainsi une partie de l’organisation du travail au sein du ministère. Aussi bref soit-il, ce passage constitue l’un des rares témoignages directs d’un employé de ce ministère. Les nombreux développements que Peuchet consacre dans l’ouvrage de 1814 à la police d’Ancien Régime et à la police parisienne du début de la Révolution entrent quant à eux en écho non seulement avec les deux volumes du Traité de la police mais aussi avec le compte-rendu que Peuchet a écrit en 1792 sur l’administration de la police parisienne en 1789-1790. Du ministère de la Police prend donc place dans une entreprise d’écriture policière originale, caractérisée par la circularité et la réitération.
7Si Peuchet est incontestablement un expert en matière de police, les motivations qui président à sa prise de parole en 1814 ne sont pas faciles à déterminer. Il paraît vraisemblable qu’il se verrait bien ministre d’un ministère de la Police rétabli. Son initiative n’est pas exempte d’un certain opportunisme. Il ne manque pas à cet égard de conférer à son parcours une cohérence monarchique. Il rappelle ainsi que Duport du Tertre, sous les ordres duquel il a travaillé dans le cadre de l’administration provisoire de la ville de Paris, est mort « sur l’échafaud pour son attachement aux principe de la monarchie »13. Plus difficile à justifier en 1814 est sa collaboration passée au sein du ministère de la Police avec le régicide Cochon de Lapparent, « un homme – écrit-il – qui, dans la convention, s’était laissé entraîner à l’horrible jugement dont la France gémit encore »14. Peuchet se présente donc comme l’inspirateur au ministère de mesures de clémence à l’égard des émigrés, mesures avalisées par Cochon de Lapparent, plus modéré qu’on aurait pu s’y attendre. Il ne manque pas de préciser qu’il a été chassé de l’administration au lendemain du 18 fructidor et qu’ont recommencé après son départ « la terreur et la persécution » à l’égard des royalistes. Les maigres éléments de biographie dont on dispose confirment plutôt ce qu’écrit Peuchet. Ses sentiments monarchistes semblent avérés très tôt, dès les journées des 5 et 6 octobre 1789. En 1790, il a assumé la rédaction politique du Mercure de France, proche du roi, ce qui lui a valu d’être arrêté le 10 août 1792. Libéré, il s’est retiré à Écouen et n’a servi de nouveau dans l’administration centrale qu’en entrant en l’an IV au ministère de la Police. Au ministère, il semble effectivement avoir fait preuve d’indulgence à l’égard des émigrés et des prêtres réfractaires désireux de rentrer en France et c’est bien sur cette réputation qu’il a été chassé du ministère15. Il aurait alors échappé de justesse à la déportation. Si tout cela n’est pas contestable, Peuchet sait en revanche passer sous silence des éléments moins présentables dans le contexte du retour des Bourbons. Il ne dit pas qu’il a été administrateur du district de Gonesse sous la Terreur, en cachant ses véritables opinions. Très critique à l’égard de l’Empire à plusieurs endroits de l’opuscule de 1814, il oublie également de dire qu’il a profité pendant cette période d’un confortable emploi d’archiviste de l’administration des droits réunis, ce qui lui a laissé le loisir de beaucoup publier pendant ces années. Il n’empêche qu’il ne tord pas trop la réalité et s’affiche essentiellement, au-delà d’opinions compatibles avec le nouveau cours des choses, comme un administrateur compétent, soucieux de servir « les intérêts du roi, de la monarchie et de la France »16.
8Que Peuchet sache mettre en valeur une incontestable expérience en matière de police et d’authentiques sentiments royalistes ne règle pas vraiment la question des raisons de son intervention en 1814. À cette date, il n’a rien écrit sur la police depuis vingt-deux ans et n’a pas exercé de responsabilités policières depuis dix-sept ans. Du Consulat à la fin de l’Empire, il n’a pas cessé de publier mais tous ses ouvrages portent sur des questions économiques ou statistiques et aucunement sur la police17. Il faut donc comprendre pourquoi, à la chute de l’Empire, Peuchet revient sur un objet qu’il a abandonné depuis tant d’années. Il est difficile de trancher avec certitude tant la vie de cet homme public est opaque. En l’absence, à notre connaissance, d’archives privées ou même publiques18, les sources disponibles se réduisent en effet à ses écrits. C’est pourquoi les notices biographiques qui portent sur lui se contentent d’égrener les postes qu’il occupe et les multiples livres qu’il publie, plus de trente. L’essentiel, pourtant, reste hors de portée. Le mystère d’un esprit brillant et éclectique, aujourd’hui tombé dans l’oubli mais considéré au xixe siècle comme « l’un des écrivains politiques les plus féconds et les plus variés de [l’] époque »19, demeure d’autant plus entier que Peuchet lui-même cultive l’art du brouillage. On le surprend souvent à la frontière du vrai et du faux, de la sincérité et de la dissimulation. C’est le cas, on l’a vu, sous la Terreur lorsque ce monarchiste cache ses opinions et devient administrateur du district de Gonesse. C’est le cas bien plus tard, en 1824, lorsqu’il publie de faux Mémoires de Rose Bertin, dame de compagnie de Marie-Antoinette, qui seront désavoués par les héritiers. Tout au long de sa carrière éditoriale, qui s’étend de 1788 à 1830, nombre de ses ouvrages paraissent d’ailleurs de manière anonyme. C’est dire combien l’on se trouve démuni face à cet homme des Lumières qui, dans certaines circonstances, aime s’entourer d’ombre.
De la Restauration à la Révolution : aller et retours
9Notre hypothèse, fondée sur la lecture de l’ensemble de ses mémoires policiers et sur la connaissance du contexte de publication, consiste à penser que Peuchet saisit en 1814 une extraordinaire opportunité pour mettre en avant une conception de la police qu’il défend depuis 1789. Pour toute personne désireuse de proposer quelque chose en matière d’administration, le moment est en effet idéal. La chute de l’Empire invite les contemporains à repenser entièrement les modes de surveillance et l’organisation générale de la police20. Dans la légende noire qui se forme immédiatement du régime napoléonien, la police de Fouché occupe, avec la conscription, la première place. Elle constitue en effet le symbole même de la « tyrannie » napoléonienne. On sait combien Fouché, ministre de la Police de 1799 à 1802 et de 1804 à 1810, a contribué à forger cette image21. C’est sous son règne que le ministère de la Police a acquis une stabilité et une puissance dans l’appareil d’État qu’il n’avait pas obtenu jusque là, avec ses huit titulaires successifs entre 1796 et 1799. La forte augmentation du nombre des employés, la mise en place d’une correspondance régulière de police avec les préfets mais aussi avec des agents propres du ministère répartis sur l’ensemble du territoire, la culture de l’exhaustivité qu’y instaure Fouché, font la réputation d’omniscience du ministère et du ministre lui-même, qui en joue d’ailleurs habilement pour décourager d’éventuels candidats au complot. Même si cette réputation est exagérée, le système de police mis en place par le duc d’Otrante n’a d’équivalent ni dans le passé ni dans les autres pays européens. Mais ce sont surtout les méthodes utilisées par la haute police napoléonienne qui en 1814 font l’objet d’une réprobation unanime : le recours à l’espionnage, les arrestations arbitraires, dans certains cas la torture sont des pratiques courantes tant sous Fouché que sous son successeur, Savary.
10En 1814 et dans les années qui suivent, l’image du ministère de la Police, né, selon la formule de Chateaubriand, « dans la fange révolutionnaire de l’accouplement de l’anarchie et du despotisme »22, se cristallise autour de son caractère liberticide. L’ouvrage de Peuchet paraît ainsi la même année que deux pamphlets royalistes qui prennent respectivement pour cibles le ministre de la Police générale et le préfet de police. Le premier, un ouvrage anonyme intitulé Examen de conscience du dernier ministre de la police générale sous le règne de Bonaparte23, se présente sous la forme d’un monologue intérieur : le ministre, plongé dans un univers infernal, prend douloureusement conscience des diverses persécutions et des assassinats dont il est coupable. D’une facture plus classique, le second est l’œuvre d’un ancien employé de la préfecture de police de Paris, Lauze de Peret, qui, dans la même veine, dénonce les « iniquités » et les « attentats » commis sous le préfet de police Dubois24. Bien des passages du livre de Peuchet s’inscrivent dans cette veine générale de dénonciation de la « tyrannie » de l’ancienne police. L’auteur condamne ainsi tout au long de l’ouvrage les pratiques de la police napoléonienne, résumées à plusieurs reprises en quelques formules, « l’espionnage domestique, les délations, les visites domiciliaires, les arrestations arbitraires, (…), l’asservissement à des règlements bizarres »25. À l’unisson de bien d’autres auteurs qui publient dès 1814 ou dans les années suivantes, il estime en outre que cette police liberticide ne permet pas même à Napoléon d’être véritablement informé sur l’état du pays tant celui-ci, entouré de flatteurs, est « aveuglé » par sa propre volonté de puissance.
11Immoralité et inefficacité de la police napoléonienne érigée comme repoussoir : le topos, brillamment illustré par Chateaubriand en 1816 dans quelques pages saisissantes de De la Monarchie selon la Charte, trouve donc l’une de ses premières expressions, sinon la première, sous la plume de Jacques Peuchet en avril 1814. Mais la portée des questions posées par Peuchet dépasse de loin la conjoncture des premiers mois de la Restauration. Il rend compte très précocement de la très profonde crise de la police qui, bien après la chute de l’Empire, caractérise l’ensemble de la période de la monarchie constitutionnelle. Comment adapter à des régimes libéraux, ou du moins à prétentions libérales, une organisation policière taillée pour un régime autoritaire ? Comment concilier l’efficacité dans la protection de l’État et la sauvegarde des droits des individus ? Bref, comment inventer une police libérale qui évite l’écueil du « despotisme » mais aussi celui de « l’anarchie », pour reprendre des termes chers à Peuchet ? Sa réponse est originale, et pour tout dire inaudible en 1814, puisqu’elle consiste à dissocier le ministère, considéré comme un instrument neutre, de l’usage qu’en a fait l’Empire. Pour isolée qu’elle soit, cette réponse s’inscrit dans une interrogation très générale. Elle prend bien sûr une tonalité monarchique de bon aloi dans le contexte de la Restauration. La police – écrit-il – « doit être aujourd’hui animée d’un nouvel esprit, esprit conforme au système de bonté et de liberté sous lequel nous avons l’espérance et la promesse de vivre »26. Les grandes circulaires ministérielles de l’époque, écrites dans les mois qui suivent, reposent sur la même opposition entre la police napoléonienne et la police à venir, celle des Bourbons. En janvier 1815, Guizot, alors secrétaire général du ministère de l’Intérieur, dénonce ainsi rétrospectivement cette « surveillance inquiète et soupçonneuse qui, depuis tant d’années, tourmente la France et qui ne convient ni à la franchise du caractère national, ni à la liberté dont nous jouissons, ni à la loyauté généreuse du monarque qui nous gouverne »27. Dès juin 1814, Beugnot, directeur général de la Police du royaume avait quant à lui assuré les préfets que la police, « instrument aveugle de la tyrannie » sous le dernier règne, prendrait désormais « son caractère dans celui du Souverain » et se ferait désormais connaître par ses « bienfaits »28.
12Sur les décombres de l’Empire, l’ouvrage de Peuchet s’inscrit donc dans la recherche, qui caractérise l’époque entière, d’une police rénovée. L’originalité de Peuchet en la matière consiste en ce qu’il réfléchit depuis plus longtemps à ces questions que bon nombre de ses contemporains. En 1814, il saisit l’occasion de reformuler une conception libérale de la police qu’il défend depuis la veille de la Révolution. À bien examiner les textes, sa charge de 1814 contre la police napoléonienne ressemble à s’y méprendre à la critique sans concession de la police de Paris sous l’Ancien Régime qu’il formulait dans le traité de 1789. Il y fustigeait déjà une police « odieuse », « destructive de tout bien » qui n’inspirait selon lui que crainte et mépris au lieu d’enraciner l’amour des lois et de l’ordre29. En 1789 comme en 1814, le même effort argumentatif consiste à critiquer une police, celle du lieutenant de police ou celle de Fouché, pour mieux défendre la police comme institution et pour appeler à sa régénération dans le sens du respect des droits des individus. La conciliation entre ces droits et l’exercice de la police sont depuis longtemps une préoccupation chez Peuchet, pas seulement d’ailleurs d’un point de vue théorique Dans le bilan qu’il dresse en 1792 de son action au sein de l’administration provisoire de la police de Paris, il insiste ainsi sur les réformes qu’il a mises en place pour mieux protéger les libertés individuelles, comme la fin de l’espionnage, l’interdiction des visites de nuit dans les garnis, ou encore l’abandon de la police indiscrète et lucrative des femmes publiques. Peuchet est donc loin de se découvrir en 1814 une âme de réformateur de la police. Son engagement en la matière est ancien et répété.
13Toutefois, c’est un réformateur malheureux. La résurgence de 1814 ne s’explique pas autrement. Du ministère de la Police générale fait suite à des désillusions, lisibles en parcourant les mémoires antérieurs du même auteur et les accidents de sa carrière. Dès 1791, dans le deuxième volume du Traité de la police et des municipalités, postérieur à l’année passée dans l’administration municipale parisienne, il affichait déjà clairement sa déception face à l’incrustation dans les mœurs de certaines pratiques policières. L’article « Espionnage » résume bien son amertume :
« Je pensais dans l’exercice de mes fonctions qu’un peuple qui venait de secouer le joug de tous les despostismes, ne solliciterait sûrement pas l’usage des anciens arts de l’inquisition politique, et que l’espionnage et la détention arbitraire seraient regardés par lui comme autant de malheureuses facilités qui, en faisant le bien de quelques individus, pourraient faire le mal d’un grand nombre, et surtout mettre entre les mains de la police un moyen avilissant de tout savoir et de tout oser.
Mais quelle fut ma surprise, lorsque je vis des hommes qui avaient sévi contre le despotisme, venir solliciter des places d’espions, lorsque je vis un public imbécile me demander que je fisse suivre celui-ci, celui-là ; que je fisse découvrir la demeure de l’un, la demeure de l’autre ; lorsqu’on vint solliciter des enlevemens (…). Oh ! la liberté, on n’en paraissait plus inquiet lorsqu’il était question de retrouver une montre, un vol, une fille débauchée30. »
14La rupture révolutionnaire n’a donc pas permis de fonder la police respectueuse des droits individuels que Peuchet appelait de ses vœux en 1789 et qu’il a apparemment essayé de mettre en place durant son administration en 1789-1790. En plaidant en 1814 pour une police qui ne soit ni un « système d’inquisition politique » ni « un épouvantail pour la liberté »31, Peuchet remet au centre de la vie politique un dossier qui lui semblait déjà essentiel dans les années 1788-1792. Contrairement à beaucoup d’autres écrits de l’époque qui s’élèvent contre la police napoléonienne, on ne peut donc pas lire Du ministère de la Police uniquement comme le produit de la conjoncture étroite des années 1814-1815. Peuchet pense avec d’autres la crise de gouvernementalité qui suit l’effondrement de l’Empire mais il livre dans le même temps un nouvel assaut personnel contre une « burocratie » policière combattue de longue date. 1814 toutefois n’est pas 1789 : Peuchet ne peut plus penser le libéralisme politique avec la même innocence. Aussi vif soit-il, cet assaut s’accompagne dès lors d’une conscience très aiguë des risques, propres au xixe siècle, d’une dislocation de la société.
Quelle police pour la France du xixe siècle ?
La police et la marche du temps : une institution en perpétuelle reconstruction
15Pour Peuchet, la réflexion sur la police ne se concentre jamais sur des aspects institutionnels qui pourraient la figer. Elle ne se sépare pas, au contraire, de l’analyse de la société dans laquelle celle-ci prend place. Dans le long et profond Discours préliminaire qui ouvre le Traité de la police et des municipalités de 1789, Peuchet se livrait déjà à une étude diachronique des progrès de la police rapportés à ceux de la civilisation. Apparue dès la formation des premiers groupes humains pour répondre à un besoin naturel d’ordre, la police est « grossière » dans un monde où les hommes pratiquent « la guerre et le brigandage », elle accompagne et favorise au contraire l’adoucissement des mœurs et les progrès du « bonheur public » dans les sociétés humaines plus avancées. Sous la plume de l’encyclopédiste Peuchet, police et civilisation marchent du même pas. Les sociétés parvenues à un haut niveau de civilisation sont désignées tout au long de l’ouvrage par l’expression « sociétés policées », qu’il ne faut pas seulement comprendre en son sens le plus usuel : ces sociétés sont policées parce qu’elles sont structurées par la police qui leur donne forme, cohérence et équilibre. Réciproque, cette interaction entre police et civilisation est dynamique. Les objets que traite la police et la manière dont elle les traite évoluent – mieux : doivent évoluer – au cours du temps, non seulement parce qu’ils suivent les grandes scansions de vastes mouvements de civilisation que l’homme des Lumières aime à retracer, mais parce qu’ils subissent des inflexions décisives dans des conjonctures plus courtes. En 1814, dans un contexte où il est nécessaire de repenser la police, Peuchet se livre donc dans son mémoire à une véritable analyse historique et sociologique. Historique, parce qu’il s’agit d’examiner si des modèles du passé peuvent fournir une inspiration pour la police à réinventer. Sociologique parce qu’il convient de comprendre l’état de la société française en 1814 avant de proposer une quelconque organisation de la police. Dans un cas comme dans l’autre, l’accélération de l’histoire depuis vingt-cinq ans commande une expertise actualisée et non des réponses préétablies. Tout invite selon lui à conserver un ministère spécialisé.
16Le démantèlement brutal de la police ministérielle de l’Empire est rendu impossible, en premier lieu, par les circonstances immédiates. Ceux qui prônent cette solution, écrit Peuchet, « ont-ils réfléchi aux conséquences d’une telle suppression dans le passage d’un gouvernement détruit à un autre qui se rétablit ? ». « Ont-ils calculé – poursuit-il – ce que l’absence d’une police active et vigilante peut laisser de ressource aux passions turbulentes, aux mouvements inquiets de l’esprit de faction ? »32Peuchet joue donc ici de la dramatisation d’une situation politique et administrative objectivement confuse. Il conçoit le ministère de la Police rénové comme un moyen efficace de stabilisation du pays et d’enracinement du régime en un moment de crise. Son insistance sur « l’esprit de faction » rejoint les inquiétudes plus générales de tous ceux qui, au même moment, s’interrogent sur la fragmentation très forte des opinions politiques dans le pays et sur les risques qui en découlent pour l’unité nationale. Sous de nombreuses plumes, la question est en effet posée en 1814 et dans les années qui suivent avec une certaine brutalité : les Français, qui ont expérimenté toutes sortes de solutions politiques entre 1789 et 1814 et ont donc noué autant d’attachements possibles pour tel ou tel système, sont-ils encore capables de vivre ensemble ? Pour Peuchet, la police ministérielle est précisément ce qui peut faire tenir ensemble un pays déchiré, au moment où celui-ci en a le plus besoin. Elle constitue aussi le seul moyen pour un régime encore fragile de s’imposer. Plus profondément, il insiste sur la vulnérabilité particulière des régimes libéraux face à ceux qui voudraient les renverser. Les libertés accordées par ces régimes à l’ensemble des citoyens laissent en effet davantage d’espace aux « mécontents » pour s’exprimer et pour agir. Au nom de cette vérité générale - qui pose d’emblée la question classique de la difficulté de la surveillance politique dans le cadre de régimes libéraux et, a fortiori, démocratiques – Peuchet se lance dans une comparaison inattendue entre le Directoire et la Restauration. En 1814 comme en 1796, il s’agit pour un régime constitutionnel, soucieux d’apporter la paix, la liberté et la stabilité au pays, de faire preuve de suffisamment d’autorité pour empêcher les factieux de nuire. Réponse que le Directoire avait inventé contre l’« anarchie » dans des circonstances à peu près similaires, le ministère de la Police est une arme précieuse dont la Restauration ne doit pas et ne peut pas se priver.
17L’existence de ce ministère répond, en deuxième lieu, à une nécessité structurelle. La France post-révolutionnaire, instable politiquement, ne peut pas se passer de puissants moyens de surveillance. À cet égard, Peuchet s’élève contre la tentation, logique dans le contexte du retour des Bourbons sur le trône, de restaurer la police d’Ancien Régime. Contre l’illusion des bienfaits d’un tel retour, Peuchet rappelle d’abord les imperfections du système policier antérieur à 1789, et notamment la surcharge de travail à laquelle était confrontée la lieutenance de Paris, ministère de la Police avant l’heure. Mais il insiste surtout sur la radicale différence des temps qui précèdent et qui suivent la Révolution.
« On n’avait rien à faire revivre alors, si on peut s’exprimer ainsi ; l’ordre public n’avait point éprouvé cette désorganisation générale que nous avons tous vue ; le trône assuré de ses appuis et de la gloire de quinze siècles, ne connaissait aucune de ses dures épreuves qu’il a subies de nos jours ; l’habitude gouvernait ; les principes religieux entraient encore dans les motifs des actions des hommes ; l’autorité n’avait à lutter que contre des obstacles connus, ou des désordres faciles à réprimer ; les peuples ignoraient de quoi sont capables les menées, la force des factions et l’empire de l’opinion ; […] ; la surveillance était moins nécessaire, la police moins importante33. »
18Quel que soit le fondement d’une telle affirmation, la police d’Ancien Régime n’apparaît ici que comme l’instrument de résolution de crises ponctuelles et limitées. Son intervention dans les affaires de la cité se limite au maintien d’un ordre à peine ébranlé car, selon une heureuse expression, l’habitude gouverne. Au contraire, dans le monde post-révolutionnaire, qui n’accorde plus de légitimité incontestable à quelque système politique que ce soit, l’habitude ne gouverne plus. Au lieu de ressusciter des systèmes de police obsolètes et beaucoup trop faibles, il faut donc s’appliquer à penser la police à l’aune de la crise générale de l’autorité et de la maturité nouvelle des peuples. Qu’on le regrette ou non, ceux-ci sont sortis de l’enfance et les conditions d’exercice de la surveillance ont par conséquent radicalement et définitivement changé.
19Peuchet invite en définitive ses contemporains à prendre conscience de leur entrée dans la modernité. Cette instabilité politique est d’autant moins une parenthèse qu’elle est le résultat de mutations sociales et culturelles de grande ampleur dont il entend démontrer le caractère irréversible. « La police ministérielle, écrit-il, est une création nouvelle ; peut-être est-elle le fruit, un besoin des sociétés actuelles34. » Ce qui caractérise ces sociétés, c’est l’indépendance nouvelle des individus, déclinée sous diverses formes. Cette indépendance est juridique car le lien féodal a disparu. Elle est financière parce que les richesses, autrefois concentrées entre les mains des seuls propriétaires, sont mieux distribuées. Elle est morale enfin en raison des progrès des Lumières. Peuchet décrit donc une société d’individus plus libres et plus mûrs. La mobilité des existences, l’affaissement des cadres sociaux traditionnels, le brouillage, enfin, des identités participent d’une complexification générale de la société qui rend nécessaire l’aggiornamento de l’institution policière. Sa tâche principale consiste désormais à savoir expertiser le social. Il est intéressant de noter que Guizot se livrera exactement à la même analyse en 1820 dans Des moyens de gouvernement et d’opposition. Les deux auteurs partagent la même vision d’un basculement des missions policières de l’individuel au collectif. Même si elle doit continuer à s’exercer sur des individus dangereux, la surveillance politique doit désormais s’appliquer à la société entière, ou, pour mieux le dire, aux sentiments, aux idées et aux passions qui la traversent. Voici comment Peuchet présente cet élargissement des horizons policiers :
« Les sujets de l’état sont donc plus libres dans leurs mouvements, ils ont plus de contacts avec le gouvernement ; leurs passions, leurs opinions agissent sur lui avec une continuelle activité ; il ne peut éviter d’en ressentir les effets, il faut donc qu’il les prévoye, les évite ou les arrête, suivant que la sagesse et l’intérêt de l’état le veulent. Pouvez-vous, dans de pareilles circonstances, vous passer de ce que l’on a appelé police ministérielle ? Comment, sans elle, suivre, connaître le mouvement de la société, ses besoins, ses déviations, l’état de l’opinion, les erreurs et les sectes qui tourmentent les esprits35 ? »
20Ainsi décrite, la police nouvelle est une police de l’opinion et des opinions. Le petit ouvrage de Peuchet se trouve plus que jamais à la croisée entre une réflexion collective et un itinéraire individuel. La Restauration, puis la monarchie de Juillet, constituent en effet très nettement le moment d’invention théorique et de banalisation pratique d’une haute police essentiellement consacrée à cerner les mouvements d’opinion. Le concept même d’opinion publique, ainsi que la notion proche mais différente d’esprit public, toutes deux nées à l’époque des Lumières, connaissent alors une seconde naissance après un enfouissement certain sous l’Empire. Entre 1814 et 1848, l’avènement du parlementarisme, l’essor de la presse et la tenue d’élections régulières, conjuguent leurs effets pour faire de l’opinion la clef de voûte d’un système politique libéral qui consacre l’interpénétration entre l’État et la société. Ce contexte politique et intellectuel stimule de nombreuses réflexions de responsables de la police, qu’il s’agisse de ministres ou de plus obscurs professionnels, pour lesquels la police politique la plus efficace, la moins liberticide et la moins coûteuse, bref celle qui convient le plus à l’État libéral, est celle qui cherche à suivre et à comprendre les évolutions de l’esprit public36. Peuchet fait donc entendre dès le mois d’avril 1814 un discours qui résume par avance les thèmes généraux de la réflexion sur la police dans les trois décennies qui suivent, elles-mêmes fondatrices dans l’avènement de la police contemporaine.
Police et opinion(s) : de la célébration de l’expertise à la hantise de la fragmentation
21En 1814, l’ancien encyclopédiste qu’est Peuchet n’est pas le plus mal placé, loin s’en faut, pour faire revivre cette notion d’opinion. Il est en effet, avant la Révolution, l’un des plus importants théoriciens de ce concept inventé comme une arme de guerre contre l’absolutisme. Pour Keith Baker, qui a particulièrement étudié l’invention de l’idée d’opinion dans la deuxième moitié du xviiie siècle, les pages que consacre Peuchet à cette notion dans le Traité de la police et des municipalités de 1789 constituent l’une des réflexions les plus abouties écrites à ce moment-là sur la question37. Plus intéressant encore en ce qui concerne notre propos, Peuchet réfléchit dès 1789, dans le Discours préliminaire, aux rapports entre police et opinion publique. Lors de la réunion des hommes en société, c’est, écrit-il, « l’établissement de l’ordre et le maintien d’une police vigilante » qui rend possible la naissance de l’opinion publique, définie comme la « somme » ou le « résultat » de « toutes les lumières sociales ». La stabilité offerte à la société par la police permet à l’opinion publique, dont l’action est lente puisqu’elle s’appuie sur la diffusion des lumières, de se former. En retour, la police se fait « l’exécutante des sentences de l’opinion générale » et abandonne peu à peu les rigueurs primitives comme les peines cruelles38.
22Le propos de 1814 est moins abstrait mais il s’inscrit toujours dans cette réflexion sur les rapports entre police, opinion et société. Peuchet conçoit la police comme le vecteur le plus efficace d’une communication entre pouvoir et société. Le ministère de la Police, estime-t-il, « portera aux yeux du souverain les besoins des peuples, dont ses relations lui faciliteront la connaissance ». Il permettra au prince mal conseillé mais instruit par « les rapports d’une police bien véridique et bien instruite » d’« ouvrir les yeux » et de « se réformer »39, bref de mener une politique conforme aux souhaits et aux intérêts des Français. Tout au long de son mémoire, Peuchet se montre ainsi préoccupé par le risque d’un isolement du pouvoir, à l’image de Napoléon, autocrate adoré par un petit cercle de flatteurs mais de moins en moins en phase avec le pays. Un ministère de la Police véritablement utilisé dans le sens d’une expertise raisonnée et sincère du social éviterait selon lui aux Bourbons la même mésaventure. Il serait d’autant plus utile que le libéralisme politique autorise l’éclosion d’opinions multiples et la formation d’une opinion publique. Un gouvernement attaché à la liberté ne pouvant pas et ne devant pas « comprimer l’opinion publique, même celle d’un parti », il lui revient, estime Peuchet, d’« en suivre les effets, d’en connaître les vues et d’en prévenir les conséquences »40. Un renseignement politique de bonne qualité est donc paradoxalement beaucoup plus nécessaire à un gouvernement libéral qu’à un gouvernement autoritaire.
23Outil d’expertise du social, la police ministérielle peut également, dans certaines limites, contribuer à le modeler, si ce n’est à le rectifier. Le propos devient dès lors ambigu. Le libéralisme de Peuchet se craquelle. Tout au long de l’ouvrage, l’esprit public est en effet présenté comme une essence vulnérable et potentiellement corrompue. Peuchet présente le ministère de la Police comme un instrument de moralisation et donc de royalisation d’une société française en perte de repères. Ce ministère, écrit-il, peut être « régulateur, jusqu’à un certain point, de l’opinion ». Il peut détourner d’elle « les fausses doctrines », le « charlatanisme », la « morale corrompue ». Il peut « favoriser le retour aux principes religieux », associés sous la plume de Peuchet à « l’action des lumières ». Il peut, enfin, stimuler « l’amour des lois et de la patrie »41. Il convient à cet égard de remarquer combien la police joue pour Peuchet un rôle d’opérateur dynamique : de même qu’elle constitue, grâce à l’information qu’elle procure, le seul moyen pour les gouvernants de ne pas se couper du pays, de même, grâce à ses bienfaits, elle se fait l’instrument du souci prophylactique de l’État à l’égard non seulement des corps mais aussi des âmes des gouvernés. On reste finalement dans la logique de la « police amélioratrice » développée par certains praticiens de la police, dont Lenoir, à la fin de l’Ancien Régime, police présentée tout à la fois comme outil de cohésion et de correction42. Mais en aval, on perçoit aussi les prodromes d’une pensée doctrinaire, qui met l’accent sur la circularité des impulsions entre pouvoir et société et qui autorise en conséquence le premier à influencer la seconde, en décalage avec une doctrine authentiquement libérale dont l’objectif est de sauvegarder l’entière autonomie des individus et de la société face au pouvoir. À travers Peuchet, qui établit par sa vie et sa pensée la jonction entre les deux époques, on perçoit ainsi une proximité intellectuelle intéressante entre certaines tentatives de réforme de la monarchie absolue en crise et un libéralisme spécifiquement français qui, à rebours du modèle anglais, fait de l’État le seul véritable dispensateur des libertés individuelles.
24Dans le contexte de la Restauration, le libéralisme de Peuchet, très atténué par l’obsession de la fragmentation, penche donc davantage du côté de Guizot que de celui de Constant. Il illustre parfaitement l’analyse très fine de Lucien Jaume sur le libéralisme anti-individualiste en France43. Pour Peuchet comme pour ce courant majoritaire du libéralisme français, l’intérêt général et la protection de tous, garantis par l’État, possèdent la priorité sur la liberté des individus, soupçonnée de mener à l’anarchie si elle n’est pas tempérée ou encadrée. La manière dont Peuchet présente l’exercice local d’une police privée de ministère, c’est-à-dire de centre, dit bien la confiance qu’il accorde aux initiatives individuelles : « N’aurait-on rien à craindre de leur [i. e : des maires] inégale manière d’envisager ou d’appliquer les lois de leur ressort, s’il n’y avait une autorité supérieure chargée de la rendre uniforme, et de prévenir les déviations dictées par la haine ou l’intérêt ? […] On connaît ce que peuvent les animosités, les rivalités de villes, l’esprit de parti, de secte, dans les provinces. Qui en contiendra les effets44 ? » En l’absence d’un centre donc, l’anarchie se glisserait jusque dans l’exercice d’une police, qui s’affaiblirait d’autant. Le précédent des débuts de la Révolution, où n’existaient que des administrations policières locales, dont celle de Paris à laquelle participait Peuchet, sert de caution historique à l’auteur pour justifier ses craintes. Quel que soit l’angle d’approche de l’auteur – la situation politique du printemps 1814, l’instabilité politique et sociale de la France post-révolutionnaire, le fonctionnement administratif de la surveillance – l’existence d’un ministère de la Police lui paraît donc parée d’une valeur cohésive aussi nécessaire que précieuse.
Le dernier mémoire d’un professionnel désenchanté et visionnaire ?
25Quel bilan tirer de ce court ouvrage ? Il est possible qu’il ait eu une incidence sur la carrière de Peuchet, qui retrouve dès 1814 des fonctions dans l’administration de la police. Peu de temps après sa publication, Peuchet est ainsi nommé censeur des journaux, place qu’il conserve jusqu’aux Cent Jours. Au second retour des Bourbons, il devient archiviste de la Préfecture de police de Paris, fonction qu’il exerce jusqu’en 1825, date à laquelle il est renvoyé, sans doute en raison de sa modération politique à l’heure du règne des ultras sur cette institution. Si tant est, ce qui est loin d’être évident, que Du ministère de la Police a joué un rôle dans le nouveau cours de la carrière de Peuchet, force est de constater la modestie de ces fonctions au vu de l’expérience et des ambitions de son auteur. Si stratégie il y avait, ses résultats sont donc très réduits. La suppression du ministère de la Police sous la première Restauration peut traduire, sans surprise, l’absence d’effets de cet ouvrage. Le rétablissement du ministère en 1815 donne certes raison à son auteur mais sa nouvelle suppression trois ans et demi plus tard témoigne du dégoût à peu près universel qui continue d’entourer cette structure sous la Restauration et tout au long de la période de la monarchie constitutionnelle. Les arguments de Peuchet ne semblent donc pas avoir trouvé de relais parmi ceux qui font la décision politique.
26L’intérêt de cet ouvrage, qui place assez haut le niveau de réflexion, ne se situe donc pas vraiment dans ses résultats pratiques, insignifiants ou presque. Il réside dans la manière unique qu’a Peuchet de résumer un rapport collectif à la police tout en anticipant avec des années d’avance le dépassement de ce rapport. L’auteur capte en 1814 le rejet profond d’une surveillance perçue comme inquisitoriale et des méthodes qui lui sont attachées. Il s’en fait d’autant plus facilement l’interprète qu’il développe ces thèmes depuis de longues années. Mais dans le même temps, son argumentaire en faveur du ministère annonce la montée en puissance dans les décennies qui suivent d’une volonté de plus en plus forte d’efficacité en matière de surveillance politique. D’autres auteurs, professionnels ou non de la police, tels d’Aubignosc en 1832 ou Baube en 1850, militeront ainsi sous la monarchie de Juillet et la seconde République pour le rétablissement du ministère45, en fondant eux aussi tout ou partie de leur argumentation sur la nécessaire expertise du social par un organe techniquement efficace et politiquement neutre. Ce sera chose faite, brièvement, au début du second Empire. Les mots qu’écrit alors Louis-Napoléon à Maupas font irrésistiblement penser à ceux de Peuchet en 1814. Ce ministère, écrit le premier au second, est destiné à constater « avec rapidité et certitude l’état de l’opinion publique » et « à dire la vérité et à la transmettre » au chef de l’État46. Par ses contradictions, Peuchet résume donc le rapport complexe de ses contemporains au libéralisme, qui, au xixe siècle, apparaît essentiellement comme une praxis problématique. Son ouvrage de 1814, caractérisé à la fois par une réelle aspiration libérale et par une méfiance tout aussi forte à l’égard de la liberté, porte la trace d’un dilemme que beaucoup de ses contemporains ressentent. Analyste d’une société qu’il estime désarticulée, prophète de la montée en puissance de phénomènes d’opinion qui rendent illusoire la tentation d’un exercice autarcique du pouvoir, Peuchet pose dès 1814 les fondements théoriques des renseignements généraux. Mais il le fait, et c’est cela qui est intéressant, avec une culture d’Ancien Régime et une expérience de la Révolution.
27L’importance intellectuelle de l’ouvrage n’a donc rien de mineur. Elle apparaît sous un autre jour encore si l’on s’intéresse au mémoire policier comme genre. Du ministère de la Police marque une rupture dans l’usage que Peuchet fait de ce type d’écriture. Si l’on excepte la compilation règlementaire dont il est l’auteur en 1818, le mémoire policier suivant de cet auteur n’est autre que son fameux ouvrage posthume, Mémoires tirés des archives de la police de Paris, pour servir à l’histoire de la morale et de la police depuis Louis XIV jusqu’à nos jours. On n’y retrouve plus grand chose de l’ambition réflexive de l’auteur des mémoires policiers de 1789, 1791, 1792 et 1814. Les Mémoires de 1838 se situent sur un autre registre, celui, très à la mode sous la Restauration et la monarchie de Juillet, du dévoilement des dessous de la police et de ses archives « secrètes ». Peuchet prétend ainsi apporter des éléments inédits sur les conspirations qui ont ponctué la Restauration. Il s’emploie aussi à raconter des anecdotes plus amusantes tirées de sa fréquentation des archives. Tout se passe donc comme si, chez cet auteur, le rapport entre police et opinion avait de nouveau changé. Il ne s’agit plus en effet de s’interroger sur l’opinion comme enjeu de gouvernementalité, mais de s’adresser en tant qu’initié à un public friand de révélations diverses et variées. Peuchet, libéral et conservateur, profond et superficiel, sérieux et joueur, pourrait bien être l’homme par lequel s’épuise la tradition du mémoire policier, dans le sens qu’en a donné Vincent Milliot, et commence à se dessiner celle, florissante au xixe siècle, des mémoires de policiers, qu’a disséquée, pour sa part, Dominique Kalifa47.
Notes de bas de page
1 Sur la constitution progressive du mémoire policier comme genre à l’époque moderne, voir V. Milliot, « Quand la police prend la plume : écritures et pratiques policières en France au Siècle des Lumières », P. Laborier et alii (dir.), Les sciences camérales, Paris, puf, 2006.
2 Il s’agit des tomes ix et x de l’Encyclopédie méthodique lancée par l’éditeur Panckouche à partir de 1782 : Encyclopédie méthodique. Jurisprudence, tome neuvième contenant la police et les municipalités, Paris, Panckouche, 1789, cxl-616 p et Encyclopédie méthodique. Jurisprudence, tome dixième contenant la police et les municipalités, Paris, Panckouche, 1791, 843 p.
3 Paris, Lottin aîné, 1792, 24 p.
4 Du Ministère de la police générale par un ancien administrateur de la police, Paris, C.-F. Patris, avril 1814, 36 p.
5 Paris, Levavasseur, 1838, 6 vol.
6 Sur les « mémoires » de Lenoir, voir V. Milliot, « Jean-Charles-Pierre Lenoir (1732-1807), lieutenant général de police de Paris (1774-1785). Ses « mémoires » et une idée de la police des Lumières », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, 115, 2003-2, p. 777-806.
7 Biographie universelle ancienne et moderne, nouvelle édition publiée sous la direction de M. Michaud, Paris, A. Thoisnier Desplaces éditeur, tome 32, 1843, p. 631-633.
8 W. Eckard, Notice sur Jacques Peuchet, publiciste et homme de lettres, Paris, imprimerie de Lefebvre, 1830, 15 p.
9 D’après le classique de Joseph-Marie Quérard, Les supercheries littéraires dévoilées, le véritable auteur de ces Mémoires pourrait être le baron de Lamothe-Langon (1786-1864), romancier prolifique et faussaire du xixe siècle.
10 Du ministère…, op. cit., p. 11.
11 Ibidem, p. 5.
12 Ibid., p. 9.
13 Ibid., p. 5.
14 Ibid., p. 8.
15 C’est ce qui ressort de l’analyse du biographe de Cochon de Lapparent, Paul Boucher, qui évoque brièvement l’action de Peuchet et montre qu’il est l’homme le plus influent du ministère en l’an iv : Charles Cochon de Lapparent, Conventionnel, ministre de la Police, préfet de l’Empire, Paris, A.et J. Picard, 1969, p. 143-215 et notamment p. 196.
16 Du Ministère…, op. cit., p. 9.
17 L’économie et la statistique sont les autres domaines de prédilection de Peuchet avec la police. Il publie un Dictionnaire de la Géographie commerçante en cinq volumes en 1799-1800, remarqué par Chaptal qui le place au Conseil de commerce et des arts en 1801. L’année suivante, il lance la Bibliothèque commerciale (1802-1806) et publie un Essai d’une statistique générale de la France. Suivent d’autres publications, qui lui assurent une reconnaissance importante auprès de ses contemporains : Statistique générale et particulière de la France et de ses colonies, publié en 7 volumes en 1803 ; Description topographique et statistique de la France (1810-1811), Dictionnaire universel d’économie politique. L’un des deux seuls articles qui, à notre connaissance porte sur Peuchet, concerne ses compétences économiques : R. Maurier, « Un économiste oublié : Peuchet », Revue d’histoire des doctrines économiques et sociales, 1913, p. 247-263.
18 D’après G. Thuillier, « Comment les Français voyaient l’administration en 1789 : Jacques Peuchet et la ‘burocratie’ », Revue administrative, 1962, p. 378-383, il n’existe pas aux Archives Nationales de dossier de carrière de Peuchet, pourtant employé plus d’un an au ministère de la Police.
19 D’après l’auteur de la notice de la Biographie universelle ancienne et moderne.
20 Sur la crise de la police durant la monarchie constitutionnelle et l’invention d’une police « libérale », P. Karila-Cohen, L’État des esprits. L’administration et l’observation de l’opinion départementale en France sous la monarchie constitutionnelle, thèse nouveau régime, Paris I, 2003, p. 110-142.
21 Sur Fouché et le ministère de la Police générale, l’ouvrage de référence reste celui de L. Madelin, Fouché (1759-1820), Paris, Plon-Nourrit, 1900.
22 F.-R. de Chateaubriand, De la monarchie selon la Charte (1816), dans Grands écrits politiques, édition présentée et annotée par Jean-Paul Clément, Paris, Imprimerie Nationale, 1993, p. 357.
23 Paris, Desauges, 1814, 84 p.
24 Lauze de Péret, Dénonciation au roi et à l’opinion publique d’iniquités et d’attentats commis sous le préfet de police Dubois, Paris, Delaunay, 1814.
25 Du Ministère…, op. cit., p. 30.
26 Ibid, p. 10.
27 a.n., f/1a/31. Circulaire du ministère de l’Intérieur aux préfets, le 26 janvier 1815.
28 a.n., ap/124/1. Papiers Eymard. Circulaire du directeur général de la police du royaume aux préfets, le 2 juin 1814.
29 Encyclopédie méthodique, tome ix déjà cité, article « burocratie », p. 459.
30 Encyclopédie méthodique, tome x, p. 153.
31 Du ministère…, op. cit., p. 23.
32 Ibidem, p. 11.
33 Ibid, p. 22.
34 Ibid, p. 17.
35 Ibid, p. 18.
36 Sur l’avènement de l’opinion comme catégorie du politique, de l’administratif et du policier, voir P. Karila-Cohen, thèse déjà citée, première partie.
37 K. M. Baker, Au tribunal de l’opinion. Essais sur l’imaginaire politique au xviiie siècle, Paris, Payot, 1990, p. 256 et suiv.
38 Discours préliminaire, dans Encyclopédie méthodique, tome ix déjà cité, p. ix-xi.
39 Du ministère…, op. cit., p. 29.
40 Ibidem, p. 12.
41 Ibid., p. 26.
42 Sur ce point, voir V. Milliot, « Qu’est-ce qu’une police éclairée ? La police « amélioratrice » selon J.C.P. Lenoir, lieutenant général à Paris (1774-1785), dans M. Porret (dir.), Dix-huitième siècle, n° 37, 2005 : Histoire sociale et politique des Lumières.
43 L. Jaume, L’individu effacé ou le paradoxe du libéralisme français, Paris, Fayard, 1997.
44 Du ministère…, op. cit., p. 28.
45 D’Aubignosc, La haute police ou police d’État sous le régime constitutionnel, Paris, imp. de Rignoux, 1832, XVI-158 p. ; A. M. Baube, Pourquoi et comment rétablir le ministère de la police générale par M. A. Baube, avocat à la cour d’appel de Paris, Paris, Amyot, 1850, xi-176 p.
46 Cité par C.-E. Maupas, Mémoires sur le second Empire, Paris, Dentu, 1884, p. 571.
47 Voir note 1 et D. kalifa, « Les mémoires de policiers : l’émergence d’un genre ? », dans Crime et culture au xixe siècle, Paris, Perrin, 2005, p. 67-102.
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