Conclusion. Autoportrait d’un filmeur d’artistes : entretien avec André S. Labarthe
p. 397-412
Texte intégral
1Un certain nombre des portraits d’artistes réalisés par André S. Labarthe sont consacrés à des artistes étrangers, notamment anglophones. Ces films nécessitant des sous-titres français, j’ai eu l’occasion, comme traducteur, d’en sous-titrer plusieurs entre 1987 et 2000. C’est à ce titre que je connais le cinéaste et que j’ai découvert son cinéma. Ce n’est donc pas en « intervieweur » que j’ai réalisé cet entretien avec lui en août 2010, mais en collaborateur d’un temps et découvreur de son cinéma « de l’intérieur », pour ainsi dire. Danielle Anezin, compagne du cinéaste et monteuse d’un très grand nombre de ses films, a aussi son mot à dire ici. Je la remercie de sa participation active à la préparation et au bon déroulement de cet entretien. Mes remerciements vont aussi à Henry-Paul et Marie-Jo Pondard pour l’aide matérielle qu’ils m’ont apportée. On trouvera à la fin de l’entretien les références précises des films cités.
2Comme John Cassavetes, c’est debout qu’André Labarthe est le plus à l’aise pour parler – parler de son cinéma, parler de lui, parler aux autres. Il a besoin de marcher pour parler, de même qu’il aime « qu’on sente le cinéma en marche pendant qu’on filme. »
Avant le tournage, as-tu une attitude spécifique en fonction de l’artiste que tu vas filmer ?
ASL — Ça dépend des sujets. La plupart du temps, non. Quand je vais voir Scorsese, je ne sais pas comment il est, je ne l’ai jamais rencontré avant. Sur les danseurs, même chose. Je ne les connais pas, la plupart du temps. Je n’ai jamais vu Sylvie Guillem avant de la filmer.
Tu ne fais pas une sorte de repérage ?
ASL — Non. Justement, j’ai des problèmes avec ça, parce que, à un moment donné, je participais à des magazines, sur le cinéma évidemment, mais aussi sur le théâtre. Et normalement, on faisait des sortes de reportages sur les pièces qui se jouaient, ou qui allaient se jouer. On était censés aller voir la pièce, choisir un extrait, le filmer, etc. Mais souvent, je ne voyais pas la pièce avant. Je demandais qu’on choisisse pour moi un extrait que je filmais à ma façon. Avec la liberté totale. Et si cet extrait, si ce filmage m’avait plu, à ce moment-là, j’allais voir la pièce. J’aime bien arriver vierge sur un lieu ou en face de quelqu’un. Autrement dit, quand je filme, je ne vais pas travailler sur la somme de connaissances que j’ai du sujet. Sur la danse, je n’en avais aucune. Je ne connaissais pas la danse, je l’ai découverte vraiment avec mon producteur Alain Plagne.
Tes films sur la danse étaient des films de commande. Comment considères-tu la commande ?
ASL — Ça dépend de ce qu’on appelle commande. Les commandes, c’est intéressant dans la mesure où on sait que les choses vont se faire. On sait qu’en face, il y a une envie. Ça, ça m’intéresse. Parce que si moi, je propose quelque chose, je ne suis pas sûr qu’il y ait vraiment l’envie en face, même si on me dit oui. Je ne suis pas sûr du tout. Une commande, par exemple, c’était Alain Plagne, qui était versé beaucoup dans la danse. Il m’a entraîné là-dedans. Donc, ce n’est pas une commande exactement. Pour moi, ça a été l’occasion de pouvoir approcher des choses que je ne connaissais pas et que je découvre, caméra à la main. Si j’avais découvert la danse en allant tous les dimanches à l’opéra, je l’aurais découverte dans ses effets, mais de façon passive. Tandis que là, tout de suite, je suis au cœur de la création.
Filmes-tu à deux caméras ou avec une seule ?
ASL — Non, c’est rare, deux caméras, très rare. Introduire une deuxième caméra, ça suppose de faire un truc très précis. Parce que le regard se divise. Tu as une caméra, tu regardes les choses, tu filmes… Et tout à coup, tac, tac ! Un raccord. Tu as l’impression de changer de monde. Alors qu’on est dans un monde où c’est un regard libre qui va d’un truc à l’autre, tout à coup, on se dit : « Mais quoi ? Il y avait un autre regard ? » Et ça, c’est troublant. Ça peut être utilisé, mais il faut faire attention. Il faut savoir ce que ça produit comme effet.
En 1985, avec Tout ça pour Mandela, tu as filmé Manu Di Bango à la Fête de l’Humanité avec plusieurs caméras ?
ASL — Il y avait deux caméras.
Pas plus de deux ?
ASL — Non, il y en avait deux.
Et toi, tu étais où ?
ASL — Partout ! [rires]
Tu n’étais pas dans un car régie ?
ASL — Ah non ! Il n’y avait qu’un ingénieur du son, qui ne voyait pas. Il avait des problèmes parce qu’il ne pouvait pas suivre exactement. Mais moi, j’étais près de la caméra, on filmait un musicien. L’autre caméra était ailleurs. Je disais au cadreur : « Tu attends que je sois arrivé là-bas et tu vas panoramiquer. » J’allais là-bas, j’étais hors champ, et je disais à l’autre : « Bon, maintenant, tu fais ça. » C’était improviser dans les mouvements. J’étais obligé d’aller de l’une à l’autre, sans être filmé. J’adorais ça ! C’était nouveau pour moi. Je n’avais pas l’habitude de ce côté direct. Et ça, ça m’intéressait beaucoup. Je n’avais pas l’impression, comme souvent avec deux caméras, que ça coupait le regard en deux. Là, c’était le même regard. C’était moi : je bougeais d’un endroit à l’autre ! « Tu panoramiques à gauche. » Et je faisais signe à l’autre : « Tu vas là. » Et hop, ça raccordait. Tu faisais un découpage, et un montage par la même occasion, instantanément.
Comment parviens-tu à filmer le travail de création d’un artiste avec un dispositif de cinéma qui est parfois lourd, comme l’installation de travelling que tu affectionnes ?
ASL — Le travelling, ce n’est pas quelque chose comme un stylo. On pose un travelling : ce travelling, il ne va pas épouser une pensée. C’est le contraire. À partir de ce travelling, tout va s’organiser autour de ça. C’est ça que j’aime dans le travelling. C’est un peu comme des techniques qu’avaient les peintres surréalistes, qui avaient des systèmes – les frottages de Max Ernst, etc. – c’est-à-dire qu’ils fabriquaient quelque chose qui était donné et, à partir de là, tout foisonnait, tout arrivait. La plupart du temps dans les films, le travelling se dénonce lui-même. J’ai horreur de ça. Par exemple, si je fais un travelling d’ici à la porte, le travelling avance vers la porte. Bon, très bien. Mais le spectateur, lui, est déjà arrivé avant le travelling, à la porte. Il voit la direction, il a compris. Il faut que le travelling devienne aussi un moyen de surprendre. Pas seulement par le montage, mais dans le plan. C’est un moyen d’introduire dans la réalité un élément qui va me permettre de l’approcher. Mais ce n’est jamais intentionnel. Moi, je pose un travelling et je ne sais pas ce que je vais en faire.
Tu commences le film consacré à Sylvie Guillem par un travelling justement. Avec ton équipe, tu as disposé les rails : ils sont en courbe devant le miroir, elle est assise dessus. Tu sais où va ton mouvement.
ASL — Je sais qu’il va dans l’espace, mais je ne sais pas à quoi il va servir. Parce que ça va dépendre, il aurait pu ne servir à rien. Il se trouve que j’ai fait un travelling, elle s’est assise au bout, comme si le travelling avait créé son utilité lui-même. Le fait de mettre un travelling, hop ! les choses s’organisent autour de ça. Un travelling, ça peut être une base mouvante, mais c’est toujours une base d’observation.
Même pour filmer un simple entretien sur un plateau, comme dans le portrait de David Cronenberg.
ASL — Dans le film sur Cronenberg, on a cherché des endroits où filmer avec lui. Il nous proposait chez lui, ce n’était pas intéressant. Et on a trouvé un endroit qu’on a fabriqué. C’était un lieu de passage. Dans un immeuble où il y avait des salles de montage. On a aménagé ça, on a mis un sol plat, l’éclairage, aucun décor. Et deux chaises : Cronenberg et Serge Grünberg qui l’interviewait. On était sur un Elemack, je crois, ou une dolly libre, qui permettait de se déplacer où on voulait.
Sans rails ?
ASL — Sans rails, comme ça, on s’approchait. Il y avait juste des moniteurs où passaient les films. Ce qui m’intéressait beaucoup, c’était à la fois l’idée d’être sur un travelling – qui, dans l’esprit des gens, est toujours intentionnel – et, en même temps, de m’en servir comme d’un point d’observation et de pouvoir travailler de façon documentaire. Le travelling, c’est un truc de fiction normalement. Ou alors dans des documentaires qui ont été rédigés comme des fictions, c’est-à-dire où le sujet et le film préexistent à la réalisation. Là, non. Je pouvais improviser à l’intérieur.
C’est assez audacieux de faire des travellings quand on a une situation de plateau, avec deux personnes assises sur des chaises.
ASL — C’est culotté si on pense la technique du cinéma en termes d’adéquation à quelque chose à filmer. Moi, pas du tout. L’action de filmer fait partie du film. C’est aussi ça que je montre. La caméra ne sert pas seulement à montrer. Elle est là aussi pour se montrer, dans ses effets. À partir de ce moment-là, on n’a plus ce problème d’adéquation « chose à filmer : comment filmer ? ». C’est une chose qui me paraît aberrante de dire : on arrive quelque part, comment on va s’y prendre ? Non, ce n’est pas « comment on va s’y prendre », c’est : on s’introduit dans cette réalité, on s’installe d’une certaine façon et après, ça interagit.
C’est le cas dans le film consacré au chorégraphe William Forsythe.
ASL — Le premier jour, c’était un très grand travelling, vingt mètres ou plus. Dans un immense studio à New York, on s’approchait de Forsythe avec ses danseurs et ses danseuses. Et puis, là on dit : on va voir. Alors, on s’approche doucement, doucement, doucement. Il y avait un travelling très long, qui arrivait jusque derrière Forsythe. Et lorsque le travelling approchait, on montrait des danseurs et on panoramiquait. Le fait d’être sur un travelling, ce n’était pas dirigiste. La caméra était quand même libre de panoter à gauche, à droite. Et à la fin, on s’approchait de Forsythe, on arrivait, très proches de lui, et là, il s’est tourné vers la caméra et il s’est mis à expliquer. Et je me suis dit : il a un sens formidable de ce que je lui avais expliqué. Je lui avais dit : « Il n’y aura aucune question. » C’était ça, l’idée de faire un film où il n’y aura aucune question. Et après, je me suis dit : « Mais ce n’était pas sans question. » C’est-à-dire que le mouvement de la caméra, qui arrivait comme ça, c’était une question. C’était comme si on lui disait : « Alors, qu’est-ce que vous faites, là ? » Ça remplaçait la question, mais ça ne la supprimait pas.
Quand on fait du cinéma documentaire, on peut être tout le temps en situation d’improvisation. Même quand on utilise un travelling ?
ASL — Ah oui ! Pour moi, le travelling n’est pas l’ennemi de l’improvisation. Au contraire. La fiction, c’est comme ça qu’elle fait fonctionner le travelling. Ça met fin à l’improvisation. C’est quelque chose qui finalise. Je ne l’utilise pas du tout comme ça. C’est un point de départ.
Ton emploi du travelling est-il marqué par l’usage qu’en ont fait certains cinéastes de la Nouvelle Vague, comme Alain Resnais, par exemple ?
ASL — Oui, ça m’a marqué. J’ai écrit des trucs là-dessus, dans Jeune Cinéma français. Mais je n’ai jamais le sentiment d’emprunter directement à un film. Je vois des cinéastes, avant de se mettre à faire des films, ils voient cinquante films. Moi, je ne peux pas. C’est comme si rien n’existait avant. Je ne m’inspire pas, pour faire un travelling, d’un autre travelling.
Les contraintes du tournage du film consacré au chorégraphe japonais Ushio Amagatsu t’ont amené à filmer pendant les représentations, parmi les spectateurs, et tu as dû recourir au zoom avec ton opérateur. Quelle différence fais-tu entre le zoom et le travelling ?
ASL — Le zoom, c’est purement optique. C’est un instrument de voyeur, en quelque sorte. On joue sur la focale, c’est-à-dire sur quelque chose qui n’engage pas le corps entier de l’opérateur. Il n’a pas besoin de bouger, c’est la machine qui va se rapprocher à sa place. On peut très bien considérer le cinéma comme une machine optique qui consiste simplement à montrer et à s’approcher visuellement des choses comme pouvaient le faire, au XIXe siècle, les jumelles de théâtre. Ça a été une étape importante dans l’histoire de l’œil et dans l’histoire du spectacle. Une pièce en un acte, c’était comme un film en un plan. Fixe. Pour avoir deux plans, il fallait avoir un entr’acte. Pour avoir trois plans, il fallait avoir deux entr’actes. Et à ce moment-là, les jumelles introduisaient un élément d’approche pour intervenir. Le spectateur qui avait des jumelles intervenait dans la pièce qu’il regardait. Intervenir, c’est-à-dire il choisissait, il découpait, comme un cinéaste, et il fabriquait une autre dramaturgie qui se superposait à la dramaturgie du spectacle. De sa propre initiative. Pour moi, c’est un moment capital qui a précédé l’invention du cinéma. Parfois, c’est mieux de faire un zoom qu’un travelling. Rohmer préférait le zoom au travelling. Il le dit dans un des films qu’on a faits sur lui. Et Chabrol dit le contraire : « Le zoom, c’est quand même quelque chose de très laid. » N’empêche que ça dépend du point de vue où on se place, des esthétiques et de l’importance qu’on accorde au geste d’un travelling, de la technique. Dans le travelling, le corps entier est engagé. On se déplace. On s’approche réellement. Le corps de l’opérateur, du réalisateur s’approche du corps de ce qu’il filme. Avec le travelling, je me déplace. Ce n’est pas mon œil qui s’approche.
Tu revendiques de faire des films documentaires avec les moyens techniques et narratifs de la fiction. Pourtant, la fiction se caractérise par un objectif prévu à l’avance, par une intention.
ASL — C’est pour ça que je ne propose pas beaucoup de films. J’ai du mal à proposer des films parce que c’est très intentionnel. Si on me propose quelque chose, je saisis des occasions.
Toutefois, au générique du film consacré au chef d’orchestre Karl Münchinger, tu apparais comme étant l’auteur non seulement de la réalisation, mais du scénario.
Oui, parce que c’est scénarisé, un peu.
C’est scénarisé avant ou après coup ?
ASL — Après. Non, pendant ! Ce que j’appelle la scénarisation, c’est la mise en marche, c’est l’organisation de ce qui se passe à une certaine occasion. On arrive sur un lieu et on organise. Mais on ne l’a pas prévu. C’est ce qu’on découvre qui va déclencher l’organisation. Elle n’est pas prévue, elle n’est pas écrite ex nihilo. Il y a d’abord la réalité. Puis on organise, on met en scène. Alors après, on fait croire à des intentions. C’est différent. Mais, en réalité, tout ça, c’est venu de ce qu’on découvre.
Dans le portrait de Sylvie Guillem, alors que la caméra suit la danseuse dans un travelling latéral parallèle au miroir du studio de danse, tout d’un coup, la caméra change de direction et avance face au miroir qui révèle alors la présence de l’appareil, de l’opérateur, du preneur de son et de toi-même. À ce moment précis, tu ne t’intéresses plus du tout à l’artiste filmée, mais à ceux qui filment.
ASL — Oui, en disant : il ne reste que ça ! Il n’y a que ça qu’on arrive à attraper, finalement. J’adore ça, parce que ce sont des plans qui sont faits sans intention. Trois secondes avant, je ne savais pas que j’allais faire ce plan. Ça, c’est idéal. C’est pour ça que j’aime beaucoup lorsque intervient le hasard, parce que le hasard peut créer des moments imprévus juste avant. Mais le hasard, des fois, on l’invente. Parce que même les choses rituelles où on sait ce qui va arriver, j’aime bien qu’il y ait quelque chose d’inopiné qui arrive. Si rien ne se passe, j’ai envie de provoquer quelque chose d’inattendu, qui va à son tour nous provoquer, nous avec la technique lourde, justement. Il va falloir réagir.
Pendant le tournage du film avec William Forsythe, après une pause, ton équipe et toi découvrez le studio inondé : le système de détection d’incendie a déclenché les jets d’eau fixés au plafond, à cause de la chaleur dégagée par vos projecteurs. Au lieu de le laisser tout compromettre, tu te sers de cet accident pour continuer à filmer, tandis que les danseurs poursuivent leur travail dans une partie du studio restée au sec.
ASL — Tout à coup, on se dit : « Comment ils vont se démerder pour continuer le film ? » Oui, c’est ça : tu repères les moments où le cinéma apparaît. Il y a les miroirs, il y a un accident, comme l’eau. Masquer ça, ça devient… À ce moment-là, on fait des films en studio ! Où rien ne peut arriver. Parce que le studio, c’est quand même ça. On se protège de tout. Du son, de la pluie… On peut travailler la lumière comme on veut. On maîtrise tout. C’est un cinéma de maîtrise. Pour moi, l’ennemi du cinéma, c’est l’intention. C’est pour ça que les scénarios sont des intentions, les découpages sont des intentions. Le film n’est plus qu’intention, à la fin. Ça ne m’intéresse pas du tout, ce cinéma-là. Ce que j’aime, c’est le cinéma du miracle, ou bien le cinéma où il peut y avoir de la maîtrise, mais où elle est mise en danger.
C’est pour ça que tu filmes le réel.
ASL — Oui. Tout peut arriver, tout… On sent une menace tout le temps. J’aimerais qu’on sente tout le temps une menace. Parce que si on sent une menace, on sent que ce qu’on arrive à capter, c’est de l’ordre du miracle.
Tu tournes un film documentaire avec les moyens de la fiction cinéma, en sachant que ce sera pour le petit écran. Mais te dis-tu qu’après tout, cela pourrait très bien être montré sur un grand écran ?
ASL — Non, je ne pense pas en termes de petit écran. Ou alors, instinctivement, j’ai tendance peut-être à m’approcher plus des choses parce que l’écran est plus petit. Mais je ne crois pas. Ça m’a toujours gêné, cette différence qu’on fait. Un moment donné, c’était très à la mode, on employait le mot de « spécificité ». C’était Claude Mauriac, je crois, qui avait utilisé ce mot pour parler de la spécificité de la télévision par rapport au cinéma. Bon. Je veux bien, notamment dans la façon dont les choses sont lisibles. Il y a des choses qui sont lisibles en un quart, en un dixième de seconde sur un grand écran et qui sont illisibles sur un petit écran. Ça ne serait même pas détectable. Ça ferait une gêne. J’ai été à la fois critique de cinéma et critique de télévision. On était deux ou trois à faire ça. Les gens de cinéma ne s’intéressaient pas à la télévision. Aux Cahiers du cinéma, personne ne s’y intéressait. J’ai essayé d’entraîner des copains. À part Fieschi, Siclier, deux ou trois, personne ne suivait. Bazin s’intéressait aux deux. Il a écrit autant sur la télévision que sur le cinéma. Il s’intéressait à ça. Au début des Cahiers du cinéma, les Cahiers jaunes, il y avait marqué : Cahiers du cinéma et du télécinéma. Cela voulait dire la télévision. Et puis après, cela a été supprimé. Il y a eu une sorte de rupture. Les gens qui font des films, les cinéastes, ils connaissent le cinéma, ils connaissent l’histoire du cinéma. Les gens de la télévision, ils ne connaissent pas la télévision. La télévision se dévore elle-même et fonctionne sur une sorte de tradition. Elle se reproduit elle-même, mais elle ne réfléchit pas sur elle-même.
Les moyens de la fiction, cela voulait dire aussi, pendant un moment, la pellicule plutôt que la vidéo ou le numérique. Quand j’avais travaillé avec toi pour le sous-titrage du film sur Cronenberg, tourné en Super 16, tu m’avais dit à l’époque que cela te donnait plus de crédibilité, notamment auprès des cinéastes.
ASL — Oui, c’est sûr. Quand Cronenberg nous a vus arriver avec du film, il a été surpris, parce que depuis des années et des années, il ne voyait arriver, de la part de la télévision, que des caméras de vidéo. Et là, il pensait, de notre part, que c’était une sorte de reconnaissance de ce qu’était le cinéma par rapport à la télévision. Même aujourd’hui, il y en a certains, je sais que j’irai les filmer en film. Mais de moins en moins. Je venais de la télé, mais j’avais un pied dans son domaine. Il y avait un vrai dialogue.
D’un portrait d’artiste à un autre, on sent que tes rapports avec les artistes sont variables. Quand tu filmes Forsythe, le chorégraphe tient compte de ta présence, de la présence de toute l’équipe et vous prend à témoin régulièrement. Est-ce que c’était convenu entre vous ?
ASL — Oui, là, j’ai inauguré, j’ai essayé quelque chose : on filme, il ne s’occupe pas de nous. Simplement, il sait qu’on filme et, quand il a des choses à dire ou à expliquer, la caméra est là. Nous, on est omniprésents. Et ça a marché avec Forsythe. J’ai compris que ça marcherait dès le premier jour. Après, dans le même temps, je crois, j’ai voulu faire la même chose avec Scorsese. Premier jour de tournage, chez lui, on filme ce qui se passe. Il y a le hall, sa secrétaire qui est là, la porte de son bureau fermée, une autre porte, son assistant. Et la caméra capte tout ça, le chien, des trucs comme ça. Lui qui sort, qui regarde étonné et qui rentre dans son bureau, etc. On a tourné comme ça, il ne se passait rien. Et à la fin de la journée, Scorsese s’avance vers moi et me dit : « Quoi ? Tu ne me poses pas de questions ? » Et je lui dis : « Non, tu vois, il y a un micro, il y a une caméra, si tu as quelque chose à dire, tu le dis. » [rires] Il n’en revenait pas ! Le lendemain, on tournait dans la salle de montage : même dispositif, la caméra le capte sur son canapé, la télé, tout ça. Et puis, il discute sur le montage avec sa monteuse. Dans la discussion, il faisait beaucoup de références à l’histoire du cinéma, dans chaque plan. Et à ce moment-là, il s’est tourné vers nous et il nous a pris à témoin. Après, ça n’a pas lâché. Il n’y a pas eu un mot avec Scorsese non plus. La troisième expérience, ça a été Moretti qui avait dit : « D’accord ». Et puis, à la fin de la première journée, il est venu et il a dit : « Je suis incapable… » – la raison, c’était prodigieux – « … je suis incapable, comme ça, de prendre la parole, de parler. C’est trop… narcissique. » [éclats de rire] C’est curieux, hein ?
En filmant quelqu’un en train de travailler, tu ne prétends jamais être la petite souris qui regarde en se faisant oublier.
ASL — Lorsque je filme, il n’y a pas une cloison étanche, comme en fiction, entre ce et ceux qui filment et ce qui est devant la caméra. Ce qui me plaît dans la télévision – mais ce n’est pas parce que c’est la télévision, ça pourrait être dans le cinéma aussi – c’est justement rendre poreuse cette frontière. Tout à coup, quelque chose peut être un peu, ou légèrement, ou beaucoup déstabilisé parce qu’il y a quelque chose qui devrait être derrière qui passe devant. Moi, j’aime bien qu’on sente le cinéma en marche pendant qu’on filme. J’aime bien faire sentir que la caméra a son autonomie, qu’elle n’est pas collée à ce qu’elle filme. Souvent, on pense qu’une prise de vues, c’est la prise idéale. Non. Je montre qu’une prise de vues, c’est lié à des circonstances, c’est lié à des gênes, à des tas de choses qui interviennent. Je le montre tout le temps dans les films. La caméra est prise dans un tourbillon d’événements.
Elle n’est jamais extérieure, ou imperméable à ce qui se passe.
ASL — Elle ne peut pas l’être. Ou alors on fait croire qu’elle l’est. À ce moment-là, on se demande qui a filmé, d’où c’est filmé. J’aime bien sentir la relativité des rapports qu’il y a entre la chose filmée et l’appareil qui filme. L’appareil est lui-même dans un espace qui est contigu et qui prolonge l’espace de ce qu’on filme. On est dans le même espace. On n’est pas des Martiens !
C’est une façon d’affirmer ton point de vue totalement, de ne pas faire « comme si » tu n’étais pas là.
ASL — Oui, le point de vue de celui, de ceux qui interviennent et comment ils sont pris, englués dans le même espace, dès qu’ils mettent le pied dans le truc. Dès qu’on fait un pas en avant, on est pris dedans. C’est ce pas en avant qui m’intéresse, qui fait que l’on se retrouve dans le même espace que ce qu’on filme. On va donc être influencé par ce qu’on filme. Physiquement.
Et on influence ce qu’on filme aussi.
ASL — Éventuellement. Si on se rapproche trop près d’un danseur avec une caméra, ça va influencer sa danse. On le montre dans le deuxième film sur Carlson. On s’aperçoit que le preneur de son, pour faire sa prise de son du danseur, est obligé de danser comme lui. On est pris dedans. C’est un peu l’histoire de ça, ce film. C’est un peu comment une caméra peut se laisser absorber par ce qu’elle filme. Quand on va sur l’espace des danseurs, on se dit qu’on va les gêner dans certains trucs. Là, tout se passait comme si on ne les gênait pas, comme si, tout à coup, on faisait partie de la chorégraphie, en quelque sorte.
Quand tu filmes les artistes en train de travailler – danseurs, chorégraphes, musiciens, cinéastes – qu’est-ce que tu filmes ?
ASL — C’est un problème très difficile, parce que ça dépend des arts. Au cinéma, je ne vois pas comment on peut filmer un cinéaste au travail. Qu’est-ce qu’on va faire ? On le voit écrire ? Discuter, être sur un plateau ? Il n’y a rien à filmer parce que le cinéma, ça file… Le cinéma n’a pas un matériau qui lui préexiste. Le matériau, c’est la vie, c’est tout. Donc, tu ne peux pas montrer son matériau. Avec les danseurs, je suis arrivé et j’ai réagi à ce qui se passait. Je ne suis pas venu avec des intentions. Mais je suis venu avec du matériel. Des travellings, des choses comme ça.
Si le but est d’essayer de saisir comment naît la création, en réalité, on n’arrive jamais à filmer un artiste au travail.
ASL — C’est filmer l’impossible. Avant, il n’y a rien. Et après, il y a… justement, quelque chose. Mais la transition… Il y a un moment où on peut être aussi attentif qu’on veut, on ne voit pas le moment où, tout à coup, ça bascule. On ne peut pas saisir ce moment-là. Il est là, à la fin. Avant, il n’y est pas. Et pendant, on ne voit pas d’étapes. À mon avis, le seul film que j’ai fait où on montre le cinéaste au travail, ce serait le film sur Moretti. Et justement, il ne travaille pas. J’ai filmé une espèce de vide, mais ça correspond assez bien au sentiment qu’on a lorsqu’on filme. Il y avait une panne due au climat. On avait l’impression qu’il y avait une machine en panne et qu’il n’y a qu’à ce moment-là qu’on pouvait la capter, au moment où elle était en panne. « Qu’est-ce qu’on fait ? », me disait l’opérateur. J’ai dit : « On filme. Au contraire. Il y a quelque chose qui va apparaître, du cinéma. » Mais après le Moretti, ça m’a travaillé, ça. Je me suis dit : « Comment se fait-il que ce rien, au moment où on arrive pour les filmer au travail, comment se fait-il que je ne l’aie pas trouvé dans les autres arts ? » Un peintre, un chorégraphe… il y a toujours de l’activité. Le cinéma est tellement lié depuis l’origine, au climat, à des choses comme ça, au temps qu’il fait. Il n’y a pas d’art qui soit lié à ça comme le cinéma. C’est difficile d’aller sur un tournage pour montrer des choses. Mais tu montres Hitchcock en train de parler et là, tu as un cinéaste au travail. Ma façon de montrer le cinéaste au travail, c’est de filmer Hitchcock parlant de ses films. Et là, on comprend, on a l’impression de le voir au travail. Inversement, il y a une autre façon de montrer le cinéaste au travail, c’est Moretti qui, à cause de la météo, ne peut pas tourner. À ce moment-là, on voit ce que ça met en panne. On perçoit ce que c’est qu’un tournage. Beaucoup plus que si on le voit. Je trouve que ce sont ces moments-là qui parlent le mieux de ce qu’est le cinéma. Quand Hitchcock parle ou quand Moretti ne tourne pas. Finalement. Aux deux extrêmes. [sourire]
Pendant que tu filmes un artiste au travail, tu es aussi spectateur, mais un spectateur actif.
ASL — Oui, parce qu’en général, on dit : un spectateur, c’est quelque chose qui regarde, qui est de l’autre côté de la barrière, qui est passif et qui profite, prend du plaisir. Ce mot « prendre du plaisir », ce n’est pas passif ! C’est actif. Et, à mon avis, un spectateur doit être actif. Bresson, il fabrique un film et il fabrique son spectateur. Renoir fabrique son spectateur. Mais, au-delà de ça, l’industrie fabrique les spectateurs. L’industrie américaine toute-puissante fabrique ses spectateurs qui vont pouvoir consommer tous ses produits à travers le monde. Pour qu’il soit universel, il faut qu’il soit passif. Le spectateur du cinéma américain, c’est un punching-ball. Il est dans son fauteuil et il reçoit les effets spéciaux. Bresson fabrique un spectateur qui ne va fonctionner que pour ses films. C’est le summum, parce que c’est arriver à faire que l’œuvre, qu’entre le réalisateur et le consommateur, disons, il y ait une sorte de symbiose.
Tu fabriques ton spectateur, toi aussi.
ASL — Je ne sais pas si je fabrique un spectateur, mais j’ai l’impression, en tout cas, que quand je fais quelque chose, ça ne s’éparpille pas. J’ai l’impression que je suis aussi du côté du spectateur des effets. Finalement, je fabrique quelque chose que j’aimerais recevoir.
Au montage, tu n’hésites pas à faire exploser ton goût pour le travelling. Par exemple, dans Sylvie Guillem au travail, un long plan-séquence en travelling suit la danseuse qui évolue sur les Quatre Derniers Lieder de Richard Strauss. Il y a une montée de l’intensité musicale, de l’intensité visuelle par les mouvements qu’elle fait, et une montée de l’émotion. Et, au moment où elle s’élance dans un saut, changement de plan cut ! On passe brutalement à autre chose.
ASL — Oui, parce que cette rupture agit rétroactivement sur ce qu’on vient de voir. Si ça se terminait doucement, ça se résorberait. Tandis que là, ça reste ! Et ça revient dans l’esprit du spectateur. Ce qu’on montre, ce ne sont pas seulement des choses, ce sont aussi des effets sur le spectateur. On tient compte de ces effets-là. Comment faire pour ne pas le perdre ? Pour ne pas perdre ce qu’on a créé, quelquefois par hasard. Il ne faut pas hésiter, tous les moyens sont bons. Il n’y a pas de morale esthétique. Le seul truc qui commande, et qui a raison en fin de compte, c’est l’effet produit. C’est pour ça que je dis que le cinéma, c’est une science des effets, comme disait Edgar Poe de la littérature, de la poésie.
Quitte à susciter la frustration ?
ASL — Ah, mais tu es obligé ! Si tu n’es pas frustré, tu n’as pas envie d’aller plus loin. C’est frustrer pour augmenter l’envie, le désir. La frustration, ça crée du désir. C’est ça qui m’intéresse dans la frustration.
Avec ce que tu gardes au montage, cherches-tu à montrer comment travaillent les artistes, ou à donner à voir quelque chose de plus que des gens au travail ?
ASL — Ce serait encore des intentions. Si je me demande « qu’est-ce que je vais garder ? », là aussi, il y a des intentions. On a enregistré des choses, rassemblé des matériaux. Et on voit ce qui se passe entre eux. Il y a un minimum de choses rationnelles, logiques, mais sinon, le maximum de choses – ce qui fait fonctionner le film – ce sont plutôt des éléments de sensibilité, de rapprochements, de rimes. Plutôt que des raccords, je préfère le mot « rimes », entre deux choses. Des fois, on voit les rushes, avec Danielle. Tout à coup, deux choses se rapprochent. On ne sait pas pourquoi, mais ça va tellement bien ensemble. Après, on rend ça un peu logique, mais il y a d’abord cette espèce d’attirance d’éléments les uns par rapport aux autres. Pour moi, c’est la base du montage, au sens où je l’entends. Ce n’est pas de dire : un type rentre, il sort, après il faut mettre ça parce que… Non. S’il rentre et si on a envie d’un plan, on va le mettre, on va voir ce qui se passe. Souvent, on considère que le montage continue à travailler dans le sens de l’enregistrement, à entériner l’enregistrement. Or non, il est actif. Je considère qu’au cinéma, tous les éléments sont actifs : le tournage, la préparation, le montage, le mixage. À chaque stade, il y a quelque chose qui peut modifier ce qu’on a. J’ai toujours pressenti que c’est ce qu’il y avait d’intéressant au moment du montage. J’avais ce sentiment d’une espèce de pouvoir discret, d’intervention, de modification.
Pour l’entretien avec Alfred Hitchcock, Danielle et toi avez utilisé des bruits de porte, enregistrés durant la prise de vues, qui dérangent le cinéaste pendant qu’il répond et lui font tourner la tête pour regarder vers sa droite, hors champ. Et vous avez inséré des plans extraits de Psychose – l’entrée du détective Arbogast dans la maison de Norman Bates – au moment où il tourne la tête. Comment vous est venue cette idée ?
ASL — Ça, c’est comment on interprète les rushes. C’est un système de base qu’on a, c’est de savoir écouter des rushes et ce qu’il y a dans les rushes.
Danielle Anezin — Et même, les accidents des rushes.
ASL — Oui ! Interpréter les accidents.
DA — Tu parles d’Hitchcock, mais il y a Introduction à l’art océanien aussi. Il y avait Jean Guiart1 qui, à un moment donné dans son interview, avait été dérangé par un bruit de porte ou de voix et qui tournait la tête, revenait et retournait la tête. Et son propos, à ce moment-là, devait être conservé, parce que c’était la fin d’un propos très intéressant. Dans le film, il y a des interventions de soldats, de missionnaires, enfin d’acteurs habillés en soldats et en missionnaires. Et on a eu l’idée de faire, la première fois qu’il tourne la tête, une ouverture de porte qu’on entend off. Et puis, la deuxième fois qu’il tourne la tête, on tombe sur un soldat. Comme si c’était le soldat qui avait ouvert la porte pour entrer dans l’exposition, qui avait dérangé l’interview de Guiart. Ce qui nous avait permis de conserver toute l’interview, sinon on ne pouvait pas.
ASL — Sinon il fallait couper et passer sur des plans de coupe. Et là, ça créait quelque chose. C’était censé être dans le même espace : il tournait la tête, on ne changeait pas d’espace. Alors que normalement, dans le montage normal, on coupe ces moments-là. Ou même au moment du tournage, on interrompt le tournage et on reprend pour éviter ça. Mais nous, on a tendance, au tournage à laisser la porte ouverte à ce genre d’accidents et, au montage, à savoir les repérer et puis voir ce qu’on peut faire avec.
C’est aussi une manière d’emmener le spectateur dans une sorte de connivence, comme s’il était à la fois avec toi en train d’interviewer Hitchcock et dans Psychose. Il n’y a plus de frontière.
ASL — C’est le travail de montage qui entraîne le film vers un autre lieu d’interrogation. J’ai utilisé ça plusieurs fois dans les films de façon différente. Cette espèce de passerelle que l’on peut établir, justement, dans la matière même du film. Un regard, une porte qui s’ouvre.
Interpréter des rushes, comment cela se passe-t-il concrètement ? Est-ce que toi, Danielle, tu les regardes seule d’abord ?
DA — Non. Ça dépend des films. Quelquefois, on les regarde ensemble, une première fois. En général, je les regarde à nouveau toute seule, en prenant des notes. En général, André me dit les choses qui l’intéressent. Ce qu’il y a de bien avec lui, c’est qu’il sait tout de suite détecter les choses qui vont au panier directement !
Pourrais-tu monter seul, André ?
ASL — Seul, je sais à l’avance, mais je ne suis pas sûr. C’est une hypothèse. À deux, ça devient une certitude. On se retrouve sur quelque chose, il y a quelque chose de concret qui arrive. C’est formidable, parce que c’est le point de départ. Ça peut être détruit après. Mais c’est le point de départ. Ça veut dire qu’on fait attention aux mêmes choses, au même genre de rapports, au même genre de rythme entre des plans, des choses qui se font signe, à travers des kilomètres de rushes. On est dans le même territoire. On crée, plutôt, le même territoire, par ces rapprochements.
Les idées de montage, c’est aussi associer l’image d’un artiste filmé au travail avec sa propre voix enregistrée à un autre moment pour suggérer un effet de remémoration. C’est le cas dans le premier film avec Carolyn Carlson, ainsi que dans le portrait de Karl Münchinger. Le spectateur a la sensation que l’artiste réfléchit à ce qu’il a dit ou fait tout en étant interrogé ou au travail. Comment naît une idée de montage imageson comme celle-ci ?
DA — Ça, quelquefois, c’est le hasard du montage. Grâce à une fausse manipulation de ma part, on entend brusquement un son qui ne devrait pas être là. Et on se dit : « Mais c’est formidable. On va le garder. » Il y a des accidents de montage.
ASL — Oui ! On croit qu’il n’y a des hasards qu’au tournage, mais au montage aussi ! Pourtant, le montage, il ne crée rien, en matériau. Mais il crée dans les rapports, dans les superpositions de choses et, tout à coup, il y a une invention incroyable qui arrive, par les hasards du montage. Les idées de montage, on n’en manque pas. Simplement, on les fragilise tout le temps. Selon ce qu’on voit, des rapports, etc., ça met en danger des choses ultra-importantes qu’on peut avoir prévues. Mais il y a quelque chose de plus fort : tout à coup, on met un plan là, un plan là, ça marche formidablement, ça fout en l’air plein de choses. C’est ce qui arrive au montage qui est plus fort que ce qui a été prévu. Sinon, c’est terrible : on coupe chaque fois toute l’invention qu’il peut y avoir dans la pratique, au nom d’une idée, ou même d’une idéologie ou d’un projet, d’intentions. Si on tient aux intentions, au projet, le film est automatiquement bancal. Ou alors, il faut que le sujet soit ultra-fort.
En voyant ton film fini, tu en sais plus sur la manière dont travaille l’artiste que tu as filmé ou sur ta propre façon de filmer ?
ASL — [rires] Ah, c’est marrant, cette question-là ! C’est étrange. Quand je fais quelque chose… j’ai l’impression d’avoir avancé dans mon rapport à l’œuvre que j’approche, ou à l’auteur que j’approche. Je ne suis pas sûr d’avoir avancé dans la connaissance objective de l’objet que j’approche. Quand j’ai fait des films sur la danse, j’ai appris tout un vocabulaire. Mais ce dont je suis sûr, c’est que j’ai précisé mon rapport avec ce nouvel objet que je découvrais, la danse. Ce qui m’intéresse plus, c’est le ressenti que j’ai découvert. Il y a des moments qui m’émeuvent beaucoup. C’est le repérage de ça, que j’arrive à le pointer. Là, je suis très content parce que j’ai découvert quelque chose. Ce qui m’intéresse, ce n’est pas de l’ordre de la connaissance. Je n’ai pas envie de savoir, d’accumuler des connaissances sur un sujet. Si je ne ressens rien, ça ne m’intéresse pas. La connaissance, elle est là, mais elle est un moyen. Je crois que l’art, c’est ça. On ressent quelque chose et après, on peut accompagner. On peut écrire cinquante bouquins sur La Joconde, très bien. Mais c’est intéressant si ça fait vibrer toujours la même émotion qu’on a eue un jour en découvrant La Joconde. Mais si c’est simplement de l’accumulation de connaissances, ça ne m’intéresse pas du tout. C’est comme les histoires du cinéma, ça ne m’intéresse pas beaucoup. Ce qui serait intéressant, ce serait une histoire du spectateur du cinéma, depuis 1895. L’histoire du spectateur, ça veut dire l’histoire de ce qu’il a ressenti, de ses émotions, par où c’est passé. C’est la définition qu’avait Joyce du portrait : « Ce n’est pas une pièce d’identité, c’est la courbe d’une émotion. »
As-tu une approche théorique d’un sujet avant un film, ou théorises-tu plutôt après ?
ASL — Ah non, pas avant. Si j’ai des idées avant, je n’appelle pas ça de la théorie. J’appelle ça des hypothèses. Et après, la théorie. Mais à condition qu’elle reste tout le temps ouverte. Donc, ce n’est pas une théorie non plus. Je me méfie beaucoup du mot « théorie » tel qu’on l’utilise.
Quand tu as d’abord écrit sur le cinéma avant d’en faire, te sentais-tu plutôt théoricien ?
ASL — Ça me frôlait, oui. Mais, en même temps, j’ai toujours eu le contrepoison de ça. Effectivement, dans la façon de réfléchir, on a envie de théoriser. Mais je voyais tout ce qui pouvait mettre en doute cette théorie. C’est ce qui m’intéressait chez André Bazin justement, qui est très théoricien d’une certaine façon. Mais ce n’est pas une théorie normative. C’est une théorie qui constate comment ça se passe, c’est une théorie après coup. Ça a été une erreur de beaucoup de gens des Cahiers du cinéma, à partir de l’idée de plan-séquence, de choses comme ça, de trop théoriser. Il ne faut pas théoriser. On se prive de la liberté qu’on a, tout simplement ! Il faut laisser la théorie aux autres, en espérant qu’eux-mêmes la refileront aux autres, parce que c’est un endroit qui n’est pas très salubre !
De même que tu ne cherches pas à te rendre invisible pendant le tournage, tu te rends présent dans tes films par le biais de commentaires que tu écris et fais dire par le comédien Jean-Claude Dauphin.
ASL — Quand je filme, ça enregistre tout. Tout ce que je dis à la caméra, la caméra l’enregistre. Mais elle n’enregistre pas ce que je me dis en même temps que je filme. C’est peut-être ça qui me pousse vers le commentaire. C’est pour influencer le spectateur pour qu’il continue lui-même le commentaire. Ce n’est pas pour se substituer à lui. Ce n’est pas pour penser à sa place. C’est pour l’aider à se servir des mots pour appréhender ce qui se passe et le comprendre et en profiter. Pour moi, c’est assez capital. Je sens des choses qui restent enterrées parce qu’elles n’ont pas été extirpées de leur truc parce qu’il manque trois mots. Il manque juste l’amorce de quelque chose qui va les faire sortir. C’est pour ça que j’accorde beaucoup d’importance au commentaire : ce ne sont pas seulement des explications. Ce sont presque des espèces d’impulsions.
Parfois, tu ne rechignes pas à te faire un peu didactique.
ASL — J’adore les phases de didactisme qu’il y a dans mes films.
Tu vas même jusqu’à amorcer la démonstration ou l’explication presque avec les mêmes mots dans le Moretti et dans le Hitchcock. Pour expliquer le dispositif à trois caméras du tournage d’une scène de Palombella Rossa, tu dis : « Observez bien. ». Et dans Hitchcock, à propos de Fenêtre sur cour : « Regardez : c’est l’enfance de l’art. »
ASL — Dans Carlson, je dis : « Fermez les yeux et regardez. » Ce sont des moments très importants que je ne renie pas du tout. Des moments où quelque chose se résume, se fait comprendre.
À propos d’un art que tu filmes, la danse par exemple, tu fais parfois des analogies avec d’autres arts. Dans le film sur John Neumeier, c’est une analogie avec la peinture : tu évoques les esquisses, les renoncements, les repentirs et les ratures. À d’autres moments, l’analogie concerne l’écriture, la littérature ou, tout simplement, le langage.
ASL — Ce sont des analogies instinctives. Mais je crois que l’écriture est première. Je trouve que les arts autres que la littérature, ceux qui ne sont pas liés à la parole – la peinture, la danse, la musique – ne sont compréhensibles, abordables, ne peuvent vraiment être vécus, ressentis, que grâce à l’écrit, aux mots, à la littérature. C’est pour ça, sans doute, que je mets beaucoup de commentaire dans les films, essentiellement dans ceux qui ne sont pas des films sur la littérature. Les films sur la danse, sur le cinéma. Et encore je n’en mets pas beaucoup parce que le cinéma, il parle aussi. Le cinéma parlant ! C’est un cinéma qui essaie de se prouver à lui-même qu’il existe, puisqu’il parle. Je crois que comprendre, profiter et jouir d’un art, c’est le parler.
Pourtant, les danseurs que tu as filmés tendraient à prouver le contraire.
ASL — Ils tendraient à dire : « Regardez, je me suffis à moi-même » ?
Ou, en tout cas, à se servir d’autre chose que des mots.
ASL — Oui. Mais tous les arts échappent aux mots. Simplement, les mots les rattrapent, justement pour les sauver ! Parce que s’ils fuient les mots, ils disparaissent. Et c’est dans la mesure où les mots les rattrapent qu’ils se mettent à être très présents, à être compris, à être jouis. Je crois qu’on a besoin des mots. Quand je vois un tableau, si je ne me sers pas des mots, que je reste muet devant, qu’est-ce qu’il y a ? Rien. La danse, c’est un peu pareil. Avec les mots, on participe à tout. Alors que le corps ne peut pas participer à un tableau. Ce n’est pas un privilège des mots, ce n’est pas une suprématie des arts du mot sur les autres. Simplement, le mot, c’est soi-même. On est langage. C’est comme les yeux, pour regarder un tableau. C’est comme les oreilles pour écouter de la musique. Les mots sont aussi un des sens. On a besoin des mots pour exister. Et pour faire exister ce qu’on regarde, ce qu’on entend.
Alors, « au commencement était le verbe » ?
ASL — Ah oui ! Je crois à ça, franchement. « Au commencement était le verbe » parce que c’est le verbe qui va nous donner le sens des choses.
En cela, tu es proche de Cronenberg qui dit : « Je veux donner chair au verbe. » D’ailleurs, tu as gardé cette phrase pour le titre du film que tu lui as consacré.
ASL — C’est un mot important pour Cronenberg, mais pour moi aussi. On n’approche jamais un sujet seulement avec une caméra, on l’approche aussi avec des mots. Tout le temps. La caméra, elle vient là, pour fournir quoi ? Des preuves. Et encore, je ne crois pas beaucoup aux preuves. Ou elle est là pour fournir un objet dont va s’emparer le verbe, justement. Peut-être que tout ça, c’est fait pour être investi par la parole. Le cinéma, toutes ces images qu’on tourne, qu’on monte, qu’on organise, qu’on articule… Je pense que s’il n’y a pas la parole, elles peuvent s’articuler dans tous les sens, elles ne produiront rien.
3Films cités
4Tout ça pour Mandela (1985)
5Carolyn Carlson (Solo) (1985)
6Karl Münchinger (1985)
7Sylvie Guillem au travail (1987)
8John Neumeier au travail (1987)
9William Forsythe au travail (1988)
10Introduction à l’art océanien (1989)
11The Scorsese Machine (« Cinéma, de notre temps », 1990)
12Nanni Moretti (« Cinéma, de notre temps », 1990)
13Ushio Amagatsu – Éléments de doctrine (1993)
14David Cronenberg – I want the word to be flesh (« Cinéma, de notre temps », 1999)
15Le Loup et l’agneau – Ford/Hitchcock (« Cinéma, de notre temps », 2000)
16Blue Lady (Revisited) (Carolyn Carlson) (2009)
Notes de bas de page
1 Directeur du laboratoire d’ethnologie du musée de l’Homme de 1973 à 1988.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'acteur de cinéma: approches plurielles
Vincent Amiel, Jacqueline Nacache, Geneviève Sellier et al. (dir.)
2007
Comédie musicale : les jeux du désir
De l'âge d'or aux réminiscences
Sylvie Chalaye et Gilles Mouëllic (dir.)
2008