JLG/JLG, Autoportrait de décembre de Jean-Luc Godard (1994), Le Filmeur d’Alain Cavalier (2005), Les Plages d’Agnès d’Agnès Varda (2008) : trois incipit sous le signe de l’eau
p. 379-393
Texte intégral
1Les frontières entre l’autoportrait et l’autobiographie sont fragiles et ne sont pas l’apanage d’un art en particulier : genres protéiformes et complexes qui débordent les cadres définitionnels stricts, ils se jouent des normes et se nourrissent de tous les arts. On peut alors parler de champ autobiographique ou d’écriture de soi pour ne pas les enfermer dans une définition circonscrite. Toutefois, l’autoportrait, hérité de la peinture, fixe davantage l’instant de la création et correspond à une succession de moments, il est, de ce fait, plus fragmenté et plus fragmentaire. À l’opposé, l’autobiographie qui appartient au genre littéraire du récit se situe du côté de la narrativité et s’ancre le plus souvent dans un espace temporalisé.
2Autobiographiques ou autoportraitiques, JLG/JLG, Autoportrait de décembre, Le Filmeur, Les Plages d’Agnès adoptent une démarche assez similaire : après une production filmique singulière toujours en renouvellement, leurs réalisateurs, certainement animés par un mouvement d’intimisation artistique, réalisent, chacun, à un tournant de leur vie personnelle et de leurs représentations esthétiques, un projet cinématographique centré sur la recherche de l’écriture de soi dans une démarche d’auteur volontaire et assumée car « ils assignent chacun à ce genre une ambition esthétique élevée1 ».
3Cependant l’autoreprésentation cinématographique suppose l’exploration de nouvelles formes filmiques : il s’agit de mettre sa vie dans son art, de se livrer à l’œil d’une caméra en même temps que d’être le maître des images et du montage qui s’ensuivra. La démarche peut rappeler par certains aspects, mutatis mutandis, celle des Essais de Montaigne, au sens propre d’« assays », c’est à dire d’expérience et de mise à l’épreuve. Quand le philosophe écrit : « Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matiere de mon livre2 » et qu’il se déclare le sujet de son entreprise, il expérimente une pratique spéculaire du moi qui se subjectivise et s’objectivise à la fois, et qui se découvre autre dans une pratique cinétique de l’introspection.
4Ces trois longs métrages à dimension autobiographique ou autoportraitique d’Agnès Varda, de Jean-Luc Godard et d’Alain Cavalier sont empreints de cette dimension spéculaire privilégiant un mode de pensée réflexif. Les titres même des films renvoient clairement à leurs auteurs et annoncent cette mise en abyme. JLG/JLG est un titre au parallélisme parfait et à la symétrie totale : les trois initiales, paraphe de l’auteur, se réfléchissent comme dans un miroir dans les trois mêmes initiales, formant déjà une mise en abyme autoportraitique et la revendication d’un sujet : celui de Narcisse au bord de la rivière contemplant le reflet de son image ou bien celui du peintre au miroir. Le titre du film d’Agnès Varda, Les Plages d’Agnès, est également chargé d’un imaginaire car il joue sur la polysémie du mot plage au pluriel, de son sens littéral et de son sens figuré, tout en affirmant la griffe personnelle de l’auteur par l’ajout de son prénom. Quant au Filmeur d’Alain Cavalier, il joue sur l’équivalence sujet/objet : va-t-il être question de filmer le monde, l’homme ou l’artiste qui le filme, l’homme et le monde ? Faut-il donner un sens actif, réfléchi, réciproque à l’acte de se filmer ? Ces trois titres renforcent l’ambigüité par l’impression de répétition du même – les initiales, le prénom, la fonction – et constituent donc des titres-miroirs, programmatiques et énigmatiques soulevant déjà la question du sujet et du point de vue.
5En outre, ces œuvres ont en commun le fait d’ouvrir leur générique par l’évocation de l’image de l’eau et du sable, de la mer, du lac et du ressac, de la liquidité, associée à l’image des reflets et de la lumière. Beaucoup de surfaces réfléchissantes, il est vrai, contribuent à l’autoreprésentation de l’artiste, c’est un motif du genre ; comme on le sait, les plus courantes sont issues de la tradition littéraire et picturale. D’ailleurs, l’onde comme surface réfléchissante dans laquelle Narcisse, le personnage des Métamorphoses d’Ovide, se mire et tombe amoureux de son image, est souvent considérée comme le mythe fondateur de l’origine de la peinture. Il faut noter, ainsi que nous le rappelle Gaston Bachelard, que ce mythe produit des images plus profondes : « Narcisse à la fontaine n’est pas seulement livré à la contemplation de soi-même. Sa propre image est le centre d’un monde3. » Il en résulte qu’il existe une autre forme de narcissisme, un « narcissisme cosmique4 » qui fait que d’une première contemplation peut naître une contemplation seconde, ouverte sur la nature toute entière. Dans la pensée de Bachelard, l’eau revêt ce caractère spéculaire, se confond avec la surface du miroir et participe de l’imaginaire créateur ; l’eau est aussi une métaphore de la dimension introspective et rétrospective de l’autobiographie ; l’eau miroitante, tour à tour, calme, mouvementée, profonde, invitant traditionnellement l’artiste à la réflexion sur soi et sur le monde qui l’entoure, permet le passage du présent vers le passé. Toutefois, le dévoilement de soi procède d’une volonté de transparence qui se heurte à l’inconscient et à l’opacité des souvenirs enfouis dans la mémoire du sujet.
6En général, la séquence liminaire d’un film contient, en germe, le projet artistique de l’ensemble de l’œuvre filmique et résonne de façon très forte avec les séquences à suivre, et tout particulièrement avec son excipit que le spectateur mettra en relation avec l’incipit, une fois le temps du spectacle arrivé à son terme. De ce fait, il peut paraître intéressant de s’attarder sur une analyse conjointe des incipit du Filmeur, des Plages d’Agnès et de JLG/JLG.
7Il n’est pas anodin qu’Alain Cavalier choisisse de faire débuter le dernier volet de sa trilogie autobiographique qui se déroule « comme un partition de micro-événements5 » par un plan large sur lui-même face aux vagues et à la mer brillante se désignant ainsi comme sujet de son film.
8Ainsi, Omar Calabrese, dans la présentation de son ouvrage entièrement consacré à l’art de l’autoportrait, présentation intitulée Une histoire longue et séduisante6, considère-t-il que ce dernier remonte à l’Antiquité, depuis l’époque où son exécuteur n’était tenu que pour un simple artisan, jusqu’au XXIe siècle, en passant par le Cinquecento où la représentation de l’artiste par l’artiste deviendra une posture volontaire. Il est courant de soutenir que toute production artistique est peu ou prou l’expression personnelle de son auteur. Mais la définition de l’autoreprésentation ne peut se suffire de cette dimension à caractère personnel car « l’autoportrait doit manifester de la part de son auteur la volonté de montrer son image7. » Elle passe par la mise au centre de l’œuvre de la figure de l’artiste.
9Le plan initial du Filmeur a été sélectionné par Alain Cavalier parmi une quantité d’autres prises provenant d’un travail minutieux de dix ans de journal vidéo qui correspond à l’enregistrement de deux cent vingt cassettes vidéo. Le générique défile, c’est le bruit des vagues enregistrées directement par le micro de la caméra que l’on entend, le film commence sous le signe de l’eau. C’est la première image dans tout le cinéma d’Alain Cavalier qui cadre le corps de l’artiste. Jusqu’alors, le spectateur ne connaissait que son visage dissimulé sous des bandages dans Ce répondeur ne prend pas de messages (1978). Il ne connaissait que la voix du cinéaste en dialogue avec sa compagne ou en dialogue avec les images captées par l’œil de sa caméra, ses mains de cinéaste au travail, ou encore son reflet de filmeur dans la vitre du musée dans La Rencontre (1996). Là, dès le premier plan de ce troisième volet autobiographique, le cinéaste est entré dans le champ, s’offrant à nous, non dans la posture du filmeur, mais comme objet profilmique. Il se tient de trois-quarts, dos à la caméra, tenue par sa femme, Françoise Widhoff, et face à la mer. Tel un Ulysse sur son rivage, il contemple l’étendue marine, miroir du temps écoulé, du temps passé mais également de la fluidité continue, pur présent dont il s’efface en sortant du champ, prêt à saisir la caméra à son tour pour filmer Françoise. L’image de la mer, depuis La Rencontre, appartient à la mythologie du couple et est associée à chaque fois dans l’ensemble de l’œuvre au sentiment du bonheur immédiat. Quelque trente minutes plus tard, Françoise commente en son-synchrone le plan fixe pendant que la caméra ressaisie par Alain Cavalier, le filmeur du film, cadre le paysage marin par la fenêtre ouvrant sur l’extérieur : « T’as vu ce que c’est le bonheur, ce que l’on vit c’est unique, en tout cas, moi, j’ai une vie unique. » La tonalité est donnée : ce cinéma-là est simple, minimal, direct, et fait interagir entre eux, les mots, les gestes et le quotidien.
10Le générique de JLG/JLG est lui aussi très significatif et annonce le registre général du propos : les sons, les images, le mouvement de l’eau de cet incipit qui vont parcourir, de façon récurrente, la totalité du film, confèrent à l’ensemble un ton mélancolique, créant un autoportrait d’un romantisme très prononcé. D’emblée, les marques de la matérialité filmique sont affichées : Jean-Luc Godard ne se cache pas pour se filmer ; l’ombre omniprésente du cinéaste plane dans l’ensemble de la séquence, apparaissant dans un jeu de reflet sur la fenêtre et sur le mur ; il se filme en train de filmer, l’œil rivé dans son viseur. Dès lors, il organise savamment une opposition intérieur-extérieur, principe d’opposition qui dominera l’ensemble de cet Autoportrait de décembre : espace de solitude soumis à la rigueur de l’hiver qui contraste avec des scènes d’intérieur en clair-obscur. Les cartons qui entrecoupent le plan du générique pour annoncer le titre renvoient à ceux des pages des cahiers manuscrits que les enfants utilisent à l’école et au monde de l’enfance.
11Et c’est donc tout naturellement que le premier plan du film, plan d’abord large, se resserre dans un lent travelling avant vers le portrait photographié, portrait dont on devine le grain à force d’agrandissement, posé à côté d’un canard sur une cheminée. Tous deux renvoient à l’enfant que fut Jean-Luc Godard. Il est clair que nous sommes au cinéma et que la réalité n’est pas le réel comme l’explique Jean-Luc Godard lui-même : la réalité ici est perçue du point de vue du réel, c’est-à-dire de l’homme-artiste qui filme cette mise en scène du souvenir.
12La bande sonore fait alterner la sonnerie du téléphone, le bruit des vagues du lac Léman, les cris des mouettes et des voix d’enfants qui joueraient sur une plage. Se déploient le chant très nostalgique d’un violoncelle, le souffle difficile, haletant du cinéaste, et son commentaire qui semble sortir d’outre-tombe comme celui d’un nouveau Chateaubriand. S’ajoute à cela une sorte de mémento du réalisateur qui énumère tel un pensum toutes ses tâches professionnelles, et qui nous rappelle que nous avons affaire à un autoportrait qui se place sous le signe du cinéma et de l’art du cinéaste : fragmentation, images et sons syncopés, impression de puzzle sonore. Comme en peinture, le champ filmique intègre l’auteur en son sein et le revendique comme sujet, il devient dès lors un moi qui s’offre au regard de l’auteur et de son spectateur comme expression qui réfléchit son individualité, son intériorité, jetant un regard en train de se construire sur le monde qui l’entoure tout en laissant visibles les traces de son outilité artistique et de sa dimension spéculaire (miroirs, palette, pinceaux, caméras…).
13Quant à Agnès Varda, place, elle aussi, la séquence inaugurale de son film autobiographique sous le signe de la mer comme représentation essentielle du mouvement rétrospectif et introspectif. Le film débute, d’abord, par un plan sur le logo de la société de production du film, Ciné-Tamaris, mais le processus du souvenir a déjà commencé pour le spectateur qui est capté avant même que la première image n’apparaisse. Ce processus est assuré par la bande sonore accompagnée du bruit des vagues comme c’était le cas dans Jacquot de Nantes (1990), où s’était déjà opéré un resserrement vers un cinéma à dimension autobiographique. Dans son article, intitulé « Signer, dé-signer, dessiner », Laurent Le Forestier réfléchit, en effet, sur l’hypothèse « d’une double signature, d’une auteurialité duelle placée sous le signe des gémeaux que sont Demy et Varda. » et nous rappelle que « faire un film qui se souvient des souvenirs d’un autre, c’est nécessairement créer une œuvre bicéphale, bi-auteuriale8. » Le pré-générique de Jacquot de Nantes conçu par l’épouse-réalisatrice à la recherche des marques stylistiques du mari-cinéaste commence, en effet, par trois plans très proches de ceux des Plages d’Agnès : dans un premier plan large, de la contemplation de la mer, surface infinie qui s’étend hors-champ et symbolise ce qui réfléchit et ce qui n’a pas de limites, la caméra passe dans le deuxième plan à l’encadrement de Jacques Demy dans cet espace illimité avant qu’il ne devienne le sujet du film et, donc, Jacquot de Nantes. De son regard face caméra, le troisième plan passe à un très gros plan sur la main du cinéaste qui laisse filer le sable à travers ses doigts : on pense au temps qui passe, le sable figurant les innombrables instants de vie insaisissables sauf, peut-être, par la création de l’artiste qu’il fut ou par le film qui se fait.
14Dans Les Plages d’Agnès, lorsqu’Agnès Varda apparaît dans le premier plan sur un décor maritime et effectue des pas à reculons pour signifier qu’elle va remonter le temps, son passé, ses souvenirs, plage par plage, elle regarde le spectateur et s’adresse à lui inversant en quelque sorte le plan de clôture de Jacquot de Nantes, le générique semble ainsi poursuivre l’entreprise déjà entamée, dix-huit ans plus tôt. Elle prend les mots au pied de la lettre et annonce son projet artistique sous la forme d’une voix-je ; le son est diégétique, il ne s’agit pas d’un commentaire, la parole est assumée :
« Je joue le rôle d’une petite vieille rondouillarde et bavarde et qui raconte sa vie. Pourtant, ce sont les autres qui m’intriguent, me motivent, m’interpellent, me déconcertent, me passionnent. Cette fois-ci pour parler de moi, j’ai pensé : si on ouvrait les gens, on trouverait des paysages, moi, si on m’ouvrait, on trouverait des plages9. »
15L’ouverture du film n’est pas terminée : le spectateur assiste à une installation de miroirs sur la première plage du film. Presque tous les membres de l’équipe du film sont réunis et viennent se présenter dans les miroirs, leurs reflets projetés sont captés par la caméra de la cinéaste. L’image ne reproduit pas la simple réflexion du réel mais la réflexion d’une image réfléchie, dans laquelle l’artiste se représente avec son équipe et ses instruments de travail. On assiste alors à une séries de plans qui cadrent sur ces miroirs, cadres eux-mêmes de l’action mise en abyme. Il s’agit d’un film sans fond, l’exercice du souvenir semble vertigineux, le jeu des miroirs imprévisible comme l’exercice de l’introspection qu’il semble illustrer. Les images sont réalisées caméra à la main, légèrement tremblées, le vent souffle à l’intérieur de l’image entraînant un mouvement accompagnant celui des vagues en arrière-plan.
16Esteve Riambau parle de « prolifération des miroirs dans son œuvre10 ». Très présents dans Cléo de 5 à 7 (1961), Sans toit ni loi (1985), et Jane B par Agnès V (1987), les miroirs constituent une figure génératrice dans la filmographie d’Agnès Varda, thème certainement hérité de sa ferveur pour la peinture qui utilise abondamment les images spéculaires. De la fin du XVe siècle – et la fabrication des premiers miroirs à Venise – jusqu’à nos jours, le miroir est souvent convoqué en peinture à l’intérieur des tableaux ; les autoportraitistes en jouent, mettant en abyme leur propre image. « Le sujet agit dans une direction et l’action revient sur le sujet, se réfléchit sur lui11. » L’innovation technique du miroir a servi, en son temps, le propos des peintres. On peut penser que l’innovation technique en marche depuis les années 90 avec l’arrivée de la vidéo, la miniaturisation des caméras, puis l’apparition de la petite DV avec son écran de contrôle et le sonsynchrone ont très certainement favorisé cette démarche de dévoilement de soi qui permet la réduction de l’équipe de tournage, voire sa quasi-disparition. Les cinéastes ont désormais la possibilité de choisir de participer au faire artistique, à l’acte de création et non plus seulement au dire artistique et à la conception. Du même coup, le geste artistique est valorisé, abolissant la dichotomie entre la main et l’esprit, faisant la part belle à leur imaginaire et à l’improvisation. Les possibilités artistiques sont accrues, la liberté d’expression renouvelée dans un rapport plus intime avec l’outil cinématographique, possible miroir de l’artiste-filmeur : plan-contact12 dans le cinéma autobiographique d’Alain Cavalier qui renouvelle la relation filmeur/spectateur, parole directement issue du plan chez Agnès Varda.
« Elle parle à sa petite caméra, nous parle avec elle, la regarde parler et découvre comment elle parle et comment elle, la cinéaste, arrive à parler à travers son objectif qui, comme l’artiste devient glaneur13. »
17L’esthétique de ces trois films et leur propos autobiographique sont le résultat d’un choix délibéré de combinaisons techniques et de leur dispositif filmique. Pour filmer l’intime, filmer de soi à soi, intus et in cute14, filmer l’instant où une conscience de soi est à la recherche de son ipséité et de son ex-istence, Agnès Varda, Jean-Luc Godard et Alain Cavalier ont choisi de rester au cœur du processus de fabrication : de la prise de vue au montage. Le choix de la prise d’image vidéo ou numérique, permet, en effet, une relation plus organique à la caméra et un resserrement vers la subjectivité et le je. « Il n’y a pas de technique seule. Une technique est toujours liée à un sujet, à un projet15 », assure Agnès Varda interrogée au sujet de l’utilisation de la mini DV. Le premier constat que l’on peut établir au sujet du cinéma à caractère autobiographique est qu’il se caractérise par un dispositif qui a pour particularité de s’affranchir de tous les impedimenta du cinéma :
« Cette mini DV est un outil extraordinaire. Ce n’est pas le digital qui est extraordinaire, le digital est comme n’importe quel outil manié par des personnes qui savent les manier. La mini DV permet de filmer très facilement […]. Dans la mini DV, c’est ce petit écran qui est le plus extraordinaire. On a une continuité de contact. Je peux même me filmer, en voyant ce que je filme16. »
18Le rapport au temps et au réel est donc à repenser avec ce nouvel outil qui permet d’échapper à la pression du temps et de l’argent qui plane toujours plus ou moins comme une menace lors d’un tournage traditionnel. Pour Les Plages d’Agnès et JLG/JLG, l’équipe est réduite pour disparaître totalement dans le cinéma autobiographique d’Alain Cavalier. Quoi qu’il en soit, chez ces trois auteurs, l’expression de l’intériorité de l’artiste s’en trouve renforcée.
19Jean-Luc Godard effectue ainsi un cheminement rétrospectif et introspectif dans un mouvement de caméra et un plan fixe qui s’attarde : mouvement du souvenir, véritable plongée vers cet enfant énigmatique que fut Jean-Luc Godard dont la photographie, au terme de ce lent travelling avant soutenu, finit par occuper tout l’espace du cadre cinématographique durant une trentaine de secondes. Cette pause très accentuée sur la photographie ancienne, filmée dans un seul plan-cut avec le suivant, cadrant en plan large les vagues agitées, ne peut être perçue que comme une figure d’insistance de l’œil de la caméra : source d’émotion pour le spectateur et pour le cinéaste qui se souvient et qui murmure, de cette voix-je sépulcrale, « à bout de souffle17 » :
« D’habitude cela commence comme cela, il y a la mort qui arrive et puis l’on se met à porter le deuil, je ne sais exactement pourquoi mais j’ai fait l’inverse, j’ai porté le deuil d’abord mais la mort n’est pas venue, ni dans les rues de Paris ni sur les rivages du lac de Genève18. »
20On ne peut s’empêcher de faire le lien avec l’incipit des Mémoires d’outre-tombe, de François-René de Chateaubriand :
« J’étais presque mort quand je vins au jour. Le mugissement des vagues, soulevées par une bourrasque annonçant l’équinoxe d’automne, empêchait d’entendre mes cris : on m’a souvent conté ces détails ; leur tristesse ne s’est jamais effacée de ma mémoire. Il n’y a pas de jour où, rêvant à ce que j’ai été, je ne revoie en pensée le rocher sur lequel je suis né, la chambre où ma mère m’infligea la vie, la tempête dont le bruit berça mon premier sommeil, le frère infortuné qui me donna un nom que j’ai presque toujours traîné dans le malheur19. »
21Même si Jean-Luc Godard récuse le terme d’autobiographie au profit de celui d’autoportrait pour qualifier JLG/JLG, il a fait le choix de retenir ce commentaire et cette photographie. Il la donne à voir comme une image de lui-même, passant de l’énonciation d’une troisième personne « le garçon ignorait que l’important était de savoir à qui il appartenait » à la première personne « j’ai porté le deuil d’abord », dans une démarche autobiographique très proche de la définition de Philippe Lejeune : « Récit rétrospectif en prose qu’une personne réelle fait de sa propre existence, lorsqu’elle met l’accent sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité20. » L’incipit ramène inévitablement à la question de l’excipit. Ainsi dans la séquence finale du film autobiographique d’Agnès Varda, se représente-elle à l’intérieur d’un miroir qu’elle tient sur ses genoux et qu’elle tend au regard de la caméra tandis qu’elle semble reculer progressivement dans un « sans fond interminable21 ».
« La cinéaste y fait recension du travail accompli par elle en cousant bord à bord les fragments d’un tissu mémoriel qui marie admirablement les deux extrémités de son temps : le passé (quand elle faisait des films de cinéma) et le présent (quand elle “installe” des images du cinéma ancien dans la nouveauté d’un film post-cinématographique)22. »
22Pour Maxime Scheinfeigel, Les Plages d’Agnès est peut-être le premier film de l’histoire du cinéma qui soit, littéralement parlant, « un post-scriptum23 ». Néanmoins, la question de l’inachèvement demeure très présente dans une autobiographie qui reste toujours le récit achevé d’une vie inachevée. JLG/JLG, Autoportrait de décembre, se clôt aussi sur la question du non-fini mais l’incomplétude de l’œuvre est cryptée : Jean-Luc Godard a recours à la poésie d’Ovide par l’intermédiaire d’une vieille femme qui profère en langue latine l’excipit des Métamorphoses :
« Cum volet, illa dies, quae nil nisi corporis hujus, Jus habet, incerti, spatium mihi finiat aevi24. »
23Dans Les Plages d’Agnès, cette question de l’inachèvement en suspens est renforcée par la voix de la cinéaste qui commente son installation de miroirs : Agnès Varda rappelle, ou se rappelle, que la seule musique qu’elle ait jamais entendue lors de son enfance est justement celle qui porte ce titre, à l’adjectif qualificatif si troublant, La Symphonie inachevée de Schubert, et les premières notes de l’allegro moderato commencent à s’égrener et accompagner la scène, renforçant l’idée d’exercice vertigineux et d’incomplétude inhérente à toute œuvre autobiographique. Il en découle une impression singulière : le retour vers le passé n’est pas si naturel et facile. Il oscille entre détachement, autodérision et mélancolie, la marche à reculons, pieds nus, doit faire revivre les images et les souvenirs. Pour faire défiler le film de sa vie, celui qu’elle est aussi en train de tourner et qu’elle a dû ensuite monter, elle a dû se faire revivre et semble sur le point de revivre aussi le film de ses films dans les multiples cadres où tout se réfléchit : l’actrice, la femme, la cinéaste, l’équipe du tournage. Mais aussi les figurants, comme ici des surfeurs qui, par leur défilé dans le cadre, permettent de ne pas s’enfermer dans la nostalgie inspirée par la musique de Schubert ou celle de Joanna Bruzdowicz25, et de passer à une musique free-jazz qui met fin au générique sur une note plus joyeuse, ancrant le monde qui nous entoure dans sa contingence moderne comme un contre-point plus léger.
24L’introspection, la recherche de soi ne s’accompagne pas, comme chez Jean-Luc Godard, du portrait sur la cheminée, mais de photographies d’enfance plantées dans le sable qui vont ouvrir sur un inventaire et une présentation en miroir d’elle-même et de sa famille. Elle les a consciencieusement conservées et archivées, rue Daguerre, son lieu de vie, de montage, de travail, comme elle explique l’avoir fait toute sa vie : son cinéma procède du collage et elle collecte ou glane depuis toujours les films, les photographies, les morceaux de musique, les reproductions, les tableaux, les objets avec méthode de façon à pouvoir s’en servir à sa fantaisie.
25La mise en scène des photographies multiples ou isolées de l’enfance, réfléchies par la caméra d’Agnès Varda et de Jean-Luc Godard, constitue la première étape de l’expérience de la mémoire, de la réminiscence. Et l’anamnèse se construit sur les paysages intimes des cinéastes peuplés d’images bien réelles des vagues de la mer et du lac, métaphores de leurs miroirs intérieurs, tandis que, pour Alain Cavalier, l’image de la mer est plutôt associée à la représentation de l’instant présent, à la recherche du bonheur immédiat selon l’heureuse expression de Philippe Jaccottet : « Nous ne sommes réels que dans la rencontre du présent : là où la proue fend l’eau. Devant il n’y a rien encore, derrière un sillage vite effacé26. » L’autoportrait, à l’évidence, semble être le reflet de l’art poétique et du style du cinéaste qui arbore ses choix formels, ses tendances, ses évolutions et ses périodes dans une perpétuelle dialectique avec la représentation de soi. « Je n’ay pas plus faict mon livre que mon livre m’a faict27 », nous rappelle Montaigne : le penseur, l’artiste se cherche en écrivant, en se lisant et se relisant, se faisant objet-sujet, lector-scriptor d’une œuvre labile dont le texte finira par comporter trois états différents laissant les traces des coutures de ses manuscrits.
26Mélange d’intime et d’universel, miroir du je biographique et du je créateur, une des constantes de l’autoreprésentation est d’être une chambre d’écho de l’expression artistique. C’est pourquoi, chez Agnès Varda, Alain Cavalier et Jean-Luc Godard, l’écriture cinématographique de soi filme, capte, enregistre et met en scène l’acte de création. Leurs incipit constituent, dès lors, la promesse d’une démarche réflexive, subjective, personnelle, véritable signature esthétique auteuriale d’un art poétique en cinéma.
Notes de bas de page
1 Frédéric Nau, Qui fait les images ? [www.cahiersducinéma.com/article546.html].
2 Michel de Montaigne, Les Essais, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004, p. 3.
3 Gaston Bachelard, l’Eau et les Rêves, Paris, Librairie Corti/le Livre de Poche, 1942, p. 35.
4 Ibid.
5 Isabelle Régnier, « Le Filmeur : autoportrait de l’artiste dans le monde », Le Monde, 20 septembre 2005. [www.lemonde.fr/cinema/article/2005/09/20/le-filmeur-autoportrait-de-l-artiste-dans-lemonde_690895_3476.html].
6 Omar Calabrese, L’Art de l’autoportrait, Histoire d’une théorie et d’un genre pictural, Paris, Citadelles et Mazenod, trad. Odile Ménégaux et Rheto Morgenthaler, 2006.
7 Ibid., p. 30.
8 Laurent Le Forestier, « Signer, dé-signer, dessiner : la fonction auteur dans Jacquot de Nantes », dans Antony Fiant, Roxane Hamery, Eric Thouvenel (dir.), Agnès Varda : le cinéma et au-delà, Rennes, PUR, 2009, p. 169.
9 Agnès Varda, Les Plages d’Agnès, 2008, 107’, couleurs.
10 Esteve Riambau, « La caméra et le miroir : portraits et autoportraits », dans Agnès Varda : le cinéma et au-delà, op. cit., p. 135.
11 Omar Calabrese, op. cit., p. 30.
12 Expression employée par Amanda Robles pour désigner les plans « où la main du cinéaste s’introduit dans le cadre pour toucher ce qu’il filme ». Alain Cavalier, filmeur, Le Havre, De l’Incidence Éditeur, 2011, p. 8.
13 Dans Agnès Varda : le cinéma et au-delà, op. cit., p. 135.
14 « À l’intérieur et sous la peau », citation du poète latin Perse, épigraphe des Confessions, Jean-Jacques Rousseau, 1782, Paris, Classiques Hachette, 1997, Livre premier, p. 11.
15 Agnès Varda, Le Monde, « La caméra force les cinéastes à ouvrir l’œil », [www.free.fr/cinema/article.htm], p. 2.
16 Ibid.
17 Jacques Mandelbaum, Jean-Luc Godard, coll. grands cinéastes, Cahiers du cinéma, le Monde, 2007, p. 68.
18 JLG/JLG, 1994, 54’, couleurs.
19 François-René de Chateaubriand, Mémoires d’outre-tombe, Paris, E. et V. Penaud frères, 1849, [rééd. 1973], Paris, Le Livre de poche, tome 1, chap. III, p. 53.
20 Philippe Lejeune, Le Pacte autobiographique, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1975, [nouvelle éd., Points, 1996], p. 14.
21 Maxime Scheinfeigel, « Par-delà le cinéma, installer des images », in Agnès Varda : le cinéma et au-delà, op. cit., p. 197.
22 Ibid.
23 Ibid.
24 « Que ce jour, qui n’a de droit que sur mon corps, mette un terme, quand il le voudra, au parcours de ma vie à la durée incertaine ». Ovide, Les Métamorphoses, Épilogue XV, v. 873-874.
25 Joanna Bruzdowicz, compositrice, collaboratrice d’Agnès Varda pour de nombreux films.
26 Philippe Jaccottet, La Semaison, Carnets 1954-1979, Paris, Gallimard, 1984, p. 110.
27 Michel de Montaigne, Les Essais, op. cit., Livre II, XVIII, p. 665.
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