Lucebert, temps et adieux (1962, 1966, 1994) : un Tombeau cinématographique de Johan van der Keuken
p. 363-378
Texte intégral
« Le film est plus une façon de placer les choses dans un contexte que de créer une histoire. Un renouveau de l’œil. »
Johan van der Keuken
« Séparés, on est ensemble. »
Stéphane Mallarmé
« Il se loge encore chez moi si entier et si vif que je ne le puis croire ni si lourdement enterré, ni si entièrement éloigné de notre commerce. »
Michel de Montaigne
1Je voudrais produire ici une rapide analyse du film documentaire Lucebert, temps et adieux (1962, 1966, 1994) réalisé par Johan van der Keuken (JVDK dans la suite de ce texte). JVDK fut photographe avant de devenir l’un des plus célèbres documentaristes de cinéma du XXe siècle. Il est l’auteur d’une production très abondante, âpre et grandiose, au sein de laquelle le documentaire ne cesse jamais de se vouloir une œuvre de création qui déborde de loin la seule vocation de représentation. On peut considérer cette œuvre toujours en expérimentations et en instabilités, cette œuvre difficile, inventive et résolument moderne, comme une vaste méditation, étonnante et libre ; une puissante réflexion esthétique, politique et métaphysique sur le monde contemporain1.
2Dans Lucebert, temps et adieux, cette méditation se déploie somptueusement sur le temps : le temps de l’acte de peindre, le temps de la parole poétique, le temps de la musique, le temps de la nature, le temps des sociétés et de leur histoire, le temps de la condition humaine, le temps du cinéma enfin qui se donne lucidement et explicitement la tâche de les envelopper et de les explorer tous. C’est pourquoi Lucebert, temps et adieux de JVDK est une œuvre philosophique : sa réflexivité engendre sans cesse un « renouveau de l’œil » et de la pensée ; et cette pensée est fondamentalement celle de la mort ; la mort de l’ami disparu, la mort des hommes et celle des bêtes ; la mort comme ce vide et cette absence qui ne sont pas après la vie et l’existence parce que ce vide et cette absence, proprement, les constituent. Lucebert, temps et adieux est alors un Tombeau cinématographique comme la tradition occidentale a multiplié les Tombeaux poétiques et musicaux. Comme ces Tombeaux poétiques et musicaux par lesquels un artiste vivant rend hommage à un autre qui est mort, le Tombeau cinématographique de JVDK est un lieu de mémoire et, au sens strict, un monument. Comme eux, il possède une fonction commémorative, magique et solennelle. Comme eux, il engendre un mouvement de remémoration et de réminiscence qui donne à penser et à sentir la précarité de la vie mais aussi sa puissance de métamorphose et sa créativité. Le triptyque cinématographique Lucebert, temps et adieux est la mise en œuvre de cette créativité. Il est un essai au sens que Montaigne, lui aussi confronté à la mort de son ami Étienne de la Boétie, donnait à ce terme (une pensée, une pesée, un exercice, une tentative, une expérience) ; un essai filmique extrêmement libre et inventif qui n’est pas la mise en images d’une pensée ou d’un concept de la mort et du temps qui préexisterait, mais une pensée-images ou une image-pensées comme l’on voudra.
Spontanéité et expressivité
3Lucebert est un peintre et un poète COBRA. COBRA est un mouvement artistique (essentiellement pictural et poétique) européen du milieu du XXe siècle (COpenhague, BRuxelles, Amsterdam). Né en 1948 (huit numéros de la revue Cobra, 2 expositions internationales en 1949 et 1951) après la catastrophe de la Seconde Guerre mondiale, il se dissout en 1951. Voulant tenter de dépasser l’opposition entre l’abstraction et la figuration, voulant faire fi de tout formalisme, il entre en lutte contre l’abstraction géométrique (Malévitch, Mondrian). Voulant conférer à l’art un rôle révolutionnaire d’avant-garde, il reprend le mouvement du constructivisme et du futurisme qui prétendaient inventer des formes radieuses de vie sociale en pensant et en réalisant de nouvelles formes artistiques. Ces nouvelles formes artistiques sorties du chaos de la guerre et de ce que les nazis considéraient comme de « l’art dégénéré » sont essentiellement greffées sur l’exigence de sincérité et de spontanéité. Sincérité et spontanéité confèrent à la création une simplicité et une unité qui sont celles du premier jet, sans calcul ni duplicité, dans une complète adéquation de soi à soi. Cette double exigence engage quatre éléments : 1) un rapport distancié et critique avec les représentations intellectuelles et avec tous les éléments de la culture ; 2) un matérialisme philosophique et artistique pour lequel l’esprit n’est pas quelque chose d’extérieur à la matière et au corps mais leur mouvement même ; 3) un expressionnisme pour lequel la violence des formes, des couleurs, la véhémence des gestes et des déformations engendrent un monde souvent halluciné où se manifeste comme une âme primitive ; 4) un émotivisme esthétique pour lequel l’art qui est né du mouvement des choses doit exprimer des émotions qui meuvent l’artiste et émeuvent le spectateur. Asger Jorn (peintre danois né en 1914) écrit en 1949 : « L’artiste doit partir de la sensation directe, non réfléchie, spontanée et de son emprise sur l’homme. Il doit s’identifier à la matière2. » Lucebert prétend vouloir (au tout début du film de JVDK) « exprimer l’espace du vivre complet ». Par delà ou en deçà des jugements, des disjonctions ou des catégories abstraites, l’art reçoit donc chez les deux peintres COBRA la vocation d’un rapport immédiat, entièrement sensible et corporel au monde qui lui permet d’envelopper de façon synthétique et jamais achevée tous les aspects de l’expérience vécue de l’homme. L’homme n’est jamais pensé comme « un empire dans un empire », c’est-à-dire comme un être faisant exception aux lois naturelles qui gouvernent les nuages, les pierres, les plantes, les bêtes et les oiseaux. De même, l’art n’est pas une activité séparée et l’œuvre d’art un objet spécifique. Constant (peintre néerlandais né en 1920) définit la nature à la fois instinctive, concrète, synthétique et expressive du tableau en disant : « Un tableau n’est pas une construction de couleurs et de lignes, mais un animal, une nuit, un cri, un homme, ou tout cela en même temps3. »
4COBRA est fasciné par le surréalisme auquel il reprend l’importance conférée aux désirs et aux symboles inconscients ; les visées révolutionnaires ; l’importance accordée aux activités collectives ; l’idée d’une poésie conçue comme l’art par excellence, non pas d’un appel à un ailleurs, à un azur ou à un Idéal (Idéal qui existait encore chez Baudelaire), mais d’un réenchantement du banal et du quotidien. C’est à même le monde duquel on ne pourra pas fuir, c’est dans un complet immanentisme (pas de transcendance) et un radical monisme (pas de dualisme esprit-matière, âme-corps, monde intérieur-monde extérieur, etc.) que COBRA enracine ses créations comme l’ont fait avant lui l’expressionnisme allemand (Nolde et Kirchner), l’œuvre de van Gogh ou bien celle de Paul Klee. Sans doute COBRA fait-il sienne la fameuse formule de Klee qui ouvre le Credo du créateur : « L’art ne reproduit pas le visible ; il rend visible4. » Cela signifie que l’art ne représente pas les apparences, les objets, les figures extérieures ; cela signifie qu’il représente ce qui ne se voit pas, c’est-à-dire des forces, des densités, des intensités, des poussées : toute une puissance essentiellement dynamique, temporelle et mouvante qui se trouve sous les formes à la fois artificielles (humaines) et naturelles. Sous ces formes, se donne à voir la formation ou la genèse : la production ou plutôt la génération en mouvement et non le produit fixé ou l’être entièrement engendré.
Beauté bizarre et temporelle
5Pour capter ces forces et continuer de les faire agir, COBRA recueille une tradition expressive locale, une veine populaire et naïve. À un art cultivé, intellectuel ou sophistiqué, COBRA oppose donc un art brut qui n’est pas seulement celui des fous mais aussi celui du peuple et des enfants que le film de JVDK montre tout le temps comme le symbole de la vitalité créatrice irréfléchie et du recommencement régénérateur. Cet art brut est aussi un art pauvre. Alors que le tableau classique est comme un bijou précieux contenant des matériaux spécifiques et une virtuosité magnifique qui en font la valeur, le tableau COBRA au contraire (comme d’ailleurs un collage cubiste ou un ready-made) est comparable aux objets du monde : entassés, usés, abîmés, sales. En comparant la toile de Lucebert à un trottoir de ville après le marché (2e partie) et en parcourant cette toile sur un fond sonore de bruissements d’un monde social et urbain (bavardage d’enfants, émissions radiophoniques), JVDK nous rappelle que l’œuvre COBRA est une œuvre concrète qui utilise les morceaux éparpillés du monde : les couleurs du peintre sont les couleurs mêmes des choses ; l’eau, l’air, le feu, la terre, les pierres, les plantes, les nuages, etc., sont les substances ou les êtres communs au monde et à l’œuvre qui échangent tout le temps leur point de vue (et c’est cet échange que le film organise). Alors, si l’œuvre utilise des morceaux du monde, c’est pour nous montrer qu’elle en est elle-même un morceau et que l’homme, comme le dit Lucebert au début du film de JVDK, n’est qu’« une miette de pain sur la jupe de l’univers. ». L’œuvre et le monde n’appartiennent pas à deux ordres autonomes et séparés que le cadre du tableau classique ou que le musée viendrait matérialiser. L’œuvre n’est pas vraiment une fiction et, comme telle, elle ne nous protège pas du monde en nous émancipant de ses dangers, de ses décombres ou de ses déchets. Au contraire, l’œuvre est en continuité avec ces décombres et ces objets. Comme elle est elle-même un décombre et un objet, elle a la possibilité de nous faire voir tous les décombres et les objets du monde sous l’aspect de la beauté. L’art se donne ainsi pour tâche de nous montrer ce que nous ne voyons pas, alors que ce que nous ne voyons pas est pourtant là sous nos yeux et que nous l’ignorons ou le méprisons. De là l’entrée en matière du film de JVDK qui montre en gros plan les motifs abstraits (presque une écriture) de ce qu’un rapide travelling arrière va nous faire progressivement apercevoir comme les taches d’un vieux mur d’atelier. Et puis, en continuant, le travelling va nous montrer des cadres de tableaux, des encadrements de porte et des pièces en enfilade encombrées de dessins, de châssis, exactement comme dans un tableau hollandais du XVIIe siècle, un tableau de Vermeer par exemple. (De Vermeer, nous avons vu d’ailleurs subrepticement dans le troisième volet du film de JVDK, La Laitière réinterprétée par Lucebert).
6Ce travelling est immédiatement suivi d’un autre travelling du même type mais cette fois sur un grand dessin mural de Lucebert afin de nous montrer la commune mesure entre des taches et un dessin, afin aussi de nous montrer à la fois une étonnante continuité avec Vermeer et un fondamental éloignement. La référence à Vermeer permet à JVDK plusieurs opérations : 1) elle permet d’affirmer une continuité nationale entre les artistes hollandais ; 2) elle permet ensuite au film de se présenter comme se présente elle-même l’Allégorie de la peinture de 1675 où Vermeer livre le secret de l’art de peindre c’est-à-dire l’opération de transposition du monde extérieur dans l’intériorité d’une représentation : Lucebert, temps et adieux se donne ainsi pour tâche de pénétrer le même secret de la peinture du peintre COBRA ; 3) Cette référence permet à JVDK de penser la finalité de l’art du cinéma et « la première moitié » comme aurait dit Baudelaire, de l’art de Lucebert : cette finalité est de produire une attention et une transfiguration du quotidien et des fragments disséminés du quotidien qui ne nous intéressent pas habituellement dans le cours (c’est-à-dire dans le temps) de notre vie ordinaire. Cette « première moitié » est celle du temps qui est transitoire, fugitif et contingent. La vie ordinaire, nous la considérons comme banale parce qu’elle est grise et ennuyeuse. Par là même, et parce que nous projetons sur le quotidien la valeur négative du rien, la vie ordinaire est proprement invisible parce que cachée derrière nos intérêts, nos soucis, nos préoccupations, nos fatigues ou nos labeurs. Pendant très longtemps, l’art (religieux ou sacré) se donnait ainsi pour tâche de nous donner à penser ou à méditer l’invisibilité des Idées, de Dieu, de l’Absolu, bref d’un contenu qui surplombait non seulement l’artiste mais l’ensemble de la société à laquelle il appartenait et qu’il avait à charge de lui communiquer. L’art religieux interdisait donc, dans sa mission purement contemplative, la représentation de l’ordinaire. L’héroïque, l’historique, le sublime, l’extraordinaire étaient son lieu. L’instruction et l’édification étaient sa mission. Avec Vermeer par exemple, avec la peinture hollandaise dont JVDK se considère comme le fils, la vocation de l’art n’est plus de traverser le visible vers un invisible éternel qui existerait au delà dans un monde intelligible, parfait et divin. La vocation de l’art au contraire n’est pas d’abandonner le visible une fois passé par lui ; elle est de nous faire voir ce qui passe devant nous dans son extrême fugacité. Pour JVDK et pour un aspect au moins de l’œuvre de Lucebert, le travail artistique consiste à saisir (difficilement et sans véritable ou pleine maîtrise) le visible dans son aspect passager, c’est-à-dire dans sa liaison intime avec un invisible qui est ici même, dans le flux des choses matérielles qui passent et qui sont passées, qui sont « périssables comme périssantes et déjà péries » comme dirait Pascal5.
7Voilà pourquoi l’une des premières formules poétiques de Lucebert que cite le film de JVDK, est que « la beauté s’est brûlé le visage. » La beauté ne se garde pas pure du temps et de l’imperfection dans un Idéal immuable, éternel et intellectuel (comme la beauté grecque ou classique). Au contraire, la beauté chute dans la laideur ou dans ce que nous considérons traditionnellement comme laid (l’objet concret, utile, usé ; l’informe, le brouillon, le sale, l’impur, le désordre, le fugace, le montage, la coupure, le disséminé que le film de JVDK fait sciemment proliférer). Mais alors en retour ou réciproquement, toute la laideur et tout ce que certains ont nommé « la prose du monde » (son prosaïsme, ses accidents, ses désordres), tout cela devient beau pour l’artiste (peintre ou cinéaste) qui sait voir : tout cela devient beau d’une beauté qui n’est évidemment pas faite de symétrie, de mesure, de calme, d’harmonie, mais d’une beauté qui est au contraire tragique, paradoxalement très colorée et très noire où la mort des choses, des animaux, des hommes, du peintre lui-même, est à la fois plus manifeste, plus cruelle, mais aussi plus vivante et régénératrice que jamais. Cette beauté (celle de la peinture de Lucebert, celle du film de JVDK) est une « beauté convulsive » comme aurait dit André Breton ou une « beauté bizarre » comme aurait dit Baudelaire, une beauté étonnante au sens où l’étonnement (profondément philosophique) veut dire à la fois émerveillement, doute et inquiétude devant les apories, les opinions et les fausses certitudes.
Primitivisme, symbolisme et présence
8Il ne faudrait pas oublier cependant un second aspect de l’œuvre COBRA que la référence à Vermeer occulte. Il ne faut pas oublier « la seconde moitié » de l’art de Lucebert : l’aspect d’un primitivisme qui contraste singulièrement avec la maîtrise, la clarté et la netteté presque cartographique des imitations de Vermeer. Par primitivisme, il faut entendre l’effort d’une régression vers le plus archaïque, c’est-à-dire non pas vers le commencement historique qui est complètement dépassé, mais vers le plus fondamental ou le plus essentiel qui doit toujours être présent, efficient ou actuel. Or pour COBRA, ce qui est doit être toujours présent à la source de toute création, c’est le regard innocent et le geste spontané, gauche, non apprêté de celui qui n’est pas le maître du langage, de la science, de la technique, de l’histoire et de la civilisation ; de celui qui au contraire est assujetti à tous les pouvoirs symboliques, politiques, économiques, etc. Ce regard et ce geste sont ceux du peuple et de l’enfant. Chez JVDK, ils sont aussi ceux du vieillard, du casseur de pierres, du pauvre, du peuple dominé, du noir : du noir anonyme qui est en chaque blanc et en chaque homme – « un grand nègre maussade est descendu en moi » dit Lucebert – ou du Noir célèbre qu’il s’appelle John Coltrane, Billie Holliday ou Thelonious Monk. Ce regard et ce geste appartiennent à ceux qui, en se débarrassant c’est-à-dire en se dessaisissant des constructions ou des médiations de la culture moderne, ressaisissent le fond mythique et cosmique que seule l’ingénuité et l’aptitude à improviser de l’artiste sont capables de capter. Ruskin revendiquait au XIXe siècle une « innocence de l’œil », « c’est-à-dire disait-il une sorte de perception enfantine de ces taches plates et colorées comme telles, sans aucune conscience de leur signification – comme un aveugle les verrait si la vue lui était subitement rendue. » Dans une perspective similaire, André Breton en 1928 et en ouverture du Surréalisme et la peinture, écrivait : « L’œil existe à l’état sauvage6. » C’est donc le profond naturalisme de COBRA en général et de Lucebert en particulier, qui considère que c’est l’innocence de la nature, relayée par l’innocence du jeu de l’enfant comme par celle des fêtes de la vie quotidienne des hommes ordinaires, qui constitue l’exigence et le modèle de la création. En sa spontanéité, cette création vise à demeurer une procréation puérile et donc véritablement régénératrice. L’art n’est pas séparé de la vie au sens biologique et existentiel. À la limite même, comme l’art ne se veut que le prolongement ludique de la vie, c’est l’idée même de création neuve qui montre sa difficulté : en proférant à plusieurs reprises « il y a tout dans le monde, c’est tout », Lucebert comprend ce que Mallarmé avait compris dans les années 1890 quand il reconnaissait déjà que : « La nature a lieu, on y ajoutera pas7… » L’art selon COBRA n’est que « l’action restreinte » qui consiste à s’insérer dans les choses afin de les faire voir et de faire voir surtout les effets qu’elles produisent.
9Le primitivisme et le naturalisme de COBRA lui confèrent quelque chose de sauvage, de véhément, de démesuré. Les effets du monde sur le peintre sont toujours excessifs. Le jeu mouvant de l’art qui participe au jeu de l’existence ne va pas sans une certaine agressivité qui naît du surgissement de figures monstrueuses, de formes dissonantes ou de créatures fabuleuses inquiétantes. Ces figures monstrueuses et ces masques sont en effet engendrés par les poussées qui constituent le fond dynamique de la vie, de l’instinct et de l’inconscient. Ce fond est délié du temps ; il enveloppe les hommes dans un univers de symboles dont la loi est celle de la circularité, de la répétition et de la présence. Quatre éléments sont ici importants.
101) La circularité et la répétitivité du film de JVDK met au jour celles de l’œuvre de Lucebert elle-même qui est, par variation, par auto-répétition, « la même et pourtant autre. » Ce qui est varié ici, c’est-à-dire qui se répète, se différencie et se reploie indéfiniment à l’image de la musique de jazz que JVDK fait entendre, c’est le destin de l’homme : de l’homme dont Bachelard disait (Bachelard le seul philosophe revendiqué par COBRA et qui rédigea un article pour le numéro 6 de la revue Cobra) qu’il est « un drame de symboles8 ».
112) Le tableau comme le film possèdent un caractère de présence en tant que la présence se distingue de la représentation. La représentation suppose l’absence de ce que l’on représente. Dans les symboles de l’œuvre COBRA au contraire, « nous nous mettons à vivre le sens, nous en sommes imprégnés, nous le “pensons” vraiment dans les choses où la pensée se réalise comme action et sentiment. L’œuvre est comme la manifestation d’un état primitif où l’homme ignorerait le pouvoir de penser à part des choses et des bêtes, ne réfléchirait qu’en incarnant dans des objets le mouvement même de ses réflexions. De là vient que l’art puisse constituer une expérience qui apparaît comme un moyen de découverte et un effort, non pour exprimer ce que l’on sait, mais pour éprouver ce que l’on ne sait pas9 ».
123) Le tableau comme le film semblent la réactualisation ou la répétition d’une pensée impersonnelle qui n’est ni la pensée d’un auteur, ni une pensée qui s’adresse à un sujet (spectateur) maître de ses représentations. Pour COBRA et pour JVDK, il semblerait que l’homme soit moins un être pensant qu’un être pensé, englobé dans des significations dont il n’est pas le maître.
134) Le temps des choses, des sensations, de leurs effets psychologiques, du geste de l’artiste et de l’œuvre, ce temps n’est pas né de la dégradation d’une éternité qui existerait séparée par-delà le temps et dont le temps serait tiré. C’est l’inverse qui est vrai : c’est l’éternité du symbolisme primitif COBRA qui est tirée du temps, c’est-à-dire du transitoire et du circonstanciel auxquels il porte une fondamentale attention.
Images précaires
14Les formes ou les images artistiques possèdent cinq caractéristiques qui leur confèrent une fragilité congénitale : 1) elles ne sont pas préconçues avant d’être réalisées (pas de plan, pas de calcul, pas de séparation entre la conception et l’exécution, bref, elles sont improvisées comme dans la musique de jazz) ; 2) elles ne sont jamais stables ni bien délimitées : au contraire, elles sont en devenir et en métamorphose ; ce qui signifie qu’elles s’inventent dans le temps même du geste créateur du poète, du peintre, du musicien comme John Coltrane et du cinéaste qu’est JVDK ; 3) ces formes n’effacent jamais le mouvement à la fois sensible et corporel qui les a fait naître (au contraire de ce que font un tableau du Titien ou une musique de Mozart) ; ces formes n’atteignent donc jamais un point de perfection qui les émanciperait du temps forcément laborieux de leur élaboration : au contraire, elles se font et se défont dans une imperfection qui les maintient dans le mouvement de leur propre déséquilibre et de la recherche incessante d’elle-même c’est-à-dire dans le geste qu’elles accomplissent. La création qui est, comme on l’a vu, une procréation, est aussi et toujours une re-création : une re-création sans trêve qui se reprend sans cesse et qui peut être en conséquence reprise comme elle le sera par le film de JVDK. Constant exprime très bien cette idée : « Comme nous considérons que stimuler la pulsion créatrice est la tâche principale de l’art, nous nous efforçons, dans la phase qui s’ouvre devant nous, de fonctionner de la façon la plus matérielle et la plus suggestive possible. Dans cette optique, l’acte créateur est d’une signification beaucoup plus grande que la chose créée, tandis que cette dernière gagnera en sens à mesure qu’elle portera les traces du travail qui l’a fait naître plutôt que la marque d’une création achevée10 » ; 4) ces formes imparfaites et en mouvement montrent toujours leur profonde fragilité. Elles ne cessent donc jamais de rappeler à l’artiste lui-même, au spectateur et à tout homme, la précarité de l’art, celle de la vie et de la condition humaine. Cette précarité qui est adossée à la temporalité de l’homme et à sa mortalité constitue la face obscure ou la rançon d’une créativité dont l’homme n’est pas le maître, parce que comme dit Hegel le seul maître absolu, c’est la mort. Ce maître absolu ne possède sans doute rien d’effrayant comme l’indique JVDK au début de son troisième volet : Lucebert est mort, il a simplement fallu se passer de lui et se poser la question de savoir où est Lucebert afin de le chercher. Ce troisième volet est un Tombeau au sens poétique du terme ; un monument cinématographique au sens strict d’un instrument de mémoire qui fait être celui qui n’est plus en constatant qu’il n’est plus mais qu’il existe dans ses œuvres et dans la reprise créatrice que ses œuvres suscitent par les enfants et par le film lui-même. Lucebert n’est ni dans sa tombe qui effraie et dramatise bêtement la mort, ni dans un au-delà où il existerait (illusoirement bien entendu) de façon glorieuse. La caméra se déplace partout dans l’atelier et dans tous les sens ; elle insiste et revient sur les mégots, sur les cassettes de musiques, sur les outils, sur les œuvres qu’une main caresse sur le divan désormais vide. « Il est où Lucebert ? » demande JVDK. Simplement et sur un mode qui ressemble à celui de Mallarmé quand le poète français écrit le Tombeau de Verlaine, JVDK répond pour ne pas « calomnier la mort » : Lucebert ? il est caché parmi les œuvres, Lucebert11 ; les œuvres mais aussi les souvenirs, les carnets de croquis que le film vient de montrer, d’empiler, de conserver pour notre mémoire qui est la sienne. Sans doute l’immortalité ou même l’éternité existent ; mais elles n’existent pas de façon sacrée dans un autre monde ; elles existent ici dans le film que vous venez de voir, et même dans le fragile et léger souvenir que vous en avez.
155) Je voudrais enfin terminer en insistant sur un cinquième et dernier point : le mouvement d’engendrement des formes artistiques est autant un mouvement de soustraction que de rajout, de superposition et d’accumulation. Comme le dit Deleuze dans son étude sur Bacon : « C’est une erreur de croire que le peintre est devant une surface blanche. La croyance figurative découle de cette erreur : en effet, si le peintre était devant une surface blanche, il pourrait y reproduire un objet extérieur fonctionnant comme un modèle. Mais il n’en est pas ainsi. Le peintre a beaucoup de choses dans la tête, ou autour de lui, ou dans l’atelier. Or tout ce qu’il a dans la tête ou autour de lui est déjà dans la toile, plus ou moins virtuellement avant qu’il ne commence son travail [JVDK le suggère très souvent] […]. Si bien que le peintre n’a pas à remplir une surface blanche, il aurait plutôt à vider, désencombrer, nettoyer [comme le montre une scène de la seconde partie où Lucebert ne part pas du blanc mais le retrouve, pour ensuite commencer un tableau en droit infini dont les formes naissent de la disparition des formes précédentes] […]. [Le peintre] peint donc sur des images déjà là pour produire une toile dont le fonctionnement va renverser les rapports du modèle et de la copie12. » Le tableau, comme le montre JVDK, est ainsi un palimpseste où les images émergent dans l’effacement des images antérieures parce que ces images antérieures sont ou sont devenues des « clichés » c’est-à-dire des images habituelles, des images descriptives ou subordonnées à une action, à une histoire, à une communication, à un espace identifiable (comme un document, une affiche par exemple). Le film de JVDK (émule en cela de la peinture de Lucebert) tente ainsi de produire ce que Deleuze appelle des images optiques, sonores, tactiles « pures », c’est-à-dire de pures images ne renvoyant qu’à elles-mêmes et non à autres choses qui leur conféreraient d’un point de vue extérieur une signification. C’est sa beauté et sa difficulté : briser les liens avec l’espace de la locomotion, avec le temps chronologique ou le temps logique de la narration afin de mettre en difficulté le spectateur et de le mettre dans une position inconfortable d’accueil de l’inouï, de l’inédit, il faudrait dire de « l’invu ». On pourrait dire alors que le cinéma de JVDK et l’art dans son ensemble se doivent de produire des espaces et des moments déconnectés qui empêchent de reconnaître afin de voir authentiquement : de voir tout en disant comme Jean-Luc Godard : « Ce n’est pas une image juste, c’est juste une image13. » Or juste une image, c’est l’image-temps en laquelle le présent de son actualité comprend le virtuel du passé et de l’avenir.
Notes de bas de page
1 Toutes les illustrations sont extraites de Lucebert : temps et adieux sauf la première qui montre le cinéaste sur les lieux du tournage du film.
2 Cité par Willemijn Stokvis, COBRA, Paris, Gallimard, 2001, p. 218.
3 Ibid., p. 296.
4 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, trad. P.-H. Gonthier, Paris, Folio-Essais/Gallimard, 1998, p. 34.
5 Blaise Pascal, Sur la conversion du pécheur, Paris, Lafuma/Seuil, 1963, p. 290.
6 André Breton, Surréalisme et la peinture, Paris, Gallimard, 1965, p. 11.
7 Stéphane Mallarmé, La Musique et les Lettres, in Œuvres, Paris, biblio. de la Pléiade, Gallimard, 1947, p. 647.
8 Gaston Bachelard, La terre et les rêveries du repos, Paris, José-Corti, 1948, p. 90.
9 Maurice Blanchot, La part du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 83.
10 W. Stokvis, op. cit., p. 221 et p. 222.
11 « Qui cherche, parcourant le solitaire bond
Tantôt extérieur de notre vagabond –
Verlaine ? Il est caché dans l’herbe, Verlaine
À ne surprendre que naïvement d’accord
La lèvre sans y boire ou tarir son haleine
Un peu profond ruisseau calomnié la mort. »
Stéphane Mallarmé, les deux tercets du sonnet de 1897, Tombeau (à Verlaine).
12 Deleuze, Francis Bacon, Paris, La Différence, 1994, tome I, p. 57.
13 Voir la belle étude de Paola Marrati « Deleuze. Cinéma et philosophie », dans F. Zouabichvili, A. Sauvagnargues et P. Marrati, La Philosophie de Deleuze, Paris, PUF, coll. « Quadrige », 2004, p. 297.
Auteur
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