Frontières
p. 343-345
Texte intégral
1Si les propositions qui composent cet ouvrage mettent souvent en relation le cinéma et les autres arts, les trois textes de ce chapitre, qui recouvrent un siècle de cinéma, le font de manière singulière. En étudiant « la représentation éludée du plasticien au travail dans le cinéma des premiers temps », Jean-Baptiste Massuet montre comment les artistes sont très vite devenus des personnages de fiction. On ne s’étonnera pas de découvrir l’importance, dans la première décennie de l’existence du cinématographe, des représentations de l’artiste magicien avec Méliès comme figure emblématique. Peintre et dessinateur, Méliès s’affirme surtout comme magicien et illusionniste, ses premiers films reprenant ses numéros de prestidigitation. Ce goût pour le spectacle et le « film à trucs » n’est guère compatible avec une quelconque mise en scène de l’artiste au travail, le but étant justement de cacher les différentes étapes de la genèse pour mettre en évidence la « magie » de la création. Cette « lignée illusionniste » supporte cependant quelques exceptions, et si les manipulations d’images propres au cinéma sont toujours présentes dans le travail d’Émile Cohl, la reproduction des différentes étapes de la réalisation d’un dessin par exemple témoigne d’un intérêt nouveau pour le geste créateur.
2Mais ce n’est pas tant ce geste que la figure romantique de l’artiste lui-même qui va fasciner les cinéastes. Replaçant cette évolution dans la transition, chère à André Gaudreault et Tom Gunning, entre le « système des attractions monstratives » et le « système d’intégration narrative », Massuet fait de la vie supposée mouvementée du personnage artiste un support tout à fait remarquable de nombre de fictions, marquant en cela les débuts d’un véritable genre dont les biopics ne seront qu’une des manifestations à venir, parmi d’autres tentatives tout aussi passionnantes. Ces films, quelle que soit leur qualité et intérêt, posent chacun à leur manière une question essentielle : quelle est la place du cinéma dans le « système des arts » ? On peut en effet voir dans ces tentatives souvent maladroites un questionnement récurent à la fois sur la définition d’un art du cinéma et sur la frontière entre le cinéma et les autres arts. Fondée sur des exemples très précis et souvent inattendus, cette hypothèse défendue par Massuet n’en a ici que plus de force.
3Le passage entre Le peintre néo-impressionniste (Émile Cohl, 1911) ou Rigadin, peintre cubiste (Georges Monca, 1912) à Lucebert, temps et adieux (1962, 1966, 1994), ambitieux triptyque réalisé par le documentariste Johan van der Keuken, peut paraître audacieux. Pourtant, il s’agit toujours des mêmes frontières qu’il faudra cette fois contester, bousculer, nier pour produire, à partir du portrait du peintre et poète Lucebert, « une puissante réflexion esthétique, politique et métaphysique sur le monde contemporain ». L’artiste n’a plus rien de commun avec le génie créateur mythifié par un nombre considérable de films dans lesquels le cinéma s’impose comme un puissant relais de l’imagerie romantique. Pour le peintre COBRA Lucebert comme pour van der Keuken lui-même, créer c’est se confronter à la brutalité du monde, à sa complexité, à sa matérialité, c’est être dans le monde, dans le flux de la vie, dans l’intimité de la famille, au milieu des enfants qui jouent, mais aussi bien au-delà des frontières du temps et de l’espace quand, par la grâce du montage, surgissent soudain dans la continuité même du geste du peintre des images d’Amsterdam, de Bergen, de Paris, de Londres ou de la campagne espagnole. « Van der Keuken “joue du cinéma” comme on joue du saxophone, écrit Serge Daney. Il joue tous les cadres, très vite. Les panoramiques sont comme l’exposé du thème, les décadrages nerveux sont les riffs, les recadrages sont des chorus1 ». Aucune explication dans cette frénésie de la captation, aucune parole pour imposer une vérité aux images : la voix du cinéaste dit simplement les poèmes de Lucebert. Il faut se laisser porter par ces allers et retours incessants entre la réalité et le rêve, chaque séquence, voire chaque plan, mais aussi chaque son devenant le point de départ d’un nouveau récit possible.
4Peinture et cinéma se retrouvent alors pour, selon Pierre-Henry Frangne, « saisir (difficilement et sans véritable ou pleine maîtrise) le visible dans son aspect passager, c’est-à-dire dans sa liaison intime avec un invisible qui est ici même, dans le flux des choses matérielles qui passent et qui sont passées […] ». Cette pensée du cinéma comme inachèvement ne s’oppose plus, comme dans les films du cinéma des premiers temps, à l’achèvement de la peinture ou de la sculpture. Portrait d’un ami peintre et poète, Lucebert temps et adieux est aussi un autoportrait du cinéaste et photographe Johan van der Keuken qui se reconnaît d’abord dans l’improvisation, acte toujours en devenir s’il en est, acte spontané revendiqué tout autant par les artistes COBRA. Dans la dernière partie du triptyque, tournée après la mort de Lucebert, le cinéaste semble comme orphelin de lui-même. Parcourant doucement l’atelier vide, caméra à l’épaule, la main du filmeur entre dans le champ pour caresser les tubes de peinture puis les toiles de son ami. Cette main qui franchit la frontière entre le hors-champ et le champ, cette main de l’artiste au travail qui témoigne de la stupéfaction devant l’absence, dit aussi la présence de la vie dans la matière même, dans le désordre du bureau ou dans les notes d’un carnet abandonné. Ce Tombeau cinématographique « lieu de mémoire et, au sens strict, monument » à Lucebert, s’achève par l’évocation mélancolique par le cinéaste de sa propre mort : entre le champ et le hors-champ, dans ces quelques centimètres de frontière symbolique traversée par la main de l’artiste, il y a aussi le passage entre la vie et la mort.
5Si la peinture semble être à nouveau un horizon possible pour les trois films dont les incipit sont analysés par Sylvie Le Coq dans le dernier texte de cette partie, sa présence ne s’impose plus alors que comme métaphore : Jean-Luc Godard, Alain Cavalier et Agnès Varda prennent pour modèle l’autoportrait, genre célébré par les plus grands peintres. Renouant avec le dispositif suranné de la mise en abîme, tout aussi cher à ces mêmes peintres, les trois cinéastes se filment se filmant, multipliant les plans de miroir, de reflets ou d’ombres portées dans lesquels on les découvre artistes au travail, caméra à la main ou à l’épaule. Avec la fiabilité du son direct, avec ces caméras devenues stylo, pinceau ou instrument de musique, le cinéaste ne se rêve plus en écrivain, en peintre ou en musicien : il peut désormais prétendre lui aussi à cette autonomie qui lui donne accès à une possible « écriture de soi ». Retrouvant la figure de la dernière séquence de Lucebert, où la main de van der Keuken devenait, le temps de quelques plans, la main du peintre disparu, les trois films mettent les corps des cinéastes au cœur des films, corps fatigués mais au désir de vie intact devant la fuite inexorable du temps. Ces autoportraits de cinéastes en artistes témoignent chacun à leur manière, un siècle après la magie de Méliès et les fantaisies de Cohl, de la puissance d’un cinéma qui a depuis longtemps trouvé sa place au Panthéon des arts.
Notes de bas de page
1 Serge Daney, Ciné journal, Paris, Cahiers du cinéma, 1986, p. 88.
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