« Regarder le soleil en face » : André S. Labarthe et l’artiste au travail
p. 309-328
Texte intégral
Plus que mode de connaissance, la poésie est mode de vie – et de vie intégrale.
Saint-John Perse1
1Des danseurs qui dansent, des chorégraphes qui chorégraphient et dirigent des danseurs, des peintres qui peignent, un écrivain qui écrit, des cinéastes qui filment, ou tentent de filmer, et montent leurs films. Voilà ce que donnent à voir et à entendre les portraits d’artistes réalisés par André S. Labarthe. Ainsi, le cinéaste aurait rempli son contrat, honoré la commande : filmer l’artiste au travail. Sur cette figure imposée, ne resterait plus alors à l’observateur qu’à démontrer à quel point le cinéaste sait rendre compte de la manière dont tous ces artistes font naître la création, grâce à l’enregistrement visuel et sonore de leur travail de créateur. Ce serait trop simple. Cela supposerait que le cinéaste se fût donné un objectif, une intention. Or, il n’en est rien, ou presque rien. Ce presque est précisément ce qui rend passionnants les films d’André Labarthe consacrés aux artistes travaillant. Car est-ce vraiment « l’artiste au travail » qui intéresse le cinéaste ?
2André S. Labarthe est principalement connu pour ses portraits de cinéastes réalisés du milieu des années 1960 au début des années 1970 pour la série télévisée Cinéastes de notre temps, créée et produite avec Janine Bazin, puis dans les années 1980 pour l’émission Cinéma, Cinémas, avant de prolonger dans les années 1990 et 2000 la série initiale sous le titre Cinéma, de notre temps. Pourtant, dès ses débuts de documentariste, il s’intéresse aussi aux créateurs d’autres champs artistiques : écrivains et peintres, vivants ou morts, musiciens, danseurs et chorégraphes.
3Si beaucoup des portraits de cinéastes prennent la forme d’entretiens accompagnés d’extraits de leurs films, plusieurs artistes ont été filmés dans leur environnement de travail : peintres dans leur atelier, cinéastes sur les lieux de tournage et dans les salles de montage, danseurs et chorégraphes dans les studios de danse et les théâtres, musiciens en répétition et en concert, et un écrivain… chez lui. Pour la plupart, ces portraits sont des films de commande, destinés à une diffusion télévisée et produits par des chaînes de télévision ou des sociétés de production indépendantes. Les portraits de danseurs et de chorégraphes occupent une place particulière dans la filmographie d’André Labarthe, d’une part dans le temps (1985-1993), d’autre part en raison des conditions de leur réalisation, due à la rencontre avec le producteur Alain Plagne qui a introduit le cinéaste dans un univers artistique qu’il ne connaissait pas. Alain Plagne a également produit les portraits du chef d’orchestre Karl Münchinger et de l’écrivain Philippe Sollers, ainsi que L’Homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours, film inclassable à la recherche d’Orson Welles.
4Deux caractéristiques apparaissent donc d’emblée, puisqu’il sera question ici de films de commandes et de cinéma documentaire. Mais André Labarthe est rétif aux catégories. Il répond à la commande par une attitude apparemment paradoxale en étant dépourvu d’intention préalable manifeste dans le « traitement » de la figure imposée. En outre, pour faire son cinéma documentaire, il s’approprie délibérément les moyens techniques et narratifs de la fiction.
5Afin de mettre en œuvre ces moyens, le réalisateur fait appel à une équipe régulière et fidèle, malgré quelques variations dans la participation de certains membres. Maurice Perrimond et, surtout, Jacques Audrain sont chargés des prises de vues ; Jean Minondo officie à la prise de son, parfois assisté ou remplacé par Xavier Vauthrin ou François de Morant ; Danielle Anezin est la monteuse de la très grande majorité des films dont il est question ici (et de bien d’autres d’André Labarthe) et Jean-Pierre Laforce est le mixeur attitré. Les principaux producteurs de ces films sont Alain Plagne et Vincent Roget, ancien assistant-monteur de Danielle Anezin. La fidélité des membres de cette équipe confère une homogénéité esthétique aux portraits d’artistes et il est d’autant plus important de les mentionner ici que, dans les commentaires très personnels de ses films, André Labarthe ne parle jamais à la première personne du singulier : « je » s’efface derrière « nous » ou « les cinéastes ».
6Certains films, singulièrement ceux consacrés à la danse, comportent dans leur titre une manière de programme : Sylvie Guillem au travail, Patrick Dupond au travail, William Forsythe au travail, John Neumeier au travail. Le titre du portrait de Martin Scorsese en est une variation – La Machine Scorsese –, évoquant le cinéaste en homme-machine qui ne s’arrête jamais, toujours au travail. Ainsi formulés, ces titres suscitent, à tort ou à raison, une attente chez le spectateur. Le programme et l’attente ne sont pas nécessairement satisfaits, mais ils font naître autre chose sur le sujet de la création artistique montrée au cinéma. D’ailleurs, A. Labarthe en avertit clairement et nonchalamment le spectateur : « Si vous attendez de nous que nous vous montrions [l’artiste] en flagrant délit d’inspiration, nous vous disons bonsoir, allez voir sur les autres chaînes si Dieu existe, cette émission n’est pas pour vous. » Figurant dans le commentaire qui ouvre le portrait du peintre Antoni Tàpies, cet avertissement vaut pour tous les films évoqués ici.
Les traces de l’artiste au travail
7Davantage que le travail des artistes, ce sont les traces de leur travail qui sont visibles et audibles dans les films d’André Labarthe. Parfois, elles sont même tout juste perceptibles. Il s’agit de traces physiques, de traces matérielles, de traces évoquées par la parole et l’image. Les traces physiques sont les stigmates portés par la chair. Naturellement, parmi les artistes filmés par Labarthe, les danseurs sont ceux qui portent le plus ces stigmates. À cet égard, les images et les sons les plus frappants sont ceux du film consacré au travail de Sylvie Guillem, alors danseuse étoile à l’Opéra de Paris. Lors d’une répétition d’une chorégraphie de William Forsythe, la danseuse est montrée assise sur le plancher du studio, en silhouette à contre-jour au premier plan, tandis que les autres danseurs continuent de danser. Elle se masse les jambes, signe possible d’une crampe. Le rythme de sa respiration s’entremêle à celui de la musique qui évoque elle-même une respiration, musique de la chorégraphie et non musique ajoutée pour le film. Lorsque Guillem enlève ses protections de genoux ou d’orteils, le cinéaste filme ces parties du corps en gros plan. On ne voit pas le visage de la danseuse et, surtout, elle ne dit rien – pas une parole, rien qu’un souffle et les faibles sons des gestes effectués. Sur cette opération quasi chirurgicale, le cinéaste porte un regard clinique. Il s’agit pour lui de « regarder Sylvie Guillem différemment, de la fragmenter par le regard », comme il le dit dans son commentaire, en adoptant la position de l’observateur distant. Il le confirme dans un texte écrit quelques années après la réalisation de ce film : « À chacun son boulot. La Guillem danse, la caméra monologue. Entre les deux : rien. Pas un mot, pas un regard, pas le commencement d’un flirt2. ». Dans le portrait du danseur et chorégraphe japonais Ushio Amagatsu, ces traces physiques sont celles que s’inflige délibérément l’artiste par un travail qui souligne l’indissociabilité du corps et de l’esprit. C’est sa chute sur le dos, montrée à plusieurs reprises tant elle est fascinante, ou le finale d’une représentation s’achevant sur une suspension par les pieds du corps nu d’Amagatsu qui pivote de plus en plus rapidement. Images sans artifices, tournées pendant les représentations publiques. Si tout son corps n’est pas constamment en déplacement, celui du musicien porte cependant lui aussi les traces physiques du travail, plus fugaces, mais bien visibles, particulièrement en public. En 1985, André Labarthe filme, à la Fête de L’Humanité, un concert donné par le saxophoniste Manu Di Bango en soutien à Nelson Mandela, alors emprisonné en Afrique du Sud. Il est notamment accompagné par le batteur Bernard Lubat et par l’organiste Eddy Louiss. Filmé à deux caméras, sous la direction d’un cinéaste qui virevolte d’un cadreur à l’autre, le travail des musiciens est moins montré par leurs gestes et leur technique que par leur visage. Il est rare que l’on voie les mains et les pieds de Lubat actionnant baguettes et pédales, ou les doigts de Louiss parcourant le clavier. Les caméras portées donnent à voir un autre travail, celui des traits des visages, tous ces écarquillements, ces grimaces, ces froncements, ces crispations, ces rayonnements accompagnant la pensée qui fait naître la musique.
8L’imbrication du corps et de l’esprit est précisément ce qui intéresse le cinéaste, dont la complicité avec les chorégraphes, bien plus qu’avec les danseurs qui en sont les interprètes, est manifeste. Dans Carolyn Carlson (solo), premier des deux films avec la chorégraphe américaine, celle-ci répète en silence les mouvements d’un solo de dix minutes. Elle est filmée dans un plan-séquence d’une durée équivalente, cadrée en plan américain. Elle s’interrompt au bout de quelques minutes et vient d’elle-même commenter son travail, debout et mobile face à la caméra, avant de reprendre ses mouvements dansés dans le silence. L’absence d’interruption dans le filmage rend compte à la perfection de l’absence de césure entre le mouvement dansé et la réflexion qui l’anticipe, l’accompagne ou le suit. Un moment semblable est présent dans William Forsythe au travail. À la fin d’une répétition avec deux de ses danseurs, le chorégraphe reste seul dans le studio. Les danseurs viennent de partir, les cinéastes continuent de filmer. A priori, il n’y a plus d’artistes « au travail » à enregistrer. Spontanément, Forsythe s’approche de la caméra et s’adresse à la petite équipe qui le filme. Sans la moindre sollicitation, il commente ce qu’il cherche à obtenir avec la chorégraphie qu’il est en train d’élaborer. Il semble alors réfléchir tout haut à son propre travail, comme pour faire le point. La présence de la caméra et du micro-cravate qu’il porte sur lui ne freine en rien sa réflexion, exprimée par la parole et par tout un langage corporel très fluide.
9L’artiste parlant de son travail peut sembler ce qu’il y a de plus évident et aisé à filmer. Cependant, il ne s’agit pas ici d’un entretien, d’une interview selon les conventions télévisuelles, même si, parfois, André Labarthe ne s’interdit pas d’avoir recours à ce dispositif, pour mieux le subvertir. C’est davantage un monologue, pas tout à fait intérieur puisque confié à d’autres, et une expression de la pensée qui fait partie de mouvement du corps. Montrer cela, c’est aussi une manière de montrer l’artiste au travail.
10Le travail d’un cinéaste est autrement plus difficile à montrer. Les seules traces que le cinéma soit capable de donner à voir et à entendre de lui-même relèvent souvent du domaine de la parole. Comme le dit Scorsese à Labarthe et à son équipe venus le filmer alors qu’il est en montage, « nous continuons à travailler, ça ne change rien pour nous, mais vous n’allez pas voir grand-chose. » Si l’on ne peut rien voir à la phase du montage, pourtant riche de possibilités car plus intime, peut-on voir le cinéaste au travail pendant le tournage ? Labarthe ne s’y est essayé qu’une seule fois, avec Nanni Moretti. Alors que le cinéaste italien tourne une scène de piscine en plein air pour Palombella rossa, le climat perturbe le planning de travail et le tournage tombe en panne. Il n’y a rien à voir et c’est cela qui intéresse le documentariste, ces traces de vide dans le travail, l’attente. Filmé pendant le montage d’Apprentissages3, Scorsese est constamment en mouvement dans sa petite salle de montage où se trouvent Thelma Schoonmaker, sa monteuse, sa chienne Zoe, une télévision allumée en permanence dont le son est toujours perceptible4 et l’équipe des cinéastes venus le filmer. Son mouvement incessant est celui de la parole, donc de sa pensée. Tandis que Thelma Schoonmaker monte, Scorsese la suit d’un œil, assis en retrait sur un canapé et, soudain, s’adresse directement à la caméra des Français pour leur dire qu’il a revu la veille des extraits du Petit Soldat de Jean-Luc Godard. Évoquer sa cinéphilie est pour Scorsese l’une des multiples facettes de son travail de cinéaste. Bien qu’on le voit très peu travailler dans tout le film, Scorsese est constamment dans le travail du cinéma : avec sa monteuse, dans ses conversations avec ses amis où l’histoire du cinéma s’entremêle avec les expériences personnelles et douloureuses de tournage, avec la télé branchée en permanence sur des chaînes câblées de cinéma, avec les archives du cinéaste religieusement conservées (du scénario à la moindre note écrite sur une serviette en papier).
11Quand l’artiste filmé est un écrivain vivant, comment rendre compte d’un travail qui n’a d’autre atelier, d’autre studio, d’autre plateau que son propre cerveau ? Dans une séquence de Sollers, l’isolé absolu, André Labarthe filme Philippe Sollers assis à sa table de travail, dans un travelling avant en plongée sur l’écrivain vu de dos. Penché, il semble écrire, mais on ne voit rien de ce qu’il écrit. Écrit-il vraiment, d’ailleurs ? La caméra elle-même paraît en douter, car elle abandonne Sollers par un panoramique pour s’intéresser à un poste de radio-lecteur de CD d’où semble sortir la musique qui accompagne les images. On s’attend au dévoilement de l’écrivain au travail : on ne voit qu’un appareil immobile, sans parvenir à savoir si la musique entendue en sort vraiment. Ce mouvement d’appareil qui met hors champ l’écrivain au travail est un aveu d’impuissance à montrer le travail d’écriture, c’est-à-dire l’élaboration de la pensée et l’expression graphique de celle-ci. Mais c’est une impuissance assumée qui, malgré l’apparence de la frustration, contribue à suggérer le travail de la pensée et de l’écriture, que la musique soit ou non source d’inspiration. Le changement de direction de la caméra, qui paraît erratique, ôte toute intention déchiffrable dans la suite du plan, sinon celle de suggérer une trace, mais sans lien direct avec le travail de l’écrivain. La propre trace du cinéma, peut-être. Ne reste alors qu’à montrer les preuves matérielles de l’écriture, les pages manuscrites d’un cahier de Sollers. Devant ce cahier, l’écrivain compare le mouvement des lignes rédigées avec le mouvement du vent et de l’eau qui l’entourent, tandis que ses mains, vues en gros plan, les commentent par le geste. À l’image de ces traces manuscrites se superpose, un peu plus tard, celle de vaguelettes. Cette surimpression n’est pas qu’une illustration de la comparaison faite par l’écrivain. Elle est la fusion de deux types de traces, écrites et filmées, de deux mouvements dans le temps et dans l’espace, fusion qui réunit le travail de l’écrivain et celui du cinéaste pour tenter de figurer la pensée à l’œuvre.
12Du point de vue cinématographique, le peintre est l’artiste dont l’activité pourrait être la plus facile à montrer, car de son travail naît un objet concret, physique, durable. Ce n’est pas le mouvement éphémère du danseur, l’insaisissable mouvement de la pensée de l’écrivain, l’activité fragmentée du cinéaste dont la production – le film – prend simultanément plusieurs formes toujours en devenir. À la caméra, le tableau propose du concret, même quand il est abstrait. On peut le voir évoluer, faire des allers et retours, avant de découvrir sa forme définitive. Le peintre serait alors l’artiste dont le travail est le plus aisément enregistrable par le cinéma, en raison de sa proximité avec l’artisan : « Travail de maçon effectué avec les outils du maçon », commente Labarthe à propos du tableau que Tàpies va réaliser devant la caméra pendant plusieurs jours d’affilée. Si quelque chose distingue l’artisan de l’artiste, la caméra et le microphone sont bien incapables de saisir ce quelque chose. Au moment où Antoni Tàpies termine la soigneuse préparation du support de son tableau, le cinéaste s’interroge : « La peinture a-t-elle commencé ? Et, dans ce cas, où cela se passe-t-il ? Car l’œil de vache de la caméra ne capte qu’une temporalité bête, sans autre pente que celle d’un artisanat primitif, sommaire, presque maladroit. »
13À la fin des années 1960, Labarthe filme Robert Rauschenberg qui expose au Musée d’art moderne de Paris. Il ne filme pas l’artiste au travail, puisque les œuvres sont achevées et exposées. Mais, à l’occasion d’un entretien improvisé entre l’artiste et un visiteur éclairé, la trace du travail de création est rendue presque tangible grâce à la caméra. Le visage cadré en gros plan, Rauschenberg explique qu’un tableau vit par le regard du spectateur, mais meurt dès qu’il n’est plus qu’un souvenir. Le cadreur effectue un vif effet de zoom avant sur les yeux et la tempe gauche de l’artiste, comme si l’objectif cherchait à pénétrer le cerveau du peintre au moment même où il évoque la mémoire. Selon Rauschenberg (et ses disciples, encore nombreux aujourd’hui), la création véritable naîtrait davantage du regard extérieur du spectateur que du regard intérieur de l’artiste. Ce zoom cherche à scruter la contradiction inhérente à une telle attitude.
14Cet effet visuel est emblématique de tous les films d’André Labarthe consacrés aux artistes au travail car il est l’un des outils d’une exploration, sans a priori, du phénomène de la création. Le cinéaste ne dit pas autre chose à propos de Tàpies : « Lorsque Tàpies agresse le corps de son tableau, on est surtout surpris de la retenue que le peintre met en chacun de ses gestes. La caméra est pourtant là, à deux mètres de lui. Mais non : nulle ostentation, nulle exaltation […]. Nulle ruse, enfin, par laquelle le peintre semblerait attendre le regardeur pour lui faire son affaire. Chez Tàpies, tout semble se jouer ailleurs, en quelque centre aveugle d’où partiraient les pauvres coups que la caméra enregistre sans les voir. » Et c’est précisément dans le film où Labarthe multiplie les mises en garde sur les carences du cinéma à rendre compte du travail physique, intellectuel et spirituel de l’artiste que le cinéaste parvient peut-être le mieux à évoquer non seulement les traces du travail de l’artiste, mais les nécessités vitales qui les ont produites.
15Le dévoilement de l’atelier, du studio, de l’écritoire peut avoir quelque chose de trompeur, voire de douteux. C’est ce que soupçonne le peintre Leon Kossoff, dans une correspondance avec John Berger : « L’activité [artistique] est-elle devenue plus importante que l’image produite, ou bien l’image a-t-elle besoin de la confirmation de l’atelier et du mythe de l’artiste parce qu’elle n’est pas assez forte pour se suffire à elle-même5 ? » En filmant des artistes au travail, André Labarthe ne cherche aucun dévoilement des coulisses qui permettrait de mieux comprendre l’œuvre produite et l’inspiration de son créateur. Certes, il affirme que « chez nous, en Occident, le travail et le plaisir du travail n’ont pas bonne réputation. L’art s’est longtemps jugé au soin qu’apportait l’artiste à effacer les traces de son travail6. » Pourtant, ce que ses films montrent, ce n’est pas tant le travail artistique que sa raison d’être. John Cassavetes en est le meilleur exemple, comme on le verra.
Les traces du cinéma en marche
16Des pieds se déplacent à reculons, comme à l’aveuglette, des pieds en chaussures de sport, dont les jambes sont vêtues d’un jean. D’autres pieds, nus cette fois, entrent dans le champ, plus sûrs de leur trajectoire. C’est un pas de deux asymétrique entre Mathieu Chatagnon et Tero Saarinen. Le second est un danseur norvégien auquel Carolyn Carlson transmet son solo, filmé vingt-quatre ans plus tôt par André Labarthe et son équipe. Le premier est le perchiste, tenant à bout de bras la longue perche du micro qui saisit au vol les sons produits par le danseur pendant ses mouvements. Devant ce pas de deux improvisé, le spectateur ne distingue plus l’artiste filmé de celui qui l’enregistre. Deux artistes sont montrés au travail. Le travail de l’un n’est pas moins visible que le travail de l’autre. À ce moment précis, le perchiste n’est plus un technicien chargé de capter le son du film, que le cinéaste devrait chercher à dissimuler en le soustrayant à la caméra. Il participe tout à la fois à la création d’un solo de danse et à la création d’un film consacré à ce solo. Plus aucune distinction ne sépare le travail des danseurs de celui des cinéastes. Comme le dit Carolyn Carlson à André Labarthe, « on voit tout le monde ».
17La caméra elle-même est visible, actionnée par ses servants que les miroirs du studio donnent forcément à voir. L’une des règles tacites du cinéma exige de la caméra qu’elle évite de montrer son reflet au spectateur. En y contrevenant, André Labarthe abolit la fiction d’une caméra qui devrait s’effacer lorsqu’elle filme un artiste. Puisque tout le monde travaille dans cette affaire, autant montrer tout le monde. Se montrer aussi, se mettre en scène : tandis que le danseur travaille à l’arrière-plan, le réalisateur est filmé en train d’indiquer un mouvement de travelling qui conduit l’appareil tout droit face au miroir, qu’il ne cherche plus à éviter. Variante d’un mouvement antérieur, alors effectué sans préméditation7, vingt ans plus tôt, quand Labarthe filmait Sylvie Guillem. La caméra suit la danseuse dans un mouvement latéral ; le miroir du studio est en arrière-plan, mais la caméra ne s’y reflète pas. Le mouvement de la danseuse entraîne celle-ci hors du champ vers la droite, mais la caméra poursuit lentement son travelling, amorce simultanément un panoramique vers la gauche, vers le miroir, s’avance face à ce dernier et se dévoile tout entière. Le mouvement s’achève par une sorte de fondu au noir naturel par lequel la caméra s’engloutit dans sa propre obscurité. Avant ce noir béant, elle a délaissé la danseuse avec laquelle elle ne parvenait pas à flirter, préférant se montrer elle-même au travail, mise au supplice narcissique de n’avoir qu’elle-même à révéler. La caméra de Labarthe traite l’artiste au travail d’égal à égal et, parfois, n’en fait qu’à sa tête. Le miroir du studio de danse est-il inévitable ? Elle y fonce tête baissée (figure 3).
18Les miroirs présents dans l’atelier du peintre sont plus facilement contournables. Ainsi, le vaste atelier new-yorkais de Roy Lichtenstein est présenté, dès le premier plan du film qui lui est consacré, grâce à un ample mouvement d’appareil qui combine un travelling, une immobilisation et quelques panoramiques. Le spectateur aperçoit des miroirs verticaux et mobiles. Le miroir est l’un des motifs de prédilection du peintre. Ses séries de Mirrors, circulaires, ovales ou rectangulaires produisent un effet vertigineux qui suscite chez le spectateur la sensation de percevoir à la fois un véritable effet de miroir et la simple image d’un miroir vidé de son reflet. Dans l’atelier de Lichtenstein, la caméra circule avec fluidité entre les tables, les chevalets et les toiles, et peut aisément éviter de se faire surprendre par les miroirs. Pourtant, le cinéaste la contraint au dévoilement, dans un refus obstiné, mais créateur, de dissimuler les coutures, d’effacer les traces du travail du cinéma. Les cinéastes, la caméra et le micro sont alors délibérément montrés dans un miroir du peintre. D’ailleurs, le cinéaste révèle les coulisses de son propre travail au moment même où Lichtenstein vient d’affirmer : « Je n’aime pas que les traces de mon travail se voient. »
19D’une contrainte – la présence de miroirs – André Labarthe fait un atout, non pas par simple goût de la provocation, mais pour affirmer sa manière de faire du cinéma. Puisque éviter le miroir est impossible, alors il faut aller le chercher, le débusquer et « regarder le soleil en face8. »
20La visibilité du cinéma au travail dans les films consacrés aux artistes au travail a de multiples facettes, dont l’évocation ici n’est pas exhaustive. La manifestation la plus sensible de cette présence est le recours au plan-séquence, notamment sous la forme du travelling, l’un des mouvements les plus employés par Labarthe. Ce mouvement est tantôt sinueux, tantôt rectiligne. C’est l’improvisation qui commande. L’utilisation d’un dispositif technique emprunté à la fiction ne freine en rien les possibilités d’improviser. L’asservissement de la caméra à des rails de travelling ou à un chariot permet précisément des mouvements capables de rendre compte de ce qu’ils filment, tout en y ajoutant la magie créatrice de leur propre déplacement. Dans John Neumeier au travail, film consacré au chorégraphe américain et tourné à Paris et en Avignon, on peut voir un mouvement de ce type. Lorsque le plan débute, la caméra est fixe, visant le pianiste assis au fond du studio. Puis, celui-ci se lève pour rejoindre le piano. Un travelling arrière le précède jusqu’à ce qu’il s’assoie au clavier. La caméra passe ensuite derrière lui, visible en amorce. Le cadrage a fait entrer John Neumeier dans le champ, au milieu du studio. Dans son mouvement, l’appareil saisit la partition, puis la main droite du pianiste en gros plan. La caméra se glisse maintenant derrière l’assistant de Neumeier qui filme la répétition avec une petite caméra vidéo portée. La danseuse que fait répéter le chorégraphe devient visible, dansant seule sans musique. Puis, c’est au tour de l’assistante de Neumeier qui note tous les mouvements en regard de la partition. Dans ce plan-séquence de près de deux minutes, extrêmement précis et coordonné, là aussi, « on voit tout le monde » au travail : le musicien, le chorégraphe, le vidéaste, la danseuse, l’assistante… et les cinéastes, jamais visibles en tant que tels, mais tellement présents par la nature même du mouvement. D’une présence ni envahissante, ni accaparante, mais coexistante. Tout le monde partage le même lieu de création ; pourtant, « la caméra n’enregistre rien qu’elle ne marque de sa griffe9. »
21Les plans-séquences en travelling font parfois les cent pas, en des allers et retours rectilignes. Non des pas d’ennui ni d’impatience. Des pas observateurs, des pas qui scrutent les pas des autres, pas de deux ou solitaires, des pas qui marquent le temps comme dans le studio de danse de William Forsythe à New York. La caméra y va et vient de part et d’autre d’une grosse pendule qui donne l’heure réelle de la fiction. C’est, dans tous les sens du terme, un mouvement pendulaire, un leitmotiv qui marque le passage du temps, son piétinement aussi. À force d’aller et venir, le mouvement finit par tourner sur lui-même, mais c’est pour révéler une surprise. À partir d’un travelling latéral dévoilant la pendule, dont le commentaire nous dit que les aiguilles s’en sont figées, la caméra combine à son mouvement un panoramique et exécute un demi-tour. L’objectif donne à voir successivement le mur de miroirs du studio, une petite caméra sur trépied et un moniteur de contrôle servant aux danseurs, les rails de travelling, la caméra et l’équipe des cinéastes, les projecteurs nécessaires à la prise de vues et… un sol inondé, « ajoutant un nouveau miroir à la décoration de la pièce. » La chaleur dégagée par un projecteur a déclenché le système d’arrosage du studio, prévu en cas d’incendie. L’activité des cinéastes a provoqué cet accident de tournage que, comme les miroirs, André Labarthe n’élude pas, mais incorpore à l’activité du chorégraphe : « Et pendant que nous enregistrons ces images […], William poursuit sa répétition10. » Labarthe va même au-delà. Ce n’est plus l’artiste au travail qui est filmé, mais les conséquences de la présence des cinéastes sur le lieu de travail de l’artiste, ainsi que le travail des cinéastes filmant les conséquences de leur propre travail. Mise en abyme, miroirs infinis (figure 4).
22L’effet de miroir entre le cinéma et les autres arts ne se limite pas aux arts « physiques » que sont la peinture et la danse. Dans la nef d’une église vénitienne, Philippe Sollers s’avance seul et silencieux vers la caméra, tandis que l’on entend sa voix, dans une conversation avec le cinéaste à propos de la « présence réelle » du Christ, signalée dans toute église par une lumière rouge allumée en permanence. Sollers explique alors qu’il écrit « pour être en état de présence réelle ». Aussitôt après, l’écrivain sort du champ et la caméra effectue un petit panoramique vertical vers le bas qui révèle un miroir horizontal situé au centre de l’allée, dans lequel se reflète le plafond peint dans le style baroque. Mais elle ne s’arrête pas là et montre aussi son propre reflet, en bas à droite du cadre, surmontée d’un accessoire, étrange disque noir. À la présence physique, bien réelle, de l’écrivain dans l’église et devant la caméra, s’ajoute celle, tout aussi réelle, de l’appareil de cinéma, penché sur son propre reflet, dans la condensation d’une plongée et d’une contre-plongée par l’effet du miroir horizontal. L’accessoire noir de la caméra fait figure de putto, à la manière d’un de ces angelots semblant regarder le spectateur au bord d’un oculus peint en trompe-l’œil sur un plafond, que l’on trouve si couramment dans la peinture de la Renaissance. Et c’est ainsi qu’en filmant un écrivain, un cinéaste en vient à montrer que la contre-plongée est une invention de la peinture (figure 5).
23La présence du cinéma peut prendre la forme d’une mise en scène délibérée du travail des cinéastes : dans Rauschenberg (fragments d’un portrait), juste avant la séquence finale, un travelling donne à voir des tableaux de l’artiste exposés et révèle un électricien, censé appartenir à l’équipe de tournage, qui enroule le câble d’un projecteur éteint, puis soulève le projecteur et sort du champ. Un faux documentaire devient une vraie fiction.
24Dans Carolyn Carlson (solo), les mouvements de la danseuse pour son personnage de la black lady sont une succession rapide de poses figées, sorte d’image par image évoquant le cinéma primitif. La séquence d’ouverture de Patrick Dupond au travail montre le danseur vu derrière un rideau en lames de plastique noir. On l’aperçoit par intermittence à travers les espaces plus ou moins larges des lames qui se balancent. Cette vision à travers des bandes verticales évoque les images saccadées du cinéma des premiers temps ou, du moins, l’idée que l’on s’en fait plusieurs décennies plus tard. Un peu plus tard, dans un numéro de danse pour lequel il manie un éventail, Dupont adopte des poses et des mouvements comiques ou ralentis, rappelant à nouveau le cinéma muet : cette pantomime est une aubaine pour le cinéaste.
25André Labarthe a aussi recours à la référence directe. Au début de Sylvie Guillem au travail, la danseuse est assise au milieu des rails de travelling dont le réalisateur ne sait encore ce qu’il en fera. Elle observe ses collègues, attend son tour peut-être. Encapuchonné, son visage n’est visible qu’à la faveur d’un détournement de tête fugitif. En voix off, le commentaire rétrospectif du réalisateur évoque une « Garbo sans visage, assise sur un traîneau de légende ». Film sur la danse, marqué d’emblée par deux figures du panthéon cinématographique, l’actrice adulée devenue recluse et le génie banni d’Hollywood, Orson Welles. Un peu plus tard, une répétition fournit opportunément au cinéaste une autre allusion. Les danseurs évoluent sur une mélodie empruntée aux Demoiselles de Rochefort, interprétée par le pianiste du studio sur un rythme plus lent que l’original, avec une mélancolie qui sert le film de Labarthe et qui, peut-être, n’aurait pas déplu à Jacques Demy. Les lieux réels proposent aussi des références que le cinéaste s’approprie. Dans un New York hivernal et matinal, avant de prendre le chemin de son studio, William Forsythe sort d’un coffee shop, voisin d’un cinéma sur la façade duquel le spectateur attentif peut déchiffrer les premiers mots anglais des titres de deux films à l’affiche en 1988, Le Bal d’Ettore Scola et Sammy et Rosie s’envoient en l’air de Stephen Frears. Dix ans plus tard, accompagnant Philippe Sollers à New York, André Labarthe se met en scène dans une rue, passant devant une librairie dont une vitrine arbore un portrait géant de Jean-Luc Godard et son nom en lettres très majuscules. D’ailleurs, dans son portrait de l’écrivain, Labarthe a conjugué littérature avec cinéma dès l’une des premières observations de son commentaire. Citant Roland Barthes qui qualifiait Sollers d’« isolé absolu » dans le champ littéraire, Labarthe ajoute : « C’est celui qui n’appartient même pas à une minorité. Tiens, c’est bizarre : on pourrait dire la même chose de Jean-Luc Godard. »
26Dans les portraits d’artistes de Labarthe, le cinéma s’immisce aussi à visage totalement découvert, en faisant entrer l’écran dans l’écran. Lorsque John Neumeier évoque son idée ancienne de monter La Passion selon saint Matthieu de Bach, il est cadré en gros plan dans une sorte de clair obscur, occupant les deux tiers droit de l’écran. À l’arrière-plan, les images floues de sa Passion défilent sur l’écran d’un moniteur. La différence de vitesse de défilement entre les images de la vidéo et celles du 16 mm provoque un effet de balayage scintillant. La succession des plans du petit écran imprime à l’interview en plan-séquence fixe un rythme qui contamine tout l’écran. Au début de The Scorsese Machine, la caméra avance vers une porte qui s’ouvre sur un écran de télévision où l’on reconnaît une séquence de Raging Bull. Si le son est correct, l’image de cet écran est de mauvaise qualité car déformée, notamment par le phénomène de balayage. Labarthe manipule ici l’un de ses stratagèmes préférés, la frustration, et suscite l’envie de voir la « vraie » image du film de Scorsese. Plus tard, un extrait de Mean Streets est présenté d’une façon identique : des gangsters procèdent au chargement d’un camion – des artistes au travail, en somme. Simultanément, une date et une heure (« November, 22. 5 :00 pm ») se superposent à ces images, mais appartiennent à celles du documentaire. Se produit alors une condensation du temps du film de fiction avec celui du documentaire, temps qui lui-même pourrait bien être fictif, en dépit de son exactitude apparente. En outre, on assiste à une fusion des mouvements de la caméra de Scorsese et de celle de Labarthe. La frontière du petit écran s’évanouit. Il ne s’agit plus de citer un extrait de film pour illustrer un propos, mais de passer de l’autre côté du miroir, dans un geste digne du cinéma de Cronenberg.
27Précisément, le dispositif mis en place par Labarthe pour filmer l’entretien entre Serge Grünberg et David Cronenberg se compose d’un travelling à la dolly qui s’enroule lentement autour des interlocuteurs et de deux moniteurs, de taille différente, sur lesquels sont visibles et audibles des extraits simultanés des films du cinéaste canadien. Lorsque la caméra quitte les visages des deux hommes et glisse peu à peu vers les écrans, s’effectue alors un montage dans le plan, au sens propre du terme : le passage d’un écran à l’autre permet de passer d’un film à l’autre. Mais, là encore, il ne s’agit pas d’entrecouper simplement les propos du cinéaste par des extraits qui les illustreraient. En regardant ces extraits, tout en étant peut-être frustré que la caméra passe de l’un à l’autre de façon apparemment arbitraire, le spectateur n’oublie jamais que David Cronenberg est là, hors champ, qui regarde avec lui ses propres films. Tous les univers sont réunis : le cinéaste et son travail, le spectateur et les films, le spectateur et le cinéaste. Puisque la présence sur le lieu de tournage ou dans la salle de montage semble ne rien révéler de la création cinématographique, tel est le meilleur moyen d’être au cœur du travail du cinéaste.
28Dans le studio de Roubaix où une « transfusion » a lieu entre Carolyn Carlson et Tero Saarinen, un moniteur éteint se tient sur le banc de touche. Lorsque la caméra l’incorpore à son champ, il occupe une bonne place dans la moitié gauche du cadre. Son écran est sans image, mais les reflets du danseur et du perchiste y sont très visibles et mis à profit pour que le cinéma entre encore un peu plus dans la danse. Ce n’est pas l’image d’un autre espace et d’un autre temps qui jaillirait des entrailles du moniteur pour s’afficher sur la face intérieure de son écran. C’est l’image d’ici et de maintenant, du présent du studio qui s’imprime sur sa face extérieure et impose la vie à l’illusion.
29Pour autant, l’image ne saurait exister totalement sans le son. À l’entretien qu’il a filmé en 1972 avec Roy Lichtenstein, André Labarthe ajoute des bruits de coups de marteau et conserve le son direct de sonneries prolongées du téléphone qui se sont déclenchées lors des prises de vues de 1988. Cette utilisation du son direct et du son manipulé11 tend à suggérer le travail à l’œuvre, l’œuvre en train de se faire, celle de la peinture et celle du cinéma. En outre, à la fragmentation visuelle qui caractérise l’œuvre de Lichtenstein répond la fragmentation sonore qui marque certaines séquences du film qui lui est consacré. Dans un autre atelier, à Barcelone, Antoni Tàpies met les pieds dans une bassine de peinture noire et marche sur les grands panneaux de bois qu’il a apprêtés pour les peindre. Le son du piétinement dans la bassine, puis sur le bois, est tel qu’il a été enregistré à la prise de vues. À ce son direct, s’ajoute bientôt une musique vocale et instrumentale asiatique, en écho aux écrits philosophiques zen qu’affectionne le peintre. L’association de cette image, d’un son pris sur le vif et d’une musique postsynchronisée transforme le geste créateur intime de l’artiste au travail dans son atelier en une sorte de « performance ». Mais ce n’est pas l’artiste qui se produit, c’est le cinéaste qui manipule image et son, sans pourtant détourner en rien la situation à son profit. Le peintre est montré dans l’intimité de son geste, sans trahison. Le cinéaste se sent néanmoins libre d’associer cette image et ces sons pour donner à voir et à entendre la trace de sa propre création artistique.
30La bande-son des films d’André Labarthe se distingue aussi, la plupart du temps12, par une voix. Voix double qui réunit celle, audible, de Jean-Claude Dauphin et celle, écrite, du cinéaste. Les mots du commentaire établissent souvent des analogies entre les arts, notamment pour parler des arts sans mots (danse, peinture). À propos du travail de John Neumeier, le cinéaste évoque « esquisses, renoncements, repentirs et ratures ». À propos de Forsythe, il scande le temps et les mots : « 14 h 43, minute après minute, geste après geste, pas après pas, William Forsythe épelle son vocabulaire. »
31Pour montrer le cinéaste au travail, rien ne vaut, selon Labarthe, une démonstration par les mots. Ainsi annonce-t-il la révélation de l’inondation chez Forsythe, alors que la pendule indique 14 h 57 : « Il est 16 heures, oui, 16 heures. Ne vous fiez pas à la pendule, elle s’est arrêtée à l’heure du désastre. Vous allez voir. » Si Labarthe aime affamer le spectateur13 par la frustration, il aime aussi le nourrir. En entamant la description d’un dispositif à trois caméras mis en place par Nanni Moretti pour filmer une scène de piscine, il ordonne : « Maintenant, observez bien. » S’énonce alors un discours de la méthode, comme lorsqu’il commente le mécanisme du montage de Fenêtre sur cour : « Regardez ces photogrammes : c’est l’enfance de l’art14. » André Labarthe aime se faire didactique, mais il n’est jamais sentencieux. L’artiste filmé peut même rendre son mot incertain, en un témoignage d’humilité. Devant l’énigme que peut être pour le spectateur occidental le butô du chorégraphe Amagatsu, le commentaire exprime notre difficulté à déchiffrer les codes d’une culture si étrangère. Ces mots disent aussi à quel point, même s’il est « documentaire », le cinéma de Labarthe ne s’acharne pas à être un instrument de connaissance. Cela vaut autant pour la rencontre avec l’étrange d’un art extrême-oriental qu’avec le familier du cinéma américain.
32Parmi les différentes traces que le cinéma laisse de lui-même dans les films consacrés à d’autres arts, le commentaire sert aussi au cinéaste à avoir le dernier mot, que ce soit avec l’interprète distant (Karl Münchinger, Sylvie Guillem) ou avec l’artiste complice (Carlson, Forsythe ou Sollers, par exemple). Dans la dernière séquence du film consacré à Philippe Sollers, l’écrivain, vu de dos, ouvre une porte-fenêtre donnant sur la lagune vénitienne où transitent les bateaux et défilent les passants, sort et quitte le champ de la caméra. Le commentaire fait semblant d’être redondant : « Sollers tient à nous offrir une image souvenir. Il ouvre lui-même le rideau de scène… voilà… et disparaît. » Les mots paraissent naître de l’image et suggérer que Sollers est le metteur en scène du film qui lui est consacré. Pourtant, c’est toujours le cinéaste qui a la main, au tournage d’abord, mais surtout par le choix des mots et l’ironie qu’il leur confère. Geste d’autant plus effronté et ironique qu’il le fait ici avec un écrivain.
33Pareille maîtrise de la forme définitive que prennent les images filmées et les sons enregistrés sur le vif ne peut naître que grâce aux effets de montage. Comme Stroheim et Welles, André Labarthe estime qu’un film ne se tourne pas : il se monte. Tandis que le travelling est la forme de prédilection du cinéaste à la prise de vues, l’effet produit par un cut inattendu est l’une de ses armes préférées, et la plus redoutable, au montage. « Arme » n’est pas un terme trop fort, car l’effet ressenti par le spectateur est souvent brutal. Le couperet peut tomber au beau milieu d’une phrase de Martin Scorsese en pleine conversation cinéphilique, d’une autre de Philippe Sollers à propos des mères, d’une autre encore de William Forsythe dans ses démonstrations chorégraphiques. Souvent, l’effet interrompt avec violence la continuité d’un plan-séquence, particulièrement dans Sylvie Guillem au travail. Lors d’une répétition d’une chorégraphie sur les Quatre Derniers Lieder de Richard Strauss, Guillem déroule un mouvement, s’élance et effectue un saut, selon un déploiement semblable de la musique. La montée de l’intensité musicale, visuelle, émotionnelle est stoppée net par un changement de plan cut sur tout autre chose, sans rapport avec ce qui précède. La brutalité de l’effet visuel et sonore peut susciter chez le spectateur une frustration, au sens propre de source de déplaisir. Le comble du plaisir serait-il donc insupportable ? Pourquoi ne pas donner à voir dans sa totalité cet élan et ce saut extatique ? Pour éviter le retour au néant de la platitude, affirme le cinéaste15. Si la caméra marque la prise de vues de sa griffe, le montage selon Labarthe laisse des balafres. Dans le même film, un pas de deux chorégraphié par William Forsythe est abruptement interrompu par un cut sur un gros plan des pieds de Sylvie Guillem qui retire ses protections d’orteil. La brutalité de l’effet peut provoquer chez le spectateur une « souffrance » équivalente, toutes proportions gardées, à celle de l’artiste. « Un changement de plan, c’est – ce devrait être – une secousse, un ébranlement, fût-il intime, de nos certitudes16 », écrit le cinéaste.
34Les films d’André Labarthe sont des films au présent : présent de l’artiste filmé, du mouvement de la caméra, des cinéastes. Pour lui, la tentative de dévoilement du processus de création ne peut pas uniquement concerner l’artiste filmé. L’artiste qui filme est nécessairement en jeu. C’est même ce qui fait l’intérêt de son cinéma. Filmer l’artiste au travail, c’est tenter de figurer l’infigurable. Cet infigurable ne peut être montré que si le cinéaste dévoile son propre processus de création et accepte, avec tous les risques que comporte pareille entreprise, de « regarder le soleil en face », c’est-à-dire se regarder vivre. Quand il entreprend de réaliser un portrait d’artiste au travail, André Labarthe dit ne pas avoir d’intention, surtout pas celle de révéler le « mystère de la création », pour la bonne raison que ce mystère n’existe pas. Ou, s’il existe, il n’est autre que le mystère de la vie même. En 1965 et en 1968, Labarthe a filmé John Cassavetes chez lui à Hollywood, puis à Paris17. Il ne l’a filmé ni en tournage, ni au montage du film qu’il réalise alors, Faces. C’est même à un simulacre de tournage que l’on assiste dès la séquence d’ouverture : Cassavetes et l’un de ses comparses miment la manière dont ils ont tourné un plan en contre-plongée, l’un caméra à l’épaule, allongé sur le dos, puis relevé par l’autre. Pourtant, cette démonstration est exemplaire de la manière dont le cinéaste américain vit ses films. Lorsqu’il explique à Labarthe les raisons pour lesquelles il les fait, il n’est pas un artiste interviewé par un autre artiste. Il ne parle pas. Ou plutôt, parler est pour lui l’une des manières de créer. Faces « était devenu davantage qu’un film, c’était une façon de vivre. Une manière de s’opposer à l’autorité qui se dresse devant ceux qui veulent s’exprimer comme ils l’entendent », déclare passionnément Cassavetes dans le film de Labarthe.
35De ce point de vue, rien ne distingue un film de « fiction » de John Cassavetes et le film « documentaire » de Labarthe sur Cassavetes. L’un et l’autre sont la vie, pas une recréation de la vie – fût-elle réaliste avec son direct, lumière naturelle et toutes les béquilles empruntées au « réel », mais qui n’en sont pas moins illusionnistes. Quand ils filment le réalisateur américain, le cinéaste français et son équipe ne sont pas des observateurs, ni même des artistes, ni plus ni moins que Cassavetes. Complices, l’un et l’autre s’entendent à merveille pour nous donner à voir, à entendre et à ressentir d’une façon rare au cinéma ce qu’est vivre poétiquement, comme l’entendaient les surréalistes. Des films consacrés par André Labarthe à un artiste, le plus beau, car le plus vrai, est ce portrait de John Cassavetes : il n’y est pas question d’« un artiste qui travaille », mais d’un homme qui vit pour créer et crée pour vivre. Gloser n’est alors plus de mise. Il suffit de regarder et d’écouter ce film pour comprendre ce qu’est un être humain en vie et en liberté. Ensuite, il n’y a plus qu’à en faire autant.
Notes de bas de page
1 Cette citation est extraite du texte Poésie de Saint-John Perse (1961), repris dans Amers, Paris, Poésie/Gallimard, p. 244.
2 André S. Labarthe, À corps perdu, évidemment, LimeLight et Les Éditions Ciné-fils, 2007, p. 61.
3 Apprentissages (Life Lessons), l’un des trois épisodes de New York Stories (1989), film collectif de Woody Allen, Francis Coppola et Martin Scorsese.
4 Le son de la télévision a été ajouté au montage, manipulation qu’A. Labarthe dut justifier auprès de M. Scorsese dans une correspondance reproduite dans André S. Labarthe, La Saga « Cinéastes, de notre temps », Capricci, 2011, p. 174.
5 Leon Kossof, dans John Berger, « Drawing: Conversations with Leon Kossoff », The Shape of a Pocket, New York, Vintage International, 2003, p. 73 [1e edition : Londres, Bloomsbury, 2001]. Il s’agit de ma traduction. Cet ouvrage a paru en français sous le titre La Forme d’une poche, tr. Anne et Michel Fuchs, Lyon, Fage Éditions, 2007.
6 André S. Labarthe, « Le plaisir de tourner », dans Du premier cri au dernier râle, Crisnée (Belgique), Rencontres cinématographiques de Liège/Yellow Now, 2004, p. 77.
7 Voir l’entretien publié dans le présent ouvrage.
8 Extrait du commentaire de Sylvie Guillem au travail.
9 André S. Labarthe, À corps perdu, évidemment, op. cit., p. 52.
10 Ces citations sont extraites du commentaire de William Forsythe au travail.
11 La première partie du générique de fin de Roy Lichtenstein mentionne l’intervention d’un bruiteur (« Foley : Nicolas Becker »).
12 Aucun commentaire ne figure dans John Cassavetes, Patrick Dupont au travail et The Scorsese Machine, exceptions qui confirment la règle.
13 À la question posée par le quotidien Libération, « Pourquoi filmez-vous ? », la réponse d’A. Labarthe était lapidaire : « Pour affamer le spectateur. » Voir Louis Skorecki et Serge Daney (dir.), Pourquoi filmez-vous ? 700 cinéastes du monde entier répondent, hors-série Libération, no M3391, 1er mai 1987.
14 Extrait du commentaire de John Ford – Alfred Hitchcock : le loup et l’agneau.
15 Voir l’entretien avec André Labarthe, p. xxx.
16 André S. Labarthe, À corps perdu, évidemment, op. cit., p. 57.
17 A. Labarthe a cosigné la réalisation de ce film avec Hubert Knapp.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'acteur de cinéma: approches plurielles
Vincent Amiel, Jacqueline Nacache, Geneviève Sellier et al. (dir.)
2007
Comédie musicale : les jeux du désir
De l'âge d'or aux réminiscences
Sylvie Chalaye et Gilles Mouëllic (dir.)
2008