Institutions
p. 273-275
Texte intégral
1Comme le montre ce chapitre, il n’y a guère de documentaires sur l’art qui ne se confrontent, d’une façon ou d’une autre, à la question des institutions. Ce rapport prend, globalement, trois formes : l’institution, en tant que lieu de diffusion culturelle, est ce qui peut rendre possible la mise en production du film ; l’institution culturelle peut être l’objet du film, l’aspect étudié par le documentaire sur l’art ; enfin, certains systèmes de production de documentaires sur la création, par leur pérennisation, peuvent accéder eux-mêmes au statut d’institution.
2La première direction est abordée dans ce chapitre par Roxane Hamery, dans son texte consacré aux premières émissions sur l’art à la télévision. Cette recherche prend en quelque sorte la suite de l’article rédigé, dans un précédent volume collectif, par Jean-Pierre Berthomé, au sujet de la production cinématographique des films sur l’art1. Animé par un idéal humaniste d’accès pour tous à la culture et favorisé par la mise en place de divers systèmes d’aides à la production de documentaires, le cinéma français de l’après-guerre se lance assez massivement dans la réalisation de ces films. Mais l’hétérogénéité globale de cette production, sa difficulté à faire genre et son caractère souvent peu rentable nuisent à sa perpétuation. L’émergence du média télévisuel participe alors à une sorte de transfert de compétences, sur ce plan, du cinéma vers la télévision. Ce transfert est lui-même institutionnalisé, en quelque sorte, puisque l’idée de démocratisation de la culture se trouve inscrite dans les statuts de la RTF, comme si l’institution télévisuelle s’était souvenue qu’« institution » avait été aussi un synonyme d’instruction. L’intérêt de l’étude proposée par Roxane Hamery tient notamment à ce qu’elle envisage l’idée de la télévision des années 1950 comme âge d’or de la production d’émissions culturelles sur le mode de la mythologie, presque au sens barthésien. En effet, cette idée tient tout à la fois, d’un côté, du vœu pieu (à l’époque, on spécule sur le devenir pleinement culturel de la télévision) et, de l’autre, de la reconstruction a posteriori (la déliquescence actuelle de l’ambition culturelle des débuts de la télévision amenant à porter sur cette période un regard nostalgique). De fait, l’article rappelle qu’au moment de leurs diffusions, ces émissions ont peu satisfait le public, ou plutôt les publics : pour le dire trop rapidement, le public populaire les jugeait trop élitistes et le public cultivé trop superficielles. Manquait sans doute alors une vraie réflexion sur la forme à donner à ces émissions, afin de rendre accessible au plus grand nombre une connaissance relativement pointue2.
3On peut porter au crédit de Ragghianti et de Labarthe d’avoir justement eu cette réflexion, chacun à sa manière, et c’est probablement ce qui a contribué à leur donner un statut d’institution, certes dans un sens un peu métaphorique (troisième des directions annoncées). Incontestablement, en tout cas, l’historien de l’art italien a fait de ses critofilms une institution, au sens d’une structure de production de films sur l’art devenue rapidement une sorte de référence. Cela tient, pour l’essentiel, à la force et à la lisibilité des partis pris qui unissent tous ses films : représenter l’œuvre achevée, rendre compte du processus qui a conduit à cet achèvement, trouver des correspondances cinématographiques aux choix plastiques de l’artiste étudié (en termes de rythme, notamment) et, surtout, tenter de répondre systématiquement à deux questions essentielles : quel savoir sur l’œuvre faut-il impérativement transmettre au public ? Comment le transmettre, c’est-à-dire quelle forme adopter pour faciliter au mieux cette transmission ? L’étude de Pascale Raynaud décrit précisément tout ce qui participe de l’exigence intellectuelle mise en place, dans chacun de ses films, par Ragghianti, qui inscrit d’ailleurs sa production dans le cadre de ses pratiques universitaires d’enseignement. Or le parallèle avec le texte de Roxane Hamery tend à suggérer que cette exigence ne put être tenue que par le recours au média cinématographique, justement parce que le mode de diffusion de ces films rendait possible un type de discours que l’on jugera plus tard « élitiste ».
4Il existe de nombreuses différences entre le travail de Ragghianti et celui de Labarthe, évoqué dans ce chapitre par Jean-François Cornu. Ne serait-ce que parce que Labarthe ouvre l’étude audiovisuelle des arts à la création cinématographique (là où Ragghianti se consacrait essentiellement à la peinture, la sculpture et l’architecture). Il y aurait d’ailleurs lieu de se demander si le passage, en termes de production, du cinéma à l’institution télévisuelle n’a pas contribué, en plus d’une vraie démocratisation du savoir sur les arts, à une démocratisation des arts sujets à la transmission d’un savoir. Cependant, si Labarthe est surtout connu des cinéphiles pour ses participations à Cinéastes de notre temps, Cinéma, Cinémas et Cinéma, de notre temps, son champ d’exploration des arts excède largement le cinéma. Mais quel que soit son objet, il lui applique une méthode d’étude bien différente de celle de Ragghianti : Labarthe se situe moins du côté de la rigueur universitaire de l’Italien que d’une forme d’écriture critique très personnelle, qui repose justement sur le non effacement de la personnalité de celui qui « écrit » le film (Labarthe lui-même, souvent visible et/ou audible dans ses émissions). En ce sens, l’« institution » Labarthe s’avère peu comparable à l’« institution » Ragghianti, en ce qu’elle se trouve être plutôt l’héritière d’une tradition critique française, très attentive à sa propre écriture. Utilisant un mode d’expression (la télévision) que ses devanciers (les critiques de la future Nouvelle Vague, par exemple) n’ont guère pratiqué à cette fin, Labarthe s’en saisit pour tenter de rendre compte de ce qui a toujours échappé à la critique (cinématographique) écrite : l’acte de création en lui-même. Finalement, ce sont sans doute ces deux aspects (écriture critique, attention à l’acte de création) qui ont pu ériger Labarthe en « institution ».
5De ces deux aspects, un seul concerne réellement Frederick Wiseman : celui de l’intérêt pour capter quelque chose de l’acte de création. Si Wiseman peut lui-même faire figure d’« institution » en ce que, comme Ragghianti et Labarthe, il a mis au point une méthode de travail clairement identifiable, une forme de signature, c’est plutôt pour son regard sur des institutions culturelles (l’American Ballet Theater, la Comédie-Française et l’Opéra de Paris) qu’il intéresse ici Antony Fiant (ce qui correspond à la deuxième direction annoncée). La rencontre entre cette méthode, basée sur une sorte de non engagement du cinéaste dans ce qu’il filme, et ces objets permet de proposer des analyses cinématographiques de ces institutions dépourvues de toute tentation de jugement. Bref, il s’agit moins d’affirmer un point de vue, une thèse pourrait-on dire, que de donner à voir des bribes de réel arrachées au fonctionnement de ces institutions. Si l’on adopte une sorte de surplomb, il est possible d’apprécier aussi le cas Wiseman comme une forme de bilan : après l’échec du cinéma comme vecteur universel de connaissance puis l’échec du transfert de cette compétence du cinéma vers la télévision (les cas singuliers de Ragghianti et Labarthe pouvant contribuer à en atténuer la portée), Wiseman marque en un sens le retour à un cinéma délesté de cette pesante ambition. Il n’est pas insignifiant d’ailleurs, comme le remarque Antony Fiant, que la question de la transmission ne soit plus l’enjeu principal, mais un des sujets, parmi d’autres, de ces trois films de Wiseman. Et l’on peut voir alors, également, le style Wiseman comme une manière de trouver une position acceptable par les tenants de l’élitisme comme par les défenseurs de l’accès pour tous à un cinéma documentaire ambitieux.
Notes de bas de page
1 Jean-Pierre Berthomé, « Les courts métrages d’art en France : 1946-1961 », Dominique Bluher et François Thomas (dir.), Le Court Métrage français de 1945 à 1968. De l’âge d’or aux contrebandiers, Rennes, PUR, 2005, p. 95-109.
2 On ne peut toutefois se satisfaire de ces remarques trop lapidaires et c’est pourquoi le programme de recherches à l’origine de ce volume (programme ANR « Filmer la création » porté par le laboratoire de cinéma de l’Université Rennes 2) se prolonge par une étude de la représentation de la création à la télévision, qui fera l’objet d’autres publications.
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