Guitry et Jouvet : des acteurs au cinéma
p. 243-252
Texte intégral
1Dans La Fin du jour, film de Julien Duvivier de 1939, Jouvet interprète un acteur vieillissant dont la carrière se meurt, et qui se retire dans une pension pour artistes retraités. Cabotin s’il en est, il continue à jouer, à inventer, à briller de manière insistante sur cette nouvelle et dernière scène que représente le cercle des anciens comédiens. Ce rôle est pour Jouvet à la fois le sien et celui d’un autre. Un autre, le comédien à la retraite, le bourreau des cœurs un peu trop flambeur, et le même, ce joueur de tous les instants, qui compose les moments de sa vie comme s’il était toujours sur les planches d’un théâtre.
2Jouvet interprétant dans un film le rôle d’un acteur de théâtre, au fond, cela aura été le principe même de sa carrière. Homme de théâtre avant tout, célébré et autoproclamé comme tel, il fait partie de cette génération de l’entre-deux-guerres qui vit comme un écartèlement ce métier double du théâtre et du cinéma. On est de l’un ou on est de l’autre, à l’époque. Et lui, indéniablement, est du côté du théâtre. Comme Guitry, il dit et répète à l’envi que le théâtre est sa vie, sur scène ou après, dans ses rôles comme à la ville. « Je n’ai qu’un métier ; je n’ai été et je ne suis qu’un homme de théâtre1 » écrit-il pendant la guerre. Le théâtre est sa vie comme acteur, mais aussi comme directeur de troupe, comme animateur de l’Athénée, comme ami de Giraudoux, comme conseiller de tant de comédiens, de comédiennes ou de dramaturges. Et dans le Paris des années vingt ou trente, être « du » théâtre, c’est être d’un certain milieu, artistique, intellectuel, mondain. C’est choisir un domaine d’expression, voire une tribune. Surtout dans le cas de Jouvet : avec Coppeau, avec Dullin, il représente le choix de la qualité pour un public relativement populaire, il incarne la rencontre de l’art et du public, la rencontre d’une littérature prestigieuse et d’une audience élargie. C’est un phénomène oublié aujourd’hui, mais les innombrables conférences publiques auxquelles il participe en sont le témoignage : il vient y livrer une parole de spécialiste, qui déborde largement de la représentation traditionnelle d’une pièce.
3Bref : quand Louis Jouvet monte sur une estrade, prend la parole, lorsqu’il écrit un texte ou incarne un personnage, c’est en homme de théâtre qu’il le fait, et c’est comme tel qu’il est regardé. Au cinéma, c’est évidemment le cas aussi, et peut-être surtout, car sur cette autre scène il ne faut pas qu’il y ait d’ambiguité, c’est bien un acteur de théâtre qui se produit à l’écran. C’est un acteur au cinéma, mais il reste un acteur de théâtre. La distinction, aux deux sens du terme, est essentielle.
4Même chose, évidemment, pour Guitry. Son monde, l’a-t-il assez dit, c’est Sarah Bernhardt, c’est Edmond Rostand, ce ne sont ni Marcel Carné ni Jean Renoir. Si le cinéma est important pour lui, c’est comme moyen d’enregistrement, comme trace… Mais trace de quoi ? Eh bien, précisément, de la création théâtrale ! Son documentaire sur Ceux de chez nous est célèbre : il y filme quelques instants passés avec Rodin, Saint-Saëns, Anatole France, Auguste Renoir, et autres grands artistes français, afin précisément d’en conserver des images mouvantes. Mais plus symptomatique encore est cette histoire qu’il imagine un jour : des ouvriers parisiens découvrent en creusant le sol des boîtes de films qui se révèlent contenir les enregistrements de pièces de Corneille, de Molière, lors de leur création, donc du vivant de leurs auteurs ; et Guitry de s’émerveiller à l’idée que cela puisse être vrai, que l’on sache un jour comment les prestigieux auteurs avaient vu leurs pièces jouées sur scène. Vertu toute fonctionnelle, et très servile, du cinéma, qui n’est ici qu’une technologie. Je ne m’étendrai pas sur les paradoxes de l’intérêt et de la désinvolture mêlés dont Guitry fait preuve à l’égard du cinéma ; je me permets de renvoyer à l’article que j’ai co-signé avec Noël Herpe dans le catalogue de l’exposition que la Cinémathèque Française consacra à l’auteur en 20082.
5Ce qui lie Guitry et Jouvet, comme acteurs de cinéma, du milieu des années trente au milieu des années cinquante, puisque leurs carrières sont à peu près contemporaines, c’est qu’ils y sont, l’un et l’autre, les représentants du théâtre. Sans commune mesure avec un Raimu, un Fresnay, ou a fortiori un Jean Marais ou un Gérard Philipe, ils représentent, à l’écran, l’acteur de théâtre par excellence. Ils le montrent, ils le mettent en scène, ils en usent et abusent, à tel point qu’ils apparaissent beaucoup plus souvent comme des acteurs au travail que comme les personnages qu’ils sont censés incarner. Pas seulement pour nous, qui les regardons avec la distance que le temps impose au réalisme d’une époque, mais pour leurs contemporains eux-mêmes. La preuve en est, par exemple, cette incroyable série de films dans lesquels Jouvet interprète à chaque fois des personnages multiples, donnant à voir son talent de composition, mais aussi un peu plus : l’artifice même de ces compositions, cette façon de déborder le rôle en infléchissant celui-ci vers l’identité de l’acteur, avec ses propres mimiques, sa voix, son rythme singulier d’élocution. Faire voir l’acteur au-delà des personnages : c’est ce que font, implicitement, des films comme Mister Flow (Siodmak, 1936), Alibi (Chenal, 1937), La Maison du maltais (Chenal, 1938), et même Hôtel du Nord (Carné, 1938), où Jouvet interprète des personnages masqués. Ce sont des personnages qui jouent la comédie, qui se font passer pour d’autres. On peut penser que ce sont tous des scénarios écrits pour que le comédien apparaisse derrière ses rôles, non comme homme, ni comme star, ou comme quoi que ce soit, mais comme comédien. C’est, d’une certaine manière, la légitimité de sa présence à l’écran. Comme si l’homme de théâtre qu’il est ne pouvait se glisser dans un rôle de cinéma aussi facilement que n’importe quel autre acteur. Comme si le monde auquel il appartient d’abord lui faisait un costume trop encombrant pour être abandonné à l’entrée du plateau. La façon si particulière qu’a l’acteur de respirer, de scander la phrase, de dire ses textes « sur le souffle », qui fera par ailleurs l’objet de son enseignement, trouve dans les déguisements et les masques, une autre forme de « théâtralité », visible, qui le désigne aux yeux de tous. Ce qui est frappant, c’est la manière dont les scénaristes, les réalisateurs, les producteurs, ont collectivement (et peut-être inconsciemment) participé à cette permanence de l’aura théâtrale, qui confine à une création filmée.
6Pour Guitry, c’est encore plus facile, puisqu’il écrit les situations qui le mettent en scène dans l’exercice de ce métier, ou qui lui permettent de le décrire : Quadrille, Le Roman d’un tricheur, ou bien entendu Debureau et Le Comédien, qui cristallisent de tels jeux de scène au travers d’un modèle explicite. Car il s’agit d’un jeu, aux deux sens du terme : il s’agit de s’amuser à surjouer, de produire ce décalage suffisant pour que le spectateur, dans une sorte de reflet inversé du paradoxe de Diderot, voie tout à la fois le travail de l’acteur et le personnage que celui-ci incarne. C’est un phénomène qu’on pourrait qualifier de sur-présence : il utilise la présence incontestable de l’acteur pour créer un interstice, dans l’excès même, destiné à mettre en lumière l’art du jeu. En filmant cette sur-présence, il s’agit bien de filmer le travail de l’acteur, c’est-à-dire sa part, ostentatoire, de création. Tant il est vrai que pour Guitry, comme pour Jouvet au demeurant, le travail de l’acteur est précisément de cet ordre, loin d’un quelconque naturalisme qui le rendrait invisible. Le directeur de l’Athénée a suffisamment féraillé contre Antoine et son théâtre réaliste pour ne se reconnaître en définitive que dans ce débord qui fait, pour lui, la véritable création actoriale. Acteur de théâtre, Acteur donc, il doit apparaître comme tel. Encore une fois, au-delà des souhaits de Jouvet, on peut supposer que la mise en valeur de ce type de travail, qui est le fait, très en amont, de tout le système de production, est un tribut versé à la stature de l’acteur, ou plus prosaïquement, une exploitation habile de son image publique.
7Quant à Guitry, c’est un peu différent. Il n’est pas seulement un prestigieux acteur de théâtre venu prêter son talent au cinéma. Il n’est pas seulement « mis en valeur » par la production des films auxquels il participe. Guitry est à l’origine de ces films, responsable de tous leurs aspects, et son travail d’acteur est un élément parmi d’autres, intégré à une conception générale. L’acteur au travail, dans les films de Guitry, c’est tout à la fois une constante thématique, c’est une poétique, et c’est presque une interrogation existentielle personnelle, par le biais de la question du travestissement. Maintes fois, ses personnages se demandent s’ils sont plus « eux-mêmes » lorsqu’ils se déguisent ou lorsqu’ils sont au naturel ; maintes fois se pose la question de l’identité au travers des masques. Et l’acteur/auteur n’a pas besoin de rôles à transformation pour afficher sa sur-présence. (Même s’il en accumule ironiquement à la fin du Roman d’un tricheur, où il apparaît successivement déguisé en « têtes » pour tromper la vigilance des physionomistes du casino, avant d’être librement « lui-même », et de pouvoir tricher sous cette apparence… trompeuse). On peut même se demander si ce n’est pas à lui qu’il pense d’abord lorsqu’il lance à Pauline Carton dans Le Comédien : « vous ressemblez à une caricature de vous-même ! ». Ainsi, lorsque Guitry joue au cinéma, il a sans doute conscience de transmettre « un art du comédien ». C’est même peut-être, à certains moments de sa carrière, ce qui l’incite à tourner des films, plutôt qu’à se cantonner à l’exercice théâtral. Toujours ce désir de s’arrêter parfois pour fixer l’art de l’éphémère. Allons plus loin : Guitry est peut-être le seul cinéaste de l’histoire à avoir tourné pour garder trace d’un jeu d’acteur, voire pour exposer ce jeu d’acteur. En ce sens, Guitry n’est pas seulement un acteur de théâtre faisant du cinéma, pour reprendre la formule employée plus haut, mais il fait du cinéma parce qu’il est acteur de théâtre. Tout comme il tourne Le Comédien en hommage à son père précisément parce que celui-ci n’avait pas fait de cinéma, et que seules quelques images de lui subsistaient.
8En filmant Michel Simon, Arletty, ou Jacqueline Delubac, ce sont les acteurs ou les actrices qu’il filme (c’est à eux, acteurs et actrices, qu’il s’adresse au début de La Poison, quand il tresse les louanges de Simon en sa présence, ou dans Le Roman d’un tricheur lorsqu’il montre Delubac – et la donne à admirer – successivement en provençale, en fille des îles, en Parisienne, etc.). Et lorsqu’il se filme lui-même, les personnages qu’il incarne sont secondaires : c’est d’abord le travail de l’acteur qui l’intéresse. On ne va pas faire un catalogue ici des occasions dans lesquelles il désigne les artifices de jeu dans ses films, elles sont multiples, de la claudication collective du Diable boiteux aux leçons explicites du Comédien… On se contentera de rappeler ces deux passages du Roman d’un tricheur dans lesquels il souligne le changement d’acteur pour incarner un même personnage afin d’illustrer le passage de l’adolescence à l’âge adulte : « j’en suis sorti grandi, changé, méconnaissable » ; ou le maquillage qui est le sien lorsqu’il essaie plusieurs postiches avant de revenir à sa tête « naturelle ». Sur-présence aussi chez Guitry, donc, c’est-à-dire non seulement une présence sensible, mais une présence affirmée de comédien. Avec, pour conséquence immédiate, ce jeu avec le spectateur dont on vient de donner un exemple. Comme si, dès que le jeu était visible, il se transformait en « jeu », c’est-à-dire en complicité.
9Mais ce jeu est de nature différente chez Guitry et chez Jouvet. Avec ce dernier, nous l’avons vu, entre une part de devinette, une interrogation préalable : « Est-ce qu’il n’en fait pas un peu trop ? » « Est-ce le film qui a vieilli, est-ce que l’acteur en rajoute ? ». Jusqu’au moment où l’on comprend, et à partir duquel on va guetter le « trop », le signe d’excès, la caractéristique de jeu qui, étant artifice, conduit à l’art – celui du comédien. Avec Guitry, la question de savoir comment il joue ne se pose pas ; je ne sais pas s’il y a d’autres exemples au cinéma : entre son personnage et lui, pas l’espace d’un papier à cigarette, et pourtant, étant lui-même, il joue. Il est lui-même dans chacun de ses personnages parce qu’il occupe un espace singulier, dans lequel être multiple est une nature.
10Il me semble que cet espace, où le jeu est un jeu, a disparu du cinéma aujourd’hui. Ici, le travail de l’acteur prend une dimension proprement culturelle : il renvoie à un statut non seulement professionnel, mais existentiel et social. À force de s’incarner dans leurs personnages, les comédiens du XXe siècle ont déplacé l’espace du jeu vers les personnages eux-mêmes. Et la dimension « théâtrale », au sens large du terme, a disparu étrangement du cinéma moderne (étrangement parce qu’elle est pourtant liée à la mise en abyme qui est si constitutive d’une certaine modernité). Peut-être faudrait-il d’ailleurs aller chercher davantage du coté de la télévision pour observer aujourd’hui des rôles tenus ostensiblement par des acteurs, ou qu’on peut appeler ainsi, en particulier dans les fameuses émissions de téléréalité. Il s’agit, là aussi, d’être soi-même dans les rôles que l’on joue, tout en montrant qu’on joue ; l’ambiguité réalité/spectacle naissant en partie de ce principe. Mais la télévision n’est pas notre sujet. L’idée est juste de pointer ce changement, ce glissement d’espace culturel et ludique, et donc par là une relation différente à l’écran de cinéma, provoquée par l’acteur.
11Car les acteurs font subir un véritable déplacement à l’image, et ceci engage d’autres pistes de réflexion. Lorsque ces comédiens de théâtre apparaissent comme tels au cinéma, ils modifient, ils transforment véritablement l’image qui les prend en charge. C’est peut-être là que la notion de jeu, au sens ludique du terme, prend toute sa signification. Ce jeu qui devient un dialogue, un échange, un exercice à deux, avec le spectateur, c’est le principe même de l’image, qui se construit dans l’expérience du regard autant que dans celui de sa composition. Se présenter comme acteur de théâtre, c’est proposer au spectateur de voir une autre image qu’une image de cinéma. L’acteur a sans doute ce rôle, qui dépasse l’exercice habituel de son métier, de construire non seulement le contenu de l’image, mais la nature de celle-ci. Je crois que l’acteur, en apparaissant à l’écran, « creuse » l’image comme aucun autre élément, parce qu’il est celui qui dirige les regards. Le cadrage, le montage, les éléments filmiques le font à leur manière, comme formes, mais non comme figures. L’acteur, lui, est partie prenante et partie dirigeante, pourrait-on dire. Non pas d’ailleurs en ce qu’il attire les regards – ce qu’il fait – mais en ce qu’il les modifie. Et ce faisant, l’acteur, lorsqu’il se présente comme acteur de théâtre, transforme l’image, en change la nature, la fait migrer vers d’autres statuts. De l’image documentaire (Ceux de chez nous) à l’image spectacle (Bonne chance !), il n’y a peut-être qu’une présence plus appuyée ; de l’image testimoniale (l’image d’archives) à l’image attraction, un glissement de registre qu’opère l’acteur de théâtre au cinéma.
12On voit qu’il n’y a rien de moins innocent que ces jeux de cabotins, ces surprésences un peu datées : elles engagent les destins de l’image, et ne sont pas seulement objets de films, créations à enregistrer, mais façonnage du regard même.
Notes de bas de page
Auteur
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