Jeux
p. 225-227
Texte intégral
1Découvrir un film de João César Monteiro, c’est entrer dans l’univers d’un créateur dont le maître mot est sans aucun doute, comme le suggère Eric Thouvenel, fantaisie, mot appartenant à la famille de phainein, c’est-à-dire à apparaître, qui nous renvoie à son tour à fantasme et à fantastique. Faire acte de création au cinéma consiste pour Monteiro à inventer des espaces de jeux afin de pouvoir mettre en scène ses propres fantasmes, le cinéaste étant à la fois maître du jeu et principal joueur. Créer c’est jouer, et la profession exercée par Jean de Dieu dans La Comédie de Dieu est une parfaite métaphore du métier de cinéaste tel que le conçoit Monteiro : n’y a-t-il pas plus explicite en effet pour envisager les plaisirs de l’enfance et les fantasmes plus tardifs mais moins innocents que cette fabrique de glaces artisanales dont Jean de Dieu est à la fois le gérant et le malicieux inventeur de parfums ? Dans Les jeux et les hommes, Roger Caillois définit deux façons de jouer identifiées par deux concepts qu’il nomme paidia et ludus « À une extrémité règne, presque sans partage, un principe commun de divertissement, de turbulence, d’improvisation libre et d’épanouissement insouciant, par où se manifeste une certaine fantaisie incontrôlée qu’on peut désigner sous le nom de paidia. À l’extrémité opposée, cette exubérance espiègle et primesautière est presque entièrement absorbée, en tout cas disciplinée, par une tendance complémentaire, inverse à quelques égards, mais non à tous, de sa nature anarchique et capricieuse : un besoin croissant de la plier à des conventions arbitraires, impératives et à dessein gênantes, de la contrarier toujours davantage en dressant devant elle des chicanes sans cesse plus embarrassantes, afin de lui rendre plus malaisé de parvenir au résultat désiré. […] Je nomme ludus cette seconde composante.1 ». Si les jeux de Monteiro proposent des équilibres singuliers entre ludus (rigueur) et paidia (fantaisie), la parfaite maîtrise des règles par le seul metteur en scène affirme la prédominance de la rigueur sur la fantaisie tant celle-ci n’implique guère ici un recours même minimal au désordre, à l’improvisation ou à l’insouciance. Ce rapport démiurgique à la création est affirmé avec une évidente distance ironique, mais le goût du rituel orchestré la plupart du temps par Monteiro acteur est une manière d’organiser un faisceau de contraintes au sein desquelles la liberté des personnages (et des acteurs) semble bien relative. Créer, c’est jouer, mais à condition que le jeu soit un moyen idéal pour atteindre les vertiges des désirs insolites de Jean de Dieu c’est-à-dire de Monteiro lui-même tant celui-ci n’a jamais fait mystère qu’il s’agit là de son double.
2Vincent Amiel aborde à son tour la confusion entre acteurs et personnages chez deux « monstres sacrés » du cinéma français : Louis Jouvet et Sacha Guitry. Si la question du jeu se déplace alors plus spécifiquement vers le jeu d’acteur, l’aspect ludique et enfantin n’est pas pour autant totalement absent des performances de Jouvet et Guitry quand ils jouent à l’écran, dans une mise en abîme dont ils sont coutumiers, des personnages de comédiens. « Car il s’agit d’un jeu, écrit Amiel : il s’agit de s’amuser à sur jouer, de produire ce décalage suffisant pour que le spectateur, dans une sorte de reflet inversé du paradoxe de Diderot, voit tout à la fois le travail de l’acteur et le personnage que celui-ci incarne. » Cette « sur-présence » serait donc une manière de montrer le travail de l’acteur et de créer ainsi une proximité avec des spectateurs aussi heureux de découvrir une nouvelle histoire que de retrouver dans la personne de l’acteur une connaissance familière. Pour Amiel, Jouvet et Guitry déplacent ainsi à l’écran une tradition de l’acteur de théâtre dont ils sont les incarnations les plus authentiques car parfaitement assumées (ce qui n’est pas le cas, toujours dans la tradition française, de Jean Gabin par exemple). Dernière le masque de Jean de Dieu apparaissait le visage du cinéaste Monteiro. Cette fois ce n’est pas l’homme qui s’impose sous le masque mais le comédien, l’homme de théâtre, chaque film devenant un documentaire sur Jouvet ou Guitry au travail, ce dernier portant l’exercice à un certain paroxysme en devenant lui-même metteur en scène de ces films conçus comme traces de la création théâtrale.
3Ce n’est pas la virtuosité un peu tapageuse de la création actorale qui préoccupe le cinéaste Godard, bien qu’il ait su lui aussi s’en nourrir en choisissant de tourner avec Brigitte Bardot, Alain Delon ou Gérard Depardieu, alors au faîte de leur carrière. Pour tenter de montrer quelque chose de la création cinématographique, il préfère passer par une autre pratique artistique, plus immédiate en apparence : la musique, analysée par Simon Daniellou dans le dernier texte de cette partie. Entre Prénom Carmen et le « diptyque rock » One plus One et Soigne ta droite, Godard interroge deux pôles souvent opposés de la création musicale : l’interprétation d’une part, avec le Quatuor Prat déchiffrant les chefs-d’œuvre de Beethoven, et le travail plus spécifique de création d’autre part, en l’occurrence celui des Rolling Stones puis des Rita Mitsouko dans un studio d’enregistrement. L’intérêt constant de Godard pour la musique est une manière de continuer à penser les rapports entre cinéma et composition musicale, après nombre de cinéastes et de théoriciens. Dans son essai intitulé L’Âge du rythme, Laurent Guido a montré comment le cinéma comme musique a été, dans les années vingt notamment, « une métaphore de la création idéale2 ». « À première vue, écrit Guido, il peut paraître étrange de choisir la forme artistique la plus abstraite, la moins liée à la réalité matérielle, pour décrire le mode d’expression le plus concret et “réaliste” », avant de préciser aussitôt que « l’analogie musicale a justement servi à engager la réflexion sur une voie qui détourne [le cinéma] de son rapport privilégié à la représentation du réel3 ». C’est bien cette tension entre l’abstraction musicale et le « réalisme » cinématographique qui passionne Godard, lui qui n’a jamais montré le moindre intérêt pour la tentation abstraite et la supposée « musicalité » du cinéma expérimental. En filmant le quatuor Prat aux prises avec les quatuors de Beethoven, il questionne le passage entre la matérialité de la partition, des instruments et des corps à la beauté sublime de la musique, « expression privilégiée de l’intensité4 ». Le travail des Rolling Stones et des Rita Mitsouko, dont la confrontation permanente avec les machines à enregistrer rappelle cette autre machine à enregistrer qu’est la caméra, est tout autre : les idées qui ont germé dans le cerveau de Beethoven doivent ici surgir des gestes et des expériences, des essais et des tâtonnements enregistrés pour subir ensuite de multiples manipulations proches du montage en cinéma. Jouer pour donner à entendre une œuvre déjà fixée d’un côté, parvenir à fixer en jouant et en jouant encore de l’autre. Ces deux opérations constituent alors, non dans leur opposition mais dans leur complémentarité, des métaphores du travail de Godard cinéaste, lui qui est toujours parti de la réalité brute des images et des sons, de la beauté concrète du monde comme « partition » pour, dans un geste de compositeur cette fois, réinventer sans cesse de nouveaux agencements, créer de nouvelles formes, de nouveaux équilibres entre improvisation et composition.
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L'acteur de cinéma: approches plurielles
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2007
Comédie musicale : les jeux du désir
De l'âge d'or aux réminiscences
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2008