Paroles dans le vent. La répétition à l’œuvre dans la trilogie anatolienne de Nuri Bilge Ceylan
p. 193-207
Texte intégral
1Dans Nuages de mai (1999), Muzaffer, apprenti cinéaste quadragénaire, revient dans son Anatolie natale pour y tourner un film. Après des essais d’acteurs infructueux, quelques repérages et plans préparatoires filmés au caméscope, il choisit de faire jouer trois membres de sa famille, reflets de trois générations, dans les rôles principaux : son vieux père Emin, Ali, son petit neveu qui « ressemble à son enfance » et Saffet, son cousin, qui rêve de quitter la province pour tenter sa chance à Istanbul.
2De cette notion de répétition qui nous intéresse ici, il est triplement question dans Nuages de mai. Le film semble en effet travaillé par trois niveaux de répétition qui se surimpressionnent pour former un objet cinématographique complexe dénotant une manière tout à fait singulière de filmer la création. Le premier de ces niveaux, que j’ai appelé celui de la « répétition horizontale », intervient dans le champ diégétique du film et renvoie à l’acception du terme entendue comme le fait de « répéter pour s’exercer », de « répéter un rôle » ou de « mettre au point les divers éléments d’un spectacle1 ». Le film de Nuri Bilge Ceylan met en scène un cinéaste qui fait répéter ses acteurs. Si elles ont d’abord valeur d’expérimentations, ces séances prennent rapidement un aspect beaucoup plus informel et approximatif, puisque le cinéaste s’y risque à filmer ses modèles sans véritable préparation, en se contentant de leur faire répéter un texte soufflé par une tierce personne – d’où un résultat médiocre qui ne le satisfait pas.
3Vient ensuite un deuxième niveau, celui de la « répétition verticale », qui, sur un plan métadiégétique, concerne le dialogue se nouant entre Nuages de mai et les films antérieurs de Nuri Bilge Ceylan. La répétition est ici prise dans son sens courant de « réitération », de « redite », ou le fait de « dire de nouveau quelque chose qui a déjà été dit2 ». Le spectateur familier des précédents travaux du cinéaste turc ne manquera pas de remarquer que le film qui se prépare et se tourne avec plus ou moins de réussite n’est autre que Kasaba (1997), son long métrage liminaire. Il n’oubliera pas non plus de reconnaître, dans la vidéo que projette un soir Muzaffer à ses parents, la structure, les plans et des éléments sonores de Koza, le court métrage qu’il réalisa en 1995. Dans Nuages de mai sont ainsi répétés les moments-clés de Kasaba exposés de manière inédite puisque nous découvrons à la fois l’endroit et l’envers de chaque séquence : les acteurs, les lieux mais aussi les coulisses comprenant la caméra, l’équipe, le plateau, etc.
4Troisième et dernier niveau opérant ici : celui de ce que j’ai nommé la « répétition transversale », et qui intéresse le rapport fortement référentiel qu’entretient Nuages de mai (et par extension Kasaba et Koza), avec les longs métrages d’Andrei Tarkovski. Du Russe, le Turc répète certains motifs visuels, sonores et thématiques, notamment ceux du Miroir (1974), œuvre matricielle autour de laquelle gravite les trois films de Ceylan, au point que l’on s’autorisera à parler d’« hypertextualité », pour reprendre le concept de Gérard Genette qualifiant ainsi « tout texte dérivé d’un texte antérieur par transformation simple […] ou par transformation indirecte : nous dirons imitation3 ». Le terme de répétition, ainsi pris dans le sens de reproduire, de copier, d’imiter quelque chose qui existe déjà, renvoie à la construction spéculaire de Nuages de mai, qui non seulement reflète sa propre genèse mais contient également un second degré de réflexivité, dit « hétérofilmique », concernant d’après Jacques Gerstenkorn tous les « jeux de miroir qu’un film est susceptible d’entretenir […] avec les autres films4 ».
5Le dispositif employé par Nuri Bilge Ceylan est assez proche de celui mis en place quelques années plus tôt par Abbas Kiarostami dans sa « trilogie du Golan » (Où est la maison de mon ami ?, Et la vie continue et Au travers des oliviers). Il s’agissait déjà pour le cinéaste iranien de faire se répondre, par un procédé subtil de mise en abyme et en plaçant au cœur de la fiction un tournage de cinéma, les deux derniers films de son triptyque. Mais au-delà de ce principe d’emboîtement des narrations à l’intérieur de « films-gigognes », la trilogie anatolienne5 de Nuri Bilge Ceylan apporte une dimension réflexive et autobiographique supplémentaire qui complexifie l’ensemble, puisque ce sont systématiquement les membres de la famille du cinéaste et les lieux de son enfance qui sont mis à contribution dans chacun des trois films. Si, dans Kasaba, les parents du réalisateur se voyaient attribuer des rôles qui ne leur ressemblaient que vaguement, la frontière entre réel et fiction est plus ténue dans Nuages de mai qui fonctionne comme un autoportrait du cinéaste au travail. En effet, Nuri Bilge Ceylan s’y filme, par l’intermédiaire de Muzaffer Ozdemir incarnant son double à l’écran, en train de filmer ses parents qui jouent alternativement à être eux-mêmes (les séquences « hors tournage ») et eux-mêmes jouant les personnages de Kasaba. Nous nous retrouvons donc avec « une caméra [qui] filme une caméra qui filme le jeu de la vie6 » et qui, par la même occasion, questionne l’essence du geste cinématographique de celui qui en est ici l’auteur.
6Face à cette complexité structurelle, il convient de s’arrêter brièvement sur l’objet étudié afin d’en déterminer sa nature. Je me référerai pour cela aux recherches de Yannick Mouren qui, dans un article puis un essai analysant sous l’angle de la réflexivité cinématographique le filmage de la création, dégage plusieurs sous-ensembles de films réflexifs allant du « métafilm », aux making of, en passant par le biopic de cinéaste ou encore ce qu’il nomme « la fiction génétique », autrement dit « les reconstitutions fictionnelles de la création d’un long métrage réel ayant marqué, pour des raisons diverses, l’histoire du cinéma7 ». C’est précisément la dernière catégorie de cette taxinomie que j’utiliserai pour définir Nuages de mai : ce que Mouren baptise le « film-art poétique », empruntant au passage ce concept à la théorie de la littérature, et qui désigne « tout long métrage de fiction dans lequel le cinéaste énonce, ou du moins tente de faire partager, l’idée qu’il se fait de son art dans une forme ni théorique, ni prescriptive, mais artistique.8 »
7Le film de Ceylan satisfait en effet les trois conditions du film-art poétique : être un long métrage de fiction, avoir pour sujet une « conception personnelle du cinéma, méthode de travail, esthétique, éthique9 » et pour protagoniste un cinéaste fictif qui serait « le représentant, l’alter ego du cinéaste du film filmant10 ». Sur ce dernier point, Mouren précise que dans l’éventualité où le rôle du cinéaste fictif est distribué à un acteur, ce dernier doit remplir les conditions nécessaires à son identification avec le cinéaste réel, ceci passant notamment par des traits comportementaux identiques ou une diction similaire. C’est ici le cas puisque Muzaffer Ozdemir et Nuri Bilge Ceylan – qui se met lui-même en scène dans Les Climats (2006) – partagent le même profil atrabilaire et taiseux, la même voix grave, le même âge, la même allure flegmatique et parfois distante, souvent lasse. Ultime élément d’identification : le film que tourne le cinéaste fictif doit avoir été réellement réalisé, et dans Nuages de mai, Muzaffer tourne effectivement Kasaba, le premier long métrage de Ceylan reconnaissable à ses acteurs et ses scènes-clés. On pourrait ici penser s’éloigner de la question de la répétition. Pas tout à fait, puisque le film-art poétique expose en creux autant ce qui est de l’ordre de la méthode de travail du cinéaste énonciatif, que l’approche conceptuelle que ce cinéaste a de son art. Or Nuages de mai nous livre l’essentiel de ces informations qui se rapportent aux interrogations fondamentales sur la création cinématographique (comment et pourquoi c’est fait ?) à l’occasion des moments où Muzaffer fait répéter ses acteurs pour des essais ou sur les lieux de tournage de son film.
8À ce titre, deux séquences retiennent particulièrement l’attention : une première, que l’on découvre après quarante-cinq minutes de film, dans laquelle Muzaffer rend visite à son oncle Pire afin de lui faire passer un bout d’essai, caméra vidéo en main. Après l’avoir assez brutalement sorti de sa sieste, Muzaffer, assisté de Saffet, demande au vieil homme malade de répéter quelques phrases d’un monologue que l’on avait déjà entendu dans Kasaba, mais de la bouche d’Emin Ceylan, le père du réalisateur. La deuxième séquence intervient dans la dernière partie du film, lorsque les quatre générations se réunissent sur un plateau improvisé dans le sous-bois familial. Muzaffer y filme alors Emin répétant le rôle qu’avait endossé l’oncle Pire à l’occasion de la séance d’essai – rôle qui finalement et logiquement reviendra au père. Dans ces deux séquences, Nuri Bilge Ceylan dévoile un dispositif qui aura été le sien jusqu’aux Climats : une manière de faire artisanale qui s’appuie sur une équipe très réduite (« Sur Kasaba, […] nous étions deux ; sur Nuages de mai, quatre11 ») ; le recours à des acteurs non-professionnels appartenant à sa sphère intime ; le filmage sans le son synchrone, expliquant le fait qu’un assistant dicte les textes aux acteurs pendant la prise – cela n’ayant été le cas que pour Kasaba dont les dialogues ont été ensuite doublés par des comédiens confirmés. D’un point de vue technique, ces deux séquences posent donc la question de la fabrication du long métrage en mettant en lumière la principale difficulté rencontrée avant et pendant le tournage : comment terminer un film lorsque les acteurs filmés pour des essais ou réunis sur un plateau « résistent », comme c’est ici le cas, à l’entreprise cinématographique ?
9Cette résistance est d’abord incarnée par Pire qui, malgré son désir de bien faire, n’offre qu’une piètre et maladroite prestation, et semble plus enclin à parler à ses visiteurs de la récente disparition de son épouse et de sa solitude de vieillard que de faire l’acteur. La résistance devient plus frappante encore chez les trois proches que Muzaffer réunit sur son plateau, et qui poursuivent des objectifs incompatibles avec celui du metteur en scène : empêcher les autorités locales de confisquer cette forêt dont il s’est toujours occupé (Emin), quitter l’usine et la province pour travailler à Istanbul (Saffet) et protéger un œuf pendant quarante jours afin de se voir récompenser d’une montre musicale (Ali). Contraint de composer avec les idées fixes de chacun, Muzaffer tente de préserver la sienne, c’est-à-dire tourner un épisode que l’on retrouve dans Kasaba (rassemblée sous les chênes, la famille veille au son des légendes et récits de guerre narrés par Emin). Derrière sa caméra, le fils, insatisfait du jeu de son père, s’agace rapidement, multiplie les prises, peste après son modèle et ses assistants. Puis vient la quatrième prise : Emin répète devant la caméra ce que lui dicte Saffet jusqu’à ce qu’une rafale de vent, aussi soudaine qu’improbable, lui fasse porter son attention vers la cime de l’arbre contre lequel il était adossé. La vie, jusque-là tenue à distance par les moyens déployés par Muzaffer et son attitude dirigiste envers ses acteurs, refait brusquement irruption sur le plateau et va jusqu’à détourner la fiction en train de se faire. Contrevenant aux ordres de son fils, Emin s’empare d’un projecteur et porte son faisceau sur le sommet de l’arbre, y découvrant avec stupeur la marque peinte en rouge du cadastre. La famille se scinde alors en deux, et le montage alterné nous montre le vieil homme parcourant son lopin de terre et découvrant avec sa femme et Ali l’ampleur du préjudice, puis Muzaffer et ses assistants affalés dans leurs chaises.
10Reprochant à son fils de l’avoir écarté de son objectif premier (la préservation de son bien), Emin s’emporte : « Vous m’embêtez avec le film et tout… Il y a cinquante années de ma vie là. […] On perd la maison et tu parles de film ? Je ne veux pas m’occuper de film, moi. Je m’en vais. » À quoi bon en effet faire un film lorsque le fruit d’une vie de labeur est ainsi condamné ? Le constat pour le moins amer que dresse Emin de la situation met en lumière ce qui se joue véritablement ici par rapport à la scène correspondante dans le précédent film : « Alors que Kasaba limitait le monde à sa représentation sur l’écran, Nuages de mai, au contraire, replace le cinéma dans la vie12. » La vie, qui en dernier lieu s’impose à Muzaffer et son entreprise, c’est la défunte épouse de Pire, c’est l’œuf d’Ali, ce sont les arbres du père ou la soif de nouveaux horizons de Saffet. C’est surtout, au-delà des obsessions apparemment inconciliables de ce quatuor dissonant, cette nature superbement photographiée par Ceylan, et qui, à travers sa manifestation la plus insaisissable qu’est le vent, a toujours le dernier mot.
11Le vent est un marqueur essentiel de Nuages de mai et du cinéma de Nuri Bilge Ceylan en général. C’est par lui que la vie resurgit et double la machine cinéma en l’enrayant, comme cela nous est montré sur le plateau. Il est d’ailleurs à noter que dès le début du film, ce vent souffle sur les protagonistes, tournant ici les pages du scénario que le fils a abandonné sur un coin de table, liant plus tard les cheveux blancs du père avec le feuillage de ses chênes, dans un mouvement des plus pastoraux. Et c’est bien dans les deux épisodes qui nous intéressent que le vent trouve sa manifestation la plus franche et la plus lourde de conséquences, puisqu’il emporte au loin les paroles maladroitement répétées de Pire et du même coup les aspirations artistiques de Muzaffer dans un premier temps, interrompt littéralement le film en train de se faire dans un second. Mais quel est le rôle de ce vent qui, dans les deux cas, fait resurgir la vie au cœur du tournage, et révèle l’aporie du geste cinématographique ?
12Parce qu’il précède de peu, dans Nuages de mai comme dans Kasaba ou Koza, une révélation d’ordre sensorielle ou psychologique, le vent correspond à des instants décisifs : sur le plateau du film de Muzaffer, c’est bien sa manifestation qui détourne Emin de la récitation de son texte et l’amène à découvrir le marquage sur ses arbres. Lors des essais avec Pire, le vent se lève après l’échec de la répétition avec le vieil homme, quand Muzaffer s’est éloigné de la tonnelle pour repérer les alentours. Filmé en plan rapproché, dos à la caméra, ce dernier s’appuie contre un poteau d’enclos et contemple la vallée qui s’ouvre devant lui. La vitesse de défilement des images est alors légèrement accélérée, accentuant l’importance de cette force invisible du vent figurée par une image archétypale du temps qui passe (la course des nuages au-dessus des montagnes). Face à ce spectacle, c’est tout le poids et la vanité du projet de Muzaffer qui semblent se rappeler à lui, et peser sur ses épaules.
13Mettre en scène les séances de répétition permet à Nuri Bilge Ceylan de saisir ce moment de basculement où la fiction, qui jusque-là contraignait le réel, le pliait à ses exigences, se voit soudainement rattrapée – et en quelque sorte débordée – par la vie. La mécanique du récit de Ceylan repose presque entièrement sur ce clivage entre la création et son hors-champ ; création qui, par le lot d’artifices et de contraintes qu’elle induit, bouleverse le quotidien immuable des habitants de cette petite ville. Pour le cinéaste turc qui considère que « la vie est plus importante que le cinéma13 », il s’agit bien de filmer l’impossibilité de filmer tout en documentant la façon dont il a déjà envisagé son travail de cinéaste vis-à-vis de ses modèles et des lieux investis. Le film questionne alors la création à un autre niveau, celui de l’éthique, en examinant l’acte cinématographique dans ce qu’il a à la fois de plus trivial et de plus hésitant, dans tout ce qu’il implique en terme d’arrangements et de facilités prises avec le réel. Ceylan s’attache à montrer le délicat passage à la création et cette manière partagée avec son double fictif de nourrir son cinéma des éléments de sa vie. Cela passe par une « mise en relation entre les scènes vécues (le film filmant) et le film filmé. […] Le cinéaste fictionnel vit une scène A et il filme une scène A’ qui entretient des relations […] avec A14 ». C’est ce qui arrive dans la séquence du feu de camp, puisque père et fils y rejouent « cinématographiquement » le face à face qu’ils avaient eu dans ce même bois au début de Nuages de mai, à la différence qu’un plateau de cinéma a remplacé le caméscope.
14Si le cinéaste ne s’étend jamais sur les motivations qui l’ont conduit à vouloir filmer sa terre natale et les siens, toute son attention est vouée à ce que ses images « fassent vraies ». À plusieurs reprises, Muzaffer exprime son souci de véracité à travers les indications qu’il donne à ses acteurs : « Tu vas répéter ce qu’il va te dire comme si c’était vrai », « Tu vas le raconter comme si tu l’avais vécu » assène-t-il à l’oncle Pire avant de reprocher à son père de ne pas regarder la pluie comme il le fait d’habitude, constat paradoxal d’un cinéaste qui exige de ses acteurs une forme de vérité tout en ayant recours à des procédés très artificiels. Du reste, ces répétitions « dirigées » qu’il met en place avec ses modèles s’avèrent vite déconcertantes tant elles n’atteignent pas le naturel et la vérité d’autres moments où il les enregistre avec sa caméra VHS ou son micro dans leur vie quotidienne et lors de conversations durant lesquelles ils n’ont pas forcément conscience d’être filmés. Le film raconte alors l’ennui, la frustration, les hésitations d’un Muzaffer tiraillé entre deux conceptions du cinéma fondamentalement différentes : capter la vie dans ce qu’elle a de plus fuyant, de moins prévisible, et se laisser inspirer par elle ou au contraire la tordre à son désir et plier formes et visages aux nécessités d’un scénario, au risque de trahir quelque chose de son histoire personnelle et de ses convictions artistiques. Par l’effet de distanciation que ménage le dispositif réflexif du film, on devine ces difficultés vécues par Nuri Bilge Ceylan lui-même sur le tournage de ses deux premiers films. Ce que confirment les propos du cinéaste, puisque c’est au visionnage du making of de Kasaba (réalisé par Muzaffer Ozdemir) qu’il se serait rendu compte de son « comportement égoïste15 » envers ses acteurs et techniciens sur le tournage de ce premier long métrage.
15« Réaliser un film sur le cinéma », nous rappelle Frédéric Sojcher, « est toujours un appel à discussion. À quel point le reflet que le cinéaste renvoie des coulisses d’un plateau est-il fidèle à la réalité, à quel point a-t-il tendance à enjoliver ou noircir le tableau, à insuffler sa propre philosophie de cinéma16 ? » La question se pose dans Nuages de mai qui, par la présence d’une double instance caméra, s’affirmerait à la fois comme un regard critique sur la méthode de son auteur et, partant du contre-exemple Muzaffer, la mise en avant des considérations éthiques dictant son rapport aux acteurs et au réel. Animé l’un et l’autre par une même « passion du vrai17 » pour reprendre les mots de Robert Bresson, Ceylan et son double travaillent à l’obtention d’un réalisme cinématographique. Pour Ceylan, le gain d’une certaine authenticité ne peut se faire qu’à la condition d’une démarche créatrice sincère, impliquant un rapport éthique avec le réel. Or la manière dont son double est dépeint, en être égoïste et truqueur, ne correspond pas à la façon de faire du cinéaste turc qui dans nombre d’entretiens aime à nourrir son discours de références à Andrei Tarkovski ou Robert Bresson justement, ses pères de cinéma, eux-mêmes réputés pour l’intransigeance morale des propos qu’ils ont tenus sur leur art. Loin des artifices employés par son personnage dans la fiction, Ceylan serait plus fidèle à l’adage « tricher c’est tromper » énoncé par Ali au début du film, formule lapidaire précisée par ces mots de Tarkovski illustrant parfaitement le cas de conscience auquel se trouve confronté Muzaffer : « Celui qui trahit une seule fois ses principes perd la pureté de sa relation avec la vie. Tricher avec soi-même, c’est renoncer à tout, à son film, à sa vie18. » Si ce renoncement prendra une forme plus définitive dans le film suivant, Uzak, il commence à poindre chez le héros de Nuages de mai qui, lors de ces séances de répétition assez catastrophiques, semble prendre conscience de la pesanteur de son entreprise, qui n’est du reste pas étrangère à Nuri Bilge Ceylan qui « en termes d’aventure cinématographique, [ressent] souvent le cinéma comme quelque chose d’inutile19 ».
16C’est secondaire et sans lien direct avec le strict cadre du filmage de la création mais il est intéressant de le signaler ici : lorsqu’on se rapporte au travail qu’a poursuivi le cinéaste depuis Koza jusqu’aux Climats20, on retrouve cette notion de répétition vis-à-vis des procédés mis en œuvre dans ses films. Nuri Bilge Ceylan n’hésite pas à faire de chaque long métrage un terrain d’expérimentation esthétique lui permettant d’éclairer différemment des composantes essentielles de son cinéma, composantes déjà présentes dans le bien nommé Koza (Cocon) : des lieux, des images et des figures obsessionnelles se répètent d’un film à l’autre et se font écho (dans la trilogie : l’importance du Père, de l’enfance, du lieu d’origine) mais aussi des plans ou des éléments sonores sont repris « tels quels » puis réintroduits dans les bandes image et son d’un film ultérieur (des plans de Koza réutilisés dans Kasaba, une nappe sonore extradiégétique entendue dans Nuages de mai puis de nouveau dans Uzak et Les Climats). L’autocitation est exploitée et dépassée lorsque, considérant la filmographie du réalisateur dans son ensemble, des séquences n’appartenant pas au même film apparaissent logiquement complémentaires et littéralement contiguës, comme cet émouvant plan fixe de Kasaba dans lequel le jeune Saffet quitte Yenice (on le voit de dos, flanqué de son baluchon, marchant et s’éloignant sur une route de campagne) qui trouve sa suite et son « contrechamp » immédiat dans le plan-séquence introductif d’Uzak, tourné neuf ans plus tard : un jeune homme interprété par le même acteur tourne le dos à sa ville natale et s’avance sur la route qui le mènera à Istanbul.
17Si l’on considère enfin la répétition comme un équivalent de l’imitation, Nuages de mai entretient un rapport intertextuel et fortement référentiel avec le cinéma d’Andrei Tarkovski. Ce rapport nous est présenté une fois de plus par l’intermédiaire du personnage de Muzaffer, mais indirectement puisque le film n’invoque jamais nommément le cinéaste russe, ce qui n’est pas le cas d’Uzak dont le personnage principal, un photographe publicitaire passé à côté de sa vocation de réalisateur, visionne à plusieurs reprises Stalker et Le Miroir. Pas de citation directe dans Nuages de mai, donc, mais « cette modalité généralement plus large » qu’est la référence, laquelle « ne se composant pas de l’extrait d’une œuvre, […] peut indiquer une parenté, signifier une continuité, en direction d’un réalisateur, d’un film, d’un genre, d’une époque21 ». La référence est explicite dans la vidéo montrée par Muzaffer à ses parents : elle convoque et imite formellement, à l’instar de Koza dont elle est la variation en couleur, les images mentales tarkovskiennes. Ce vent mystérieux dont on a parlé, l’importance du sous-bois le plus souvent filmé à son seuil, le rapport nostalgique au lieu d’origine et la fusion des corps avec la nature, omniprésents dans le « triptyque anatolien », sont des motifs directement empruntés au répertoire esthétique du Russe et plus précisément au Miroir, son film le plus autobiographique. Surtout, Ceylan et son double dans le film partagent avec Andrei Tarkovski le même rapport révérencieux au père, figure centrale du film que tourne Muzaffer et qui est le prolongement du culte que voue Nuri à Emin22. Vénération qui rappelle celle d’Andrei pour Arseni Tarkovski, son poète de père dont les vers sont lus et mis en image dans Le Miroir, quand Emin Ceylan est lui l’auteur de la nouvelle qui a inspiré le scénario de Kasaba.
18Évoquant dans un très beau texte les images absentes, nées du réel comme de fictions, pouvant hanter l’imaginaire d’un artiste, Alain Bergala en vient à formuler cette hypothèse : « L’art n’est peut-être fait que d’ondes qui naissent, se répandent, viennent croiser d’autres ondes et former de nouveaux tourbillons qui se constituent à leur tour en nouveaux foyers de création23 ». Nuages de mai est l’exemple d’une telle chambre d’écho où les images de Tarkovski résonnent avec les lignes de force thématiques qui se croisent dans les films du réalisateur turc : la figure rhizomique du père et l’enfance guettée par la corruption, l’incommunicabilité entre les générations et le dialogue avec la nature, le retour au natal et la tentation du dehors… Rares sont les films réflexifs qui auront su montrer avec autant d’habileté et de franchise le surgissement, dans le processus de création, d’un fond d’images matricielles venues d’une œuvre exogène. En évitant de se livrer à un rapport citationnel naïf et stérile24, Nuri Bilge Ceylan parvient à faire quelque chose de cette imposante tutelle tarkovskienne en la mettant à l’épreuve de sa propre poétique, à la faveur d’un regard à la fois amusé et critique sur ses influences. Dans une séquence d’Uzak qui réunit le cinéaste raté (de nouveau incarné par Muzaffer Ozdemir) et ses amis, quelqu’un prend à partie l’alter ego fictif du réalisateur et lance « Tu disais que tu voulais faire des films comme Tarkovski. Comment peux-tu faire une croix sur cette époque ? […] Tu n’as pas le droit d’enterrer tes idéaux ou de tout réduire à quelque chose de commercial. » Occasion de replacer – une fois n’est pas coutume – le geste cinématographique, son origine, sa relativité, au centre d’une œuvre qui, jusqu’aux Climats, aura su prendre des allures discrètes d’introspection. Manière aussi de rappeler que « Dans tout art, il existe un principe diabolique qui agit contre lui et tâche de le démolir. » Et Robert Bresson de conclure : « Un principe analogue n’est peut-être pas tout à fait défavorable au cinématographe25. »
Notes de bas de page
1 Définition du terme « répétition » extraite du Petit Robert de la langue française.
2 Ibid.
3 Gérard Genette, Palimpsestes. La littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982, p. 14.
4 Jacques Gerstenkorn, « À travers le miroir (notes introductives) », Vertigo, no 1, « Le cinéma au miroir », 1987, p. 7.
5 Koza, Kasaba et Nuages de mai ont tous les trois été tournés à Yenice, la ville d’Anatolie dans laquelle a grandi le réalisateur.
6 Alain Bergala, Abbas Kiarostami, Paris, Cahiers du cinéma, coll. « Les Petits Cahiers », SCEREN-CNDP, 2004, p. 50.
7 Yannick Mouren, Filmer la création cinématographique. Le film-art poétique, Paris, L’Harmattan, 2009, p. 23.
8 Yannick Mouren, « Le film-art poétique, sous ensemble du film réflexif », CinémAction no 124, « Le cinéma au miroir du cinéma », René Prédal (dir.), 2007, p. 115.
9 Yannick Mouren, Filmer la création cinématographique. Le film-art poétique, op. cit., p. 23.
10 Ibid., p. 23.
11 Michel Ciment, « Les variations sur un thème me plaisent », entretien avec Nuri Bilge Ceylan, Positif, no 482, avril 2001, p. 8.
12 Yannick Lemarié, « Nuages de mai. Je vous aime tant. » Positif, no 482, avril 2001, p. 6.
13 Ibid., p. 6.
14 Yannick Mouren, « Le film-art poétique, sous ensemble du film réflexif », op. cit., p. 119.
15 Yannick Lemarié, « Nuages de mai. Je vous aime tant. », op. cit., p. 6.
16 Frédéric Sojcher, « Un troublant jeu de miroirs », CinémAction, no 124, « Le cinéma au miroir du cinéma », op. cit., p. 131.
17 Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, Paris, Gallimard, 1988, p. 121.
18 Andrei Tarkovski, Le Temps Scellé. De « L’enfance d’Ivan » au « Sacrifice », Paris, Éditions de l’Étoile/Cahiers du cinéma, 1989, p. 117.
19 Michel Ciment, Matthieu Darras, « Persévérer », entretien avec Nuri Bilge Ceylan, Positif, no 515, janvier 2004, p. 16-17.
20 Je m’arrête volontairement avant Les Trois Singes (2008), qui semble marquer une orientation thématique et esthétique différente des longs métrages précédents, par un recours aux codes du film noir, aux ressorts du mélodrame, à une intervention spécifique sur la plasticité de l’image et par l’absence d’une implication autobiographique jusque-là récurrente dans ses films.
21 Nicolas Schmidt, « Les usages du procédé de film dans le film », CinémAction, no 124, « Le cinéma au miroir du cinéma », op. cit., p. 102.
22 Intérêt pour la figure du père que le réalisateur turc cultive à travers sa pratique photographique, notamment dans sa série For my Father visible sur [http://www.nuribilgeceylan.com/photography/formyfather1.php?sid=1].
23 Alain Bergala, « Une image absente hante l’image », dans Mark Power, Gilles Peres, Bruce Gilden et al., L’Image d’après. Le cinéma dans l’imaginaire de la photographie, cat. d’expo., Götingen/Paris, MagnumSteidl/Cinémathèque française, 2007, p. 115.
24 Ce que le russe Andrei Zviaguintsev, lorsqu’il réalisa Le Retour (2003) et Le Banissement (2007) n’avait vraisemblablement pas su éviter, en témoignait son incapacité à proposer autre chose que des images « à la manière de » Tarkovski. Désormais détaché de cette influence, son cinéma aura pris une direction plus personnelle et pertinente avec le beau Elena (2011).
25 Robert Bresson, Notes sur le cinématographe, op. cit., p. 42.
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