Le bonheur dans l’échec1. La Pluie (Projet pour un texte) de Marcel Broodthaers, 1969
p. 161-177
Texte intégral
1« Je ne suis pas cinéaste2 », obviait Marcel Broodthaers au malentendu auquel pouvait prêter la production de ses quelques cinquante courts métrages au sein d’une œuvre hétéroclite composée également de poèmes, de livres, d’images, de tableaux, d’objets, d’installations et d’un musée d’art moderne. Et Broodthaers de répondre à la question de savoir ce que représentait alors selon lui le cinéma : « Le film pour moi, c’est le prolongement du langage. J’ai commencé par la poésie, puis la plastique et finalement le cinéma qui réunit plusieurs éléments de l’art3. » On rappellera que Marcel Broodthaers, né en 1924 à Bruxelles et mort à Cologne en 1976, se livrait aussi bien à la poésie, à la critique d’art, au reportage journalistique et à la photographie documentaire avant de devenir artiste en 1964 au moment de lâcher la phrase goguenarde rabâchée à qui mieux mieux : « Moi aussi, je me suis demandé si je ne pouvais pas vendre quelque chose et réussir dans la vie4. »
2Malgré la place importante qu’occupe le cinéma dans son œuvre, ses films constituent une facette relativement peu étudiée au regard de sa production d’objets mâtinés de pop art et d’art conceptuel et agrégeant coquilles d’œufs, casseroles de moules, tas de charbon, et pots de confiture. Non moins liés à son travail plastique, ils anticipent pourtant sur la notion d’un cinéma d’exposition prenant place, non plus dans une salle isolée, mais dans un environnement spécifique parmi les œuvres présentées. Tenant autrement compte de la place du spectateur, ils contrecarrent toute position contemplative tout en faisant obstacle à leur détournement sous la forme de marchandise. L’attention qu’ils requièrent en appelle moins à une identification hédoniste qu’à une relation critique au sein de laquelle le spectateur est conduit à se faire lecteur.
3C’est à la manière d’un gag de Buster Keaton que La Pluie (Projet pour un texte), réalisé en 16 mm noir et blanc, nous montre Broodthaers s’évertuant à écrire sous une averse battante et contraint de renoncer en dernier ressort. Film sur l’artiste au travail, La Pluie naît de la faillite du récit qu’il met en scène. Durant deux minutes, il vit ainsi d’un paradoxe, d’être à la fois un film sur la création et l’expression de sa vanité, de sa ruine. À l’encontre des autoportraits héroïques des peintres ou des figures tourmentées des écrivains vus au cinéma, l’image de Broodthaers trempé comme une soupe invite à considérer la différence entre les arts, le cinéma, la poésie et les arts plastiques, sous un jour moins glorieux, autrement mélancolique et comique, de l’artiste mutique aux prises avec l’invisible de sa pensée.
Le mouvement comique qui anime 24 images par seconde
4La scène se déroule sous nos yeux. Un rapide panoramique découvre en plongée la situation au moment où Broodthaers entame la rédaction d’un texte tandis qu’il est sobrement installé dans un jardin, assis sur une chaise pliante devant une caisse servant de table. De même qu’un sketch, la performance fait du spectateur son premier complice, qu’il soit réel ou imaginé. Elle ne saurait avoir lieu sans la présence d’un tiers. Nul besoin pour cela du coup d’œil appuyé du plaisantin sollicitant l’adhésion de son public à la manière dont certains autoportraits peints désignent au spectateur l’espace de la représentation en cours de réalisation. À aucun instant, Broodthaers ne porte un regard vers la caméra.
5Le film est tourné à l’extérieur de son domicile, 30 rue de la Pépinière à Bruxelles, à l’adresse où fut inauguré l’année précédente, en 1968, son fameux musée fictif « d’Art Moderne. Département des Aigles. Section XIXe siècle ». L’inscription « Département des Aigles » peinte en lettres capitales sur un mur de briques badigeonné de blanc apparaît derrière son dos au début du film. Le détail n’est pas indifférent si on le rapporte à la fermeture de la Section XIXe siècle du Département des Aigles, annoncée le 27 septembre 1969, un an jour pour jour après son inauguration, lorsque Broodthaers recouvre de blanc cette même inscription suivant un geste analogue à celui qui s’opère dans La Pluie.
6Écrire à l’extérieur plutôt qu’à l’intérieur n’est pas le seul déplacement remarquable d’un film qui présente un homme de lettres en lieu et place d’un artiste que l’on s’attendrait plutôt à voir dans un atelier que dans l’exercice de son ministère de conservateur. L’opposition entre l’horizontalité de l’écriture et la verticalité de la giboulée, doublée de l’opposition entre le mouvement vif de la plume et la posture figée sur place, participe des contradictions que La Pluie accuse en associant le travail et le chaos, l’impassibilité et l’imprévu, le sens et le non sens. Comment effectivement ne pas penser à Buster Keaton quand l’eau se met à tomber en masse saccadée ? À la suite de l’épisode de la piscine dans Le Caméraman, tourné par Edward Sedgwick en 1928, Luke Shannon est écarté de Sally par son rival et relégué sur la place arrière hors du toit de sa décapotable alors qu’une pluie torrentielle se prépare à tomber. Le bon sens et la convenance ne s’adaptent pas facilement face aux intempéries qui pressent l’amoureux transi d’écoper l’eau de son siège à l’aide de son chapeau avant de le replacer sur sa tête pour une ultime douche froide. Réminiscence du bon tour de l’arroseur arrosé des Lumière, le jet d’eau manœuvré par Picabia lui-même dans Entr’acte met brusquement fin à la partie d’échecs disputée par Duchamp et Man Ray sur les toits du Théâtre des Champs-Élysées. Picabia confia la réalisation du film à René Clair en 1924 avec l’intention de l’insérer au milieu du ballet dadaïste Relâche pour voir « sortir le public de la salle5 ».
7À l’humiliation manifeste que dénote le coup du jet d’eau s’ajoute la désillusion au détriment de la narration. L’arrosoir qui asperge Broodthaers partage la même fonction que le tuyau d’arrosage de Picabia en amplifiant les effets dévastateurs de la douche à partir d’un poncif du cinéma burlesque. Il ne s’agit pas tant de couper un effet de crédibilité que de mettre à jour la fabrication de la fiction. On constate immédiatement que le jet d’eau frappe avant tout la feuille et la tête de Broodthaers. L’exposition Film als Objekt-Objekt als Film que le musée de Mönchengladbach consacra à l’automne 1971 à son œuvre cinématographique comprenait certains des accessoires qui avaient servi au tournage de ses films comme la chaise et l’arrosoir utilisés dans La Pluie. Le titre de cette exposition atteste l’inversion qu’il entend appliquer aux choses, associant d’un côté le film au poids de la réification et élevant d’un autre côté l’objet à la dignité de candidat à l’appréciation esthétique. Tout revient selon lui à placer « l’idée avant la plastique6 ». Dès 1948, il publie un poème sous le titre Projet pour un film dans l’unique numéro de la revue Surréalisme révolutionnaire7. Le primat accordé à l’idée est encore signalé lorsqu’il passe du poème au film et substitue les termes en écrivant « projet pour un texte » pour intituler La Pluie. C’est au dixième et dernier plan du film que la phrase « projet pour un texte » vient se superposer à l’image au moment où la main cesse d’écrire et pose la plume pour finir. À la différence des pleins et déliés que prise tout autant Broodthaers, d’après l’image désuète qu’il présente de l’écrivain plongeant sa plume dans l’encrier pour inscrire ses pensées, le titre est dactylographié selon les caractères traditionnels de la machine à écrire. L’auteur n’a pas encore atteint ici l’ère mécanique et poursuit assidument sa tache de scripteur sans émoi ni passion. S’interrogeant sur les moyens d’adopter de nouvelles techniques en vogue à l’époque, comme le laser, il confesse dans un poème du même nom, Projet pour un texte, inséré dans un autre film de 1970-1971 : « Encore faut-il être bien né dans un monde technologique pour utiliser ce genre de moyen avec succès. Et me voici cruellement partagé entre quelque chose d’immobile qui a déjà été écrit et le mouvement comique qui anime 24 images par seconde8. »
8Si l’on pense au Jean-Luc Godard des Histoire(s) du cinéma, rivé à sa machine à écrire électrique, le changement de personnage que suggère Broodthaers, artiste et non cinéaste, en interprétant le rôle d’un homme de lettres, révèle toute l’importance du processus de création aux dépens de l’œuvre achevée. Dans les années soixante, Godard parlait déjà de son hésitation entre roman et essai pour définir sa démarche : « Je me considère comme un essayiste, je fais des essais en forme de romans ou des romans en forme d’essais : simplement, je les filme au lieu de les écrire9. » L’essai que donne à voir la Pluie ne tend pas à réactiver la comparaison entre les arts mais à faire valoir le travail mental qui les unit entre eux. Tournée en muet, l’action est réduite à un mouvement sur place comme on revient sans cesse à une idée fixe. Pour Godard, « les écrivains ont toujours eu l’ambition de faire du cinéma sur la page blanche : de disposer tous les éléments, et de laisser la pensée circuler de l’un à l’autre10. » La plume saisie sur le vif ne laisse aucune trace lisible après son passage. Elle reste interdite, comme on dit d’une personne sans voix, paralysée par la stupeur ; condamnée au silence sous les trombes d’eau. L’œil suit son mouvement absurde tandis qu’elle ne produit aucun sens, n’accouche d’aucune idée. Tout se passe comme si elle courait après ses phrases sans pouvoir les fixer, tout aussi impuissante à endiguer le flot des gouttes tombant à seaux. À l’exemple de la figure d’un Broodthaers rincé et abattu, le projet pour un texte fait eau de toutes parts.
On n’y voit rien
9Dans La Pluie, écrire et effacer vont par contiguïté. Le film met en vis-à-vis l’ordre des signes convenus de la langue et leur propre dissolution sous le déferlement comique d’un arrosage de fortune. L’absurdité de vouloir résister à l’imprévu, plutôt que de se protéger des intempéries, exemplifie la fin d’une œuvre qui va à sa ruine sous les assauts d’une eau glacée. Incessamment lavée par les rafales, l’encre s’échappe de la plume en taches éphémères ainsi qu’elle déborde de son récipient en vagues tempétueuses. Deux plans fixes, le cinquième et le huitième, s’attardent un court instant sur l’encrier submergé, ruisselant au dehors et inondant à son tour l’espace de l’écriture sous une sombre nappe aqueuse. Les mots s’estompent en laissant la place au hasard d’une peinture qui ne serait ni narrative ni représentative. De même que Broodthaers s’est dépouillé de ses oripeaux de poète avant de devenir artiste, on pourrait dire pour paraphraser le Baudelaire des Bons Chiens que l’écrivain endosse ici le gilet du peintre11. Spectateur impuissant, il assiste à la destruction aveugle de son travail.
10« Apportez vos lunettes noires et de quoi vous boucher les oreilles12 », recommandait Picabia à l’annonce d’Entr’acte. Associée au thème de l’effacement et de l’obscurcissement, la notion d’un regard aveugle – ou d’une écoute sourde – renvoie à la conciliation des contraires que soutient l’invitation à observer autrement le visible et à développer une attention réflexive. Une séquence de Berlin oder ein Traum mit Sahne, tourné en 1974, montre Broodthaers, visage impassible, en train de s’évertuer à lire un journal à travers des lunettes couvertes de crème. La privation de la vue a pour corolaire le discrédit du visible au profit de l’activité mentale. C’est à l’occasion de la projection de son premier film, La Clef de l’Horloge, en 1957, qu’il répètera plus tard une anecdote au sujet de son père atteint de cécité face à l’écran et s’insurgeant que ce film était tout noir et qu’il n’y voyait rien. Le court métrage de sept minutes que l’on pourrait cataloguer parmi les films sur l’art fut réalisé à partir des œuvres de Kurt Schwitters exposées au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles durant l’hiver 1956. Les prises de vue furent tournées en dehors des heures d’ouverture avec un équipement emprunté et sur un stock de pellicule périmée. S’il fut sélectionné au festival du cinéma expérimental de Knokke-le-Zoutte en 1958 (EXPRMNTL), Broodthaers se souvient qu’à l’époque, au moment de sa sortie, « on s’était payé [sa] tête » à propos de ce Poème cinématographique en l’honneur de Kurt Schwitters. Il écrit dans un catalogue consacré à l’artiste dada en 1971 : « La nuit est incompréhensible. Le jour est noir comme l’Afrique… C’est un poème ou une épave de prose qui me détermina à réaliser ce film dont la naïveté aujourd’hui ne m’étonne plus. C’est la conséquence d’une fatale logique propre à l’entretien de l’image de soi-même dans les œuvres d’autrui13. » Il poursuit au sujet de la réaction d’incompréhension de son père devant le traitement cinétique qu’il appliquait auparavant aux assemblages de l’inventeur des Merz : « L’amour pour Schwitters était également éprouvé par mon père et par moi mais les figures que nous en tracions en 1957 étaient nettement opposées. La première représentait la certitude, l’équilibre, la sécurité. La seconde en dévalorisant le caractère plastique au bénéfice d’un système poétique représentait l’instabilité, la fragilité, les menaces. Voici plus de treize ans de cela et ces figures s’obscurcissent pour être remplacées par d’autres versions conformes aux nouvelles situations de l’objet. Dans l’actualité immédiate, il a disparu. Ce n’est plus l’objet qui recouvre le concept mais bien l’inverse. Et l’objet, c’est celui-là même du langage parlé, écrit ou filmé14. »
11Pour Broodthaers, le corps est aveugle face aux figures. Ce n’est pas qu’il n’y ait rien à voir mais on n’y voit rien. Il est donc symptomatique qu’il adopte le cinéma pour enregistrer non pas ce qui prend forme, comme « la momie du changement15 » évoquée par André Bazin, mais au contraire pour révéler ce qui échappe à la matière aussi bien qu’à la durée. On ne saurait juger trop rapidement la réaction de son père fulminant dans l’obscurité quand on lit les quelques rares lignes rédigées par Paul Valéry sur le cinéma. Elle est révélatrice de l’impression d’inconsistance qu’observe l’auteur de Monsieur Teste face à la fuite du film : tout lui apparaissant « sans durée » et « sans matière » pour s’aviser qu’« il n’en restera pas davantage dans [son] esprit que sur l’écran16. » L’incohérence de la situation que met en scène La Pluie procède autant de l’occultation de la matière que de la dissolution de l’illusion. Elle accrédite la critique de Valéry sur le mouvement artificiel des images alliant « paysages vrais » et « décors peu sincères ». L’averse ne tombe évidemment pas du ciel mais coule bien d’un arrosoir pour servir de trucage rudimentaire. La piètre allure de Broodthaers vouée à la débâcle ne vise pas à la compassion mais participe de la parodie de l’artiste au travail qu’il interprète stoïquement. Car si on veut bien l’admettre, le fiasco qu’il se plait à jouer n’est pas moins ridicule que le rôle qu’un acteur entend se faire accroire en simulant un écrivain au travail. Elle tourne pareillement en dérision la posture que certains artistes entendent prendre lorsqu’on les filme à l’œuvre.
12Référence explicite au monde muet du slapstick, La Pluie peut se lire comme un condensé de citations empruntant d’un côté à la peinture de René Magritte et d’un autre côté à la poésie de Stéphane Mallarmé. Hanté d’abord par la contradiction entre les mots et les objets dans l’art de Magritte, Broodthaers voit autrement chez Mallarmé « la source de l’art contemporain17 » à l’origine de la célébration du blanc de l’œuvre et du silence du poète. À propos de Buster Keaton, on pense à la scène de La Maison démontable où Malec imperturbable ouvre un large parapluie pour s’abriter des chutes d’eau qui inondent son nouveau logis. Le Witz fait ici exploser toute logique. Il repose sur une alliance de rapports contradictoires assimilable à l’oxymoron que brosse Magritte dans Les Vacances de Hegel. Soit un verre d’eau en équilibre sur un parapluie ouvert, le tout tenu en suspension, sur un fond monochrome saumon à la façon scolaire, bien faite et sans affectation, propre à Magritte. Il écrit dans une lettre à Maurice Rapin le 22 mai 1958 : « Je crois que Hegel aurait aimé cet objet qui a deux fonctions contraires : repousser et contenir de l’eau. Cela l’aurait sans doute amusé comme on le peut en vacances18 ? » Entre l’opaque et le diaphane, le stable et le liquide, la dialectique consiste à faire tenir ensemble les opposés tels que le plein et le vide s’accordent. Pareillement conflictuelle, dans La Pluie, l’association de l’eau et de l’encre vide de son sens le projet de rédiger un texte à la plume. On ne voit pas non plus comment Broodthaers parviendrait à fumer une cigarette du paquet de Gitanes posé devant lui. Ce dernier détail est aussi important pour comprendre la manière dont il entend exposer sa situation en l’assimilant à celle du poète dans la société qui, selon Mallarmé, « ne laisse pas de découvrir quelque difficulté, ou du comique19. » Le conflit dans lequel il s’engage ne prétend pas exprimer des idées sur l’art, mais s’efforce surtout « de les produire (selon ce que les Grecs appelaient une poiésis), de les essayer et des les incarner dans le mouvement concret qui permet de les vivre soi-même et de les faire vivre20 » au spectateur. Il démontre comment en aboutissant à une page blanche, il revient inexorablement à son lieu d’origine. C’est effectivement la conséquence de la pluie, fût-ce la plus artificielle, de faire obstacle à l’écriture et partant, de rendre illisible les mots, d’en effacer la trace, enfin d’en restituer le subjectile immaculé identique à un « fantôme blanc comme une page pas encore écrite21 ». Il s’agit d’exaucer le vœu mallarméen tel qu’« indéfectiblement le blanc revient, tout à l’heure gratuit, certain maintenant, pour conclure que rien au-delà et authentiquer le silence22 ». Pour Broodthaers, La Pluie accomplit dès lors ce qui s’amorçait au moment de quitter la littérature pour rejoindre les arts plastiques quelques années plus tôt en 1964. Ce choix prend la forme d’une sculpture composée d’une liasse d’exemplaires de son recueil de poèmes Pense-Bête maintenus contre un globe dans une base de plâtre informe. Les textes du livre avaient d’abord été occultés par des morceaux de papier de couleur avant que les cinquante derniers exemplaires invendus soient utilisés pour l’œuvre éponyme présentée lors de sa première exposition à la galerie Saint-Laurent à Bruxelles. En rendant impossible leur lecture « sans détruire l’aspect plastique », Broodthaers ajoute à l’expression du vide sur laquelle nous invite à méditer La Pluie. Il dressera toutefois le constat au sujet des spectateurs de Pense-Bête : « Aucun n’eut la curiosité du texte, ignorant s’il s’agissait de l’enterrement d’une prose, d’une poésie, de tristesse ou de plaisir. Aucun ne s’est ému de l’interdit23 ».
Le silence mélancolique
13Le troisième axe associé à la perte de la matière et à l’empêchement d’écrire porte sur la défaillance du son. Dans La Pluie, ces trois axes font respectivement valoir la liquidation du sens, la faillite de l’œuvre, et enfin la suspension de l’activité intellectuelle et artistique qui caractérise l’état de mélancolie. En considérant le silence, il s’agit dans cette dernière partie de montrer comment l’amputation du langage et l’étouffement des bruits participent de la mise en scène de l’artiste au travail assujetti à l’invisible de sa pensée.
14C’est le problème de l’autoportrait doublé de la difficulté du film sur l’art d’enregistrer la pensée durant sa propre activité imperceptible. Comment appréhender l’insaisissable au moment même où la pensée s’exprime en secret ? Comment authentifier une présence qui se fait absente dans un film ? Comment révéler l’intérieur d’une tête en proie à ce qui la submerge ? Comment « s’expliquer devant une caméra » ainsi que Jean-Paul Sartre, par exemple, entreprend de le faire pour la première fois en parlant de lui-même face à Alexandre Astruc et Michel Contat en 197224. Pour Broodthaers, il n’y a pas de solution de continuité entre l’esprit absorbé dans ses spéculations et le corps inondé de torrents de pluie. Le physique écrasé par les masses d’eau ne s’oppose pas aux facultés mentales mais à la splendeur des œuvres indélébiles et à la gloire inaltérable de leurs auteurs. Au corps accablé répond le visage défait de même que sentir ne contredit pas l’idée de penser. L’un et l’autre s’accordent plutôt à exposer leur déficience à l’encontre des poses académiques affichées par les peintres devant leur chevalet et les philosophes écrivant sur leur pupitre. Loin de se mesurer aux modèles caractéristiques de tel Saint Luc peignant la Vierge ou de tel Saint Paul attablé à l’écriture de l’Évangile, le sérieux qu’adopte Broodthaers tend moins à le revêtir d’une dignité d’intellectuel qu’à le discréditer et à le réduire à l’état de serpillière dégoulinante. Mais si l’effigie du penseur drapé de l’himation ne répond chez lui à aucun idéal, l’image qu’il donne de lui-même, habillé simplement d’un pull sombre et d’un pantalon clair, contraste autant avec l’accoutrement débraillé de l’artiste original ou du philosophe cynique soignant sa mise provocante. L’idée frappante qu’exploite La Pluie s’apparente à la définition liminaire de Bergson au sujet du rire. Henri Bergson évoque, dans son fameux livre sur la signification du comique, différentes anecdotes empruntées au quotidien pour mettre en parallèle la victime d’une farce et le malheureux passant trébuchant involontairement dans la rue : « Voici maintenant une personne qui vaque à ses petites occupations avec une régularité mathématique. Seulement, les objets ont été truqués par un mauvais plaisant. Elle trempe sa plume dans l’encrier et en retire de la boue, croit s’asseoir sur une chaise solide et s’étend sur le parquet, enfin agit à contresens ou fonctionne à vide, toujours par un effet de vitesse acquise25. » Ce qu’il y a de comique dans La Pluie est redevable à cet effet de « raideur de mécanique » qu’accentue la posture d’un Broodthaers aphasique quand les circonstances appellent toute autre réaction. L’homme qui s’obstine à écrire n’attend rien de l’inspiration, il ne souffre pas de l’angoisse de la page blanche quand bien même il ne parviendrait pas à la couvrir. Il démontre que le résultat n’est réductible ni à l’effort fourni ni au temps passé et qu’inversement, de même que l’on peut écrire en gommant le texte, l’action qui fait, aussi incohérente soit-elle, peut effacer la chose faite.
15Quasi omniprésentes sur les dix plans du film, les mains de Broodthaers, l’une tenue à son porte-plume, l’autre fixée à la feuille de papier, quand elles n’abandonnent pas leur tâche, parlent d’elles-mêmes dans cette histoire sans parole. Quatre gros plans mettent ainsi sous les yeux du spectateur leur vaine activité secouée par les turbulences. Portraits drolatiques à elles seules d’une pensée en acte, elles accomplissent avec un scrupule irréfléchi leur devoir stérile, tranquillement d’abord puis précipitamment lorsque les gouttes affluent. Marionnettes d’une pièce muette, elles interprètent un dernier acte avant de quitter la scène au dernier plan après avoir vivement biffé, à l’instar d’un paraphe, le papier mouillé couvert de maculatures. La pluie cesse alors au moment où le film prend fin sur l’image du porte-plume abandonné. L’histoire racontée est celle de la survivance de la pantomime26 au temps du premier cinéma muet burlesque. Pour Jean-Louis Scheffer, ce temps n’était pas dépourvu de sons, mais au contraire « on y entendait quelque chose, parce qu’il existe un lien à la fois mystérieux, indissociable et évident entre le corps et la parole : les corps y sont de la parole. Il s’agit de corps parlants27 ». On songe à nouveau au « calme hypnotisme28 » de Keaton, s’interdisant de sourire ou de pleurer, toujours affairé mais indifférent aux vicissitudes extérieures. On le voit dans La Croisière du Navigator (1924) engoncé dans un vaste scaphandre pour colmater une brèche dans la coque du navire : les mains pleines de graisse, Rollo se lave les mains sous l’eau dans un seau qu’il a pris la peine de remplir avant de le déverser et de s’essuyer à l’aide d’un chiffon. Jean-Louis Scheffer observe que les corps des films muets sont conçus « comme des hiéroglyphes » et apparaissent comme des « corps d’écriture29 ». Le corps occupé de Broodthaers ne demande pas moins à être déchiffré parallèlement aux logogrammes qu’il laisse sur sa feuille. L’obstination de ses gestes mécaniques ne peut cependant pas l’assimiler au délire du Pierrot anglais dont Baudelaire30 fait le parangon du « comique absolu ». L’insouciance et la neutralité qui caractérisent généralement le mime n’arrêtent pas chez le Pierrot anglais le débordement d’impétuosité auquel il donne libre cours en toutes situations. Passe-t-il devant une femme travaillant à nettoyer les vitres, pour reprendre l’exemple de Baudelaire : « après lui avoir dévalisé les poches, il veut faire passer dans les siennes l’éponge, le balai, le baquet et l’eau elle-même31. » À l’inverse, Broodthaers n’agit pas au détriment des autres mais œuvre seul en victime consentante condamnée à céder à la lassitude et à l’ennui ; après avoir résisté pour rien, il doit interrompre son Projet pour un texte. Son attitude recouvre les représentations conventionnelles de l’artiste en mélancolique : sans devoir calquer la posture typique de la main soutenant la tête, le film le montre plusieurs fois en arrêt, comme suspendu, les jambes écartées, la main droite inerte, l’autre appuyée sur le genou. Tandis que la pluie tombe en lavant toutes traces, ce n’est plus l’encre qui se fait inscription mais le corps qui se mue silencieusement en texte pour laisser place à l’inaction et s’ouvrir à la réflexion.
16La caisse prise pour une table sur laquelle Broodthaers est installé est vide. Il s’agit d’une caisse conçue pour le transport spécialisé des objets d’art. Mais aucune œuvre originale ne peut trouver place dans cet accessoire de son musée fictif. Écrire sur ce plan de fortune inondé par la pluie, c’est non seulement résister à la fétichisation du travail, mais se dispenser de donner des explications. Pareillement, filmer le pitoyable bilan d’une faillite est un moyen d’échapper à la marchandisation de l’objet. C’est démontrer la puissance de la poésie en acte aux dépens du résultat. Paul Valéry écrit : « Pour un poète, il ne s’agit jamais de dire qu’il pleut. Il s’agit… de créer la pluie32. »
17Le silence dont Broodthaers se fait l’apôtre33 n’est pas moins éloquent que les monologues embarrassés de l’artiste soumis à l’obligation de parler de son travail tout en l’exécutant. Il appartient autant au projet pour un texte effacé, aux deux minutes d’un film muet en 16 mm qu’au spectateur de La Pluie. Suspendu, il ne s’achève pas, il est sans fin à l’égal d’une conversation où les mots s’échangent tour à tour, interrompue puis reprise à nouveau et ainsi de suite. « Ce n’est pas de l’art cinématographique », objecte Broodthaers pour contester l’emploi des certains termes appliqués à son travail comme « compléments essentiels à son œuvre plastique » et « films expérimentaux ». « Pas plus et autant qu’un objet de discussion comme pourrait l’être un tableau de Meissonnier ou de Mondrian, ce sont des films34… »
Notes de bas de page
1 L’expression est empruntée au titre de la nouvelle d’Herman Melville traduit de l’anglais par Laurent Folliot pour The Happy Failure aux éditions Rivages poche en 2008. Dans l’édition du quatrième tome des œuvres de Melville de la bibliothèque La Pléiade (Paris, Gallimard, 2010), Philippe Jaworski adopte la formule « l’heureux échec » pour cette histoire qui se passe sur l’eau avec un projet qui tombe à l’eau (au sens propre et au sens figuré). La conclusion de cet apologue rejoint l’un des thèmes majeurs de Melville alliant l’absurdité au fiasco comme dans Moby Dick et Pierre ou les Ambigüités : « Qui n’a jamais échoué en rien ne saurait être grand. L’échec est la véritable pierre de touche dans la grandeur », lit-on dans Hawthorne et ses mousses [1850] (cité par Philippe Jaworski, dans Herman Melville, Bartleby le scribe ; Billy Budd, marin et autres romans. Œuvres, tome iv, Paris, Gallimard, La Pléiade, 2010, p. 1132).
2 « Interview de Marcel Broodthaers » [Trépied (Tribune mensuelle de ciné-jeune), no 2, février 1968], Marcel Broodthaers par lui-même, Gand/Amsterdam, Ludion/Flammarion, 1998, p. 58.
3 Ibid.
4 Marcel Broodthaers, carte d’invitation pour l’exposition à la galerie Saint-Laurent, Bruxelles, 10-25 avril 1964. Ibidem, p. 39. Dans la suite du texte imprimé en recto-verso sur des doubles pages de magazines, Broodthaers écrit : « Cela fait un moment déjà que je ne suis bon à rien. Je suis âgé de quarante ans… L’idée enfin d’inventer quelque chose d’insincère me traversa l’esprit et je me mis aussitôt au travail. Au bout de trois mois je montrai ma production à Ph. Édouard Toussaint le propriétaire de la Galerie Saint-Laurent. Mais, c’est de l’Art, dit-il et j’exposerais volontiers tout ça. D’accord, lui répondis-je. Si je vends quelque chose il prendra 30 %. Ce sont, paraît-il des conditions normales, certaines galeries prenant 75 %. Ce que c’est ? En fait, des objets. »
5 Cité dans Patrick de Haas, « René Clair », Jean-Michel Bouhours ed., L’Art du mouvement Collection cinématographique du Musée national d’art moderne 1919-1966, Paris, Centre Georges Pompidou, 1996, p. 102.
6 « Entretien avec Marcel Broodthaers » par Jean-Michel Vlaeminckx [Degré Zéro, no 1, Bruxelles, 1965], Marcel Broodthaers par lui-même, op. cit., p. 46.
7 Marcel Broodthaers, Projet pour un film [Le Surréalisme révolutionnaire, no 1, Paris, mars-avril 1948], Marcel Broodthaers Cinéma, Barcelone, Fundaciò Antoni Tàpies, 1997, p. 17.
8 Marcel Broodthaers, Projet pour un texte, ibidem, p. 91 et pp. 184-186 pour la reproduction du texte inséré dans le film Projet pour un Poisson (Projet pour un Film), 1970-1971, 35 mm, noir et blanc, 9 minutes, silencieux.
9 Jean-Luc Godard, « Entretien. Les Cahiers rencontrent Godard après ses quatre premiers films » [Cahiers du cinéma, no 138, décembre 1962], Jean-Luc Godard par Jean-Luc Godard, tome 1 (1950-1984), Paris, Cahiers du cinéma, 1985, p. 215. Voir également, alors que Histoire(s) du cinéma est encore en 1997 un « work in progress », Jonathan Rosenbaum, « Bande-annonce pour les Histoire(s) du cinéma de Godard », Trafic, no 21, printemps 1997, p. 7 : « Pour moi, si je n’ai pas eu plus de succès commercial, c’est parce que je ne savais pas vraiment si j’étais en train d’écrire un roman ou un essai. J’aime les deux, mais maintenant, avec Histoire(s) du cinéma, je suis sûr que c’est un essai. C’est plus facile pour moi et c’est mieux comme ça. »
10 Jean-Luc Godard, « Parlons de Pierrot » [Cahiers du cinéma, no 171, octobre 1965], ibid., p. 280.
11 Voir Charles Baudelaire, Les Bons Chiens [1865], Petits Poèmes en prose (Le Spleen de Paris), Paris, Gallimard, Poésie, 1973, p. 155.
12 Cité dans Patrick de Haas, « René Clair », Jean-Michel Bouhours (éd.), L’Art du mouvement Collection cinématographique du Musée national d’art moderne 1919-1966, op. cit., p. 101.
13 Marcel Broodthaers, « La Figure 0 », [Kurt Schwitters, catalogue d’exposition, Düsseldorf, Städtische Kunsthalle ; Berlin, Akademie der Kunst ; Stuttgart, Staatsgalerie ; Bâle, Kunsthalle], Marcel Broodthaers Cinéma, op. cit., p. 25.
14 Ibid.
15 André Bazin, « Ontologie de l’image photographique » [1945], Qu’est-ce que le cinéma ?, Paris, Cerf, 1985, p. 14. « Pour la première fois, l’image des choses est aussi celle de leur durée et comme la momie du changement. »
16 Paul Valéry, « Mes théâtres » [1942], Œuvres 1, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1957, p. 1791.
17 Marcel Broodthaers, extrait d’un feuillet manuscrit de l’exposition à la galerie MTL, Bruxelles, 13 mars-10 avril 1970, Marcel Broodthaers, catalogue d’exposition, Paris, Éditions du Jeu de Paume, Réunion des musées nationaux, 1991, p. 139. « Mallarmé est la source de l’art contemporain… Il invente inconsciemment l’espace moderne […] Un coup de dés. Ce serait un traité de l’art. »
18 René Magritte, lettre à Maurice Rapin, datée du 22 mai 1958, dans Michel Draguet ed., Magritte tout en papier, catalogue d’exposition, Paris, Hazan, Fondation Dina Vierny, 2006, p. 103.
19 Stéphane Mallarmé, La Musique et les lettres [1894], Œuvres complètes, Paris, Gallimard, Pléiade, 1970, p. 651.
20 Pierre-Henry Frangne dans Stéphane Mallarmé, De la lettre au livre. Choix de textes, Marseille, Le mot et le reste, 2010, p. 153.
21 Stéphane Mallarmé, Crayonné au théâtre [1887], Œuvres complètes, op. cit., p. 310.
22 Stéphane Mallarmé, Quant au livre [1895], Œuvres complètes, op. cit., p. 387.
23 Marcel Broodthaers, « Dix mille francs de récompense. Une interview d’Irmeline Lebeer » [Marcel Broodthaers. Catalogue/Catalogus, Bruxelles, 1974], Marcel Broodthaers par lui-même, op. cit., p. 117.
24 Tourné en 1972, le film d’Alexandre Astruc et Michel Contat, Sartre par lui-même, est finalement sorti en 1976. Voir le texte intégral de la bande sonore dans le livre Sartre. Un film réalisé par Alexandre Astruc et Michel Contat, Paris, Gallimard, 1977.
25 Henri Bergson, Le Rire. Essai sur la signification du comique [1899], Paris, PUF, 1978, p. 7-8.
26 Voir Charlie Chaplin [Cinéa, 15 juillet 1929], cité dans Olivier Mongin, Éclats de rire. Variation sur le corps comique, Paris, Seuil, La couleur des idées, 2002, p. 26 : « Les talkies, vous pouvez dire que je les déteste ! Ils viennent gâcher l’art le plus ancien du monde, l’art de la pantomime. Ils anéantissent la grande beauté du silence […]. »
27 Jean-Louis Schefer, « Dans le cinéma muet, les corps sont de la parole », propos recueillis par Marie-Anne Guérin et Catherine Ermakoff, Vertigo, no 28, été 2006, p. 62.
28 Robert Benayoun, Le Regard de Buster Keaton [1982], Paris, Ramsay, Poche cinéma, 1987, p. 158.
29 Jean-Louis Schefer, « Dans le cinéma muet, les corps sont de la parole », art. cit., p. 62. « Le corps dans le cinéma muet serait donc un corps d’écriture. Et au fond, lorsque le corps a été doué de la parole, il a cessé d’être lui-même de l’écriture. »
30 Charles Baudelaire, « De l’essence du rire et généralement du comique dans les arts plastiques » [1855], Curiosité esthétiques. L’Art romantique, Paris, Bordas, Classiques Garnier, 1990, p. 257 sq.
31 Ibid., p. 258.
32 Paul Valéry, Poésie, dans Ego scriptor et petits poèmes abstraits, Paris, Gallimard, Poésie, 1992, p. 128.
33 Voir Marcel Broodthaers, texte imprimé au verso du carton d’invitation de l’exposition Objets de Broodthaers/Voortwerpen van Broodthaers [Bruxelles, Palais des Beaux-Arts, Galerie Aujourd’hui, 2-24 avril 1965] : « […] Fidèlement, malgré les vents qui soufflent. Moi aussi, je suis apôtre du silence. »
34 Marcel Broodthaers, « Marcel Broodthaers : films » [texte rédigé à l’occasion de la programmation de ses films organisée par Jeunesse et arts plastiques à Bruxelles le 7 décembre 1972], Marcel Broodthaers Cinéma, op. cit., p. 210.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
L'acteur de cinéma: approches plurielles
Vincent Amiel, Jacqueline Nacache, Geneviève Sellier et al. (dir.)
2007
Comédie musicale : les jeux du désir
De l'âge d'or aux réminiscences
Sylvie Chalaye et Gilles Mouëllic (dir.)
2008