La Direction d’acteurs par Jean Renoir ou les métamorphoses incertaines
p. 149-159
Texte intégral
1La Direction d’acteurs par Jean Renoir cherche à nous plonger dans l’intimité d’une relation à trois. Relation balbutiante, incertaine, en devenir puisqu’il s’agit ici de représenter le mystérieux processus d’appropriation d’un personnage par un acteur sous la direction d’un cinéaste. Ou, pour le dire autrement, représenter la façon dont un cinéaste, lors d’une répétition, dirige avec précision un acteur et se laisse guider par lui à la recherche d’un personnage dont il a rêvé. Bref, filmer la création d’un personnage par le travail conjugué du cinéaste et de l’acteur. Comme le titre l’indique, il ne s’agit pas de filmer une idée universelle de la direction d’acteurs mais un cas singulier. Il ne s’agit pas non plus de filmer Jean Renoir au travail lors de la préparation d’un de ses films mais d’en recréer les conditions nécessaires pour les besoins du court métrage. À l’initiative du projet, Gisèle Braunberger est l’actrice que Renoir dirige lors de cet exercice mais également la réalisatrice de ce « documentaire » tourné une après-midi de janvier 1968. Passionnée par la représentation des processus de création au cinéma, son ambition est alors de réaliser une série autour de la pratique de direction d’acteurs par différents cinéastes1 et plus généralement autour du travail du metteur en scène. La Direction d’acteurs par Jean Renoir constitue le pilote et l’unique document tourné pour ce projet abandonné suite au changement de directeur de l’ORTF en juin 1968.
2Le film est perçu après sa sortie en salles comme un cas exemplaire de « document-vérité2 » révélant au spectateur les secrets de la « méthode Renoir ». À en croire certains critiques de l’époque (Henry Chapier, Jean-Daniel Jullien3), le parti pris de la réalisatrice aurait été de valoriser à l’extrême le profilmique au dépend du filmographique (entendu comme tout ce qui peut se rapporter à la manipulation de l’appareillage cinématographique), de parvenir à capter ce qui se passe devant la caméra en tentant de le transformer le moins possible au tournage comme au montage. Mythe d’un document brut, sorte de captation filmée puis montée sans autre intention que de rendre compte le plus fidèlement possible de l’événement. L’intérêt du court métrage serait aussi dans « la lente métamorphose du comédien en interprète4 ». Le terme de « métamorphose » apparaît de prime abord tout à fait pertinent en ce qu’il semble véhiculer un ensemble de connotations et de significations adaptées à la situation : entre expérience intérieure et manifestation corporelle, à la fois courante, presque banale mais aussi magique voire fantastique, entre processus conscient, maîtrisé et transformation subie, involontaire. Cette conception générale de La Direction d’acteurs par Jean Renoir comme captation documentaire d’une lente métamorphose où le contenu l’emporterait sur la forme, apparait cependant bien trop lisse et rend assez peu compte de la richesse que présente le court métrage qui, loin de se construire sur des oppositions binaires (profilmique/filmographique, acteur/personnage, naturel/artifice, théâtre/cinéma, réussite/échec, etc.), déplace les frontières et fait le choix de l’instabilité, de l’incertitude, bref, de l’« entre-deux » tel que le définit le Dictionnaire international des termes littéraires : « Ce qui n’est pas décidé, […] ce qui ne peut être défini dans l’opposition des contraires ou des différences5. »
Pourquoi filmer Renoir au travail ?
3Commençons par retracer la genèse de ce court métrage atypique. C’est par l’intermédiaire de son mari, le célèbre producteur Pierre Braunberger6, que Gisèle Braunberger va rencontrer Renoir. C’est ainsi qu’elle concrétise un projet qui lui tient à cœur depuis plus de dix ans dont l’origine prend place dans sa double expérience d’interprète et de cinéaste. Débutant comme comédienne pour des courts métrages de Serge Korber, c’est en 1954, alors qu’elle participe en tant que figurante au tournage de French Cancan, que surgit le désir de montrer comment le cinéaste se comporte avec ses acteurs. Avant tout préoccupée par sa carrière débutante d’actrice, elle ne cherche pas à concrétiser immédiatement ce projet qui sera un temps oublié. Une décennie passe où elle entreprend peu à peu de nouvelles expériences, tout d’abord comme scripte en 1961 sur Tire au flanc de Claude de Givray puis comme réalisatrice en 1966 avec L’École de mime d’Étienne Decroux. Ce premier court métrage en noir et blanc produit par Pathé vient s’insérer dans la série Chroniques de France, ensemble de documentaires réalisés entre 1964 et 1978 pour le compte du ministère des Affaires Étrangères afin de présenter la vie régionale, culturelle et artistique de la France à l’étranger. La cinéaste retrouve un thème qui lui est cher puisqu’il s’agit de montrer la technique du comédien lors d’une leçon de mime donnée par Étienne Decroux, importante figure théâtrale ayant formé Marcel Marceau et Jean-Louis Barrault dans les années 1940 et développé une méthode de travail d’acteur appelée le mime corporel. En 1967, elle repense à son projet sur le travail de direction d’acteurs par Renoir lorsque Pathé lui commande la réalisation d’un documentaire sur le cinéaste. Cependant, le court métrage doit s’intégrer dans la série des Chroniques de France d’une durée de six minutes et demie. Cette contrainte lui paraissant insurmontable pour ce qu’elle envisage de capter, c’est finalement son mari qui produira le film.
4Gisèle Braunberger propose ainsi à Jean Renoir de participer à un court métrage qui révélerait sa façon particulière de diriger un acteur. Le cinéaste accepte le dispositif mais ne peut consacrer que quelques heures pour cette expérience qui sera donc tournée en janvier 1968 dans un laps de temps réduit (compris entre trois et quatre heures trente selon les versions). Le lieu choisi est le plateau du centre de recherche de l’ORTF dirigé par Pierre Schaeffer7 qui a accepté de prêter cet espace pour le tournage. Le texte proposé par Renoir pour faire travailler l’actrice est un court monologue tiré d’un roman de Rumer Godden intitulé Breakfast With the Nikolides (1942). Ce choix n’est guère surprenant. Renoir affectionne tout particulièrement les romans de cette femme de lettres de langue anglaise dont il a adapté Le Fleuve en 1951. Pour ce film, elle collabore intimement à l’écriture du scénario et des dialogues, accompagne également Renoir en Inde sur le tournage et fait répéter les plus jeunes des acteurs. Une fois le montage effectué, La Direction d’acteurs par Jean Renoir, d’une durée de 22 minutes, est diffusé tout d’abord dans le cadre d’une des émissions Dim Dam Dom en 1968 puis projeté8 le 16 octobre 1970 au Cinéma du Panthéon, salle dirigée depuis 1930 par Pierre Braunberger. Le film reçoit alors un accueil critique enthousiaste. Ce déplacement des frontières (entre télévision et cinéma) qui amène un court métrage de cinéma réalisé avec l’aide de la télévision puis diffusé à la télévision avant de l’être au cinéma n’aurait sans doute pas déplu à Jean Renoir.
5Le film se comprend aussi dans un contexte plus général, celui de la représentation de Renoir au travail au lendemain de la Seconde Guerre mondiale. C’est en effet à partir du début des années 1950 que le lien entre ses méthodes de travail et l’interprétation globale de son système esthétique devient une question prégnante pour qui veut pénétrer dans l’univers du cinéaste. L’article déterminant, intitulé « Renoir français » et écrit par André Bazin, paraît en janvier 1952 dans le numéro 8 des Cahiers du cinéma. La direction d’acteurs y joue un rôle central dans la recherche de définition d’un style propre à Renoir. Durant les années suivantes, le cinéaste évoque abondamment sa pratique comme pour, ainsi que le remarque très justement Olivier Curchod, « légitimer a posteriori les analyses de son exégète9 ». Le sujet est inévitablement abordé depuis ses premiers entretiens-fleuves avec les jeunes critiques des Cahiers du cinéma. Il y est question de sa passion fervente pour les interprètes mais surtout de ses méthodes de direction d’acteur. Renoir ne cessera d’y revenir que ce soit par exemple dans un article qu’il écrit en 1956 intitulé « Le Paradoxe du comédien10 » ou dix ans plus tard lors d’une longue conversation avec Michel Simon filmée par Jacques Rivette pour la série de télévision Cinéastes de notre temps et intitulée sobrement « La Direction d’acteurs11 ». C’est donc à partir des années 1950 que la représentation de Renoir au travail en général, et de sa méthode de direction d’acteurs en particulier, s’impose comme un enjeu essentiel.
Première incertitude : où l’on apprend qu’une place n’est pas définitivement acquise
6La métamorphose de l’acteur en personnage ne se caractérise pas, dans le court métrage de Gisèle Braunberger, par la succession dans le temps de deux états distincts mais avant tout comme un processus hésitant, incertain, changeant dont rien ne garantit le succès. Dans sa fragile recherche du personnage d’Emily, l’actrice se trouve dans une situation de va-et-vient constant, prise comme dans un long mouvement de balancier entre échec et réussite. Le temps nécessaire à la métamorphose est tout d’abord mis en scène comme étant celui de la répétition. Le simulacre de tournage qui lui succède est révélé au spectateur par un plan fixe montrant l’équipe technique du film au grand complet ainsi que Jean Renoir qui donne à Gisèle Braunberger, située hors champ, ses dernières indications. Cet avant-dernier plan marque une très forte rupture avec tout ce qui a précédé. Le film, depuis son début, travaille à construire avec le spectateur un sentiment de profonde intimité, en prenant soin de masquer au mieux les traces de son énonciation : équipe technique hors champ, mouvements de caméra discrets et motivés par le déplacement des acteurs ou par leur prise de parole, nombreux zooms lorsqu’il s’agit de capter un geste ou une expression. Cette illusion est rompue alors que les techniciens du film apparaissent eux aussi comme spectateurs et témoins privilégiés de La Direction d’acteurs par Jean Renoir (figure 1). La violence de ce plan assume d’autant plus la réussite de la métamorphose que les paroles de Jean Renoir à l’actrice hors champ semblent à première vue le confirmer : « Il n’y a qu’une chose qui est importante maintenant, c’est que vous n’êtes plus Gisèle Braunberger, vous êtes Emily. Alors, Emily, attention ! Nous allons tourner. » Le dernier plan achève de signifier la fin de l’incertitude par sa longue fixité qui rompt avec la caméra très mobile des plans de répétition explorant le corps de Braunberger et Renoir, allant de l’un à l’autre, attentive au moindre geste.
7Certains éléments viennent cependant contredire cette vision trop idéale et révèlent que l’incertitude de la métamorphose déborde bel et bien le simple cadre de la répétition. Jean Renoir interrompt l’actrice dès les premières phrases et lui fait recommencer la scène, visiblement peu satisfait de son interprétation bien qu’il ne le laisse pas complètement paraître suivant une méthode typiquement renoirienne : « Bon, très bien […] Recommencez, c’est extrêmement bien ». Cette ambigüité va persister jusqu’aux tous derniers instants du film où, instant superbe, Gisèle Braunberger, sans un mot, transmet par une moue de mécontentement particulièrement expressive ses doutes quant à ce qu’elle vient d’exprimer tandis que l’on entend au même moment Renoir prononcer ces paroles sur lesquelles le court métrage se clôt : « Bravo ! Excellent ! Non, c’est superbe. » L’opposition nette entre répétition et tournage se trouve ainsi mise en danger par l’instabilité de Gisèle Braunberger actrice. La possibilité d’un échec reste de mise y compris lorsque Jean Renoir, une fois le travail de direction d’acteurs accompli, est représenté filmant sa comédienne. Les conditions de cette répétition favorisent fortement, il est vrai, la précarité de cet état. À une durée de tournage très courte pour pareille expérience vient s’ajouter une difficulté supplémentaire : la forte altérité séparant le personnage de l’actrice. Jean Renoir choisit en effet dans l’ouvrage de Rumer Godden le personnage d’Emily, jeune fille âgée d’une douzaine d’année, afin de faire jouer Gisèle Braunberger, de vingt ans son aînée. L’invraisemblance due à la différence d’âge entre le personnage et l’acteur permet à Jean Renoir d’illustrer au mieux le type de métamorphose qu’il entend travailler : l’interprétation ne repose pas sur le naturel de l’acteur mais doit être une création résultant de la rencontre, ou, pour reprendre une expression employée par Jean Renoir dans le court métrage, du « mystérieux mariage », entre l’acteur et le personnage.
8Les rôles tenus par Jean Renoir et Gisèle Braunberger révèlent, de manière symétrique, une certaine similitude dans l’ambiguïté. Un cinéaste joue dans le film d’une actrice, laquelle y joue son propre rôle. Oui, mais à ce moment-là, elle est aussi en train d’abandonner le métier d’acteur qu’elle trouve incompatible avec sa vie privée, tandis qu’il se trouve sur le point de faire ses adieux au cinéma pour se consacrer petit à petit à la littérature12. La place du metteur en scène est également équivoque à l’intérieur même du film : alors que le générique de début annonce clairement sur fond noir « un film de Gisèle Braunberger », le clap situé à la fin et placé ostensiblement devant le visage de la même Gisèle Braunberger indique lui « Mise en scène : Jean Renoir ». Bien que le générique se rapporte explicitement au film premier tandis que le clap se rapporte au film dans le film, l’ambiguïté des rôles n’en est pas moins figurée. Ainsi, il semble peu pertinent d’étudier ce film dans une optique « auteuriste » non pas parce qu’il serait, comme le remarque injustement Jacques Kermabon, peu « éloigné du documentaire télévisuel de base, relativement anonyme dans son exécution13 », mais parce que les rôles de l’acteur et du metteur en scène sont loin d’y être fixés une fois pour toutes. La Direction d’acteurs par Jean Renoir ne fonctionne ni sur le schéma d’une politique des acteurs, ni sur celle d’une politique des auteurs mais plutôt sur ce qu’on pourrait appeler une « politique des destins croisés ». L’apparition de Jean Renoir dans son identité civile ainsi que dans l’exercice de son métier relie ainsi ce court métrage à deux autres films réalisés par le cinéaste à peu près à la même époque où il y apparaît non plus comme un personnage de fiction14, fut-il proche de lui, mais à la première personne : Le Testament du docteur Cordelier (1959) et Le Petit Théâtre de Jean Renoir (1969).
Seconde incertitude : où l’on découvre que les frontières se déplacent
9Un des aspects les plus séduisants du court métrage est l’adéquation et la rencontre harmonieuse d’une forme avec un contenu lorsque le dispositif instable du film se juxtapose au processus incertain d’une métamorphose. Ainsi, l’expression « mystérieux mariage » décrit tout aussi pertinemment le dispositif déployé dans La Direction d’acteurs par Jean Renoir, œuvre construite non sur une opposition ou une alternance de maîtrise et d’improvisation mais dans l’espace instable de l’entre-deux. Le cadrage et le montage viennent structurer avec précision les différentes étapes du travail de répétition. Alors que le lieu de tournage reste identique du début à la fin, ce sont les axes de prise de vue, les échelles de plans, les décors, les accessoires qui participent tous, à des degrés divers, à la singularisation des différentes phases de travail. La direction d’acteurs se trouve ainsi structurée de manière très précise en deux étapes de longueurs inégales, chacune d’entre elles se subdivisant en deux sous-étapes, auxquelles viennent s’ajouter un prologue et un épilogue se découpant chacun en deux plans complémentaires. Cette structure symétrique d’une très grande rigueur (prologue/épilogue, partie 1/partie 2, premier plan/dernier plan) révèle une certaine volonté de maîtrise, pensée dès le tournage et s’accomplissant au montage. Gisèle Braunberger divulgue ainsi dans un entretien avoir « à peine répété15 » ce qui signifie bien que, si sincère désir d’improvisation il y a, ce dernier n’en est pas moins encadré. La réalisatrice avoue également en 1980 à Claude Beylie ne pas avoir pu, tout en étant à la recherche du personnage d’Emily, s’empêcher de penser aux problèmes de raccord qui peuvent se poser à chaque fois que Renoir enlève et remet ses lunettes ainsi qu’à une nécessaire progression dans le travail accompli d’un plan à l’autre. Cette coprésence de maîtrise et d’improvisation se retrouve dans le comportement de Jean Renoir qui, s’il doit constamment réagir en fonction de ce que l’actrice lui apporte, n’en répète pas moins un discours parfaitement maîtrisé que l’on retrouve quasiment au mot près dans nombre de ses écrits ou entretiens.
10Une autre frontière franchie par le film est celle, déjà fragile et poreuse, séparant documentaire et fiction. Gisèle Braunberger joue certes son propre rôle mais, alors qu’elle est censée découvrir le texte au moment du tournage, sa lecture laborieuse n’est que fiction. Elle joue la fausse impréparation et butte volontairement sur certains mots d’un texte qu’elle a appris par cœur avant le tournage, trop bref16. D’un autre côté, le court métrage se caractérise par moments par une exploration presque documentaire du corps des acteurs. L’opérateur, suivant les directives de Gisèle Braunberger, semble répondre au souhait de Renoir qui appelait à « faire sur [les acteurs] du documentaire comme il en ferait dans la nature sur un animal. […] Il permet de surprendre, si on a de la chance, cette étincelle de vérité que les êtres laissent parfois échapper17 ». La caméra, attentive aux moindres gestes, expressions, regards, attitudes et mouvements, ne cesse d’explorer les corps de Jean Renoir et Gisèle Braunberger. Les mains font notamment l’objet d’une attention toute particulière. Les corps sont filmés sous de nombreux angles : de profil, de face et de trois quart, du très gros plan au plan rapproché, d’une légère contreplongée à une légère plongée. La recherche menée au tournage puis précisée au montage se situe entre vérité documentaire des corps, des gestes, du travail dans toute l’incertitude de son accomplissement, et construction d’une fiction, celle de la métamorphose de l’acteur en personnage. Ainsi, s’il n’était pas question pour Gisèle Braunberger et Jean Renoir de recommencer une scène pour l’améliorer et si les plans du film ont bien été tournés dans leur ordre d’apparition, il n’en reste pas moins une exception notable révélatrice de ce désir de fiction : un gros plan de coupe sur les mains de Gisèle Braunberger est tourné après le départ de Jean Renoir18 et inséré ensuite de manière artificielle à l’articulation de la première et de la seconde partie. Le film est également structuré autour de l’alternance entre de longs plans (entre trois et six minutes) où l’actrice travaille en continuité plaçant le spectateur face à un processus de travail réel, aux efforts, à l’épuisement ou encore au découragement de l’actrice pris dans une certaine temporalité, et de plans très courts (entre quatre et cinquante secondes) qui, en dissimulant des ellipses temporelles, éliminent les temps morts ou sans progression dans le travail de l’actrice et créent la fiction d’une métamorphose progressive de l’acteur. Ainsi aux plans 3 et 4 de longues durées succèdent quatre plans brefs qui amènent l’actrice directement des premières phrases du texte à la dernière, éliminant un temps non dramatique et redondant tout en créant du rythme. Le montage ne fait jamais le choix entre la mise en valeur de la répétition ou de l’altérité. Choix tout à fait judicieux lorsqu’il s’agit de représenter ce qui se joue tant pour le cinéaste que pour l’acteur lors du travail de répétition : une certaine porosité entre le même et le différent.
11Le film se situe enfin à la frontière de l’expérience (au sens scientifique du terme) et de la leçon magistrale. L’aspect didactique est le plus prégnant et fonctionne à plusieurs niveaux. Jean Renoir semble, par son discours et ses explications, plus en situation d’apprendre à une comédienne à jouer que de la diriger. Cette dimension pédagogique a déjà été abordée par Renoir lors de ses cours de cinéma en Californie, donnés à l’université de Berkeley au début des années 1960, qui consistaient en des ateliers de direction d’acteurs dont le dispositif était en partie similaire à celui du court métrage. En outre, Jean Renoir s’adresse tout autant à l’actrice qu’au spectateur qu’il s’agit de faire pénétrer par ce dispositif dans l’intimité du cinéaste et de son œuvre par l’explication de ses méthodes de travail. Cette double destination du cours individuel, avec un débutant ou un artiste confirmé, donné en public par un artiste dont l’autorité est reconnue, constitue le principe même de ce que l’on nomme une master class ou un cours d’interprétation, le plus souvent dans les domaines de l’opéra, du théâtre ou de la musique. L’artificialité du dispositif est d’autant plus assumée qu’il se situe aussi à la frontière de l’expérimental. L’enjeu réside bel et bien dans une volonté de compréhension, de décryptage pourrait-on dire, de la méthode par laquelle Jean Renoir parvient à guider un acteur vers sa métamorphose. Afin de toucher au cœur du phénomène, les aspects superflus vont être supprimés. Le dispositif est construit sur un minimalisme du décor et des objets tandis que le montage accentue encore plus la simplification des données de l’expérience en montrant Jean Renoir qui fait travailler Gisèle Braunberger presque exclusivement sur une seule phrase : « Maman, vous voulez que je vous embrasse, avant il faut que vous dise quelque chose. »
12Le plus intéressant dans pareille expérience reste la possibilité de son échec, qui fait partie intégrante de La Direction d’acteurs par Jean Renoir. Malgré tout ce qui a pu être préparé afin de constituer une fiction de la répétition comme surgissement de la différence, des regards poignants, pleins de vie et de vérité, révèlent la difficulté de son entreprise et, peut-être, son échec. De nombreux plans montrent Gisèle Braunberger peu convaincue par son interprétation, le visage crispé par l’effort ou marqué par le doute comme dans le tout dernier plan. L’incertitude imprègne l’actrice de bout en bout mais elle n’épargne pas non plus le spectateur.
13En effet, si filmer la possibilité d’un échec dans la création est en soi une réussite et peut donner le sentiment d’avoir pénétré dans l’intimité d’un processus de création, il n’en laisse pas moins une grande part d’ombre non élucidée par le court métrage autour de cette fameuse « méthode Renoir ».
Notes de bas de page
1 Jacques Kermabon, « Entretien avec Gisèle Braunberger », dossier pédagogique Courts Métrages de la collection « Lycéens au cinéma », APCVL, Château-Renault, 2001, p. 18. La cinéaste y révèle avoir approché Robert Bresson, lequel refusera de participer à une hypothétique Direction d’acteurs par Robert Bresson.
2 Henry Chapier, « Un spectacle magique », Combat, 20 octobre 1970, repris dans L’Avant-scène Cinéma spécial Renoir, no 251/252, 1er-15 juillet 1980, p. 121.
3 Jean-Daniel Jullien, « En tournant un film imaginaire… Jean Renoir donne une leçon de direction d’acteur », Cinéma pratique, décembre 1970, p. 2-4.
4 Henry Chapier, op. cit.
5 Article « Entre-deux/In-between ; Borderline », Dictionnaire international des termes littéraires, [http://www.ditl.info/arttest/art1546.php], consulté le 22 août 2009.
6 Pierre Braunberger fait la rencontre en 1924 de Jean Renoir qui lui confiera le poste de directeur de la Société des films Jean Renoir. Pierre Braunberger produit sept films de Jean Renoir par la suite : Catherine (1924), Nana (1926), Sur un air de Charleston (1927), Tire au flanc (1928), On purge bébé (1931), La Chienne (1931) et Partie de campagne (1936).
7 Pierre Schaeffer a également collaboré à la production du long entretien filmé entre Jean Renoir et Jacques Rivette en août 1966, intitulé Jean Renoir vous parle de son art et réalisé pour le Service cinéma de l’ORTF.
8 Le court métrage est projeté avec Simon du désert de Luis Buñuel (1964).
9 Olivier Curchod, « La “Méthode Renoir” et ses légendes : petite histoire d’un casting “provocateur” », Genesis, no 28, 2007, p. 75.
10 Jean Renoir, « Le Paradoxe du comédien », Cahiers du Cinéma, no 66, Noël 1956, p. 61-62.
11 Il s’agit de la seconde partie d’un ensemble intitulé Jean Renoir le Patron en 1967. Cette conversation eut également pour titre Portrait de Michel Simon par Jean Renoir ou Portrait de Jean Renoir par Michel Simon ou La Direction d’acteurs : dialogue.
12 Jean Renoir tourne son dernier film, Le Petit Théâtre de Jean Renoir, en 1969 tandis que l’année suivante Gisèle Braunberger joue pour la dernière fois dans La Fin des Pyrénées de Jean-Pierre Lajournade.
13 Jacques Kermabon, « Les arcanes de la création », op. cit., p. 19.
14 Interprétant le père Poulain dans Partie de Campagne (1936), Cabuche dans La Bête humaine (1938) et Octave dans La Règle du jeu (1939).
15 Propos recueillis par Claude Beylie et reproduits dans L’Avant-scène cinéma, no 251/252, 1er-15 juillet 1980, p. 115.
16 Jacques Kermabon, « Entretien avec Gisèle Braunberger », op. cit., p. 18.
17 Jean Renoir, « Comment j’anime mes personnages », Pour vous, no 242, 6 juillet 1933, in Écrits (1926-1971), Ramsay, Paris, 1989, p. 303.
18 Ces propos viennent d’un commentaire de Gisèle Braunberger réagissant en 2003 sur son film, présent dans les bonus du DVD intitulé Le Travail du film et contenant le court métrage La Direction d’acteurs par Jean Renoir.
Auteur
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