Reprises
p. 121-124
Texte intégral
1Avant même l’apparition des vues Lumière (notamment avec les bandes produites par Edison), le cinéma, en tant que médium, s’est affirmé par sa capacité de reprise d’autres formes de création. Laurent Guido le rappelle opportunément dans son texte consacré aux diverses formes d’enregistrement des spectacles de danse serpentine type Loïe Fuller, nous invitant ainsi à porter également un regard historique sur cette question de la reprise, presque inhérente à tout essai de représentation cinématographique de l’acte de création.
2Perçu principalement comme une technique de reproduction, le cinéma s’est inscrit dès ses débuts dans le faisceau des déclinaisons intermédiales du spectacle vivant. Des parties de pièces de théâtre, des numéros de music-hall, des performances physiques ont donc fait l’objet de vues cinématographiques, dès la fin du XIXe siècle. Mais, le plus souvent – et Laurent Guido le montre parfaitement avec les films de son corpus – il ne s’agit pas simplement de répéter, de reprendre, donc d’enregistrer et de reproduire un événement préexistant. Le processus s’apparente plutôt à une transformation, afin de soumettre le spectacle vivant aux contraintes du nouveau médium. Si quelque chose se perd dans cette reprise cinématographique des arts vivants (par exemple la couleur, essentielle dans la danse serpentine, et parfois ajoutée plus ou moins adroitement dans les vues tirées de ces spectacles), ce phénomène d’appropriation peut aussi permettre la mise à l’épreuve des nouvelles possibilités offertes par le cinéma (la répétition de la performance de la danseuse par l’aboutage donne à celle-ci une dimension incomparable avec ce qu’elle produit sur scène). On voit ainsi que la reprise, la répétition d’une création par le cinéma, dès ses débuts, fait immédiatement accéder le nouveau médium à un statut en quelque sorte supérieur à celui d’une simple technique documentant la création. Ce faisant, les premiers films sur la serpentine annoncent clairement l’ambivalence d’un genre cinématographique qui s’épanouira plus tard, entre description et analyse de la création : le film sur l’art.
3Deux films, étudiés séparément dans ce chapitre par deux chercheurs (Damien Keller et Christophe Viart), peuvent justement ressortir à ce genre : La Direction d’acteurs par Jean Renoir de Gisèle Braunberger (1968) et La Pluie de Marcel Broodthaers (1969). Dans ces deux cas, la question de la reprise et de la répétition se joue différemment. Avec le premier film, il s’agit de pénétrer au cœur de ce qui a pu caractériser une bonne part de l’acte de création renoirien : la mise en scène, presque dans sa dimension théâtrale. Le paradoxe, parfaitement explicité par Damien Keller, tient à ce que le travail de répétition (ici au sens de la pratique théâtrale) n’est pas enregistré mais bien repris, et subit donc une transformation par et pour le cinéma. En effet, le film ne peut être vu comme un documentaire sur la collaboration au tournage entre Renoir et une comédienne, puisque le célèbre cinéaste ne prépare pas réellement la prise d’un plan à insérer plus tard dans un film. Se trouvant à la fin de sa carrière (il ne tournera plus que Le Petit théâtre de Jean Renoir en 1971) et à une époque où il est de plus en plus sollicité pour témoigner de son art (multiples entretiens, pour la presse spécialisée comme pour la télévision), Renoir paraît profiter de ce faux tournage pour entériner le mythe qu’il/on est en train de se/lui construire, autour de sa méthode collaborative. Mais on peut cependant émettre l’hypothèse que s’il se prête si facilement au jeu de la reprise de son modèle de répétition, c’est aussi parce que le court métrage de Gisèle Braunberger pointe ce qui fit la modernité de l’œuvre de Renoir et qui, justement, caractérise pour une bonne part le cinéma de cette époque : un primat de l’incarnation, de la performance sur la dimension strictement formelle. Reprendre et transformer permet donc ici de fixer l’acte de création non dans ce qu’il était, mais dans ce qu’il est présumé être et dans ce qui fait accéder l’artiste au statut d’éminent précurseur.
4S’il n’est pas question clairement de répétition avec Broodthaers, Christophe Viart montre néanmoins que l’essentiel du travail de création filmique de cet artiste repose sur la reprise et la transformation de motifs, de figures, empruntés à l’histoire de l’art. De fait, sur bien des points, La Pluie peut représenter une sorte d’expérience contraire à celle du film de Braunberger : l’artiste s’y filme lui-même (plutôt que par un tiers) et représente non pas la réussite mythifiée de l’acte de création, mais son échec délibéré. D’un côté, un film sur un faux acte de création, de l’autre un faux film sur l’art. La reprise d’éléments antérieurs exogènes (inventés par Keaton, Lumière, etc.) paraît signifier aussi que tout film sur l’art ne peut échapper à la mise en scène de l’artiste (ici autant comme sujet que comme créateur du film). L’échec de l’acte de création dans le film devient ainsi, en quelque sorte, l’échec du film sur l’acte de création. Il n’est d’ailleurs pas insignifiant, sans doute, que ce court métrage ait été produit au moment où le genre du film sur l’art périclite, au moins au cinéma, et connaît une résurgence sous d’autres formes à la télévision. Surtout, La Pluie semble représenter, justement par sa manière d’agencer la reprise de formes artistiques créées par d’autres au sein d’un essai mettant en scène un créateur en situation d’échec, un parfait point d’intersection entre le film sur l’art et le film d’artiste.
5Dans Le Songe de la lumière, de Victor Erice (1992), il n’est plus question de la reprise, dans un film, de motifs et de figures appartenant à l’histoire de l’art, mais plutôt de la répétition (ou peut-être devrait-on dire le redoublement) d’une posture. Comme le montre Arnaud Duprat, Erice, dans ce long métrage, porte un regard sur le réel comparable à celui du peintre qu’il filme : un regard basé sur l’attente. Au-delà de la simple mise en abyme, l’enjeu de la répétition tient moins, ici, au soulignement d’une similitude qu’à l’affirmation d’un écart entre ces deux pratiques artistiques. Si, en peinture, la transformation du réel est le résultat de l’acte de création (le réel n’est pas vraiment transformé mais l’artefact donne une vision transformée du réel), elle est en quelque sorte effective avec le cinéma, puisque le fait de filmer le réel affecte irrémédiablement ce dernier (l’éclairage utilisé par Erice pour tourner fait mûrir voire pourrir les coings, alors que la peinture ne les atteint pas, si l’on peut dire).
6Les deux derniers textes de ce chapitre fonctionnent, sans le savoir, en binôme puisqu’ils sont consacrés à deux cinéastes contemporains (Abbas Kiarostami avec Au travers des oliviers, en 1994, et Nuri Bilge Ceylan avec Nuages de mai, en 1999) qui, reprenant dans une nouvelle fiction l’histoire du tournage d’un film antérieur, en donnent à voir les répétitions à travers diverses prises des mêmes plans. Dans les deux cas, le « film second » part d’une sorte de brèche dans le premier (provenant de la rencontre entre le réel et la fiction, par exemple le tremblement de terre à la fois représenté et transformé par Kiarostami dans Et la vie continue) et ne cesse de la creuser, pour en accentuer en quelque sorte la nature oxymorique, soulignant à la fois ce qui relève de la fiction et ce qui relève du réel. Nul besoin de revenir ici aux conclusions auxquelles parviennent Nicolas Bezard et Véronique Campan dans leurs études respectives sur ces deux films : chacun d’eux analyse avec beaucoup de précision la manière dont les cinéastes représentent leurs méthodes de travail, en même temps qu’ils les réinventent. Ajoutons juste, pour boucler le trop rapide panorama historique proposé par cette série de textes, que ces deux expériences n’apparaissent peut-être pas à un moment insignifiant, et chez n’importe quels cinéastes. Le cinéma post-moderne et sa tentation réflexive, propice à l’émergence de métafilms, ne peut servir de contexte explicatif pour des films n’appartenant résolument pas à cette tendance. Mais il n’est pas indifférent qu’avec ces deux personnalités nous ayons à faire à des cinéastes concevant la mise en scène à la fois comme une sorte de dispositif et comme une forme d’effacement apparent face au réel. Reprendre un film à l’intérieur d’un autre devient alors sans doute pour eux une manière d’affirmer la force de leur travail de création contre cette impression erronée d’effacement, autant qu’une façon de prolonger un modèle narratif singulier, basé sur le primat de la description.
7Entre les films de danse serpentine, qui montrent la dimension spectaculaire de la création, et ces deux derniers longs métrages, qui représentent au contraire, comme le dit Véronique Campan, « le moment le moins cinégénique du processus de création », on mesure donc le chemin parcouru, dans la manière dont le cinéma, à travers le processus de reprise/répétition, a pu et peut représenter des pratiques artistiques.
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