Répéter, interpréter, créer : Elvire Jouvet 40, Brigitte Jaques/Benoît Jacquot
p. 105-117
Texte intégral
1À partir des leçons, sténographiées et publiées1, dispensées par Louis Jouvet au Conservatoire, Brigitte Jaques-Wajeman décide, en 1986, de monter un spectacle autour des cours donnés par le « Maître » à une jeune élève, Claudia, en vue d’interpréter le personnage d’Elvire dans Dom Juan de Molière2. Elle choisit les séances portant sur la seconde apparition d’Elvire (acte IV, scène 6) parce que celles-ci font apparaître le travail du pédagogue mais aussi la quête d’un metteur en scène essayant de revisiter le sens d’une pièce jusque-là incomprise, qui aboutira à une mise en scène de l’œuvre de Molière en 1947. Le spectacle de Brigitte Jaques reprend les sept leçons ayant eu lieu entre février et septembre 1940, dont la dramatisation s’explique tant par la dynamique de recherche interne des répétitions que par la période historique durant lesquelles elles se déroulent3. La fin de la représentation révèle ainsi que Claudia est juive et qu’après avoir remporté les deux premiers prix du Conservatoire en tragédie et en comédie, elle sera dénoncée comme telle et interdite de scène, tandis que Louis Jouvet choisira un exil qui durera toute la guerre.
2La mise en scène de Brigitte Jaques, créée au TNS en 1986, sera reprise en 1987 à l’Athénée-Louis Jouvet dans un dispositif scénique revu, permettant l’assimilation du public aux élèves de la classe de Jouvet. De nombreuses photos immortalisent cette seconde proposition, tandis que le film réalisé par Benoît Jacquot restitue la première scénographie élaborée. Tourné en studio, dans une reconstitution du décor de la création, on retrouve dans le film l’estrade, la petite table et les quelques rangées de bancs suggérant la salle de travail.
3Ce film4 est donc bien celui d’une mise en scène, ainsi que l’annonce le générique – mise en scène de Brigitte Jaques filmée par Benoît Jacquot –, réalisé par le cinéaste à la demande de la femme de théâtre. Même s’il avait déjà travaillé avec elle à l’occasion d’Avant décembre – Notes filmées par Benoît Jacquot sur les répétitions du « Baladin du monde occidental5 », le réalisateur a hésité à accepter ce projet, méfiant qu’il était vis-à-vis du théâtre, et plus spécifiquement de son côté théâtreux, associé à l’exagération et l’amplification et à l’aspect déclamatoire de l’interprétation6. Il a finalement donné son accord, et témoigne de la « révélation » que constitua pour lui la transcription des cours de Jouvet, qui essaie d’amener une jeune actrice « à l’état d’interprète ». Ce tournage a radicalement transformé son rapport aux acteurs de cinéma et devient ainsi, dans son parcours, « quelque chose de très important7 ».
4L’objet abordé est complexe et paraît fort éloigné de la nature même des répétitions dans tout ce qu’elles ont d’inachevé, d’instable et de mouvant. Elvire Jouvet 40 est une mise en scène élaborée à partir de notes prises sur des répétitions, rendue par le médium cinématographique. Bien loin d’une captation sur le vif, nous avons ici à faire à une triple mise en représentation de ce temps de travail. En outre, ces répétions n’ont pas pour objectif de monter une pièce mais simplement de préparer une élève à son concours de sortie du Conservatoire. Elles tiennent a priori plus de l’exercice pédagogique que de l’acte de création. On y découvre pourtant la recherche d’un metteur en scène sur le sens du texte et le parcours difficile d’une actrice vers le jeu, l’interprétation exacte et finalement, l’état créateur. Il s’agira donc de dégager comment ce film de théâtre nous donne à voir des répétitions, moins abordées sous l’angle de la préparation d’une œuvre que de la révélation d’un artiste au contact de son personnage, guidé par son « Maître ». Dans cette optique, la répétition n’est pas à entendre comme ressemblance ou reprise du même mais comme exploration et recherche de l’interprétation juste du personnage et de l’état permettant de l’incarner. Ainsi, le film de la représentation s’attache à rendre compte des moments, éphémères et fragiles, où l’acteur, jouant son personnage, trouve le « sentiment » comme le dit Jouvet, ou se fait « interprète », pour reprendre les termes de Jacquot.
Filmer la mise en scène de répétitions
5En montant Elvire Jouvet 40, et en choisissant les leçons sur la deuxième apparition d’Elvire, Brigitte Jaques répond à des questions qu’elle se pose en tant que pédagogue – elle est depuis deux ans professeur à l’ENSATT – et souhaite montrer la lecture totalement nouvelle que propose Jouvet de Dom Juan. Le metteur en scène conçoit effectivement la pièce comme « un Miracle, un miracle du Moyen Âge, une pièce qui n’est ni religieuse ni antireligieuse, mais qui est baignée toute entière de la préoccupation de Dieu. C’est cela Dom Juan. Ce n’est pas un coureur de filles. Le problème est là8 ». Quand Elvire, dans cette seconde scène, revient vers Don Juan, il s’agit donc, contrairement à ce que voulait la tradition, de prendre ce personnage au sérieux. Après avoir rencontré Dieu, elle n’est plus dans la fureur, le désir ou le dépit amoureux : elle est là pour lui demander de se sauver, « dans un état de calme et de douceur extraordinaire », « dans la tendresse », « dans le rayonnement9 ».
6Dans ces cours, on voit également « la naissance du jeu », « le travail de l’interprète qui se laisse guider par le metteur en scène et, surtout, le travail intérieur que l’actrice doit faire sur elle-même10 ». Les différentes leçons nous montrent en effet tout autant l’élève Claudia en train de jouer Elvire, que les multiples questions qu’elle se pose et les discussions déclenchées par son professeur. Enfin, Brigitte Jaques voulait révéler un autre « artiste au travail », le metteur en scène-pédagogue, dans un corps à corps avec l’œuvre à créer, avec la matière. « C’est quelque chose d’extrêmement physique, d’incarné et, en même temps, c’est une aventure de la pensée11. » Cette double dimension se retrouve dans l’alternance entre les moments où Louis Jouvet écoute attentivement le texte délivré par son élève et les longues discussions autour du personnage, de la pièce et de l’art de l’acteur.
7Dans ce spectacle, une dramatisation se met en place, faite de progrès infimes, de tâtonnements, d’oublis, de reprises et de variations. Si ces leçons sont tendues par la recherche de la vérité de l’interprétation – Claudia parvient dans la dernière scène au « sentiment » tant recherché – et par les événements extérieurs, l’aspect circulaire d’une recherche toujours recommencée est maintenu : les mêmes thèmes reviennent, le « sentiment », le vrai, la quête d’un état extatique, l’entrée de Claudia pour trouver la marche adéquate, et par comparaisons successives, par des explications répétées, le metteur en scène tente, encore et toujours, de transmettre son interprétation de la pièce et un peu de son savoir aux comédiens.
8Le film réalisé par Benoît Jacquot peut être rattaché à la catégorie des « film[s] de théâtre » pour être clairement distingué du théâtre filmé12. Benoît Jacquot ne réalise pas une captation de cette mise en scène même s’il la respecte. Les comédiens jouent dans l’espace reconstitué de la représentation, maintiennent leurs déplacements et leur rapport à l’espace théâtral, mais la caméra se rapproche d’eux et le point de vue n’est pas celui, global et éloigné, du spectateur de théâtre. Une certaine frontalité est préservée mais la caméra offre souvent des gros plans des visages, en clair obscur ou en pleine lumière. Dans le film, l’espace du théâtre se resserre et devient plus abstrait. « Des tissus noirs tendus autour de l’aire de jeu permettent de faire sortir de l’ombre une sorte d’île scénique » et « il n’existe plus de hors-scène, ni fictif, ni réel »13. Si des plans larges subsistent, correspondant généralement au point de vue du « maître » sur son élève répétant sur l’estrade, de nombreuses séquences se structurent sur le passage, grâce à des panoramiques, d’un personnage à l’autre. L’espace de la relation entre Jouvet et Claudia prend le pas sur l’espace général de la représentation.
« Je crois que cette technique-là, de capture des visages et des corps, est décisive dans le cinéma de Benoît Jacquot (elle s’impose à partir de La Désenchantée [1990]), et particulièrement remarquable dans les films de théâtre, tout simplement parce qu’on est tout de suite projeté aux antipodes du théâtre filmé, qui a tendance à préserver le “cube” théâtral des atteintes du découpage et du montage, ce qui est une grave erreur (parce qu’on perd tout à la fois l’effet de présence du théâtre, et les avantages liés aux techniques de rapprochement propres au cinéma)14. »
9Il faut par ailleurs préciser que c’est la relation de Jouvet à l’œuvre, à l’actrice, qui nous est donnée. Ceci constitue un second choix : « c’est du point de vue de Jouvet que le film regarde la pièce15 » mais la focalisation n’en est pas pour autant interne. Jouvet nous est montré, de face ou de profil, regardant et écoutant son élève hors-champ, ou de dos, en amorce, pendant que Claudia joue à l’arrière-plan. La caméra se resserre également sur lui quand il s’agit de commenter ce qui vient de se passer pour pousser l’élève sur le chemin d’un jeu plus vrai, ou pour livrer une réflexion sur le texte. Les points de vue qu’elle reflète sont donc multiples et rendent compte à la fois de la relation du maître à l’élève, de l’élève au maître et de l’attention dynamique du spectateur aux personnages, déplaçant son regard vers l’un ou l’autre des acteurs en scène.
Deux artistes en création
10Le contexte particulier des leçons diffère de répétitions théâtrales qui visent généralement l’élaboration collective d’une œuvre. La recherche se concentre sur le jeu de Claudia et la relation essentielle est celle du maître et de cette élève, même si Octave-Don Juan et Léon-Sganarelle sont présents. Aucune représentation n’est visée, il s’agit simplement de préparer le concours de sortie de Claudia. Sa scène reste isolée, indéfiniment reprise et recommencée, sans la contrainte temporelle qui surgit lorsqu’un spectacle entier est à monter, et sans l’obligation de l’intégrer à la continuité de l’œuvre scénique, même si Jouvet rappelle fréquemment le sens de cette seconde apparition d’Elvire vis-à-vis de la première. Elvire Jouvet 40 se concentre sur ce qu’on pourrait nommer la première phase des répétions, celle de l’exploration et du tâtonnement sans nous montrer le nécessaire moment de la fixation, fait de tris, de choix et de tensions pour rejouer à l’identique.
11Le film nous montre donc deux êtres en recherche : l’actrice en quête de l’interprétation juste – ce qui suppose de comprendre le personnage et de trouver l’état nécessaire pour l’incarner – et le metteur en scène-pédagogue qui la guide et la tourmente parfois, pour lui permettre de progresser dans cette voie difficile. Les grandes caractéristiques du travail artistique de Louis Jouvet y transparaissent – une démarche orientée vers le jeu de l’acteur, un grand respect du texte dramatique – mais aussi ce qui constitue l’art de tout metteur en scène : être capable de trouver les paroles qui permettent à l’acteur d’évoluer.
12Jouvet conçoit le comédien de théâtre comme un « exécutant », comme un « relais amplificateur ou condensateur », comme un « organe essentiel du phénomène dramatique » grâce auquel le texte cesse d’être un « texte littéraire » pour devenir une « transcription physique16 ». Si c’est grâce au comédien que la pièce devient véritablement théâtre, ce dernier, de son côté, doit retrouver et transmettre le « sentiment » qui a guidé l’auteur lors de l’écriture. Il doit donc à la fois développer une compréhension fine et sensitive de l’œuvre – Jouvet s’emploie sans relâche à expliquer à Claudia non seulement le sens de la pièce mais aussi la psychologie complexe d’Elvire – et fournir un intense travail sur lui-même pour développer ses capacités de jeu.
13Claudia est en fin de cursus au Conservatoire et elle prépare son concours de sortie. Elle se situe donc, d’après les trois phases de progression du comédien distinguées par Jouvet, au cours de la deuxième phase. Elle a quitté les premières illusions du comédien croyant qu’il faut entrer en toute sincérité dans le personnage et « compris qu’elle était double : qu’[elle] vivait entre l’être et le paraître, dans une dislocation obligée, et que ce qu’[elle] appelait son art était d’abord une pratique, un métier17 ». Lors la deuxième leçon, la plus longue, Jouvet explique à son élève qu’elle a développé un réel sens de l’exécution, une technique sûre, mais qu’elle a oublié le « sentiment » du personnage. Elle doit donc à présent mettre de côté son intelligence dramatique pour accepter de se sortir les tripes, pour retrouver « un sens intelligent », une manière de comprendre intuitivement. Il s’agit pour le pédagogue de faire toucher à son élève son instrument, et de lui faire éprouver quelque chose sur elle-même. Elle atteindra alors la troisième phase du jeu, celle « où l’exécutant domine enfin sa sensation. Tout ce qu’il éprouvait dans la deuxième phase, se distille et se sublime encore jusqu’à l’extrême pointe d’une sensation haute, chaude, et qu’on pourrait dire intuitive. L’acteur, dans une curieuse indépendance, approche du sentiment dramatique18 ». Le processus est complexe et n’est rendu possible que par la confrontation au personnage : l’acteur doit consentir à un effort de désincarnation pour parvenir à cet « état de viduité », « cet état de sensibilité où tu peux éprouver ce qu’éprouvent les autres, cette photographie de la sensation des autres que tu peux faire sur toi19 ». Il doit également garder le contrôle, être dans un état de connaissance immédiate du texte, du personnage, au-delà de toute représentation mentale de ce dernier mais dans une maîtrise de sa propre sensibilité. C’est alors seulement qu’aura lieu la véritable incarnation du personnage par l’élève, qui, en même temps, fera de lui un véritable acteur. Ce surgissement ne semble possible que dans la confrontation à un tiers symbolique, ici le personnage, et par l’accompagnement soutenu du metteur en scène, explorant avec son élève, la tenant « au bord du gouffre » par lequel il faut passer pour trouver l’état créateur.
« Un homme est assis, attentif jusqu’à la crispation, tout sens, tout entendement et toute sensibilité aussi ; penché vers la scène où répètent les comédiens, les yeux fixés sur ce trou béant, sans décor et presque sans lumière, où évoluent des gens disparates d’humeur et de vêtements, le sourcil contracté, l’oreille tendue pour écouter un texte encore imprécis, dans son émission ou dans sa compréhension, à peine teinté du sentiment où le poète l’a écrit et presque aussi incolore, cet homme est le metteur en scène20. »
14Ce texte où Jouvet livre son imaginaire de la figure du metteur en scène semble une description exacte de l’homme de théâtre qui est montré à travers le film. Tendu vers le texte qui s’incarne sous ses yeux, dans une écoute très attentive et dans une tension extrême, parfois au bord des larmes ou entrant dans une colère profonde contre des élèves incapables, il est finalement moins le professeur sévère et exigeant d’Entrée des artistes21, qu’un artiste se débattant pour atteindre une double révélation : celle du texte enfin correctement donné, où l’acteur rencontre l’œuvre et l’incarne, et celle du comédien parvenu à l’état nécessaire pour interpréter le morceau. Ainsi, ces séances de répétitions livrent-elles la recherche permanente par le metteur en scène d’une parole et d’une méthode performatives. Les leçons s’ouvrent sur une vérité délivrée par le maître et largement partagée au sein du monde théâtral : « toute situation de jeu confortable est suspecte22 ». Il s’agit alors pour l’acteur de rester en recherche et pour le metteur en scène de soulever un problème face à une situation plausible, en parvenant à discerner et à formuler de manière compréhensible pour l’acteur ce qui fait encore défaut, afin de relancer la dynamique du travail. Le commentaire a une place primordiale dans ces répétitions, ainsi que les interventions parfois intempestives du pédagogue qui prennent le pas sur le jeu lui-même. Quand la parole fait défaut, quand les comparaisons s’épuisent, il n’hésite pas à montrer – pratique officiellement moins courante aujourd’hui –, en se plaçant au bas de l’estrade représentant l’aire de jeu. Ses remarques se concentrent principalement sur trois plans : la compréhension du personnage et de la pièce, les techniques de jeu et la recherche de l’état désincarné permettant une sensibilité complète.
15Benoît Jacquot, par ses choix, principalement le panoramique et le gros plan, rend compte de l’intensité de cette recherche et de la relation qui se noue entre le metteur en scène-pédagogue et l’élève-actrice, basée sur une attention mutuelle extrême. D’un côté, Louis Jouvet, tel un chef d’orchestre, le corps tendu, évalue la justesse du morceau ; de l’autre Claudia est attentive à des paroles qui devraient lui permettre de changer d’état. Le film se concentre ainsi sur les corps et les discours, glissant d’une présence à l’autre, traduisant la « relation presque physique entre celui qui parle et celui qui écoute23 ». Dans ce filmage parfois si rapproché, la douleur de la recherche se révèle, douleur magnifiquement incarnée, qui se découvre dans les visages tendus, transpirant des acteurs.
Filmer « l’état d’interprète »
16Les écrits de Louis Jouvet décrivent le travail de l’acteur et l’effort à fournir pour devenir un véritable comédien. Dans les leçons dispensées au Conservatoire par l’homme de théâtre, on le voit à l’œuvre pour guider une actrice qui essaie de suivre ce chemin. Benoît Jacquot avoue avoir été très intéressé par les textes de Louis Jouvet et la pièce montre cette recherche de l’interprétation juste, filmée au plus près par le réalisateur. Mais si les écrits, le spectacle et le film tentent de rendre compte de cette quête au cours des répétitions, ce qui semble avoir véritablement fasciné le cinéaste, c’est sa mise en œuvre par les comédiens, et notamment par Philippe Clévenot, au cours des représentations.
« Cela tenait en partie à l’acteur de génie qui interprétait Louis Jouvet, Philippe Clévenot. D’un coup, j’ai eu le sentiment – plus que le sentiment, il s’agit plutôt d’un chemin de Damas, c’est très évangélique – de me trouver terrassé par l’art et la manière de jouer des acteurs, quand ils sont vraiment des acteurs, quand ils se font interprètes24. »
17À plusieurs reprises, Benoît Jacquot affirme faire œuvre de documentariste lorsqu’il filme le théâtre. « J’essaie à partir d’un spectacle existant qui a été joué ou qui est encore joué, d’en faire non la reproduction, ni la mise en boîte ou la captation, mais un film documentaire des gestes, des visages, des attitudes, des lumières qui composent le vécu de ce spectacle25 ». Il développe une idée semblable dans le bonus du DVD La Fausse Suivante, où il rappelle qu’il ne fait pas du théâtre filmé. « Ce que moi je filme, c’est le document de ce qui se passe entre vous [les acteurs], entre nous à ce moment là26 », et ce film, qui a été tourné sans presque être répété, essayait de saisir sur le vif l’émergence de la pièce et la transformation des acteurs au contact du texte de Marivaux. Dans Elvire Jouvet 40, le surgissement du personnage et la révélation d’une interprète sont l’objet de la dernière leçon où la proposition de Claudia devient une évidence collective. Pourtant, le réalisateur conserve une certaine distance théâtrale quand il filme les essais de la jeune élève, en partie coupés. Les plans restent assez larges, même pour la scène finale, et reflètent le point de vue du maître sur l’élève ou celui d’un spectateur assis aux premiers rangs de la salle. Benoît Jacquot traite ici le rapport fictionnel d’un personnage, Claudia, à un autre, Elvire, et ne se concentre pas sur le travail de Maria de Medeiros. Par contre, la caméra se rapproche souvent de Philippe Clévenot/Louis Jouvet et la lumière sculpte son visage surgi de l’ombre. Le film s’attache à rendre sensible le jeu de Philippe Clévenot, acteur désincarné mais en pleine possession de ses moyens, ayant rencontré son personnage.
18À partir de ce film, et suite à la rencontre avec Judith Godrèche, le réalisateur accepte l’idée de faire des films qui constitueraient « une ouverture sur les aléas, le hasard, le réel de ce qu’est un film, dès l’instant où on le remet entre les mains des acteurs27 ». Il justifie ainsi la bascule, repérable dans son cinéma, entre Les Mendiants (1988), qui clôt un cycle et La Désenchantée (1990), qui en ouvre un28. Aujourd’hui encore, ceci explique en partie son rapport privilégié aux actrices, débutantes qu’il introduit à leur vie d’interprètes ou comédiennes confirmées qui viennent chercher auprès de lui un nouveau regard. « Il y a vraiment là, un risque de soi-même, de sa propre identité, un gouffre à affronter, qui me remplit d’admiration, de stupéfaction, de perplexité, et qui me fait faire des films29. » Son goût pour les scènes d’habillage et de maquillage est lié à ce phénomène, tout comme la définition de son propre rôle de cinéaste : il sera celui qui documente les acteurs, mais aussi celui qui les accompagne pour qu’ils puissent prendre des risques considérables. Cet état d’interprète qui advient au théâtre au cours des répétitions, dans une immédiateté parfois impossible à réitérer et qui constitue tout l’enjeu des représentations, Benoît Jacquot tente de le saisir dans ses films de cinéma et de le retrouver dans ses films de théâtre, en se plaçant au plus près des comédiens-personnages.
19Ce film, fruit d’une triple médiatisation, nous livre quelque chose du processus des répétitions, non dans sa globalité, mais en se concentrant sur la relation qui unit le metteur en scène et le comédien dans la recherche de l’état créateur. Cette vision d’un metteur en scène maïeuticien peut paraître quelque peu idéalisée, mais elle a le mérite de placer l’acte de création non seulement dans la préparation de l’œuvre mais également dans la recherche de l’interprétation juste, dans les méandres que parcourent deux artistes au travail, le metteur en scène et l’acteur. Elvire Jouvet 40 livre la pédagogie de Louis Jouvet et la quête du moment où le jeu surgit, de cet instant qui bien souvent ne peut se répéter – beaucoup de témoignages évoquent ces moments perdus des répétitions qui jamais ne se retrouveront – mais qui guide le travail de nombre d’artistes. Benoît Jacquot, à travers ce film, s’attache non seulement à rendre l’interprétation de cette quête puis de cet état à travers le personnage de Claudia mais il tente également de donner à sentir l’acte de création que constitue, même dans le cadre d’une représentation répétée et sans cesse reprise, l’interprétation de Louis Jouvet par Philippe Clévenot.
Notes de bas de page
1 Voir Louis Jouvet, Molière et la comédie classique, Paris, Gallimard, 1965. Louis Jouvet enseigne au Conservatoire National de musique et d’art dramatique, situé alors rue de Madrid, de 1934 à 1940.
2 Spectacle créé au Théâtre National de Strasbourg du 8 au 25 janvier 1986. Conception et mise en scène : Brigitte Jaques-Wajeman, collaboration artistique : François Regnault, décor et costumes : Emmanuel Peduzzi, éclairages : André Diot, assistant à la mise en scène : Éric Vigner. Avec Philippe Clévenot : Louis Jouvet, Maria de Medeiros : Claudia (Elvire), Éric Vigner : Octave (Don Juan), Vincent Vallier : Léon (Sganarelle). Pour le texte du spectacle, voir Louis Jouvet, Elvire, Jouvet 40 : sept leçons de L. J. à Claudia sur la seconde scène d’Elvire du « Dom Juan » de Molière tirées de « Molière et la comédie classique » de Louis Jouvet/texte du spectacle conçu et mis en scène par Brigitte Jaques, Arles, Solin, 1992, (1986).
3 Toutes les images sont extraites de Benoît Jacquot (réal.), Jaques-Wajeman Brigitte (mise en scène), Elvire Jouvet 40, CNC – Images de la culture, 1991, [1986].
4 Benoît Jacquot (réal.), Jaques-Wajeman Brigitte (mise en scène), Elvire Jouvet 40, CNC – Images de la culture, 1991, [1986].
5 Benoît Jacquot (réal.), Brigitte Jaques-Wajeman (mise en scène), Avant décembre – Notes filmées par Benoît Jacquot sur les répétitions du « Baladin du monde occidental », INA, 1976. Benoît Jacquot filme ici les répétitions du spectacle qui se déroulèrent à Ivry avant sa création en décembre 1975. Un texte projeté au début du film rappelle l’objectif du projet, qui n’est pas la découverte d’un texte. « En enregistrant sans commentaire les gestes et les paroles des comédiens et de ceux qui les entourent, on a tenté de saisir quelque chose de cette entreprise : monter un spectacle théâtral. Cela, contrairement à l’habitude, sans jamais quitter une position d’étranger, voire d’intrus, rendue obligatoire ne serait-ce que par la caméra : « œil en trop ». Plutôt donc l’approche risquée d’un mystère que l’émission tranquille d’une leçon ».
6 Voir Jean Cléder et Thimothée Picard (dir.), Détours et métissages : le cinéma de Benoît Jacquot, Latresnes, Le Bord de l’Eau, 2008, p. 94.
7 Toutes les citations qui précèdent sont des propos de Benoît Jacquot retranscrits dans Jean Cléder et Thimothée Picard (dir.), ibid., p. 42.
8 Louis Jouvet, Molière et la comédie classique, op. cit., p. 127, 5e leçon, 18 mai 1940 dans le film.
9 Ibid.
10 Brigitte Jaques-Wajeman, Marc Moreigne, « Entretien avec Brigitte Jaques-Wajeman », livret du DVD Elvire Jouvet 40, op. cit.
11 Ibid.
12 Béatrice Picon-Vallin (dir.), Le Film de théâtre, Paris, CNRS, 1997.
13 Marie-Madeleine Mervant-Roux, « Le cinéaste et l’autre scène. Les sept films de théâtre de Benoît Jacquot », dans Béatrice Picon-Vallin (dir.), ibid., p. 31-52, p. 35. Pour l’analyse du passage de la scène à l’écran et des choix de Benoît Jacquot, nous renvoyons à cet article.
14 Jean Cléder, dans Jean Cléder et Thimothée Picard (dir.), op. cit., p. 96.
15 Marie-Madeleine Mervant-Roux, dans Béatrice Picon-Vallin (dir.), Le Film de théâtre, op. cit., p. 35.
16 Louis Jouvet, Témoignages sur le théâtre, Paris, Flammarion, 2002, [1951], p. 239.
17 Ibid., p. 227.
18 Ibid.
19 Louis Jouvet, Molière et la comédie classique, op. cit., p. 128. Cinquième leçon, 18 mai 1940.
20 Louis Jouvet, Réflexions du comédien, Paris, Librairie Théâtrale, 1952, [1938], p. 206.
21 Marc Allégret, Entrée des artistes, 1938. Dans ce film, Louis Jouvet joue son propre rôle de professeur au Conservatoire.
22 Sophie Proust, La Direction d’acteurs dans la mise en scène théâtrale contemporaine, Vic-la-Gardiole, L’Entretemps, 2006, p. 367-368.
23 Marie-Madeleine Mervant-Roux, dans Béatrice Picon-Vallin (dir.), op. cit., p. 36.
24 Propos de Benoît Jacquot retranscrits dans Jean Cleder et Thimothée Picard (dir.), op. cit., p. 42.
25 Benoît Jacquot, « Une position de documentariste », Joëlle Olivier et Nicole Courat (propos rec. par), Théâtre et télévision. Les Dossiers de l’audiovisuel, no 49, Paris, Ina, La Documentation française, mai-juin 1993, p. 39-42, p. 40.
26 Benoît Jacquot, dans « Plaisirs du tournage. Conversation avec Sandrine Kiberlain et Benoît Jacquot », Paris, Éditions du Montparnasse, 2002. Complément à La Fausse Suivante, Paris, Éditions du Montparnasse, 2002, [1999].
27 Benoît Jacquot dans Jean Cléder et Thimothée Picard (dir.), op. cit., p. 42-43.
28 Ibid., p. 40-41.
29 Benoît Jacquot, dans Ibid., p. 66-67.
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