Le travail de l’acteur dans le cinéma d’Arnaud Desplechin : effacer la zone de permutation entre l’acteur et son personnage
p. 93-104
Texte intégral
« La base sera le jeu de l’acteur, la mise en scène viendra après1 »
1Dans un entretien accordé à Jean Douchet en 2003, Arnaud Desplechin affirme que l’acteur est la base de sa pratique de metteur en scène. C’est en assistant aux répétitions et autres séances de travail de ses amis apprentis-comédiens (Thibault de Montalembert ou Louis-Do de Lencquesaing entre autres) que sa réflexion l’a amené à remettre en cause l’enseignement initial de direction d’acteur reçu au sein de l’IDHEC et à s’attacher de diverses façons au monde du théâtre, devenu objet de fiction dans deux de ses longs métrages : Esther Kahn (2000) et Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes » (2003). Le personnage d’Esther dans Esther Kahn explore les fondements du jeu de l’acteur grâce aux leçons de Nathan, son professeur. Doit-on mentir ou dire la vérité lorsque l’on joue ? Comment revêtir les habits et appréhender les pensées d’un personnage ? Qu’est-ce que jouer ? Esther apprend à incarner un personnage par la gestuelle, par le mot et le phrasé pour faire entendre toute l’intelligence du texte théâtral. Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes » travaille clairement sur la zone de permutation entre acteur et personnage en mettant en jeu le caractère hybride du matériau filmique. Les images de fiction sont mêlées à des images de la captation du travail de répétitions des acteurs que l’on retrouve également comme document autonome, intitulé Unplugged, et diffusé avec le DVD du film. On y voit les acteurs emprunter les chemins du dénuement et de l’épuisement pour parvenir à une certaine sobriété dans le jeu, jusqu’à perdre la conscience d’eux-mêmes, étonnant parallèle avec la thématique majeure des personnages chez Desplechin, pris dans leurs contradictions internes et dans leur difficulté de vivre. Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), film de 1996, énonce déjà la nécessité des personnages de se constituer un double, attestant ainsi de la coexistence de l’alma et de la persona comme de la part intuitive et de la part raisonnée de tout un chacun. Que l’on s’attache à Esther Kahn qui naît à elle-même en devenant actrice, à Valérie dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle) qui s’invente des vies ou à Léonard (Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes ») qui, devenant roi à la place de son père, réduit à néant sa propre vie, Desplechin représente la somme d’existences contenues dans chacun de ses personnages.
2Dans Esther Kahn, il donne un aperçu du théâtre, de l’esthétique scénique, du travail de mise en scène et de l’interprétation en cette fin de XIXe siècle à Londres. Les premières séquences qui illustrent ce début de texte sont celles des leçons de théâtre de Nathan données à Esther. À la moitié du récit, ces séquences synthétisent les questions théoriques liées à la technique du jeu. La première leçon pose le problème de la vérité ou du mensonge. Un acteur doit-il mentir pour faire croire à son personnage ou être du côté de la vérité ? Nathan demande à Esther d’entrer en scène en sachant qu’elle incarne le rôle de Cordelia. Bien sûr, celle qui entre en scène est simplement la jeune Esther, qui ne saisit pas encore le but de l’exercice. Une seconde leçon permet à Nathan de lui faire éprouver sa présence en scène. Elle doit traverser le plateau et venir lui serrer la main tout en le saluant. La troisième leçon est plus complexe car Nathan trace au sol plusieurs croix à la craie. D’une croix à l’autre, il y a deux pas et Esther est incitée par son maître de théâtre à ressentir différentes émotions à chaque marque : le malaise d’être en scène toute seule, puis la honte, la colère et le enfin le rejet de ce vieil homme qui lui demande de la rejoindre. Elle doit même aboyer à la dernière marque au sol. Un fondu au noir ôte au spectateur le plaisir de la voir s’exécuter. Cet exercice représente à la fois le chemin physique et le chemin psychique empruntés par le comédien. Chaque marque au sol est une étape dans la recherche du geste, du mouvement mais aussi une quête intérieure : « Il faudrait, dit Nathan, dix philosophes pour comprendre chaque pas qui contient une idée. » La quatrième leçon clôt l’apprentissage. Esther doit réciter une tirade de Cordelia tout en étant gênée dans ses mouvements par Nathan, qui se charge de la déconcentrer afin de lui faire perdre le sens de ce qu’elle fait sans pour autant perdre l’intelligence du texte. Cette scène est singulière car on y entend la voix in d’Esther ainsi que sa voix off, à la fois actrice concentrée sur le texte et personnage concentré sur Nathan.
3Le cinéaste ouvre une porte sur son propre travail de metteur en scène lorsqu’il synthétise ces leçons. Nathan guide Esther pour marcher, traverser la scène, venir serrer la main du vieil homme comme Desplechin, sur ses tournages, aide ses comédiens à trouver le geste et le ton appropriés au rôle. L’entretien du cinéaste avec Emmanuelle Devos2, son héroïne de Rois et Reine, révèle ce rapport étroit entre le metteur en scène et l’acteur en décrivant des situations quasi semblables à celles du film Esther Kahn. Emmanuelle Devos évoque son expérience de l’apprentissage de la marche dans La Vie des morts (1990). Alors qu’à chaque prise, elle « se jetait pour traverser la cuisine » sans raison aucune, Desplechin lui demande de faire quelques pas avec un bottin sur la tête afin de lui faire ressentir le poids de son corps et l’obliger ainsi à ralentir son rythme. Ce simple exercice est un écho aux questions de Nathan posées à Esther. Comment investir la scène ? Comment incarner un personnage ? Qui entre en scène ? Cordelia ou Esther ? Le personnage ou l’actrice ? Est-ce Emmanuelle Devos ou son personnage qui traverse cette pièce ? Les leçons de Nathan montrent la part abstraite et la part concrète que suppose le jeu, la part dévolue à l’intellect et au physique, celle du corporel et du spirituel, du geste et du propos, toutes inséparables.
4Les leçons de Nathan donnent une représentation simple (en apparence) du jeu théâtral et, par leur intermédiaire, le film « recompose le fil de ce que pense un acteur au travail3 », cette difficulté à faire dix pas qui nécessitent pour chacun « dix philosophes pour les déchiffrer ». Dans les regards d’Esther on perçoit le doute et l’angoisse, la peur de ne pas comprendre. Cette jeune femme qui s’ouvre au monde du langage et aux sensations est travaillée par la présence double qui vit dans tout acteur. Elle peine à saisir qui ressent telle émotion et qui la formule, étonnée lorsque Nathan lui dit que ce n’est pas Cordelia qui est entrée mais elle, Esther. Elle fait l’expérience d’un matériau qui n’est autre qu’elle-même. Cependant, au-delà des possibles réponses aux problèmes posés par Nathan, les séquences prises en exemple révèlent un jeu moderne auquel est confronté l’acteur dans le cinéma de Desplechin. Fidèle en cela au Paradoxe du comédien (1773) de Diderot, l’acteur doit désormais s’affranchir à la fois de l’émotion et de l’intellection. Il faut perdre le sens tel que l’énonce Nathan lui-même. Dans la direction d’acteur de Desplechin, on discerne l’influence de Stanislavski stimulant la mécanique gestuelle pour atteindre la vérité du jeu (suivi en cela par son héritier Lee Strasberg), mais aussi celle de Peter Brook basée sur la dépossession de soi. Le dédoublement est également tangible dans une scène durant laquelle Esther reste seule après une leçon de théâtre. Elle se place au fond de la salle de théâtre côté spectateur et, comme un dessinateur évalue de loin la taille de son modèle, referme ses doigts sur la dimension qu’elle est supposée avoir sur le plateau. Elle semble mesurer sa projection extérieure d’actrice sortie de son corps de personnage. La fin d’Esther Kahn montre Esther jouer Hedda Gabler d’Ibsen. Le spectateur ne peut réellement voir si les leçons de Nathan ont été comprises par la jeune comédienne mais il assiste à son avènement. Dans cette longue séquence, Desplechin multiplie les distances et les angles de prise de vues, les vitesses de filmage dévoilant le work in progress du jeu de l’acteur. Les dialogues de la pièce ne s’entendent pas, seule la musique couvre les déplacements des acteurs et d’Esther. On les voit jouer sans que le spectateur puisse avoir ni le texte ni le sens ou le ton de ce qui est dit. Puis la voix off d’Esther retentit bientôt, narrant ses sensations physiques et émotionnelles, figurant l’autonomisation de sa parole vis-à-vis de son corps, traduisant le dessaisissement de la comédienne. Le commentaire du narrateur externe prend le relais de cette voix : en répondant à la « note » entendue, cette jeune comédienne sait désormais qu’elle pourra la répéter à chaque fois qu’elle le désirera.
Vers l’inconscience
5Quelle est cette note dont parle le narrateur ? Une mécanique, une technique, un savoir-faire, une intuition ? Les leçons dans Esther Kahn restent sommaires sur cet aspect de la question. L’acteur est-il acté, soit une « image soumise à une saisie imaginaire, interprétative et manipulable » comme l’entend Yannick Lemarié4 ? L’acteur serait, plus qu’une image, un personnage « acté » en ce sens que derrière le masque il reste toujours la personne de l’acteur. Il est donc difficile pour le spectateur d’évacuer totalement l’acteur quand il regarde le personnage. Lors d’une rencontre au Centre Dramatique de Normandie en 2005, Mathieu Amalric affirme qu’« il n’est pas intéressant de désobéir à Desplechin tellement il y a d’indications. On est proche du décervelage5 ». Le but du cinéaste semble donc, par de multiples sollicitations, d’épuiser les comédiens : sa direction d’acteur est semblable sur ce point précis à celle d’Abel Ferrara, par exemple. Michel Bouquet ne dit pas autre chose quand il affirme :
« L’abandon psychique que provoque une accumulation de fatigues aussi bien physiques que nerveuses peut, en effet, aider à la détermination d’un rôle6. »
6L’acteur en vient presque à se perdre, à altérer sa diction à chaque syllabe ou à être hors de lui comme Esther Kahn. Le soir de la première d’Hedda Gabler, celle-ci s’est mutilée en avalant du verre et en se cognant le visage espérant ne pas jouer pour ne pas revivre symboliquement l’humiliation de la séparation récente et bien réelle d’avec son amant, présent dans la salle ce soir-là. L’équipe du théâtre tente de pallier son incapacité à parler correctement grâce à un soin. Mais seule la lecture d’un message de son amant lui donnera la force nécessaire de monter sur scène. Ne ressentant plus alors ni la douleur ni la fatigue, la comédienne se libère, laissant totalement le rôle investir son corps, son esprit puis toute la scène de théâtre. C’est en vivant l’émotion dans sa vie privée qu’Esther trouve le ton juste pour incarner Hedda, meurtrie elle aussi par l’adultère.
7Arnaud Desplechin met en place une stratégie pour contraindre l’acteur à être dans le présent du jeu, sans conscience de la trajectoire de la scène, sans intention. Seul garant de la continuité narrative, le cinéaste modifie sans cesse un mot, une expression, un dialogue, direction d’acteur « en mouvement » qui semble en apparence peu soucieuse de l’ensemble. Il est lui-même en recherche permanente du personnage, comme s’il le découvrait réellement quand il prend vie sur le plateau et seulement là. Il invente, par une multitude de détails, une gestuelle qui s’impose peu à peu comme l’identité physique du personnage, le discours de son corps. Nombreux sont les comédiens qui se disent quelque peu perdus par tant d’indications : même s’ils en perçoivent le but, ils en perdent le sens, comme le suggère Nathan dans Esther Kahn. Dans Rois et Reine (2004), le personnage joué par Mathieu Amalric, Ismaël, doit danser du hip-hop. Cette scène illustre l’importance du corps, de la précision des gestes dans la perspective de la maîtrise parfaite d’une mécanique. Amalric devait effectuer cette danse fondée sur un jeu avec le contretemps tout en jouant la maladresse et la fatigue dues à l’internement en hôpital psychiatrique d’Ismaël. Cependant, les cours de hip-hop pris durant trois mois ne se justifient pas uniquement par la volonté de Desplechin de faire accéder son acteur à une maîtrise du corps. Cette habileté que l’acteur a « complétée, digérée et enrobée de sa chair7 », le libère pour lui permettre de faire varier son jeu, allant du déséquilibre corporel à la maladresse gestuelle ou à la difficulté vocale. La question de la vraisemblance, prise en charge par Desplechin, se comprend également par son observation permanente du quotidien. Il saisit parfaitement ce que la direction d’acteur suppose : un véritable oubli de soi.
8Ainsi, l’encombrement physique voulu par le cinéaste oblige l’acteur à ne pas se focaliser sur le contenu du texte. Cela fonctionne comme la fatigue. Hyppolite Girardot8 se remémore une scène de Rois et Reine dans laquelle Maître Mamanne, son personnage, devait se saisir d’une cigarette, tenter de l’allumer, tout en ayant le combiné coincé entre l’épaule et l’oreille pour noter sur un bout de papier un numéro de téléphone. C’est là une mise en œuvre concrète de la leçon de jeu de Desplechin, héritée selon Girardot de Jacques Becker : l’acteur doit sans cesse combiner gestes et répliques. On repense à une des leçons de Nathan demandant à Esther de « faire une action » tout en y joignant un texte, ou distrayant l’actrice dans son exécution pour mieux éprouver sa concentration sur le texte et donc sa capacité à jouer. Nathan, comme Desplechin, empêche les acteurs d’être dans la conscience du jeu, invente des stratégies pour passer par le corps et la sensation afin d’atteindre la profondeur d’une réplique. La direction d’acteur permet ainsi au comédien d’atteindre l’inconscient :
« Je crois profondément que le corps pense, qu’il véhicule tout l’imaginaire qui me paraît fondamental, indispensable à la création. Je crois que c’est par lui et par la communication qu’il peut donner, par les images corporelles, la gestuelle, les silences et les immobilités, que je peux toucher le plus ce théâtre éminemment poétique, évocateur, ce théâtre de rêve, ce théâtre de l’inconscience que je cherche9. »
« C’est comme s’il faisait les balances en musique10 »
9Le projet de Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes » qui intègre, on l’a dit, certains plans de Unplugged, est ainsi présenté par le cinéaste :
« Sur mes films, j’ai toujours filmé en vidéo mes premières rencontres avec les acteurs. Avant les 24 jours hallucinés du tournage de Léo nous décidâmes de nous réunir, six heures par jour durant huit jours, dans un gymnase, pour y parcourir les scènes du film comme un entraînement sportif. Les premiers jours, je suppliais les acteurs de ne pas jouer, de lire simplement. Très vite, je ne savais plus les empêcher de tomber amoureux de leur personnage. Et une hystérie joyeuse montait, les acteurs apprenaient leur texte en cachette, chaque jour plus généreux et enragés. Voilà, c’est Unplugged. »
10Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes » est donc l’hybridation d’images de captation extraites d’Unplugged et d’images de fiction. Les caméras d’Unplugged ont, entre autres, filmé le travail de lecture à la table, puis le travail physique des acteurs, la fatigue des corps. On y voit Jean-Paul Roussillon proposer une interprétation personnelle d’une scène entre les personnages de Jurrieu et Léonard (lui-même jouant Jurrieu), Laszlo Szabo deviser sur le traître Iago dont son personnage Doniol est en partie un reflet, avant que l’équipe entière ne convoque la tragédie d’Hamlet pour introduire Ophélie dans le récit. Les rares accessoires nécessaires aux répétitions (corde, plaid, chaise) sont aussi soigneusement filmés. Ainsi, le matériau vidéo d’Unplugged, ou tout semble être au présent, devient aussi intéressant qu’une fiction, le jeu, le texte, les répétitions permettant de trouver la gestuelle et les enchaînements entre les scènes. Celles-ci fonctionnent de la même façon qu’un tournage de film de fiction avec un canevas laissant la place aux improvisations. Laurence Briaud, la monteuse, alterne les différents niveaux (captation et fiction) afin de donner à voir la création en train de faire, exploration du théâtre, ou plutôt des théâtres, « celui du dehors avec Wladimir Yordanoff, un théâtre de la raideur, de la mise en scène comme discipline des limites et des distances, et un théâtre du dedans qu’incarne Hyppolite Girardot, un théâtre de la mascarade, mise en scène sombre de la confusion et du faux-semblant11 ». Ainsi, le spectateur peut-il apprécier avec Unplugged à la fois la technique de jeu, les répétitions des acteurs et le soin donné aux textes afin de s’approcher au plus près du rôle, mais découvrir aussi diverses tonalités théâtrales d’un rôle à l’autre. La captation met à nu ce travail en amont, ignoré habituellement du spectateur.
11Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes » donne donc l’image d’un laboratoire en étant le lieu d’une expérimentation poussée que Nicolas Saada compare aux balances que font les musiciens avant un concert. Le titre désigne la nature hybride et singulière du projet. Il se décompose ainsi : Léo pour la fiction, En jouant pour la part documentaire ou la captation et enfin Dans la compagnie des hommes pour la présence du théâtre et l’adaptation de la pièce d’Edward Bond. En intégrant des séquences d’Unplugged, Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes » est « comme une série de variations de jeu et de mise en scène12 ». Le dispositif du travail théâtral d’Unplugged est estompé au sein de la fiction pour ne réapparaître que fugacement. La greffe de quelques inserts et bribes de scènes filmées en vidéo donne corps à ce matériau métissé. Mieux qu’un simple voyeur, le spectateur peut discerner la zone de permutation entre le rôle et son personnage, la part de l’acteur acté de celle de l’acteur actif, la part de ce qui se crée et de ce qui est figé. Reprendre les réflexions de Jean-Paul Roussillon ou de Sami Bouajila enregistrées lors de la captation d’Unplugged, c’est prendre acte de la partie visible du travail d’incarnation de l’acteur via le personnage, prendre en compte ce qu’il apporte au rôle (gestes, réflexions, voix), au récit (sens, densité) et au projet (confrontation des interprétations, émotions).
12Dans un premier temps, cette coexistence entre matériaux met en lumière une présence physique de l’acteur inspirée par les propositions de placement, d’intonations et de mise en voix des répliques émanant de Desplechin. L’acteur dessine ainsi dans l’espace une géographie propre à son personnage, géographie qui est le reflet de la captation et de la fiction, le juste milieu éprouvé par l’acteur lui-même entre intuition et réflexion, entre travail et lâcher prise. Dans un second temps, la concrétude de la relation des corps aux objets situe le personnage dans la scène, dans l’histoire, dans la fiction, tel Bakary Sangaré, interprète de Jonas, préparant un verre de whisky ou cassant une vitre pour pénétrer dans une maison. Enfin, si les lieux dans Unplugged (la scène nue d’un gymnase et d’un loft) permettent de rester concentrés sur le texte, Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes » s’établit autour des objets et de la fantasmagorie du personnage, autour des images suscitées par le mythe, la tragédie. Pour Nicolas Saada, ce film est l’illustration du rapport concret entre écriture, mise en scène et jeu, par ailleurs décrit par Desplechin comme étant « l’histoire d’un verre de whisky, une montre à visage humain, un fusil ou bien des comprimés13 ». Tels les traits de force d’un dessin, les objets établissent un support concret pour les acteurs et un repère pour les spectateurs. Une séquence montre Léonard monter les escaliers en pistant un à un les comprimés disséminés par son père suite à un malaise, comprimés qui sont comme les cailloux du petit Poucet. L’acteur appuie son jeu sur la présence concrète des objets. Desplechin, on l’a vu, demandait à Hyppolite Girardot, dans Rois et Reine, de téléphoner en allumant une cigarette, tout en se munissant d’un papier et d’un crayon. Dans Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes », les objets sont placés à dessein et intégrés au scénario et à la pièce du dramaturge Edward Bond. Pour citer un autre exemple, dans Comment je me suis disputé… (ma vie sexuelle), Nathan refuse de porter la sacoche de Paul Dédalus tandis que la voix off du narrateur annonce : « Paul admire Nathan. Pour lui, il est l’image d’une amitié qu’il ne saurait mériter ». Paul est très anxieux et doute de sa capacité à être à la hauteur de l’affection de ses amis. L’objet que représente la sacoche sert tout d’abord le jeu des acteurs, puis il permet de signifier ce qui ne s’oralise pas dans la relation supposée amicale entre Nathan et Paul. Fil rouge comme les comprimés ou le verre de whisky de Jonas, la sacoche permet à l’acteur d’être au plus près de son rôle. À la manière des films d’Hitchcock, Desplechin dispose ainsi tout au long de ses films des objets qui annihilent l’envie de psychologiser le récit, objets investis par l’acteur qui ouvrent autant le champ des significations pour les spectateurs. La fin de Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes » en est une illustration : la scène du suicide de Léonard mêle un plan de fiction sur Léonard pendu mais cherchant à desserrer le nœud et un plan de Unplugged, plus symbolique, avec un tabouret et une corde. Ce dernier plan sur les objets inertes raconte une histoire et révèle l’intervalle existant entre le geste et l’objet, entre le texte et le sens, entre la fiction et le réel, entre l’acteur et son double.
13Considérons à présent trois extraits de Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes ». Le premier est une scène d’explication entre Hammer (Wladimir Yordanoff) et Léonard (Sami Bouajila) dans les entrepôts d’armement de son père, Jurrieu. Désirant mener lui-même la gestion d’une société, Léonard a été trompé par Doniol, le bras droit de Jurrieu. Cette scène montre alternativement des plans de la captation mêlés à ceux de la fiction. Rappelant la représentation de la schizophrénie qui conclut Esther Kahn, Desplechin multiplie les axes de prises de vues, les plans heurtés montés cut, les flous, les diverses vitesses, les distances et les faux raccords. Il ordonne le tissu narratif dont le sous texte est l’expression de la confusion de Léonard. Le motif de l’hybridation travaillée de diverses façons entre Esther Kahn et Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes » problématise également l’idée de tempo induite dans le rythme du film, notamment par le jeu sur les raccords. On saisit alors à quel point le sentiment exprimé chez l’acteur n’est que la conséquence du comportement. Ainsi, la tension de cette scène repose-t-elle autant sur la teneur dramatique du récit que sur l’opposition entre le jeu tout en retenue de Yordanoff et celui bien plus intuitif de Bouajila. Pour Jouvet, c’est « par la profération seule que l’action naît, que l’œuvre commence à vivre physiquement pour les acteurs et les spectateurs14 ». Lorsque Yordanoff s’exprime, on perçoit que cet acteur goûte les mots, les mangent presque jusqu’à envahir l’image. Son jeu laisse entendre au moins deux registres de sensualité : l’un est carnassier (Unplugged) et l’autre plus enrobé (Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes »). Le dépouillement du plateau de la captation aide à percevoir cette différence tandis que le décor de la fiction semble paradoxalement étouffer ou amoindrir la violence de la scène d’affrontement entre Léonard et Hammer.
14Le second extrait est le face-à-face entre Ophélie (Anna Mouglalis) et son père, Doniol (Laszlo Szabo). Il souligne sans artifices les traces du travail sur le visage des acteurs. Quelques plans de la captation montrent des répétitions à différents moments. Les uns dévoilent Anna Mouglalis avec les cheveux longs et les autres avec une coupe plus courte à la Jean Seberg dans À bout de souffle (Godard, 1960). Anna Mouglalis, fatiguée par les répétitions, troue son texte d’hésitations, prend place dans un fauteuil puis cherche à reproduire un geste exact de Léonard, son amant, une main placée sur son front. Plusieurs plans explorent donc ses traits, sa voix ou sa gestuelle selon une série de rythmes définis. Dire son texte et effectuer le geste est un travail proche de la musique. Il faut trouver le tempo juste pour que le tout s’enchaîne et prenne sens. Nous parlions de la nécessité, dans le cinéma de Desplechin, d’encombrer physiquement et mentalement les acteurs, pour aboutir à une sorte d’épuisement lors du tournage. Cet exemple révèle l’empreinte d’une recherche assidue qui permet de favoriser ce dessaisissement. Car jouer réside bien dans une tentative d’effacement de toute trace de mécanique pour accepter que le double qu’est le personnage contamine doucement le comédien. Anna Mouglalis, à force de refaire les gestes et de redire le texte, s’approche peu à peu de son personnage en s’éloignant d’elle-même. Le tempo est enregistré dans son corps et son esprit comme une mécanique ou une ritournelle qui l’affranchirait de toute réflexion. Anna Mouglalis et Ophélie ne font plus qu’une seule personne. Quant au dernier exemple de Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes », il s’agit du parricide manqué. Léonard tente de tuer son père lors d’une présentation d’armes sophistiquées. Pris d’un malaise, il n’arrive pas à accomplir ce geste. Jonas, inquiet, comprend la situation et court lui ôter le fusil des mains. L’hétérogénéité de la séquence est « une mise en abyme, une projection mentale de Léonard, de son inconscient structuré comme un théâtre15 ». Les plans de la fiction sont majoritaires. Un seul plan de la captation reprend en miroir une scène de la fiction : Léonard pointant son père avec un fusil en bois, dans un décor qui s’affiche clairement comme tel. L’effet de montage (un plan de fiction raccordant avec un plan de captation sur un décor peint) souligne le principe de Léo. En jouant « Dans la compagnie des hommes » qui repose sur « une équation entre répétition = situation et provisoire = définitif16 ». Les acteurs, à force de répétitions, sont forts d’un savoir qui les affranchit d’un jeu conscientisé, d’une intention incompatible avec la justesse recherchée par Desplechin.
15Bien plus qu’une « bille lancée sur un tapis de jeu », métaphore utilisée par Emmanuelle Devos17 pour décrire l’acteur aux prises avec la direction de Desplechin, ce dernier extrait permet d’observer l’effet fiction de façon double. La croyance des acteurs et des spectateurs n’est pas remise en cause par la présence d’un fusil en bois faisant office de fusil de haute précision. Par ailleurs, le plaisir des acteurs à l’endroit de leurs personnages se fonde possiblement sur un glissement vers leur enfance et cet insert d’Unplugged montre qu’ils jouent, au sens premier du terme, à s’inventer un rôle, à devenir des rois ou des princes. Ce work in progress entre épuisement et travail d’épure du geste, de la tonalité vocale, du phrasé et de l’interprétation, tout en donnant à voir sans mystère apparent les répétitions, met à distance la concrétude du travail et du jeu de l’acteur.
Notes de bas de page
1 Arnaud Desplechin, Entretien avec Jean Douchet, « Une conversation », Bonus DVD, collection « Deux films de », La Vie des morts et La Sentinelle, Éditions Cahiers du Cinéma, 2003.
2 Emmanuelle Devos et Arnaud Desplechin – Entretien privé « Inséparables », Bonus DVD de Rois et Reine, TCM, Bac Vidéo, 2005.
3 Emmanuel Burdeau, « Desplechin en son pouvoir », Cahiers du Cinéma, février 2004, no 587, p. 24-26.
4 Yannick Lemarié, « Acteur, acté et forme », Double Jeu, no 1, « L’acteur créateur », Caen, PUC, 2003, p. 25-35.
5 Voir ensemble, Conférence sur le jeu de l’acteur, Arnaud Desplechin et Mathieu Amalric, CDN, 15 janvier 2005.
6 Michel Bouquet, La leçon de comédie, Entretiens avec Jean-Jacques Vincensini, Paris, Séguier-Archimbaud, 1988, p. 85.
7 Voir ensemble, op. cit.
8 Mathieu Amalric et Hyppolite Girardot, « Plus grands que la vie », entretien intégré au bonus DVD de Rois et Reine, Bac Vidéo, 2005.
9 Gilles Maheu, « Mise en scène et jeu de l’acteur », Le Corps en scène, Entretiens volume 2, direction Josette Féral, Editions Montréal, 1998, réédition Lansman 2001, p. 199.
10 Nicolas Saada, Entretien privé avec A. Desplechin, Bonus DVD de Unplugged, Bac vidéo, 2004.
11 Emmanuel Burdeau, « Desplechin en son pouvoir », Cahiers du Cinéma, février 2004, no 587, p. 24-26.
12 Carole Guidicelli, « Léo et son double : Arnaud Desplechin entre théâtre et cinéma », Filmer l’acte de création, sous la direction de G. Mouëllic, P-H. Frange, C. Viard, Rennes, PUR, coll. « Le Spectaculaire », 2009, p. 100-112.
13 Voir ensemble, Conférence sur le jeu de l’acteur, Arnaud Desplechin et Mathieu Amalric, 15 janvier 2005.
14 Louis Jouvet, Le Comédien désincarné, Champs Arts, 1954, réédition Flammarion, 1997, p. 162.
15 Carole Guidicelli, « Léo et son double : Arnaud Desplechin entre théâtre et cinéma », op. cit., p. 100-112.
16 Emmanuel Burdeau, « Desplechin en son pouvoir », Cahiers du Cinéma, février 2004, no 587, p. 24-26.
17 Emmanuelle Devos et Arnaud Desplechin, Entretien privé « Inséparables », Bonus DVD de Rois et Reine, TCM, Bac Vidéo, 2005.
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