Le triple travail du film, du lieu et du lien dans la saisie de l’acte de création : l’atelier maïeutique de La Belle Noiseuse
p. 59-72
Texte intégral
1Dans le champ aujourd’hui bien structuré des études cinématographiques, et de l’esthétique du film en particulier, l’état des recherches comme les traditions dominantes nous ont accoutumés à mettre au premier plan ce qui relève simultanément des usages du dispositif cinématographique et de ses puissances ou, en d’autres termes, à nous rendre attentifs à ce que peut le cinéma autant qu’à ce qu’il fait. On voudrait pourtant ici, renversant modestement cette perspective, partir d’un des grands points d’achoppement de ce dispositif, et peut-être d’une de ses impossibilités majeures : le cinéma échoue, presque immanquablement, à filmer ce qui traverse l’esprit des artistes lorsqu’ils sont en train de créer. Plasticiens, musiciens, écrivains, danseurs, cinéastes : on ne peut vraiment filmer, de leur travail, que ce que tracent leurs mains (ou leurs corps), et non ce qui se joue dans leur tête.
2Bien sûr, les figurations de ce travail mental ne manquent pas dans les films, sous forme de métaphores, de déplacements ou d’illustrations divers. Mais il semble aussi que le cinéma, en dépit de cet effort constant de compréhension ou d’élucidation de l’acte de création, manque souvent le principal : le travail d’élaboration des œuvres en tant que tel, son caractère essentiellement transitoire, dans le lieu et le temps mêmes où la création cherche sa forme achevée en passant par des états successifs. À la figure du trait de génie, du witz, survalorisée en cinéma parce que productive pour la fiction et génératrice d’imaginaire, on voudrait ainsi substituer celles du ratage, du tâtonnement et du repentir, a priori moins séduisantes, plus laborieuses, mais qui constituent d’intéressants défis lancés aux cinéastes qui s’affrontent à la mise en scène de l’acte créateur comme processus, davantage que comme résultat.
3On dit souvent l’écriture, la peinture ou la musique « infilmables ». Ce jugement procède peu ou prou de deux arguments de natures différentes : en premier lieu, il existerait un rapport subtil, mais littéralement insaisissable, entre ce qui, dans l’acte de création, relève du dedans (la pensée, au sens le plus général du terme) et du dehors (l’écriture proprement dite, le geste pictural, l’exécution musicale), et en constitue proprement le « mystère ». En second lieu, et plus prosaïquement, la caméra serait incapable de « dire » la création en train de se faire parce qu’elle bute inévitablement sur la matité de la feuille de papier, de la toile du peintre ou à l’inverse, dans le cas de la musique, sur son invisibilité.
4Peut-être faut-il alors déplacer les termes de la question : que montre, qu’enregistre, que décrit, et finalement que peut le cinéma quand il s’attaque à la saisie de l’écriture, de la musique, de la peinture ? C’est en se confrontant au temps et aux conditions d’élaboration des œuvres, et par extension à la question du brouillon, de la rature, de l’esquisse ou de l’étude, que le cinéma croise à nouveau ce qui relève de son champ de possibilités, de ses puissances propres, et cesse d’être démuni devant cette « énigme » de la création, qu’il contribue par là même à démystifier. Les cinéastes les plus clairvoyants sur ce registre ont en commun de considérer ce stade du brouillon comme un palimpseste : ce qui s’y joue consiste à récrire, recouvrir, saturer, reprendre voire ré-agencer, c’est-à-dire, en d’autres termes, à monter. Cela, le cinéma sait également le faire, et c’est donc en ce lieu, même incertain, qu’on pourra tenter de situer le point de rencontre entre des formes d’expression diverses et un projet de cinéma qui se consacrera moins à les élucider qu’à trouver, avec elles, des formes de résonance.
5On abordera ici cette question du brouillon sous un angle particulier, qui est celui des lieux de la création. Lorsqu’un cinéaste filme l’espace de travail d’un artiste, qu’est-ce que le film enregistre, et qu’est-ce qu’il invente lui-même ? En explorant les espaces de création, certains films ne produisent-ils pas un travail de description active, qui dépasse le stade de l’enregistrement pour ouvrir à une autre dimension de l’acte descriptif, une dimension interprétative et, par là même, créatrice de sens ? L’hypothèse avancée ici est que les lieux où travaillent les artistes sont aussi des lieux que créent les artistes. Ils constituent comme un site pariétal, un dépli dont l’œuvre sera la concaténation, la compression voire, si l’on veut privilégier jusqu’au bout le processus par rapport au résultat, le simple résidu. Les lieux où les artistes travaillent ont ainsi à voir de très près avec le brouillon parce qu’ils sont précisément la fabrique de l’œuvre. Ils fonctionnent donc comme des opérateurs, au plein sens du terme : opérateurs de travail, lieux littéralement laborieux, mais aussi opérateurs d’une pensée en acte qu’ils exposent, et rendent visibles. Opérateurs, enfin, de fiction, lorsque les cinéastes s’appliquent à mettre en scène et à creuser le lien qui s’instaure entre l’artiste, l’espace-temps qui accueille son travail et celui que les films construisent, dans la durée du plan ou à travers les inventions du montage.
6Une recherche plus approfondie permettrait ainsi de montrer comment la mise en scène des lieux de création renvoie elle-même à des modèles topologiques qui en organisent la forme. Ainsi, et pour ne prendre que quelques exemples évoqués à grands traits, des films comme Passion (Jean-Luc Godard, 1982) ou Sayat Nova (Sergueï Paradjanov, 1968) relèvent fondamentalement d’une logique du trop-plein, et donnent à voir des espaces saturés par les signes d’une création en devenir, bien plus que par son état achevé. En ce sens leur modèle pourrait être celui du cabinet de curiosités1. À l’inverse, des films tels que Shining (Stanley Kubrick, 1980) ou le film de Benoît Jacquot sur Marguerite Duras, Écrire (1993), reposent sur l’idée essentielle d’un vide que l’écriture, pour le meilleur ou le pire, dans la fiction comme le documentaire, doit venir combler. Leur modèle serait, cette fois-ci, celui de la maison hantée. Pensons encore, sur un registre voisin, à une œuvre comme La Chute de la maison Usher de Jean Epstein (1928), qui se confronte à la figure du portrait psychopompe – un portrait qui vide le modèle de son énergie vitale à mesure qu’il se construit – en faisant des lieux de l’action (la maison Usher, ses étangs, ses couloirs, ses pièces en enfilade) des espaces visiblement mortifères, auxquels Epstein confère par le ralenti la capacité d’affecter profondément le comportement et les pratiques (y compris créatrices) des personnages. On peut songer enfin, et non exhaustivement, au Barton Fink des frères Coen (1991), qui relève à la fois du trop-plein et de la hantise, puisque ce n’est qu’au terme de presque deux heures de film passées à accumuler des expériences, à faire l’épreuve de la page blanche dans un hôtel manifestement hanté, que le héros, lors de la dernière nuit, déversera en un jet continu sur sa machine à écrire ce torrent de souvenirs, le visage traversé de mimiques qui nous ramènent aux moments importants du récit et constituent une mise en scène frontale du witz, trait d’esprit mais aussi trait de génie reconstitué ou postulé in extremis par la fiction.
7Si le brouillon, le document, l’esquisse, le croquis, l’étude se présentent comme autant de vestiges du travail, la question est bien de comprendre comment les cinéastes inventent des solutions formelles pour filmer ces vestiges, et les lieux comme des empreintes en transformation constante de l’acte de création. L’étude d’un cas particulier, qui développe une réflexion sur l’atelier d’artiste comme lieu du palimpseste, de la création (picturale en l’occurrence) comme recouvrement infini, recommencement et repentir ininterrompus, sera ici d’une aide précieuse. Il s’agit de La Belle Noiseuse de Jacques Rivette, libre adaptation de la nouvelle de Balzac Le Chef d’œuvre inconnu, sortie en 1991. Ce film est passionnant à plus d’un titre, et il a par ailleurs été abondamment commenté2, mais on voudrait le parcourir à nouveau en s’attachant à montrer comment le lieu principal du récit, l’atelier du peintre Frenhofer, travaille et est travaillé, non seulement par les personnages mais surtout par la mise en scène de Rivette.
8L’argument du film tient en quelques mots : le marchand d’art Porbus, accompagné du jeune peintre Nicolas et de sa petite amie Marianne, rendent visite au peintre Édouard Frenhofer, qui habite dans une grande villa du sud de la France avec sa femme et ancien modèle, Liz. Frenhofer, qui n’a rien produit depuis plus de dix ans, éprouve à nouveau l’envie de travailler en rencontrant Marianne, et lui propose de devenir le modèle d’un tableau resté inachevé, « La Belle Noiseuse ». Le plus passionnant dans ce film est moins dans les péripéties dont il se tisse, que dans la manière dont le cinéaste s’empare d’un site extrêmement connoté (l’atelier) pour lui faire subir toute une série de variations, assez discrètes en elles-mêmes, mais qui infléchissent de façon importante la perception du rapport entre le peintre, son modèle, et l’œuvre qu’il est en train d’accomplir3.
9Lorsque les personnages pénètrent pour la première fois dans l’atelier (où la caméra est déjà installée), c’est d’abord Marianne qui entre, et s’avance jusque devant la caméra. Suit, en contrechamp, un plan d’ensemble qui dévoile le fond de la pièce, et dans lequel Marianne entre seule par la gauche du cadre. C’est la première rencontre du lieu et du modèle, du corps et de l’espace qui concourront ensemble à la création (ou plutôt à la résurrection) de « La Belle Noiseuse ». C’est ensuite seulement que les autres personnages entrent à leur tour, la caméra les suivant par un travelling avant. Liz, le premier modèle, entre en dernier dans la pièce. Frenhofer déclare alors aux visiteurs, sur un ton badin : « Vous passez notre porte et vous amenez le trouble et la perturbation. » Ce qui se dit ainsi déjà, par la parole comme par la mise en scène des corps et de l’espace, c’est qu’un équilibre a été rompu, sur le plan esthétique comme sentimental, équilibre qu’il va s’agir de reconquérir et de rétablir autrement, par déplacements successifs.
10Au cours de cette première visite, Rivette s’attache à souligner le parallèle entre l’atelier du peintre et l’architecture du théâtre puisque les deux femmes montent sur la mezzanine, qui fait office de balcon, d’où elles regardent Frenhofer révéler peu à peu ses toiles aux visiteurs en les retournant une à une, comme au spectacle. Puis, après le dîner, les trois hommes retournent dans l’atelier où ils tiendront la discussion qui amènera Frenhofer à décider Nicolas de lui « céder » Marianne pour reprendre « La Belle Noiseuse ». L’atelier n’est encore à ce stade qu’un lieu relativement stérile, accueillant des discours généraux sur la peinture (celui de Nicolas et celui de Frenhofer), et que Rivette montre comme tel en se contentant de pointer sa caméra sur les personnages, les recadrant régulièrement pour régler la mécanique de leurs rapports : on passe ainsi, par de légers mouvements de caméra, de Nicolas à Frenhofer, de Frenhofer à Nicolas, Porbus servant pour ainsi dire de variable d’ajustement en venant s’intercaler régulièrement entre eux lorsque la discussion devient un peu vive.
11Les choses se compliquent le lendemain matin, à l’arrivée de Frenhofer et Marianne dans l’atelier pour la première séance de travail. La jeune femme reste immobile, appuyée contre une table, tandis que lui va et vient dans la pièce comme un lion en cage. Puis il se dirige vers la table pour prendre ses outils, et c’est elle qui s’avance dans l’atelier, lentement mais droit dans l’axe de la caméra. Arrivée vers le fond de la pièce, elle revient sur ses pas et s’assoit sur un tabouret, au centre de l’atelier. Pendant cette longue séquence, dans laquelle Frenhofer semble tarder à se mettre « vraiment » à travailler, le peintre commence d’abord par retourner une à une ses autres toiles contre le mur, soulignant à l’évidence sa volonté de faire table rase, même si, on le verra au fur et à mesure, ce désir est d’emblée contrarié par l’espace même où il s’inscrit. Le peintre hésite, tâtonne, remet à plus tard le moment de se lancer. En revanche, la caméra de Rivette s’attache à filmer ces va-et-vient en incluant Marianne dans la composition du cadre. Elle la quitte, la retrouve, lui tourne un peu autour, la reperd par un plan de coupe sur Frenhofer pour la retrouver à nouveau dans un contrechamp, etc. C’est qu’en réalité, s’il semble que le peintre repousse le moment de se mettre à la tâche, le travail est en fait commencé dès l’entrée des personnages, mais c’est le cinéma qui l’accomplit. Ce travail est celui d’un apprivoisement et d’une imprégnation, la mise en place progressive d’un dispositif qui met en relation non seulement les deux personnages, mais avec eux le lieu qui les accueille. Ce que Rivette donne à voir ici est donc moins une attente ou une hésitation que le temps nécessaire à Frenhofer pour s’approprier lui-même cet équilibre qui se forme entre le corps de la créature (Marianne) et le lieu du délit (l’atelier). Un temps qu’il faut saisir dans la durée du plan, un rapport à l’espace qu’il faut construire par les interpolations du montage, un équilibre qu’il faut tisser par la composition du cadre.
12Frenhofer finit par s’asseoir à sa table de travail et, au lieu de se mettre à dessiner, ouvre son ancien carnet de croquis, examine ses dessins et finit par dire : « On peut commencer comme ça, pas d’importance. Ça peut commencer par n’importe quel bout. » Suit la première scène de travail à proprement parler, dans laquelle Rivette fait alterner gros plans des mains du peintre Bernard Dufour, qui a réalisé les œuvres visibles dans La Belle Noiseuse, et plans rapprochés sur l’acteur Michel Piccoli. Ce sont là, bien sûr, des allers-retours permanents entre documentaire et fiction qui se mettent en place, mais on remarquera surtout que Dufour et Piccoli sont l’un et l’autre Frenhofer. Ou, pour le dire autrement, l’un ne l’incarne pas plus ni moins que l’autre. À partir du moment où ce travail commence, le film se met à adopter des temps de regard plus longs. C’est alors la question du rapport entre documentation et fictionnalisation de l’acte de peindre qui est directement posée, et le statut du brouillon à l’intérieur de ce rapport : le brouillon, ou plus généralement le transitoire, existe aussi dans le régime fictionnel, bien qu’il y soit plus difficile à concevoir, parce que la fiction a généralement peu de goût pour ce qui relève de l’inachevé, de la reprise, du repentir, de l’exposition de la trace. C’est pourtant là que la question du lieu devient réellement intéressante, l’atelier fonctionnant ici à la fois comme une caisse de résonance de l’acte de création et comme un embrayeur dramatique.
13Pour la seconde séance de travail, située le lendemain, Rivette adopte essentiellement deux types de prises de vues par rapport au tableau en train de se construire : un cadrage légèrement oblique en contreplongée, qui permet de voir ce que Frenhofer dessine ; et un cadrage de biais, dans la continuité de la profondeur de champ, qui permet de laisser l’espace doublement ouvert : sur l’atelier, mais également sur le développement de la fiction, c’est-à-dire du rapport entre le peintre et son modèle.
14Progressivement, au cours de cette séance, les murs commencent à se couvrir d’esquisses. On peut faire l’hypothèse qu’en couvrant les murs de cette manière, Frenhofer (mais Rivette aussi bien) cherche à tendre vers l’identité du corps et du lieu, à étaler ou déplier le corps de Marianne sur la surface de l’atelier dont le volume, quant à lui, est occupé par le corps « réel » de la jeune femme. Mais la question qui commence à sourdre avec insistance est surtout de savoir comment le peintre va réintégrer ce dépli dans une œuvre finie ; comment il va résorber ce trop-plein d’images imparfaites dans l’unité d’une œuvre. Ici se dévoile, peu à peu, la stratégie figurative du peintre et du cinéaste. Une stratégie que la seconde partie du film4 va développer de façon beaucoup plus explicite. Celle-ci commence, au cours de la même séance de pose, par l’irruption dans l’atelier, à la faveur d’un contrechamp inattendu, d’un corps étranger : celui de Liz, l’ancien modèle de « La Belle Noiseuse ». Cette apparition donne lieu à une série de champs-contrechamps entre les deux femmes, dont le statut est ambigu puisqu’il est difficile de déterminer si le montage les compare, ou tend à les additionner pour les confondre. C’est là une des questions auxquelles le film devra répondre, mais il ne le fera qu’in extremis, et de manière implicite.
15La troisième journée voit l’abandon des esquisses dessinées au profit de la peinture elle-même. Après avoir tracé quelques lignes seulement sur la toile, Frenhofer se décourage et estime qu’il « n’y arrivera pas ». Marianne finit par quitter les lieux, et après son départ le peintre feuillette son carnet de croquis : on y distingue d’abord ceux fait avec Liz dix ans plus tôt, puis, sur le même carnet, ceux avec Marianne. La continuité comme la différence entre les deux modèles ne sont pas évidentes à établir pour le spectateur. Elles n’existent, à ce stade, que pour Frenhofer.
16La quatrième journée marque la reprise en main du processus de création par le modèle. Marianne déclare ainsi : « La façon dont vous travaillez, ça vous regarde. [Elle déplace un chevalet afin d’élargir l’espace autour d’elle] Laissez-moi être un peu comme je suis. Laissez-moi trouver ma place ; mon mouvement ; mon temps. » La jeune femme continue à ramener des objets contre les murs, c’est-à-dire à s’installer, au sens propre mais aussi, peut-être, au sens que l’art contemporain a donné à ce terme d’installation. Marianne commence alors à se promener, nue, dans l’atelier. Elle observe les esquisses sur les murs, autrement dit son propre corps déplié et vu sous divers angles. L’atelier, comme espace de la création, crée là les conditions d’une vision synoptique puisque Marianne se voit elle-même de l’extérieur, sans recourir à la stratégie des miroirs.
17C’est à ce moment précis que Frenhofer décide de sortir enfin la toile inachevée de « La Belle Noiseuse », qu’il avait tenue dissimulée jusqu’alors. Il commence par redessiner au fusain sur la toile, à inscrire Marianne par-dessus Liz, et recouvre peu à peu le premier état du tableau, plutôt qu’il ne l’efface, la nuance étant ici extrêmement importante pour comprendre les enjeux du film. Cette scène soulève par ailleurs une question importante : si le tableau, comme l’atelier, est un lieu, ce lieu a-t-il une mémoire ? Et peut-on filmer cette mémoire qui s’additionne ici, pour ainsi dire, par strates ? L’enjeu est effectivement décisif, puisqu’il s’agit pour Rivette de faire comprendre que la difficulté du travail de Frenhofer consiste à faire disparaître une image au profit d’une autre, sans oublier pour autant la première et tout en faisant croire cependant qu’elle est oubliée, ce qui suscitera méprises et malentendus divers, notamment vis-à-vis de la compagne du peintre.
18À la fin de la journée, Marianne partie, Frenhofer se retrouve seul la nuit dans l’atelier. Il ressort toutes les grandes esquisses qu’il a dessinées et finit d’en couvrir le mur mais également le sol, tapissant ou, à la rigueur, emballant l’espace, mais de l’intérieur pour ainsi dire. Puis il monte sur la mezzanine afin de prendre du recul et contemple le travail accompli, ce que Rivette donne à voir par une série de panoramiques sur les dessins étalés. Le lendemain matin à l’aube, tandis que Frenhofer dort dans l’atelier, Liz entre sans bruit et se découvre remplacée sur le tableau par le corps d’une autre. Elle recule et laisse une trace de pas (littéralement, une empreinte) sur l’un des dessins posés au sol. Elle dira plus tard à son mari : « Y’avait ma gueule dessus. Et moi je l’aimais. Il fallait que tu m’effaces. » À quoi Frenhofer répond, à juste titre selon nous : « C’est pas toi que j’ai effacée ».
19Au terme de cette cinquième et dernière journée, le tableau est enfin terminé, et Marianne demande à le voir. Frenhofer recule, et elle vient se placer devant la toile, les yeux baissés. Suit un plan rapproché de Marianne, qui lève les yeux. Un travelling latéral vient intégrer Frenhofer dans le cadre, qui observe son modèle, mais sans jamais y intégrer « La Belle Noiseuse ». La jeune femme se détourne violemment et s’enfuit, laissant le peintre seul face au tableau.
20Après une courte séquence hors de l’atelier, centrée sur Marianne, on revient dans le lieu, de nuit. Liz entre seule et allume la lumière. L’atelier parait vide, dépouillé, hanté, et toutes les traces du processus de création ont disparu, hormis la toile, dont on ne voit que l’arrière et qui semble presque avoir absorbé tout le travail préparatoire, qui constitue pourtant l’essentiel du film en termes de durée. Liz regarde le tableau, puis prend un pinceau avec lequel elle trace une croix sur le chevalet, signalant de fait que l’achèvement de l’œuvre correspond aussi, littéralement, à son arrêt de mort.
21Dans l’avant-dernière séquence du film, Frenhofer recouvre, comme dans la nouvelle de Balzac, la toile d’un drap vert. Il déplace ensuite le tableau et on voit émerger fugitivement, de sous le drap et comme chez Balzac encore, un pied. C’est tout ce que le spectateur, comme les personnages à l’exception des deux modèles, verront de l’œuvre achevée. À l’aide de la jeune fille qui travaille chez lui, Frenhofer place « La Belle Noiseuse » dans un renfoncement du mur de l’atelier. Ce faisant il intègre littéralement le tableau au lieu de la création, comme si ce renfoncement signalait l’emplacement d’une pièce manquante, un espace à combler, le signe d’un emboîtement parfait. Enfin, il emmure le tableau et fait promettre à la jeune fille de garder son secret. Ainsi la « muraille de peinture5 » balzacienne devient-elle, chez Rivette, peinture emmurée.
22À « La Belle Noiseuse » emmurée, Frenhofer va substituer une autre toile qu’il offrira cette fois aux regards, et dont on peut se demander si son statut relève de la contrefaçon du « véritable » tableau, ou d’une création inédite, mais innocente et sans valeur. Il est d’autant plus difficile de trancher en faveur de l’une ou l’autre hypothèse qu’au moment de présenter la « fausse » toile, l’atelier ne portera pas la moindre trace, le moindre stigmate de ce tableau vite exécuté. Impossible donc de statuer sur cette œuvre, dans la mesure où la mise en scène indique que le lieu, redevenu neutre comme au début du récit, n’y a pris véritablement aucune part.
23L’épilogue du film, de façon assez théâtrale, replace sur la scène tous les principaux personnages qui y ont évolué. Quand Frenhofer revient avec eux dans l’atelier et retourne la fausse toile pour la leur montrer, celle-ci occupe tout l’espace visible, celui de l’atelier comme celui du cadre. On y voit le corps de Marianne de dos, exactement au stade où le peintre s’était arrêté après le quatrième jour, quand il avait commencé à recouvrir l’image de Liz. Il semble donc que Frenhofer soit volontairement revenu en arrière, masquant les derniers moments de son travail et par là même le stade d’achèvement de l’œuvre, qu’en un sens il annule. Le faux tableau obstrue, et occulte, le travail du lieu qui s’est accompli au long de ces quatre heures. Cette scène, et celle du jardin qui la suit, sont désignées explicitement comme vides : vides de traces du travail, et surtout vides d’enjeux. Et si chacun remet assez ostensiblement son masque à ce moment, c’est aussi cette désaffection du lieu qui l’indique et l’opère. Le personnage de Marianne, qui apparaît le plus à ce moment du film comme une coquille vide (« La Belle Noiseuse » était donc, à l’instar du portrait peint par Roderick Usher chez Epstein, un portrait psychopompe), prouve ainsi in extremis, et de fort belle manière, sa liberté reconquise, en refusant de suivre Nicolas par un « non ! » franc et tranché sur lequel se clôt le film. L’acte de création n’a donc pas entièrement dépouillé la jeune femme, pas plus que le lieu ne l’a totalement absorbée.
24C’est sans grande surprise que l’on conclura que le film de Rivette pose sans doute bien plus de questions qu’il n’en résout. Comme toujours cependant, on sait bien que le travail des œuvres consiste davantage à interroger qu’à instruire, sans quoi, comme dirait Deleuze, l’art ne serait pas grand-chose de plus qu’une série d’informations, c’est à dire de mots d’ordres. Quelles sont donc ces questions de représentation, ces questions posées à l’acte de création par La Belle Noiseuse ? En premier lieu, et pour revenir au motif du brouillon, la question de la figuration du modèle : Liz a-t-elle été le brouillon de Marianne, laquelle est aussi, à un autre titre, un brouillon du tableau que l’on nomme « La Belle Noiseuse » ? Le film de Rivette considère assez explicitement les deux femmes comme des états de l’œuvre, des virtualités, qui ne seraient pas successives (l’une puis l’autre, Liz puis Marianne) mais plutôt congruentes (au sens que l’on donne à ce terme en sciences humaines, celui d’une correspondance ou d’une adaptation réciproque). En ce sens on peut dire que Liz et Marianne sont des éléments nécessaires, mais non suffisants, de « La Belle Noiseuse », et que le travail de Frenhofer consiste à créer en peinture les conditions de leur rencontre.
25En second lieu, on pourra se demander qui, de la femme ou du tableau, est le modèle de l’autre. C’est une question posée tout au long du film par le montage notamment, celui-ci fonctionnant moins comme un outil de comparaison que d’extrapolation ou, pour le dire autrement, d’extension du champ des possibles à l’usage du spectateur : le montage en effet aide à penser le devenir-œuvre du modèle, mais également le devenir-corps de la peinture, ce qu’avait déjà très bien montré, indépendamment de cette question du montage, Georges Didi-Huberman dans son essai sur Le Chef d’œuvre inconnu6.
26On a vu au long de ce texte l’importance du modèle du palimpseste pour comprendre les enjeux soulevés par l’œuvre de Rivette comme, avant lui, par celle de Balzac. À la manière dont Cocteau « tatouait » les murs de la villa Santo Sospir dans le film éponyme (1952), c’est ici non seulement l’atelier qui fonctionne comme surface infiniment réinscriptible, support doté de mémoire ou « ardoise magique », mais c’est également le cinéaste qui récrit son film en palimpseste sur la nouvelle de Balzac, comme Frenhofer repeint l’image de Marianne sur celle de Liz.
27En suivant ce double fil de la création comme reprise ininterrompue et du lieu comme surface inscriptible, le film de Rivette invite ainsi, peut-être, à considérer par un biais inédit ce serpent de mer des théories de l’art que Walter Benjamin a nommé l’aura. Dans sa correspondance avec Theodor Adorno, Benjamin écrivait que l’un des aspects majeurs de l’aura est d’être la « trace du travail humain oublié dans la chose7 ». L’aura ne renvoie donc pas tant à l’œuvre achevée en tant que mystère, qu’à ce qu’il y a de mystérieux dans l’accomplissement de l’œuvre en tant que tel, c’est-à-dire au travail de création. Prolongeant cette réflexion, Didi-Huberman toujours en conclut que l’aura est un « espacement œuvré – et même ouvragé8 », autrement dit un espace-temps que quelque chose, profondément, travaille. Dès lors on peut considérer que le brouillon, l’esquisse, le croquis constituent peut-être les formes auratiques par excellence, puisqu’ils forment le lien qui permet de suivre ce travail humain « à la trace », de la conception initiale de l’œuvre à son accomplissement. Le brouillon est ce qui porte témoignage d’un travail qui se trouve effacé dans ce que l’on nomme l’objet d’art : il est le sismographe de la création artistique en tant que lieu de l’aura.
Notes de bas de page
1 « En un sens, tout cabinet est, comme la peinture, une “chose mentale” : il est pensé pour accueillir le monde, pour le “renfermer”, […] c’est-à-dire pour le figurer sur le mode du raccourci. Tout cabinet n’est que la projection, l’inscription dans le réel d’un rêve de saisie de la Création. C’est pourquoi l’on peut y réunir, à défaut d’originaux, des signes de ce que l’on souhaiterait posséder […]. Dans ces conditions, la représentation du cabinet s’avère toujours sujette à caution : sans doute représente-t-elle moins souvent la collection réelle elle-même que l’idée qu’on veut en transmettre aux personnes potentiellement intéressées. Cette représentation, par sa nature même, mais plus encore parce qu’elle représente un cabinet, est elle aussi “chose mentale”. » Dominique Mocond’huy, « Le cabinet de curiosités et ses représentations : du microcosme à la vanité », dans Pierre Martin et Dominique Mocond’huy (dir.), Curiosité et cabinets de curiosités, Neuilly, Atlande, 2004, p. 191.
2 Dans une perspective voisine, signalons notamment l’étude de Valentine Robert « La Belle Noiseuse, une création en deux actes : pictural et filmique », dans Pierre-Henry Frangne, Gilles Mouëllic et Christophe Viart (dir.), Filmer l’acte de création, Rennes, PUR, coll. « Le Spectaculaire », 2009, p. 37-47.
3 Notons qu’il sera nécessaire, pour en comprendre le processus, de progresser dans le film de Rivette en suivant peu ou prou son déroulement chronologique.
4 Il existe deux versions de La Belle Noiseuse : la première, sur laquelle nous avons travaillé, est d’une durée totale de 240 minutes, et coupée en son milieu par un entracte. La seconde, sortie sur les écrans en 1993, a été ramenée à une seule partie de 125 minutes, et baptisée La Belle Noiseuse. Divertimento.
5 « Le vieux Lansquenet se joue de nous, dit Poussin en revenant devant le prétendu tableau. Je ne vois là que des couleurs confusément amassées et contenues par une multitude de lignes bizarres qui forment une muraille de peinture. » Honoré de Balzac, Le Chef d’œuvre inconnu suivi de Gambara et Massimilla Doni, Paris, Garnier-Flammarion, coll. « GF », 1981, p. 69. Je souligne.
6 Voir Georges Didi-Huberman, La peinture incarnée, Paris, Minuit, 1985.
7 Walter Benjamin, Correspondance, cité par Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1992, p. 103.
8 Ibid.
Auteur
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