Le brouillon comme étape transitoire entre désir et nécessité de créer : Alice dans les villes (1974) et Faux Mouvement (1975) de Wim Wenders
p. 47-58
Texte intégral
1Dans le domaine de l’art, le terme « brouillon » laisse régulièrement transparaître l’idée d’une tentative concrète de création (l’objet, même inachevé, peut être touché), d’un « premier jet » impliquant pour son auteur un possible début de cheminement vers l’accomplissement artistique. Il semblerait, dans un premier temps, que Alice dans les villes (Alice in der Städten, 1974) et Faux Mouvement (Falsche Bewegung, 1975), tous deux réalisés par le cinéaste allemand Wim Wenders, alors au début de sa carrière1, aient pour idée de montrer ce cheminement. Alice dans les villes narre l’itinéraire de Philip Winter (Rüdiger Vogler), journaliste allemand envoyé en reportage aux États-Unis. Ce dernier ne parvient à saisir du monde qui l’entoure que des photos ratées, alors que sa tâche consiste en l’écriture d’un texte pour lequel il ressent un sérieux manque d’inspiration. Dans Faux Mouvement, c’est l’errance du jeune Wilhelm Meister (Vogler, toujours), apprenti écrivain ayant récemment quitté le domicile familial, que la caméra suit au gré des rencontres qu’il fait successivement à travers le paysage allemand, et qui le conduiront peut-être à se lancer dans l’écriture2. Ces deux protagonistes écrivent régulièrement des amorces de textes dans des carnets qu’ils tiennent à la manière d’un journal de bord, dans l’idée d’en tirer des histoires, la grande incertitude qui accompagne l’écriture de ces textes achevant de leur octroyer le statut de brouillons.
2Mais Wenders bifurque vers une autre direction et questionne autrement le terme « brouillon » dans ses deux films, développant à cet effet une idée, non de première pierre indispensable à la construction d’un édifice, mais d’étape transitoire entre un désir et une nécessité de créer.
Vouloir écrire
3Il est difficile de se lancer dans la création artistique si l’on ne ressent pas un désir naissant (ou du moins en gestation), qui peut se concrétiser par la construction d’un brouillon. Telle est l’idée de Wenders, Alice dans les villes et Faux Mouvement présentant à ce titre des figures d’apprentis écrivains en état d’errance et en recherche d’inspiration pour écrire des mots, mais surtout d’un désir de trouver ces mots dans le monde qui les entoure. Comme le dit Wilhelm, en voix off, tandis que la caméra le montre en train de retranscrire ces mêmes pensées sur son carnet : « Ce n’est pas écrire qui est le besoin, c’est le vouloir écrire, sortir de la maison, manger, boire […] De même peut-être aimer n’est-il pas du tout un besoin mais vouloir aimer… » Ces quelques phrases mettent l’accent sur la phase de désir préalable à l’écriture, afin de saisir au mieux le monde et les mots pour le décrire. Les premiers plans de chacun des deux films, dévoilant les carnets de Philip et de Wilhelm, semblent indiquer, à cet effet, leur statut particulier d’écrivains coincés dans une bulle, incapables de communiquer avec le monde autrement que par le rapport indirect qu’induit la tentative d’écriture.
4Au début d’Alice dans les villes, c’est au sein de la chambre d’hôtel où séjourne Philip avant son départ des États-Unis que la caméra le montre pour la première fois à l’œuvre. Mais seules ses mains sont dévoilées, dans le premier plan de la séquence, en amorce à gauche du cadre, tenant un crayon qui lui sert à écrire un brouillon.
5L’homme n’est donc identifiable, par le spectateur, que par cette feuille de papier qu’il tient presque constamment durant le film. Au deuxième plan est visible un poste de télévision, tandis qu’en arrière-plan se distinguent vaguement les formes de Lisa (Lisa Kreuzer), allongée sur un lit, qui n’a pas encore confié sa fille (l’Alice du titre) à Philip pour mieux faire le point avec elle-même. L’hésitation est fortement perceptible dans la séquence : Philip est contraint par Lisa, curieuse de connaître ce qu’il écrit, de réciter des mots qui proviennent d’un brouillon. L’écart instauré entre Lisa et lui est suggéré par la composition du premier plan, où la femme n’est que très peu visible dans le fond du champ. De plus, avant que Lisa demande à Philip ce qu’il écrit dans son carnet, s’instaure une séparation entre les deux personnages par le biais d’un jeu de champs/contre-champs dans lequel l’homme et la femme sont chacun isolés par le cadre. Les mots récités par Philip, très critiques sur le pouvoir des images, entrent en résonance avec celles qui défilent sans cesse sur l’écran de télévision. Le brouillon s’impose ainsi, à cet instant du film, comme une certaine forme de résignation, voire de butée pour l’homme tant il semble peu à l’aise avec la communication verbale. Le motif du brouillon semble indiquer, par sa représentation dans cette séquence, une nette distance entre l’homme et la femme, mais aussi entre l’homme et le monde qui évolue autour de lui.
6Dans une séquence placée au début de Faux Mouvement, Wilhelm est filmé, dans un premier temps, en gros plan, puis, par un lent panoramique, la caméra procède à un recadrage, d’abord sur les mains du jeune homme en train d’écrire, puis sur la fenêtre fermée près de laquelle il est placé.
7Ce plan entre en opposition avec ceux qui précédaient la séquence, dans lesquels la caméra, au moyen de plusieurs travellings, montrait Wilhelm parcourir de grandes étendues à bicyclette, suggérant une certaine concordance entre la recherche de l’inspiration et le déplacement. Las, ce plan, qui ramène le personnage dans sa situation réelle (il pense avoir « perdu sa langue »), pourraient davantage exprimer l’impasse mentale de Wilhelm, comme si ses trajectoires à vélo ne trouvaient elles-mêmes pas de fin. Cette idée est rendue par le motif de la fenêtre sur lequel la caméra se focalise à la fin du plan. Cette fenêtre, fermée, sépare l’espace en deux parties distinctes, suggérant une certaine absence de communication avec l’extérieur, mais aussi et surtout une absence de contact avec le réel, nécessaire, pourtant, à l’inspiration. Il est possible d’y déceler un écart entre le réel du voyage et le voyage mental effectué par le romancier en herbe, encore en gestation de son hypothétique œuvre à venir, et qui n’a pas encore rencontré les personnes qui l’aideront peut-être à s’affirmer. Comme dans la séquence d’Alice dans les villes, le brouillon s’impose ainsi comme « roue de secours » pour lutter contre une certaine perte de soi.
8Le désir d’écriture de Philip et Wilhelm, bien trop difficile à canaliser, est également rendu par leur grande solitude au sein de pays où ils ne se reconnaissent pas, ce que suggèrent également leurs brouillons. Dans Alice dans les villes comme dans Faux Mouvement, l’écrivain naissant règle ses comptes et tente d’évacuer ses problèmes avec le monde par le biais de l’écriture, ce qui ne s’avère pas toujours être la meilleure solution. Ainsi, lorsque Philip se rend à New York chez une amie allemande (Edda Köchl) pour y passer la nuit, cette dernière lui explique, avant de le renvoyer, que son problème est qu’il ne pense et ne raconte ses histoires qu’à lui-même, et qu’en somme la cause de son manque d’inspiration provient avant tout de sa désolidarisation avec le monde réel. Un constat similaire peut être effectué dans Faux Mouvement, où la recherche de l’histoire menée par l’écrivain passe par la confrontation avec l’Histoire, que Wilhelm doit remporter pour espérer arriver à une possible réconciliation. À ce titre, une scène, où la place du brouillon se révèle essentielle, semble assez déterminante : au moment où Wilhelm et son groupe d’amis décident de rester dormir chez un riche industriel aux tendances suicidaires (Ivan Desny), qui les accueille dans sa grande bâtisse, ce dernier, resté seul avec Wilhelm, finit par prendre la parole à propos de la « solitude » et de la « peur » en Allemagne, héritées de pages sombres de l’Histoire. Il achève ensuite son discours par l’enfoncement dans la paume de sa main de la plume d’un stylo, dont Wilhelm se sert dans la foulée pour poursuivre l’écriture de son brouillon.
9Les lignes maculées de sang tracées par Wilhelm traduisent son incapacité, au-delà des idées neuves qu’il tente de mettre au jour, à surmonter l’Histoire allemande pour se diriger vers une nouvelle histoire, qui serait la sienne propre.
10La saisie des instants d’hésitation de Philip et Wilhelm passe ainsi par un filmage régulier de leurs feuilles de brouillon, dont le rôle est ici de rappeler la présence de ces deux hommes perdus dans un réel où ne subsistent que des traces d’eux-mêmes. Mais le désir ne suffit pas à justifier la tentative d’écriture : il faudrait encore, en effet, tenter d’en déterminer la nécessité.
Revenir à la page blanche
11Le brouillon ne serait pas, selon Wenders, le point de départ vers une œuvre accomplie, mais le moyen par lequel l’artiste effectuerait un retour à la case départ, qui lui permettrait par la suite de saisir le monde avec un regard neuf. Alice dans les villes et Faux Mouvement mettent en scène les jeunes Alice et Mignon, premiers d’une longue lignée de personnages angéliques récurrents chez le cinéaste allemand, et dont la proximité avec les héros perdus ne sert qu’à mieux les remettre sur les rails. Dans Alice dans les villes, alors qu’il s’apprête à rentrer en Allemagne, Philip fait la connaissance de Lisa et de sa fille Alice (Yella Rottländer), dont il va très rapidement, pour des raisons un peu floues, se voir confier la charge. Il entreprendra avec elle un long périple, de New York en Allemagne, en passant par Amsterdam, à la recherche de la mère, puis de la grand-mère de la fillette. Dans Faux Mouvement, c’est dans un train que Wilhelm rencontre Mignon (Nastassja Kinski). Si le mutisme total de la jeune fille semble dans un premier temps entrer en contradiction avec la grande éloquence d’Alice, cette attitude s’accorde finalement avec la nature première des deux fillettes, qui consiste à saisir le monde sous un angle direct, avec des yeux neufs, transformant le statut initial du brouillon en un certain retour à la page blanche.
12Alors que Philip et Wilhelm semblent aller au plus mal dans la recherche d’idées pour leurs hypothétiques textes, Alice et Mignon arrivent sans crier gare et imposent aux deux hommes la nécessité de s’ouvrir pour mieux comprendre le monde, ainsi que leur vision très matérialiste de celui-ci. Lorsque Alice, dans l’avion qui l’emmène avec Philip à Amsterdam, joue au pendu et se refuse à admettre son échec parce que le mot qu’elle devait deviner (« rêve ») ne désigne pas quelque chose de concret, elle se justifie ainsi : « Ces mots-là ne comptent pas. Seulement les choses qui existent. » Mignon, de son côté, ne lâche pas un mot durant toute la durée de Faux Mouvement, et se contente de regarder le monde d’un air silencieux, en se gardant d’émettre tout jugement. Ce sont pourtant les regards persistants qu’elle jette sur Wilhelm, dans le train où ils font connaissance, qui empêchent la concentration du jeune homme. Ce dernier accepte alors de poursuivre la conversation engagée par Laertes (Hans Christian Blech), le vieil homme qui accompagne Mignon. Durant cette rencontre, le montage alterné fait concorder, par un chevauchement de fondus enchaînés, les yeux de la jeune fille pris en très gros plan et l’horizontalité des lignes du trajet en train, ces surimpressions successives suggèrant l’idée d’une première entente entre les lignes du monde et celles des brouillons de Wilhelm, que le regard de la jeune fille va faire se rencontrer.
13Le plan précédant ce moment montre en effet un livre lu par Wilhelm, qui s’avère être un autre roman allemand d’apprentissage3, et dont le filmage, effectué juste avant cet entremêlement de plans sur les rails et les yeux de Mignon, pourrait traduire cette idée de jonction entre l’écriture et la vie réelle, entre les lignes claires du récit et celles tracées par le voyage. Par la suite, cette prise de contact avec le monde au moyen d’un regard neuf aboutira à la formation d’un groupe d’amis dont les dires, les gestes et les pensées influeront de façon plus ou moins conséquente sur les diverses tentatives d’écriture de Wilhelm.
14C’est ainsi que la question du brouillon en vient à impliquer celle de l’enfance, celle-ci représentant, selon Wenders, l’instant de la vie où chaque chose se voit automatiquement et immédiatement raccordée à un mot, dans un rapport direct et nécessaire au monde que l’adulte perd dès lors qu’il recherche le style, la poésie, en gros, la littérarité (« danger essentiel de l’écriture : devenir littéraire », prévient Peter Handke dans son propre journal4). D’abord troublé, l’adulte va peu à peu s’habituer à la présence de cette étrange créature lui reprochant de « gribouiller » dans son carnet (mot prononcé plusieurs fois par Alice), ou bien attendant qu’on lui demande son nom, comme c’est le cas pour Mignon, qui devra passer par Laertes pour qu’enfin Wilhelm sache comment elle se nomme, et ainsi colle à son tour un mot sur une partie du monde.
15Dans Alice dans les villes, une séquence est significative du revirement qui s’opère chez Philip, qui apprend peu à peu, grâce à la fillette, à oublier ses brouillons pour enfin saisir le monde de manière directe. Au début de cette séquence, Alice, tandis qu’elle s’apprête à aller dormir, lui demande de lui raconter une histoire. Prétextant le fait qu’il n’en connaît pas, Philip finit par s’asseoir, et improvise le récit d’un petit garçon égaré, parti à la recherche de sa mère, qu’il finit par oublier le temps d’un voyage parsemé d’embûches, et dont il se souvient de justesse au moment où il arrive devant la mer. La mer/mère est, dans cette histoire, enfin accessible tandis que, derrière la fenêtre close, elle restait encore inatteignable dans la séquence de Faux Mouvement analysée précédemment. Philip, qui réussit enfin à trouver l’inspiration pour raconter une histoire et la partager avec quelqu’un, n’a plus besoin d’écrire de brouillons dans son carnet, cet objet matériel qui jusqu’ici ne servait qu’à consigner des choses qu’il ne pouvait garder autrement près de lui. La confrontation avec la séquence de la chambre d’hôtel vue plus tôt devient à ce titre intéressante, puisqu’il n’est nul besoin, ici, d’utiliser sa plume pour chercher la communication avec autrui, le rapport s’établissant dans un jeu de champs/contre-champs direct, sans images télévisées pour creuser quelque écart. Philip, de son côté, semble prendre un certain plaisir à improviser cette histoire, nécessaire au bon endormissement de la fillette, et qui entre en écho avec la recherche de la mère opérée par les deux compagnons, qu’aucun indice visuel ou écrit ne vient aider. Le montage s’efface à la toute fin de la séquence pour suggérer, au travers d’un ultime plan qui s’achève par un fondu au noir, le rapprochement qui s’est opéré entre le journaliste et la petite fille, cette dernière fermant les yeux de la même manière que son nouvel ami arrive enfin à terminer son histoire.
16Avec la séquence et avec les yeux d’Alice, c’est le livre d’histoires de Philip qui se ferme doucement.
17Les paroles incessantes d’Alice s’opposent à un processus très différent dans Faux Mouvement en ce sens où Mignon (dont il ne sera jamais dit si son mutisme relève d’un choix volontaire ou non) oblige Wilhelm à effectuer un retour à la réalité du monde par la seule utilisation de son corps, qu’elle soumet à la dureté du réel au moyen d’un jeu avec l’espace, ce qui influe sur le travail d’écriture du jeune homme. Avant la scène de l’automutilation de l’industriel, la caméra montrait Therese (Hanna Schygulla), la jeune femme rencontrée par Wilhelm lors de son voyage, faisant part de son désir de le retrouver nuitamment dans sa chambre. Après avoir consigné ses notes, Wilhelm conclut par les mots « vouloir écrire, vouloir aimer : maintenant je monte ». Puis survient un fondu au noir qui suggère une ellipse, le plan suivant montrant le jeune homme cherchant dans des couloirs la porte qui mène à la chambre de Therese. Croyant l’avoir trouvée, il s’avance lentement dans la pénombre, se déshabille, puis s’allonge à côté de la femme. Mais il réalise très vite que la personne qu’il caresse n’est autre que Mignon, celle-ci ne semblant pas troublée par cet événement. Choqué, Wilhelm gifle la jeune fille, puis, étrangement, lui caresse la joue, avant que ne s’achève la séquence.
18Wilhelm n’aura ainsi pas accompli d’acte d’amour avec Therese, ce qui ne manquera pas d’offusquer cette dernière. Mais à la fin du film, au moment de la quitter pour poursuivre seul son voyage, l’écrivain en herbe lui confiera : « Lorsque je serai seul, je me souviendrai de toi. J’aurai envie de t’écrire. Plus tard, je t’aimerai beaucoup. » Cette nécessité d’être seul pour prendre ses distances avec le monde aura ainsi été anticipée par Mignon, comme si elle seule pouvait avoir les yeux suffisamment ouverts pour bien saisir les besoins de Wilhelm, avec qui les rapports s’avèrent bien plus directs qu’avec quiconque. Contrairement à Philip, Wilhelm est un apprenti écrivain qui a besoin de se couper du monde pour mieux le cerner (les tout derniers plans du film le montrent d’ailleurs isolé en pleine montagne), mais, comme pour le héros d’Alice dans les villes, le passage par l’enfance et par une nouvelle interprétation des signes du réel s’avère nécessaire pour retrouver la langue qu’il avait perdue, et ainsi pouvoir repartir à zéro.
Conclure ?
19L’enfance, selon Wenders, rend au brouillon son caractère nécessaire, puisque c’est par un retour au caractère fondamental de l’écriture que va s’opérer la (re)découverte du monde, et se révéler par-là même une spontanéité, de la part de Philip et Wilhelm, du geste créatif. Wilhelm décrit ainsi dans son carnet son impossibilité à écrire autre chose que ce dont il rêve la nuit : « Je veux pouvoir écrire quelque chose qui soit à tous égards nécessaire, aussi nécessaire qu’une maison ou un verre de vin le soir venu, non, plus nécessaire encore. » Ces termes indiquent l’importance de devoir revenir à la page blanche, en somme d’opérer un retour en arrière pour mieux repartir en avant, vers une écriture plus décomplexée. En ce sens, ces termes de Peter Handke sonnent résolument juste : « Je ne me remettrai à écrire un poème que quand j’aurai une nouvelle vision de la vie5. »
20Les récits d’Alice dans les villes et de Faux Mouvement ne se terminent pas de la même manière. En effet, d’une part, Philip est sur le point de quitter Alice parce qu’il a achevé de l’aider à retrouver sa mère, et semble avoir retrouvé un certain goût pour l’écriture – au point même qu’il annonce à la fillette qu’il va sans doute terminer son histoire sur les États-Unis. D’autre part, Wilhelm paraît ne pas avoir véritablement avancé dans sa démarche, la fin du film le montrant d’ailleurs en train de filmer deux touristes avec une caméra qu’ils lui ont prêtée, l’échange du crayon contre l’appareil de prise de vue annonçant le film suivant de Wenders, Au fil du temps (Im Lauf der Zeit, 1976), dont le propos tournera davantage autour du cinéma. Malgré ces fins ouvertes, les démarches de Philip et Wilhelm se seront néanmoins visiblement conclues sur l’idée d’un certain accomplissement créatif, puisque, en lieu et place d’une histoire/roman qui reste à écrire, une autre histoire, la leur propre, aura été racontée durant leurs péripéties. Ainsi que l’écrit Michel Boujut à propos de Philip, « il n’a pas écrit une histoire : il en a vécu une6 », ajoutant plus loin que « le livre de Wilhelm ne verra peut-être jamais le jour. Wim l’a écrit à sa place7 ».
21Louis Aragon dit que « commencer, c’est parler, écrire. Finir, ce n’est que se taire8 ». Philip et Wilhelm cessent effectivement de parler à la fin des deux films de Wenders. Comme dans la fin d’Au fil du temps, où Robert (Hanns Zischler), l’un des deux personnages principaux, échange ses affaires contre le cahier de brouillons d’un petit garçon, puis se décide à prendre seul le train pour recommencer sa vie à zéro, il est possible de voir, dans les longs silences de Philip et Wilhelm, une certaine manière de « boucler la boucle » pour mieux se relancer dans l’écriture, et partir vers une nouvelle histoire.
22Ainsi la question du brouillon ne consisterait-elle pas, selon Wenders, en une tentative (un « faux mouvement »), mais davantage en une transition entre le vouloir écrire et le devoir écrire, qui impliquerait un salvateur retour sur soi.
Notes de bas de page
1 Hasard ou coïncidence ? Wenders débute sa carrière avec des films très personnels parmi lesquels figurent ces deux longs métrages, qui mettent en scène des artistes en phase d’apprentissage n’allant pas sans rappeler leur auteur même. Wenders évoluera plus ou moins de la même manière que ses protagonistes, puisque la plupart de ses films suivants mettront en scène des personnages ayant acquis une certaine maturité artistique. Revoir notamment, à ce sujet, les figures d’artistes dans sa trilogie sur la création artistique : Nick’s Movie (Lightning over water, coréal. Nicholas Ray, 1980), L’État des choses (Der Stand der Dinge, 1982) et Hammett (1982) ; ou encore les artistes à l’œuvre dans les quelques documentaires tournés par le cinéaste, tels Buena vista Social Club (1999), The Soul of a man (2003) ou encore Pina (2011).
2 Le nom du protagoniste, ainsi que quelques éléments narratifs du film, sont librement empruntés par le scénariste Peter Handke au célèbre roman de formation de Goethe, Les Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (Wilhelm Meisters Lehrjahre, 1795-1796).
3 En l’occurrence, Dans la vie d’un vaurien (Aus dem Leben eines Taugenichts, Joseph von Eichendorff, 1822-1823).
4 Peter Handke, Le Poids du monde : un journal (novembre 1975-mars 1977), tr. fr. de Georges-Arthur Goldschmidt, Paris, Gallimard, 1980 [1re éd. Das Gewicht der Welt : ein Journal (november 1975 – märz 1977), Residenz Verlag, Salzbourg, 1977], p. 173.
5 Peter Handke, op. cit., p. 271.
6 Michel Boujut, Wim Wenders : un voyage dans ses films, Paris, Flammarion, coll. « Champs contre-champs », 1989 (1re éd. Edilig, Paris, 1982), p. 63.
7 Ibid., p. 76.
8 Louis Aragon, Je n’ai jamais appris à écrire ou les Incipit, Genève, Skira, coll. « Les sentiers de la création », 1969, p. 96.
Auteur
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