Brouillons
p. 31-33
Texte intégral
1Si la notion de brouillon paraît renvoyer plus directement à la création littéraire, la phase préparatoire est déterminante dans toute activité artistique : à de très rares exceptions près, il n’y a pas de création sans tâtonnements, essais, esquisses, reprises, effacements, etc. La période de travail sur ces divers stades intermédiaires confère au processus artistique toute sa durée, qui constitue sa part la moins aisément appréhendable pour le public. Dès lors, l’escamotage, ou au contraire le dévoilement, de ces états inaboutis de l’œuvre constituent un enjeu central dans la stratégie d’autoreprésentation que les artistes peuvent mettre en place : entre la visibilité du brouillon, qui donne l’image d’une pratique laborieuse, et sa disparition, qui renvoie la création au seul surgissement de l’inspiration, se dessine un spectre de possibilités, qui correspondent à des pratiques très différentes d’un artiste à l’autre, autant qu’à des mises en scène disparates de l’acte de création.
2On voit ainsi, ne serait-ce que par la dimension de mise en scène qui peut aller de paire avec la présentation ou l’occultation du brouillon, combien cette question peut intéresser le cinéma, en même temps qu’elle lui pose problème. En effet, si le cinéma est un moyen d’expression plus apte que bien d’autres à rendre l’écoulement du temps, ce dernier aspect ne va pas cependant sans contraintes. Une fiction cinématographique – et il ne sera question que de ce type de films dans ce chapitre – se construit généralement autour d’une durée standard (environ 1 h 30) qui, si elle ménage la possibilité de représenter l’acte de création dans la complexité de sa durée, oblige néanmoins à en réduire le processus à quelques étapes successives. Le cas de Rivette est, dans cette perspective, tout à fait passionnant en ce que son intérêt, dans toute son œuvre, pour la représentation de l’acte de création dans sa durée va systématiquement de paire avec un travail sur la durée filmique, qui débouche, dans l’exemple traité ici par Éric Thouvenel – La Belle Noiseuse –, sur l’existence de deux versions du film avec deux longueurs très différentes.
3Dès lors, ces étapes successives de la création artistique prennent très souvent une forme et une valeur particulières, qui justifient la constitution d’une partie autonome consacrée au brouillon au sein de notre ouvrage. Parmi les cas traités dans ce chapitre, il faut distinguer de ce point de vue la représentation d’artistes réels (ayant existé mais incarnés par des comédiens) de celle d’artistes inventés pour/par le cinéma. En effet, dans le premier cas, la présence (ou non) du brouillon au sein du biopic ne peut être comprise qu’en étant mise en relation avec ce que les artistes ont réellement révélé de leur travail préparatoire, et pose ainsi implicitement la question de savoir à partir de quelles sources a été construite la fiction cinématographique (quelle représentation de la création, produite par l’artiste ou ses exégètes, est-elle à l’origine – officiellement ou non – du biopic ?). Le brouillon devient ici l’enjeu d’un choix essentiel entre conformité au mythe construit par l’artiste et/ou ses exégètes ou révélation d’une pratique occultée. On voit, grâce à l’étude de Frédéric Cavé, que les films consacrés à la Beat Generation louvoient entre ces deux pôles, sans doute parce que représentant un courant qui a fait de son refus du brouillon – et de son corollaire, une forme d’écriture automatique – la principale de ses caractéristiques. D’où la vision ambivalente du brouillon qui se dégage de ces films : il vise principalement, un peu sous forme métonymique, à suggérer l’état de l’artiste en écriture, mais élude toute dimension pleinement infructueuse de cette phase (effacements, biffures, reprises, etc.). Il est seulement l’incarnation de la durée de l’écriture, mais une durée déjà achevée et non en cours (Anaïs Nin présentant, dans Henry et June, son travail à Henry Miller… qui le re-transforme en brouillon en corrigeant quelques passages), une durée au passé bien plus que présente. Bref, dans ces films, et dans ceux de ce type, si le brouillon existe, on ne voit guère l’artiste brouillonner. Le brouillon n’est qu’un état antérieur de l’œuvre, donné une fois pour toutes, et rarement en train de se faire.
4Ce cas rappelle légitimement le statut particulier du brouillon : en un sens, le brouillon induit l’idée d’un échec temporaire de l’œuvre à accéder à sa finitude, à son achèvement ; s’il n’y a pas d’insatisfaction face au « brouillon », alors celui-ci devient l’œuvre. Ce statut du brouillon comme desquamation de l’œuvre (ce qui doit s’en détacher pour que celle-ci existe) explique peut-être qu’un cinéaste comme Wenders, chez qui la question de l’échec – de toutes sortes – prend une résonance singulière, s’y soit particulièrement intéressé, dans quelques-uns de ses films représentant des écrivains. D’autant que ces longs métrages de Wenders oscillent entre adhérence au réel (décors, lumière, etc.) et mise à distance de celui-ci (situations et personnages romanesques), adoptant ainsi une position qui s’accorde à l’intermédiarité du brouillon. Plus largement, comme le laisse entendre Roland Carrée, la fascination de Wenders pour le brouillon relève peut-être aussi, pour une bonne part, de la facilité avec laquelle cette notion trouve à s’inscrire dans les thématiques wendersiennes. En effet, le brouillon peut incarner une forme d’errance intellectuelle, un arpentage mental du territoire de l’œuvre future pour en délimiter les contours, qui s’accorde particulièrement aux personnages principaux de ces fictions, en perpétuels déplacements d’un lieu à l’autre.
5La question se pose un peu à l’inverse dans le film de Rivette étudié par Éric Thouvenel puisque l’entreprise du brouillon est circonscrite à l’espace clos de l’atelier. On peut d’ailleurs se demander dans quelle mesure cette fermeture de l’espace de création, qui tend à soustraire (certes, pas totalement, dans La Belle Noiseuse) le brouillon à des regards extérieurs, n’est pas aussi une façon de représenter concrètement la difficulté, voire l’impossibilité du cinéma à filmer ce qui traverse l’esprit des artistes au moment de la création. Plus largement, enfin, le film pose une question essentielle à laquelle le cinéma (notamment les films sur l’art, mais pas seulement) ne peut pas être insensible : que faire du brouillon ? Ou, plus exactement, comment, à partir du brouillon, interroger l’acte de création ? On remarquera d’ailleurs, en guise d’ouverture conclusive (car il y aurait là matière à de très longs développements) que si le brouillon a pendant longtemps été destiné à l’occultation, et même à la destruction, l’importance accordée à sa conservation, voire à sa monstration (au point qu’il peut accéder à l’honneur d’être exposé aux côtés de la toile achevée et perdre ainsi son statut initial de brouillon : voir le cas Matisse, par exemple), est strictement contemporaine de l’apparition des techniques de reproduction (photographie et cinéma) et des possibilités offertes par celles-ci d’interroger de manière inédite les conditions de l’acte de création. En déplaçant le contexte du roman de Balzac (Le Chef-d’œuvre inconnu) du XVIIe au XXe siècle, Rivette donne d’ailleurs une résonance particulière à l’issue quelque peu énigmatique de ce récit qui voit un brouillon remplacer une œuvre achevée. Manière, en tout cas, d’induire que le questionnement autour du brouillon est éminemment contemporain. Il ne pouvait donc échapper au cinéma, dès lors qu’il porte son attention sur l’acte de création.
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