Introduction
p. 51-53
Texte intégral
1C’est une photographie publiée dans le magazine de cinéma Yingxi zazhi1 au mois d’août 1930 (fig. 1). Cinq hommes et deux femmes, les uns habillés à l’occidentale, les autres de robes chinoises, posent sur les marches d’un bâtiment à colonnes comme on en trouve dans les concessions internationales de Shanghai, où la photo a peut-être été prise. Sous le titre « Les initiateurs du mouvement de renaissance du cinéma chinois », sont présentés les principaux fondateurs et premiers employés d’une toute jeune compagnie cinématographique, la Lianhua, dont le nom apparaît ici pour une des premières fois.
2En première page de ce même magazine, est publiée l’annonce de fondation de la Lianhua. Ce texte permet, tout comme la photographie, de saisir l’esprit à l’origine du projet :
« Annonce de la création de la compagnie à responsabilité limitée cinématographique de production et d’impression Lianhua.
L’industrie cinématographique est parvenue au cours de ces douze dernières années à prendre une place importante dans le monde de l’industrie. Elle entretient des rapports fondamentaux avec la culture nationale, l’éducation sociale, les arts nationaux, les sciences modernes, l’industrie mondiale et le divertissement de masse. Ces dernières années, les protagonistes de cette industrie ont assisté avec peine à l’invasion culturelle et économique de notre pays par des films importés de l’étranger. Parallèlement, la production nationale tombait en décadence et le public s’en détournait. Peu d’occasions se présentèrent pour rétablir la situation et toute tentative de l’améliorer fut un échec. Mais aujourd’hui les États-Unis, qui sont notre principale source d’approvisionnement, ont cessé de produire des films muets. Quant aux films parlants que ce pays exporte, il est clair qu’ils seront difficilement projetés dans toute la Chine pour des raisons linguistiques. Nous, gens de la profession, n’avions d’autre choix que de chercher une solution pour sauver de la crise nos salles de cinéma, ne serait-ce que dans notre propre intérêt ; nous ne pouvions pas ignorer les besoins des spectateurs de notre pays. Dans un moment aussi grave, il ne suffit plus de proposer quelques modestes idées. C’est pourquoi nous avons lancé le « mouvement de renaissance de l’industrie cinématographique nationale ». Le film Rêve de printemps dans une antique capitale qui en a résulté n’est qu’un commencement imparfait. Mais ce film a déjà reçu un accueil très favorable de la part des spectateurs, ce qui nous a fait comprendre que le moment était venu de lancer le « mouvement de renaissance de l’industrie cinématographique nationale ». Avec l’industrie cinématographique, c’est de l’industrie nationale qu’il s’agit. Nous, gens de cette profession, nous nous consacrons nuit et jour au redressement de notre secteur et souffrons de la situation. Nous cherchons donc désormais à impliquer la société pour bénéficier de larges idées et ainsi contribuer à l’enrichissement de la nation et du peuple. Nous appelons donc l’ensemble du monde du cinéma national (ce qui inclut plus de soixante salles de cinéma de grand standing dans de nombreuses villes) à s’associer avec d’éminentes personnalités de Hong Kong, Canton, Nankin, Shanghai, Pékin, Tianjin, du Liaoning et de Harbin pour former la compagnie Lianhua. Nous prévoyons de rassembler un capital d’un million de yuans et d’avoir des studios à Hong Kong, Shanghai et Canton. On y produira des films parlants et muets ; les activités de la compagnie comprendront aussi la promotion publicitaire des films et des publications. Les statuts de la société sont en cours d’enregistrement. Nous publierons les points principaux du programme que nous présenterons ici et annoncerons par un nouvel avis une levée de fonds2. »
3Suit une liste de soixante fondateurs, comprenant des personnalités reconnues du monde des arts, des affaires ou de la politique3. Le texte confirme la photographie : le groupe qui porte la compagnie est constitué de membres de la bourgeoisie chinoise émergente. Le culturel et l’entrepreneurial sont indissociables dans le projet. La Lianhua est à la fois une entreprise cinématographique de dimensions ambitieuses et une structure au service d’un projet culturel, celui de la « renaissance » du cinéma chinois. La compagnie repose ainsi sur un partenariat entre des entrepreneurs du monde de l’industrie cinématographique et des notables réunis autour d’intérêts, de préoccupations politiques et sociales communes. Si la photographie du Yingxi zazhi fait connaître (ou reconnaître) les visages de certains d’entre eux4, la liste se charge de dessiner le réseau social à l’origine de la compagnie, soulignant le lien central entre des hommes, un projet politique, et une entreprise cinématographique.
4Le projet d’une « renaissance » du cinéma chinois ne peut donc se comprendre sans avoir exploré le réseau de ceux qui ont contribué à la constitution de la compagnie : donner à ce projet toute sa signification, c’est aller à la rencontre des hommes qui ont fait la Lianhua ou l’ont soutenue à ses débuts ; c’est aussi examiner leurs pratiques culturelles, leur implication dans l’histoire de la Chine des débuts du XXe siècle. Les hommes, leurs réseaux, leurs pratiques sociales, mais aussi le regard porté par ceux-ci sur l’histoire récente de leur pays, constituent le socle explicatif de l’histoire de la compagnie. C’est à partir de ce que furent ces individus, de leur place dans la société chinoise autant que de leurs désirs pour cette même société que nous nous proposons de lire les réflexions autour de la « renaissance » du cinéma chinois. Celles-ci révèlent que le projet visait, au-delà de la constitution d’une nouvelle compagnie cinématographique, à participer à la construction nationale. Ces personnalités entendaient affirmer leur rôle dans la vie économique, sociale et politique de la Chine, au moment où le Parti nationaliste (Guomindang), sous la direction de Chiang Kai-shek, était en train d’imposer un nouvel ordre. Ils désiraient mettre le culturel au cœur du projet national.
Notes de bas de page
1 Le Yingxi zazhi avait aussi, comme c’était souvent le cas, un titre anglais, The Film Magazine. Par convention, nous le présenterons désormais sous son seul titre chinois.
2 « Chuangban Lianhua yingye zhipian yinshua youxian gongsi qishi » (Annonce de la fondation de la compagnie à responsabilité limitée d’édition cinématographique Lianhua), Yingxi zazhi, août 1930, 1.9, page de couverture intérieure.
3 La liste des soixante fondateurs de la Lianhua est disponible dans les annexes mises en ligne sur le Carnet de recherche Ombres électriques, Recherches sur l’histoire du cinéma chinois, http://ombrel.hypotheses.org/
4 Certaines personnalités photographiées ne sont pas mentionnées dans la liste des soixante membres fondateurs.
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