Préface
p. 25-27
Texte intégral
1C’est une entreprise qui a duré à peine quelques années, dans les années 1930, en Chine. Une aventure qui a mobilisé une centaine de personnes, ce qui est à la fois beaucoup et peu à l’échelle du pays. Une histoire qui a disparu de la mémoire officielle de la Chine communiste, et dont pratiquement personne ne se souvient. Ce livre se comprend d’abord comme une manière de lutter contre l’effacement de cette mémoire, grâce à un travail patient de collecte des rares sources existant, parcellaires, voire inexistantes dans le cas des documents administratifs, mais néanmoins présentes dans la presse, les magazines professionnels, les mémoires de réalisateurs ou d’acteurs ayant pris part à cette aventure, en particulier le producteur et réalisateur Li Minwei, et le musicien Nie Er. La vie et la mort de la Lianhua, une société de production de films, dont le projet artistique était particulièrement ambitieux, méritaient d’être racontées, tant elles rejoignent, grâce à cette étude érudite, les intérêts des historiens, des cinéphiles et des amateurs de grandes chroniques qui associent la production artistique à des enjeux économiques, sociaux et politiques. C’est à la fois une monographie que propose Anne Kerlan, l’histoire d’un studio, en même temps qu’un exemple modèle d’histoire culturelle du cinéma, qui apporte une contribution de premier plan à l’histoire générale de la Chine.
2L’auteure retrace donc l’histoire d’une compagnie cinématographique, fondée à Hong Kong et à Shanghai par un groupe d’entrepreneurs, d’hommes d’État et de personnalités artistiques, qui fut, entre la date de sa création en 1930 et sa lente disparition, à partir de 1937, une des plus importantes en Chine.
3Qualifiée de « trust monopolistique » par l’historiographie officielle, la Lianhua était en réalité une entreprise de 94 personnes issues des élites culturelles, et dont le projet voulait faire correspondre à la jeunesse de la nation un art nouveau. Provenant de Canton ou de Hong Kong, ses fondateurs appartiennent plutôt à une communauté marchande dynamique provenant de la Chine du sud. Mais nombre d’entre eux sont des entrepreneurs issus de la bourgeoisie proche des cercles du pouvoir au nord et de la fonction publique. Cette microsociété a projeté son idéal sur la nation dans son ensemble.
4Anne Kerlan montre bien comment trois logiques se sont croisées : familiale (réseaux des marchands de Chine du Sud), nationale (cercles des hommes de l’État), professionnelle et économique (le studio comme entreprise totale, incorporant tous les secteurs de la création cinématographique). Si la génération qui l’incarne est celle qui a accompagné la transformation de l’Empire en une jeune république, elle s’est elle-même transformée au cours de ce processus. Son objectif visait à la renaissance du cinéma chinois, la réactivation des aspirations de leurs pères comme celles de leur propre jeunesse, dans le contexte de la Chine nationaliste de Chang Kai-shek.
5À l’époque, dans une ville comme Shanghai, près de 90 % des films montrés sont américains. Comment lutter contre ce monopole et susciter auprès des spectateurs un intérêt pour un cinéma alternatif et national, quand la Lianhua s’est forgée dans l’admiration du modèle hollywoodien classique, même s’il s’agissait d’ajouter au divertissement un certain didactisme ? C’est certainement l’une des contradictions majeures dans lesquelles s’est trouvée la compagnie. Dans son étude, Anne Kerlan insiste à plusieurs reprises sur cette caractéristique, qui va de l’admiration portée à Charles Chaplin ou Frank Borzage, à la tentative de créer un Hollywood de l’Est, tandis que séjournent régulièrement aux États-Unis certains membres de premier plan de la Lianhia, Sun Yu, Luo Mingyou, ou James Wong. Perçu souvent, par exemple dans la manière dont Harold Lloyd avait représenté Chinatown dans Welcome Danger (1929), comme une invasion culturelle, l’impact du cinéma américain produira dans le meilleur des cas des formes d’hybridation, ainsi que des signes de distinction, comme par exemple la volonté de faire appel au potentiel local et non à l’immigration comme aux États-Unis.
6Il y a beaucoup d’originalité dans le projet de la Lianhua, comme le choix de mettre l’exploitant, et non le producteur, au centre du processus économique, l’intérêt porté à l’écriture du scénario, l’ouverture d’une formation à la comédie pour les futurs acteurs, le mélange entre actualités et fiction, la vision de la nécessaire modernisation du parc de salles. Le studio, également guidé par des valeurs morales, une éthique de la responsabilité, joue un rôle que l’on pourrait qualifier de citoyen, en créant un département de films d’éducation, et en mettant aussi bien la fiction que les actualités au service d’enjeux politiques considérés comme majeurs. À chaque fois, des formes expérimentales sont mises en œuvre, comme le fait d’insérer dans les films de fiction des séquences documentaires réalisées à l’occasion d’événements concernant le présent de la Nation. Ce faisant, la Lianhua se distingue de la production courante chinoise, surtout composée de films de cape et d’épée, d’arts martiaux, et de romances à l’eau de rose, et n’hésite pas entrer en concurrence avec l’autre grande société de production de Shanghai, la Mingxing.
7La chronique des activités de la Lianhua met en scène de nombreuses personnalités mues par une passion commune, teintée de modernité humaniste. Les raisons pour lesquelles cette aventure collective va très vite se déliter sont nombreuses, à commencer, sûrement, par la question de la fragilité de l’envergure économique d’un tel projet. Produire 85 longs-métrages de fiction en sept ans d’existence représente un effort considérable pour la relativement petite équipe du studio. Ont-ils trouvé le public qu’ils méritaient ou dont ils avaient besoin pour assurer une forme de viabilité financière ? Anne Kerlan avance plusieurs éléments de réponse à cette question.
8Jusqu’à présent, en France, nous ne connaissions pas ou très peu les films de la Lianhua, et encore moins les protagonistes de cette histoire collective. Ce livre fournit une sorte d’équivalent aux meilleures histoires du cinéma classique hollywoodien, ou du cinéma d’auteur français, en ce sens qu’il s’agit là d’une aventure humaine exceptionnelle par la densité de l’expérience vécue par un petit groupe de personnes que l’auteure nous fait progressivement connaître, des comédiens, des réalisateurs, des producteurs, des gens de réseaux dont nous nous sentons ainsi proches, malgré la distance. Il fut un temps où les cinéastes américains étaient adoubés par les Français avant de l’être dans leur pays. Il est bienvenu que la première monographie sur l’un des grands studios chinois soit publiée en France et permette ainsi à cette histoire de briser l’indifférence qui a longtemps prévalu dans le pays où elle s’est développée.
Auteur
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