Musique et cinéma : une boîte à outils
p. 95-99
Texte intégral
1Si on veut commencer à clarifier les rencontres entre la musique et le cinéma (elles ne vont pas de soi, quand on pense aux nombreux films sans musique d’Ingmar Bergman) il convient de se donner quelques outils en séparant les plans d’analyse1.
2Le premier niveau d’analyse suggère un geste pour trier parmi trois types de films2 : dans le premier type de relation, la musique contribue à l’ensemble du spectacle qu’elle accompagne, par opposition à un second type de films dont la musique est le sujet, un thème d’étude en soi (c’est le cas dans les biographies de musiciens, et particulièrement dans Amadeus au moment de l’analyse « à chaud » de l’écriture du Requiem, ou encore dans Tous les matins du monde…). Un troisième type de relation entre la musique et le film recoupe le second en faisant de la musique une métaphore de la vie, la matière des conflits symboliques que le film représente (ex : Le sentiment que le génie de Mozart est une injustice criante face au talent de Salieri…). Dans ces deux cas, la musique envahit la diégèse et le texte, les personnages la désignent et l’analysent.
3Deuxième niveau : il est possible de décrire et classer les musiques de tous les films comme on classe les insectes et les images dans un musée. Je propose quatre rubriques pour ces fiches descriptives : l’origine de la musique, sa matière, son statut et sa fonction3. L’origine concerne l’opposition essentielle entre les musiques « originales », composées pour le film et toutes les formes d’emprunts à des musiques déjà existantes. La matière désigne à la fois l’instrumentation et le genre de musique, instruments solos, orchestre symphonique, musique électroacoustique, ethnique, etc. Le statut comprend, par exemple, l’opposition entre une musique dont l’exécution (on voit le musicien) ou la reproduction (on voit la radio, le disque…) est matérialisée sur l’écran, que Chion nomme musique d’écran (diégétique, « source music ») et tous les cas où elle semble venir des haut parleurs de la salle, comme celle qui commente un opéra depuis la fosse d’orchestre (musique de fosse, extra-diégétique). La question du statut dépend aussi de conventions que le public est supposé connaître.
4Ainsi, la Passion selon Saint Mathieu de Bach sépare, sans le signaler explicitement, des récits extraits de l’évangile (Le narrateur « évangéliste »), des scènes à demi chantées comme dans un opéra (personnages de la Passion : Christ, Pierre, Judas, Pilate et son épouse…), les Arias solistes ou choraux qui commentent et expriment les sentiments du chrétien, et les Chorals, plus codés, empruntés à la liturgie. L’auditeur des Passions circule presque inconsciemment entre ces statuts qui concernent aussi la quatrième rubrique, la « disposition », c’est-à-dire la place, la durée et le niveau sonore du segment musical dans le film ainsi que l’articulation avec les autres segments (silences, autres musiques) qui l’environnent. Les trois premières rubriques décrivent la musique comme signifiant, la quatrième concerne ses fonctions, au niveau des signifiés. La musique contribue au sens du film : elle désigne et accentue, elle structure et elle rythme des éléments qui lui sont extérieurs.
5L’essentiel est bien ce troisième niveau, qui concerne le sens suscité par la musique. Claudia Gorbman aborde la fonction de la musique de film à partir d’une question historique : si on comprend bien pourquoi le cinéma muet avait besoin de musique, comment expliquer sa survivance et même son développement après le parlant ? Certaines fonctions paraissent spécifiques à la musique du cinéma muet, comme la nécessité de couvrir le bruit des appareils et l’absence de naturel d’un silence absolu dans un lieu de récréation. Mais cette raison s’enchaîne sur une autre, qui garde peut-être sa pertinence avec le cinéma sonore : comme au théâtre, la musique crée une magie autour de la scène, de l’écran. De plus, le silence de ces visages immenses, ce trop plein de réalité, leur donne une présence « naturaliste » presque inquiétante. Bref, à contre courant des descriptions d’Adorno, ces remarques suggèrent que la musique déplace le sentiment de réalité vers un « moins de présence » et, peut être, vers un statut plus rassurant de la présence de l’image filmique. Le clown, sans sa musique grotesque, se ferait vraiment mal. La musique des débuts, enfin, gardait sa fonction collective en renforçant l’impression de participer à un spectacle partagé et convivial comme au théâtre.
6Les grandes fonctions de la musique de film sont donc étrangement permanentes et débordent un peu le projet évoqué plus haut (désigner, rythmer, structurer) : la musique contribue d’abord à la mise en place d’un type de spectacle avant de désigner ou de « signaler » le sens ; puis elle rythme et structure le film, enfin elle peut renvoyer à elle-même, c’est-à-dire sortir du film pour être vendue sur un disque.
7« Keying » : Type du spectacle. Au-delà de la fonction implicite par laquelle la musique fait du film un spectacle, le met dans un écrin ou un cadre magique (les enfants la simulent parfois dans leurs jeux…) elle joue un rôle plus précis de réglage des attentes du spectateur, comme un prélude qui donne le ton épique, dramatique ou comique de la suite du récit4. De tels effets sont souvent délibérément trompeurs, même si le spectateur ne s’y laisse pas toujours prendre, comme dans le début de Lady in the Lake où des chants de Noël débouchent sur le revolver de Marlowe. L’absence de la musique attendue, selon le genre annoncé par les affiches ou le titre, crée un effet : le silence musical du début de Peeping Tom accentue encore la présence de la caméra du protagoniste.
8« Cueing » : la musique signale et désigne. Deux situations s’enchaînent souvent : la musique est tantôt chargée d’évoquer une information absente (ex : nous sommes en Afrique) ou d’accompagner une information déjà présente, de renforcer ce qui est visible sur les images ou évoqué par le dialogue. Ces évocations en absence d’autres signes constituent un gros morceau de la tradition hollywoodienne et des griefs de critiques comme Adorno. La musique répète ses stéréotypes, exploite ses clichés, sur trois niveaux distincts : les bases diégétiques (temps, espace, personnages), le mode d’énonciation et certains thèmes suffisamment lisibles.
9Il existe ainsi un « vocabulaire » convenu pour indiquer (dénoter) des lieux, le territoire des indiens, le « Gai Paris » de 1900, New York ou Chinatown… pour dater l’action (instruments et mélodies) et pour situer certains personnages (comique, menaçant, enfantin, etc.) et leurs occupations (policier, gangster, chanteuse de cabaret…). Comme pour les thèmes, ce vocabulaire n’est pas seulement fait de phrases musicales et d’associations sonores (je pense à Pierre et le Loup de Prokofiev où la grosseur des instruments renvoie à celle des personnages…). Il utilise les moyens traditionnels de la musique qui associent certains écarts et certaines tonalités (mineure/majeure) à des états d’esprit. Les thèmes-clichés remontent aux « cue sheets » dont se servaient les musiciens pour accompagner les films muets pour jouer un segment musical préétabli. On retrouve les grands thèmes : danger, tristesse, mort, amour, attente… Les atmosphères (fête, guerre…) et l’ébauche de motifs plus précis : argent, culpabilité… et personnages du film.
10L’accompagnement de l’image et du dialogue reprend ces stéréotypes d’une façon plus ou moins proche du récit. Il lui arrive ainsi de coller à l’image dans ce qu’on appelle le Mickey-Mousing, par exemple avec les notes qui ponctuent la montée d’un escalier en parcourant elles-mêmes la gamme… ou, plus souvent, avec les grands accords qui expriment un choc ou une surprise, comme au début de Moonfleet quand le jeune garçon voit, en pleine nuit, une effrayante statue et une main qui surgit de l’ombre. Ces imitations de bruits métonymiques (le cœur, les pas, les portes…) sont souvent ironiques, même dans des films sérieux comme Casablanca (glissando de trombone pour signaler le passage du pickpocket et le ridicule du gros Américain). Le modèle commun vient évidemment des dessins animés5.
11La musique ne se contente pas d’accompagner en imitant. Elle peut commenter, conforter, compléter ou contredire le discours des images et des dialogues. Déjà, certaines imitations en porte à faux sont des commentaires. Mais la partition musicale suit le mouvement du film de deux façons : soit elle appuie ou souligne le sens déjà présent (Michel Chion dit que cette musique est « empathique ») ou, au contraire, elle la contredit ou, du moins, elle exprime autre chose (musique « anempathique »). Ces musiques qui accompagnent le récit peuvent aller jusqu’à l’organiser (C’est le cas du Prélude, Choral et Fugue de César Franck, dans Sandra6) ou à le piloter entièrement, comme dans certains musicals. Les ruptures (anempathiques) sont devenues très nombreuses au cinéma.
12La musique structure le film : elle assure des liens dans le déroulement du film, lui donne un tempo et influe sur le temps vécu par le spectateur. Les liens sont de deux types : d’une part le son continu, en chevauchant deux images différentes, les relie entre elles et paraît justifier les raccords, comme si une même voix narratrice assurait la transition ; d’autre part, la répétition d’éléments reconnaissables à des moments différents du film permet, si on les associe à des personnages ou des sentiments (etc.) de resserrer l’impression d’unité d’ensemble. Parler de leitmotive est probablement exagéré mais la technique en a été souvent évoquée ou revendiquée à Hollywood. Plus simplement, on imagine difficilement une partition de plus d’une heure, basée sur un seul thème : l’association de trois ou quatre « pièces » différentes à des éléments différents dans le film est presque une évidence et c’est l’usage fait de cette donnée qui peut se prêter à des variations et mérite une étude.
13La musique apporte aux films un tempo, une pulsation très évidente quand on pense au rythme des courses ou des batailles, mais qui peut aussi annoncer un dynamisme ou un état d’esprit plus intériorisés, comme dans le générique de Psycho. Elle influence le temps du spectateur de plusieurs façons. Son déroulement même repose sur l’attente de certains événements (résolutions d’accords, notes « espérées »…) que le film peut satisfaire (vers la fin du récit) ou frustrer (les dernières notes de la Marseillaise dans le générique de Casablanca créent une attente et une frustration). L’annonce par quelques accords d’une mélodie déjà repérée (et « attribuée » à un personnage ou à un sentiment) modifie le rapport au temps dans le film. La musique peut enfin mettre la scène hors du temps ou de l’action, entre parenthèses, comme dans les scènes de ballet des musicals, vraies synthèses qui associent donc la pulsation du tempo, la satisfaction d’attentes mélodiques (l’air connu dans sa version achevée) et la projection de la scène hors du temps diégétique.
14Enfin, la musique n’a pas pour seule mission de transmettre du sens et le simple plaisir qu’elle peut procurer débouche souvent sur la vente de disques qui ne sont pas seulement des traces, des objets souvenirs supposés faire revivre une partie des émotions du film.
Notes de bas de page
1 Je reprends ici une partie d’un texte publié par le Bulletin du CICLAHO, n° 2, 2000, Paris X, 109.
2 Voir Michel Chion.
3 Voir le système assez touffu proposé par Royal S. Brown, Overtones and Undertones, Reading Film Music, University of California, 1994, p. 343-352.
4 Dominique Sipière, « Préambules, préludes, prologues », dans La Licorne, Poitiers, 1997 : « Étymologiquement, le prélude […] annonce le jeu et le précède, mais une de ses origines lui donne un sens plus évocateur en variant les types de jeux. Le prélude évoque alors le jeu musical : les musiciens ignorants du solfège utilisaient des airs brefs et familiers dans la tonalité du morceau principal afin de s’accorder. Le prélude est alors un “tuning” plus ou moins fin du spectateur qui accorde son regard non pas à partir d’un texte explicite mais par une sorte de mimétisme devant une pièce dont l’humeur annonce celle du morceau principal. »
5 Mais Debussy ne s’en prive pas pour autant : écouter, par exemple Pelleas dans la grotte avec Golaud, puis sa remontée à l’air libre (Pelleas et Mélisande, Acte III, scène 2 et interlude).
6 Voir Suzanne Liandrat-Guigues, « Sculpture Sonore. Une image virtuelle du temps », dans Théorème, n° III, Sorbonne Nouvelle, Paris, 1994, p. 27 à 67.
Auteur
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