2. Les conditions d’efficience d’une ressource communicationnelle : la discipline de parole
p. 53-67
Texte intégral
« L’accès reste un problème dans les deux sens : l’accès de la presse et l’accès à la presse. L’accès de la presse est essentiel pour que les gouvernés puissent exercer leur contrôle sur les gouvernants. L’accès à la presse […] est essentiel pour que la liberté d’expression puisse avoir une vraie signification1. »
Léon V. Sigal
1En fustigeant sans cesse ce qu’ils qualifient de « couacs » ou d’« amateurisme » dans la communication gouvernementale, de nombreux journalistes politiques livrent implicitement ce qui constituerait selon eux une « bonne » pratique communicationnelle. Celle-ci devrait être centralisée, étroitement coordonnée, réduite à la seule expression du Premier ministre ou de ses porte-paroles, en un mot : disciplinée. Pourtant, la mise en œuvre d’un tel idéal contraindrait les rédactions à ne rendre compte de l’actualité de l’exécutif que par l’intermédiaire de déclarations « officielles » et contrôlées par les services de presse, sans possibilité de recouper leurs sources, d’accéder aux « coulisses » des institutions et, par conséquent, d’honorer leur prétention à offrir une restitution réaliste et distanciée de l’action gouvernementale. Cette célébration récurrente des vertus de la discipline en matière d’expression médiatique peut ainsi paraître paradoxale. Elle n’en conduit pas moins à interroger les conditions de son efficacité symbolique.
2Comme le soulignait Schlesinger2, les asymétries dans l’accès à l’espace médiatique résultent de l’inégale distribution des ressources (institutionnelles, financières et culturelles) que peuvent mobiliser les groupes et les individus pour peser sur la production journalistique. Cet article entend montrer que l’avantage stratégique des acteurs dominants en termes de contrôle de l’agenda et des cadrages médiatiques tient aussi à leur capacité à maintenir une stricte discipline de parole dans leurs espaces d’action respectifs. Cette notion est ici appréhendée comme le résultat de l’ensemble des dispositifs, formels ou informels, mis en œuvre par un état-major organisationnel pour monopoliser la production et la diffusion publique de messages et d’images relatifs à l’organisation et à son champ d’activité.
3Cette perspective invite à rappeler, d’une part, que les groupes (institutions publiques, entreprises, partis, associations, syndicats, etc.) et leurs leaders ne rivalisent pas seulement pour capter l’attention des journalistes, promouvoir leurs visions du monde et imposer des représentations enchantées d’eux-mêmes et de leurs activités. Ils s’efforcent aussi de délimiter les frontières du visible et du caché3, se protéger contre les intrusions journalistiques et empêcher la divulgation d’informations, sinon compromettantes, du moins susceptibles de contredire les messages officiels et d’activer des cadrages médiatiques distanciés ou critiques. Il suffit, pour s’en convaincre, de penser à des exemples issus de très nombreux secteurs, des efforts entrepris par les Premiers ministres pour prévenir les dissonances en matière de communication gouvernementale4 à l’ensemble des chartes de confidentialité que les organisations publiques ou privées imposent à leurs agents suite à leur recrutement5, en passant par les investigations judiciaires lancées pour « violation du secret de l’instruction » dans le cadre d’affaires politico-financières, la « chasse à la taupe » accusée par le footballeur Patrice Évra d’avoir trahi le secret du vestiaire de l’équipe de France lors de la Coupe du Monde 20106, ou encore les considérables indemnités de licenciement accordées par la Société générale aux anciens supérieurs de Jérôme Kerviel en échange d’un engagement de silence7.
4Aussi, comme le suggère à nouveau Schlesinger8 dans sa critique des analyses structuralistes promues par Hall et ses collaborateurs9, cette approche implique, d’autre part, de ne pas seulement se focaliser sur les luttes symboliques entre fractions objectivées de l’univers social10, mais bien de prendre en compte ce qui passe à l’intérieur de ces espaces organisés11 qui fournissent aux journalistes les sources et protagonistes de l’actualité12. Au-delà des pratiques d’enrôlement, d’évitement et de contournement des médias d’information, la gestion de la publicité médiatique suppose également de masquer les dissensions internes et contraindre les subordonnés à se taire, relayer les points de vue officiels ou recourir à des modalités de prises de parole (« fuites », confidences anonymes) qui, par leur informalité et leur caractère officieux, ne favorisent pas un accès « routinier » à l’espace médiatique13. Il faut alors tenir compte de la double face du pouvoir des acteurs dominants sur la production de l’information14 : celui-ci se matérialise non seulement dans la capacité à « faire dire » aux journalistes ce qu’ils souhaitent mais aussi dans la capacité à inhiber la publicisation d’informations ou de déclarations potentiellement dommageables à leurs yeux.
5Or, selon les contextes et les configurations organisationnelles, les états-majors ne disposent pas toujours des mêmes commodités pour centraliser la communication, uniformiser les discours, prévenir la mise au jour des conflits internes et sanctionner les éventuels points de vue dissidents. Dès lors, selon les secteurs qu’ils sont amenés à couvrir de façon ponctuelle ou récurrente, les journalistes éprouvent plus ou moins de difficultés à diversifier leurs interlocuteurs, multiplier les points de vue, mettre à distance la communication officielle des porte-paroles, rendre compte des « coulisses » et ainsi honorer certaines de leurs règles professionnelles (distanciation énonciative, polyphonie, expertise critique, conservation de l’initiative, recoupement des « sources », etc.15). En interrogeant l’impact de la discipline de parole sur les productions journalistiques, nous souhaitons ainsi rappeler que les cadrages médiatiques sont avant tout redevables de ce que les rédacteurs peuvent voir, entendre et légitimement incorporer dans leurs récits de l’actualité. De la sorte, il s’agit de proposer une sociologie de la mise en visibilité médiatique qui articule sociologie compréhensive du travail journalistique et sociologie politique des secteurs dont les rédactions sont amenées à couvrir les activités.
6C’est un tel modèle d’analyse que nous allons chercher à exposer et soumettre à la critique, en lui octroyant le statut d’hypothèse de travail. Paradoxalement, la question de la discipline de parole, de ses ressorts et de ses effets sur la production médiatique a été relativement peu étudiée par les sciences sociales16. Ce désintérêt s’explique sans doute par les difficultés à construire un tel objet de recherche : s’il est possible d’objectiver l’origine, le cheminement et le contenu des informations qui accèdent effectivement à la publicité médiatique, il paraît plus délicat – et pour cause ! – d’identifier ces pans du réel et ces points de vue qui ne bénéficient d’aucune publicité, en raison de leur confinement dans les huis clos organisationnels17. Dans l’univers politique par exemple, l’importance de la discipline de parole s’observe ainsi, en creux, dans les rappels à l’ordre exprimés par les responsables de l’exécutif envers les ministres qui ne respecteraient pas les impératifs de silence ou de reproduction stricte des « éléments de langage ». De la même manière, il faut souvent attendre l’ouverture d’une instruction judiciaire pour prendre connaissance de pratiques labellisées comme « scandales » et invisibles tant qu’elles ne sont pas publicisées par des sources disposant d’une autorité institutionnelle qui crédibilise leurs informations (juges, policiers, avocats, porte-parole du ministère de la Justice, etc.).
7Pour éprouver cette hypothèse, il faut, dans un premier temps, identifier les logiques organisationnelles qui favorisent, structurellement ou conjoncturellement, le respect de la discipline de parole dans un secteur ou un groupe donné. Il s’agit ensuite de comprendre dans quelle mesure la possibilité offerte aux états-majors de faire taire l’énonciation publique de discours dissidents pèse sur l’activité des journalistes et notamment leur capacité à satisfaire certaines règles de distanciation. Pour autant, et afin d’échapper aux écueils d’une approche déterministe qui considérerait que les journalistes ne disposeraient d’aucune initiative dans la production rédactionnelle, nous interrogerons enfin les conditions et les circonstances qui peuvent conduire aujourd’hui les entreprises médiatiques et leurs rédacteurs à rechercher et promouvoir des informations non officielles et potentiellement dommageables pour les titulaires de positions de pouvoir.
Logiques et conditions d’efficience de la discipline de parole
8Si la plupart des recherches souligne le caractère stratégique de l’action des sources d’information, peu d’entre elles indiquent dans quelle mesure ces stratégies sont rendues possibles par les jeux et les enjeux qui structurent les configurations auxquels appartiennent les interlocuteurs des journalistes. Nous faisons l’hypothèse que l’agencement d’un univers organisationnel donné conditionne l’identité des sources accessibles, leurs modalités de communication (des communiqués de presse aux confidences anonymes) et la nature des informations qu’elles cherchent à promouvoir, autant d’éléments susceptibles de peser sur l’agenda et les cadrages journalistiques. En effet, selon les configurations auxquelles ils appartiennent et les positions qu’ils y occupent, les acteurs endossent des rôles et bénéficient de ressources qui rendent plus ou moins possibles et plus ou moins légitimes des pratiques de communication qu’il faut appréhender comme autant de « coups indirects18 » dans leurs espaces d’action respectifs. Pesant évidemment sur les leaders et porte-paroles des sources organisées19, l’autocontrôle dans les prises de parole médiatiques s’avère particulièrement prononcé pour les acteurs subordonnés dans les hiérarchies organisationnelles et généralement tenus à un devoir de réserve. Mais la loyauté, la solidarité et le respect de la discipline de parole ne sont jamais mécaniquement garanties. De ce point de vue, les espaces organisés se différencient entre eux selon trois dimensions qui affectent la capacité et l’intérêt respectifs de leurs membres à solliciter l’attention des journalistes et à encadrer leur travail20.
9Les espaces d’action se singularisent tout d’abord au regard de la structure de leur leadership. Ce premier facteur de différenciation renvoie à la cohésion de leur(s) état(s)-major(s), à l’acceptation ou non du pluralisme et, surtout, à la capacité des dirigeants à coordonner les prises de parole et sanctionner les éventuels discours dissidents. Tous les protagonistes ne peuvent s’exprimer de la même manière, compte tenu de leur position dans les institutions et du coût escompté de la déloyauté, de la désolidarisation ou d’une défection publiquement assumée21. Tandis que de rares organisations autorisent l’expression publique des désaccords, la plupart contraint les subordonnés à se taire, à reproduire les « éléments de langage » distribués à leur intention ou à recourir à des voies détournées (fuites, confidences anonymes, etc.) pour minimiser les risques de sanctions22. L’univers politique français a été, par exemple, marqué par un processus de « collectivisation des ressources » qui a rendu les élus beaucoup plus dépendants qu’autrefois à leurs partis d’appartenance23. Cette prégnance des ressources collectives sur les ressources individuelles se repère notamment dans le développement tendanciel, mais jamais mécaniquement garanti, de la solidarité gouvernementale et de la discipline de vote à l’Assemblée nationale24. Mais sur ce point, les partis et les gouvernements conservent chacun des agencements singuliers et changeants. Par exemple, la faible coordination des interventions médiatiques au sein du Parti socialiste et l’acceptation relative d’un affichage public des dissensions en son sein tiennent aux spécificités, structurelles et conjoncturelles, d’un parti marqué par la reconnaissance des courants, la « notabilisation » locale de ses principaux représentants, l’éloignement pendant dix ans (2002-2012) d’un pouvoir d’État qui offre à ses titulaires de nombreuses opportunités pour récompenser la loyauté ou punir les dissidences. Ces différents éléments se conjuguent pour minimiser l’emprise du premier secrétaire sur les membres du bureau politique ou les « barons » locaux, freiner l’institutionnalisation d’une communication centralisée et encourager les équipes et leurs leaders à utiliser la ressource médiatique pour établir un lien direct avec leurs électorats et espérer ainsi peser sur les rapports de forces internes25. Ce dernier point invite à considérer un deuxième facteur de différenciation des espaces organisés dans le rapport aux médias des acteurs et leur respect de la discipline de parole. Les organisations se distinguent en effet également en fonction de l’intérêt des protagonistes à publiciser leurs activités, rendre publics leurs différends ou solliciter l’arbitrage de tiers. Selon les configurations organisationnelles, les publics extérieurs pèsent plus ou moins dans le recrutement des dirigeants ou dans la régulation des controverses internes. En tant qu’intermédiaires potentiels entre une organisation et ses publics, les médias d’information peuvent plus ou moins contribuer à modifier l’équilibre des rapports de forces en termes de conquête du pouvoir, de définition des règles du jeu ou de prévalence d’orientations idéologiques ou stratégiques. Les gains et les coûts que peut apporter en interne la médiatisation varient donc très fortement selon le degré d’autonomie d’un univers social vis-à-vis des univers adjacents26. À nouveau, l’univers politique dans les régimes représentatifs se distingue d’autres espaces organisés (pensons à une bureaucratie ou à une entreprise privée) par la centralité de la procédure élective dans le recrutement des dirigeants. Plus qu’ailleurs (mais sans qu’il s’agisse évidemment du seul mécanisme à l’œuvre), les luttes pour accéder aux positions convoitées, définir les stratégies d’alliance ou fixer les orientations programmatiques sont directement ou indirectement arbitrées par des publics extérieurs (militants lors des suffrages internes, citoyens lors des élections locales ou nationales, « opinion publique » que saisissent les professionnels du sondage, groupes d’intérêt et autres segments de la « société civile ») que les médias d’information, parmi d’autres dispositifs, permettent d’atteindre. Ainsi, bien que dotés de leaders et de porte-paroles clairement identifiés, les partis sont constitués d’agents tout autant intéressés au succès collectif de l’entreprise qu’à leur réussite individuelle, sur le plan local ou national. Transgresser la discipline partisane peut alors servir, dans certaines circonstances, à se démarquer de potentiels rivaux, à se construire une image singulière et potentiellement valorisante ou encore à disqualifier un adversaire par des déclarations critiques ou des « fuites » opportunes. Les organisations politiques nationales s’avèrent, à ce point, perméables aux usages individualisés de la publicité médiatique que les médias doivent être considérés, sinon comme des acteurs politiques à part entière27, du moins comme un rouage constitutif du système politique28. Il n’en demeure pas moins que tous les espaces de pouvoir politique ne placent pas leurs agents face aux mêmes exigences de publicité. Dans les structures intercommunales par exemple, l’absence de responsabilité des conseillers favorise l’entretien de négociations opaques et collusives : les protagonistes des arbitrages intercommunaux ont en effet peu d’intérêt à enrôler ostensiblement les médias pour y engager le débat, se désolidariser de leurs pairs ou publiciser leurs désaccords29.
10En jouant sur les ressources et contraintes que peut apporter la publicité médiatique aux organisations et à leurs différents membres, ces deux premiers facteurs (structure du leadership et degré d’hétéronomie organisationnelle) conditionnent de nombreuses dimensions de la publicité médiatique : qui sollicite l’attention des médias ou accepte de leur répondre ? Pour dire quoi ? Et par quels dispositifs de communication ? En somme, ces facteurs pèsent sur la disponibilité des sources, des informations, des points de vue susceptibles d’accéder la visibilité médiatique. Mais pour que ces éléments soient effectivement incorporés dans les récits journalistiques, encore faut-il qu’ils disposent, aux yeux des rédactions, d’une pertinence suffisante au regard des attentes supposées de leurs publics30. Il faut donc ajouter un troisième facteur de différenciation. Celui-ci distingue les organisations en fonction de la distribution en leur sein des ressources communicationnelles identifiées par Schlesinger31. Les acteurs sont en effet en mesure d’être érigés en sources légitimes et, ainsi, de peser sur la production médiatique s’ils sont capables d’intéresser les journalistes, c’est-à-dire de leur offrir des informations, des déclarations ou des événements jugés saillants, crédibles, conformes aux codes langagiers et aux formats privilégiés par les rédactions. D’un côté, les services de « relation presse », leurs agents et leurs instruments sont généralement mis à disposition des états-majors et de leur communication officielle32. De l’autre, des prises de position critique ne sont susceptibles d’accéder de façon routinière à l’arène médiatique qu’à condition d’émaner d’une personnalité notoire ou légitimement habilitée par son statut à prendre la parole. C’est ici que les organisations politiques se distinguent à nouveau puisqu’elles forment un milieu dont les principaux membres disposent, via leur participation à la compétition électorale, d’une légitimité qui autorise les journalistes à les ériger personnellement en figures, récurrentes ou ponctuelles, de l’actualité. De même, tandis que certains espaces organisés favorisent un partage relativement égalitaire du savoir parmi leurs membres, d’autres s’avèrent autrement plus cloisonnés et réservent les informations les plus pertinentes journalistiquement parlant à un petit nombre d’initiés qui, de la sorte, pourront s’ériger en interlocuteurs privilégiés des rédacteurs33. Le respect de la discipline de parole tient ainsi aux mécanismes de circulation des informations décisives à l’intérieur des organisations : s’ils ne peuvent y accéder ou s’ils ne peuvent en attester la véracité, les subordonnés auront peu de chances de pouvoir alimenter les journalistes, de bénéficier du pouvoir de certification médiatique et de contester la communication officielle de leurs états-majors.
Les incidences de la discipline de parole sur le travail journalistique
11Ces conditions d’efficience de la discipline de parole ne déterminent évidemment pas les modalités de communication des acteurs, pas plus qu’ils n’imposent mécaniquement aux journalistes leurs pratiques de recueil, de cadrage et de formatage des nouvelles. Celles-ci restent évidemment diversifiées, tant elles sont redevables de leurs entreprises respectives et des publics, normes et contraintes pratiques face auxquels ils doivent composer, mais aussi, sur un plan plus individuel, de leurs dispositions, expériences passées, positions, ressources et notamment leurs carnets d’adresses. Pour autant, une configuration organisationnelle dominée, conjoncturellement ou structurellement, par la discipline de parole affecte la possibilité pour les médias de rendre visibles des informations, des scènes, des points de vue que les états-majors ne souhaitent pas voir divulgués. En l’absence d’acteurs capables d’assumer publiquement la promotion d’informations ou de points de vue alternatifs, les journalistes des médias omnibus s’avèrent relativement contraints de s’en remettre aux déclarations, officielles ou officieuses, des porte-paroles de ces espaces.
12L’analyse de ces configurations organisationnelles qu’il faut appréhender moins comme des structures figées que comme des contextes d’action conflictuels et potentiellement changeants, peut notamment permettre d’enrichir l’explication des divergences de styles et de cadrages légitimes entre spécialités journalistiques34. Comme le soulignait en effet Fishman, chaque rubrique nécessite « des façons différentes de travailler, adaptées à l’activité particulière du territoire couvert par la rubrique35 ». Dans une perspective naturaliste, cette remarque pourrait avoir un caractère tautologique : les comptes-rendus journalistiques reflétant strictement le réel, il est logique que la médiatisation d’un secteur en restitue précisément les activités. Cependant, la sociologie du journalisme a depuis longtemps montré que les productions médiatiques ne sont pas des miroirs fidèles de la « réalité » mais des représentations tributaires des interactions, à la fois conflictuelles et coopératives, entre les rédacteurs et leurs sources36. Les productions journalistiques sont en conséquence affectées par la diversité potentielle de ces interlocuteurs, le degré d’officialité de leur prise de parole et le caractère plus ou moins formel de leurs relations aux journalistes. Ce constat invite à approfondir la judicieuse suggestion de Daniel Hallin pour comprendre le relatif déplacement de la couverture de la guerre du Vietnam dans les médias états-uniens de la fin des années 1960 :
« Dans les situations où le consensus politique semble prévaloir, les journalistes tendent à agir comme des membres “responsables” de l’establishment politique, endossant les perspectives politiques dominantes et transmettant plus ou moins rigoureusement le point de vue des autorités supposées représenter la nation dans son ensemble. En situation de conflit politique, ils deviennent plus détachés voire oppositionnels, bien qu’ils restent habituellement à l’intérieur des frontières du débat qui se déroule parmi les élites politiques et continuent de garantir un écho privilégié aux officiels les plus hauts placés dans les sphères de l’exécutif […]. Les nouvelles “reflètent” ces divisions, pour utiliser l’analogie du miroir37. »
13Face au consensus qu’évoque Hallin et que nous envisageons ici comme des configurations propices à la discipline de parole dans un espace organisé donné, les journalistes disposent de moindres points d’appui pour honorer leurs règles de distanciation [Lemieux, 2000]. De fait, la capacité à inhiber l’expression publique des subordonnés et autres partenaires d’action est une ressource médiatiquement déterminante pour les états-majors, et ce à deux égards.
14D’une part, face à de tels contextes organisationnels, les journalistes soumis à des formats de production contraignants, en raison des rythmes de publication ou de l’hétérogénéité de leurs publics, ne peuvent rendre compte de l’actualité « chaude » qu’en fonction de l’agenda officiel et des flux communicationnels des états-majors. Selon leurs représentations des rôles journalistiques légitimes38 et leurs interdépendances avec les responsables de ces univers organisationnels, les rédactions peuvent cependant disposer de marges de manœuvre pour ne pas relayer passivement cette communication officielle. Elles peuvent en effet choisir de ne pas rendre compte des « événements de routine » ou de ne leur accorder qu’un espace modique ; « indexicaliser » scrupuleusement l’origine des propos rapportés pour que le récit journalistique se focalise moins sur les faits que la source cherche à promouvoir que sur l’acte de communication lui-même39 ; ou encore, mobiliser des « rhétoriques d’expertise critique40 ». Mais tant qu’aucune voix « crédible » ne se fait publiquement entendre pour contester le point de vue ou la véracité des faits énoncés par la source officielle, les rédacteurs ne sont aucunement tenus d’offrir un compte-rendu distancié ou équilibré, et ainsi quitter la « sphère du consensus » pour celle de la « controverse légitime41 ». Toute approche critique qu’ils seraient, dans ce cas, tenus d’assumer, pourrait en effet les exposer aux accusations de subjectivité ou de partialité42.
15D’autre part, et à moins d’appartenir à des rédactions spécialisées dans la divulgation d’informations inédites et la dénonciation de scandales (Le Canard enchaîné ou Médiapart dans le cas de la presse nationale en France), les rédacteurs courent le risque d’être accusés de « malhonnêteté », « d’irresponsabilité », « d’incompétence », de « colportage de rumeurs43 » s’ils rendent compte d’informations recueillies auprès d’acteurs qui ne peuvent les énoncer publiquement par crainte d’être sanctionnés pour leur déloyauté. L’incapacité à référencer explicitement l’origine de discours critiques, à recouper ses sources ou à administrer des preuves recevables juridiquement rend ainsi particulièrement délicate toute restitution d’informations que les titulaires de positions de pouvoir ne souhaitent pas divulguer (et voir divulguées). De ce point de vue, les « formats d’objectivité journalistique » qui caractérisent notamment la production agencière44 et télévisuelle45 tendent à favoriser les acteurs officiellement habilités à parler au nom d’une organisation ou d’un collectif donné. L’asymétrie structurelle est ainsi particulièrement prononcée. D’un côté, l’exigence de polyphonie contraint les rédacteurs à recueillir ou diffuser les réactions d’une personnalité ou d’une institution mise en cause par l’intermédiaire de sources anonymes. D’un autre côté, et inversement, en l’absence de réactions critiques accessibles et jugées crédibles, les journalistes pourront légitimement s’abstenir de l’exigence d’équilibre des points de vue ou de recoupement des sources pour accompagner la restitution d’une déclaration « routinière » d’un porte-parole accrédité46.
Des circonstances plus favorables à l’intrusion journalistique ?
16Pour autant, les recherches qui analysent le travail et l’écriture journalistique dans une perspective diachronique tendent à montrer que les rédactions des médias d’information générale s’avèrent, plus qu’autrefois, « méfiantes à l’égard des autorités officielles47 », moins disposées à reproduire servilement leurs communiqués et davantage encouragées à manifester leur distance critique vis-à-vis de leur communication officielle48. Ce constat suppose évidemment d’être nuancé et rapporté aux différentes sous-familles de médias ainsi qu’aux spécialités journalistiques qui les composent49. Pour autant, trois processus semblent avoir convergé pour amener les journalistes à mieux contourner (lorsqu’ils le peuvent) les contraintes de la discipline de parole.
17Tout d’abord, « le marché des médias » se caractérise dorénavant par « une surabondance de l’offre50 ». Face à cette hyperconcurrence, l’attention du public devient une denrée rare et convoitée, qui contraint les rédactions à valoriser, plus qu’autrefois et parmi d’autres formes d’évolution, la divulgation des « coulisses », la mise en cause des « puissants », la polémique ainsi que l’ensemble des informations susceptibles de faire « scandale ». L’exacerbation des exigences marchandes tend ainsi à accroître les tensions entre « réalisme commercial » (par exemple, ne pas être dépassé par la concurrence) et « réalisme politique » (par exemple, ne pas se mettre à dos un responsable politique ou un dirigeant d’entreprise d’envergure)51.
18Ces transformations socioéconomiques se conjuguent, ensuite, à des bouleversements « socioculturels » qui s’incarnent dans le renouvellement du personnel journalistique et l’arrivée de générations de rédacteurs tendanciellement plus diplômées, moins attachées au respect des formes et des hiérarchies, davantage disposées à entretenir un rapport critique aux institutions52. Il n’en demeure pas moins que ce rapport critique ne peut se matérialiser dans la production journalistique que si les rédacteurs disposent de ressources, personnelles ou collectives, susceptibles de les protéger des pressions des états-majors organisationnels et de leurs conseillers en communication.
19Il faut enfin ajouter, à titre d’hypothèse nourrie par de nombreux et récents épisodes (diffusion des photos de tortures dans la prison d’Abu Ghraïb en Irak, écoute en direct de l’intégralité d’une séance du bureau national du Parti socialiste par une journaliste du Monde en contact téléphonique avec l’un des participants53, enregistrements des échanges entre Liliane Bettencourt et son conseiller financier, mise en ligne des injures énoncées par le président Sarkozy lors du Salon de l’agriculture, publication d’une conversation téléphonique au cours de laquelle Jérôme Cahuzac fait référence à un compte bancaire en Suisse, mise à disposition de milliers de câbles diplomatiques états-uniens par le site Wikileaks, « affaire Snowden », etc.) que les récentes mutations sociotechniques (multiplication et miniaturisation des dispositifs d’enregistrement, développement des outils numériques et notamment des réseaux sociaux qui permettent potentiellement à chacun de s’ériger en informateur, de reproduire les formes symboliques mises en ligne par d’autres, de publiciser ses propres prises de position et d’accéder directement à une audience plus ou moins étendue) tendraient à affaiblir, en partie, les capacités de contrôle des états-majors face aux éventuelles « fuites » issues de leurs propres rangs. Les journalistes disposent ainsi d’une multiplication potentielle des voies d’accès aux univers organisationnels, qu’il s’agisse des informations qui les concernent ou des points de vue qu’ils génèrent.
20Ces transformations structurelles, que nous restituons ici sous une forme (trop) schématique car inattentive aux spécificités de chaque sous-champs journalistique, ont engendré deux effets repérables dans de nombreux supports d’information médiatique. D’un côté, les rédacteurs sont plus qu’avant incités à solliciter la parole des usagers, des clients, des agents de terrain, des « Français ordinaires » pour offrir un suivi moins « institutionnel » et moins « abstrait » de l’actualité. Supposées garantir une complicité plus nourrie entre l’entreprise médiatique et ses audiences, ces logiques de proximité54 invitent les journalistes à davantage recueillir les témoignages d’individus anonymes et ainsi relativiser les points de vue officiels des institutions qui interagissent avec eux55. Il va cependant de soi que la promotion de déceptions, plaintes ou critiques dans les « grands » médias d’information ne reste possible qu’à condition de bénéficier de relais institutionnalisés (syndicats, associations de consommateurs, partis) et de ne pas remettre trop ouvertement en cause les fondements même de l’ordre social et politique56.
21D’un autre côté, contraints d’identifier des « angles » attractifs et d’afficher une certaine distance énonciative à l’égard des protagonistes de l’actualité, les journalistes sont fréquemment tentés de se focaliser sur les conflits qu’ils observent ou, plus précisément, sur les informations qu’ils pourront cadrer autour des conflits individuels ou collectifs sous-jacents57. Ainsi, dans des espaces où la solidarité constitue une norme rarement transgressée (pensons aux institutions militaires ou judiciaires), toute dispute publique ou toute déclaration débarrassée des lourdeurs de la « langue de bois » peut acquérir une valeur journalistique, à condition, bien sûr, que les opposants à la politique officielle disposent d’un crédit institutionnel et/ou d’une notoriété suffisante pour que leurs prises de position ne soient pas seulement considérées comme des déviances marginales mais bien comme des éléments d’information dont il faut rendre compte.
22Aussi, dans les médias qui valorisent ostensiblement l’impartialité et la distance de leurs rédacteurs à l’égard des principaux acteurs et institutions de la vie publique, la conflictualité au sein des espaces organisationnels où se recrutent sources et protagonistes de l’actualité apparaît bien comme le moyen et comme la fin de l’information. Le moyen, car seule une relative indiscipline (qu’elle soit assumée ou suscitée, exprimée en on ou en off) permet au journaliste de disposer d’informateurs fiables pour « décrypter » la communication officielle, rendre compte des coulisses, nourrir le récit des batailles internes, bénéficier d’informations exclusives non issues des services de presse eux-mêmes, etc. La fin, car c’est justement l’histoire de ces dissidences et de ces oppositions qui pourront alimenter les nouvelles. Les affrontements inter-et intra-organisationnels forment ici la condition sine qua non d’une production de l’actualité qui ne se réduit pas à la simple livraison de communiqués officiels.
23Célébrée comme l’un des dispositifs à travers lesquels les journalistes parviendraient à honorer leur rôle démocratique58, la mise à nue des luttes de pouvoir que les acteurs dominants s’efforceraient de soustraire à la visibilité publique pour mieux promouvoir des images d’harmonie, « dissimule » toutefois deux dimensions. D’une part, elle ne nous dit pas dans quelle mesure les journalistes qui parviennent à rendre compte d’informations déplaisantes pour certains acteurs ou institutions dominantes ne servent pas les intérêts d’autres acteurs ou institutions dominantes. D’autre part, soulevant des problèmes de spécialisation, d’expertise et de formatage des informations59, elle revient bien souvent à traduire des jeux sociaux complexes dans des scénarios lisibles et attractifs (« le combat des chefs ») qui informent souvent peu sur le fonctionnement effectif des institutions dominantes.
24Les journalistes ne sont donc pas voués à subir passivement les mécanismes de discipline de parole dans les milieux qu’ils sont amenés à couvrir, pas plus que les acteurs sociaux ne sont automatiquement condamnés à communiquer aux médias sous des formes associées aux rôles qu’ils occupent dans les espaces organisationnels. Ces écarts n’affectent cependant qu’à la marge le parti pris théorique consistant à envisager les médias d’information comme les réceptacles des luttes entre les acteurs dotés du plus fort capital symbolique. Intermédiaires entre élites et citoyens anonymes, les journalistes doivent aussi (et peut-être surtout) être appréhendés comme des intermédiaires entre les élites elles-mêmes60. De ce point de vue, si les médias dominants peuvent profiter des luttes de pouvoir au sommet des institutions pour se distancier de certaines communications officielles, déplacer les frontières du dicible et émettre d’éventuels points de vue critiques, ils ne contribuent pas automatiquement à ouvrir l’espace public aux voix véritablement dominées, celles qui, par la maigreur de leurs ressources sociales et communicationnelles, peuvent difficilement remplir les conditions d’une « prise de parole » journalistiquement attractive.
Notes de bas de page
1 Sigal L., Reporters and Officials : the Organization and Politics of Newsmaking, Lexington, Lexington Books, 1973, p. 193.
2 Schlesinger Ph., « Repenser la sociologie du journalisme. Les stratégies des sources d’information et les limites du média-centrisme », Réseaux, no 51, 1992, p. 93-95.
3 Ericson R., Baranek P., Chan J., Negociating Control. A Study of News Sources, Toronto, University of Toronto Press, 1989 ; Thompson J., The Media and the Modernity. A Social Theory of the Media, Cambridge, Polity Press, 1995 et Political Scandal, Cambridge : Polity Press, 2000 ; Negrine R., The Communications of Politics, London, Sage, 1996 ; Gilbert C., Henry E., « La définition des problèmes publics. Entre publicité et discrétion », Revue française de sociologie, vol. 53, no 1, 2012, p. 35-59.
4 Les journalistes politiques tendent généralement à appréhender ces séquences comme des « recadrages », cf. « Nicolas Sarkozy recadre la communication gouvernementale » (lemonde.fr, 16 avril 2008), « À La Rochelle, Jean-Marc Ayrault recadre les ministres » (lefigaro.fr, 25 août 2013), etc.
5 Pour une illustration d’un tel contrôle de l’expression publique des salariés de l’entreprise Amazon, voir Malet J.-B., En Amazonie. Infiltré dans le “meilleur des mondes”, Paris, Fayard, 2013.
6 Kaciaf N., Lagneau É., « Du vestiaire à la une, de la une au vestiaire. Une sociologie de la mise en visibilité médiatique de l’affaire Anelka », Politiques de communication, no 1, 2013, p. 209-240
7 Voir Orange M., « Affaire Kerviel : le prix du silence », mediapart.fr, 12 juillet 2013.
8 Schlesinger Ph., « Repenser la sociologie du journalisme », art. cité, p. 82.
9 Hall S. et al., Policing the Crisis. Mugging, the State, and Law and Order, London, MacMilan, 1978.
10 Par exemple, ministère de la Défense contre association écologiste (Derville G., « Le combat singulier Greenpeace-SIRPA », Revue française de science politique, vol. 47, no 5, 1997, p. 589-629), direction d’entreprise contre syndicats (Lagneau É., Lefébure P., « Les mobilisations protestataires comme interactions entre acteurs sociaux et journalistes », in Gerstlé J. (dir.), Les Effets d’information en politique, Paris, L’Harmattan, 2002, p. 55-81), institutions nationales contre acteurs locaux (Sedel J., Les Médias et la banlieue, Paris, INA/Le Bord de l’eau, 2009).
11 Nous utilisons ici la notion volontairement floue d’espaces organisés pour désigner l’ensemble des systèmes d’action dont les médias d’information attribuent la couverture à un ou plusieurs rédacteurs (soit durablement dans le cas d’une rubrique définie comme telle, soit ponctuellement lors d’une « affaire » ou d’une « controverse » devenue saillante) et qui peuvent être envisagés comme autant de contextes d’action, marqués par une relative coordination entre acteurs et par la production de règles, de jeux et d’enjeux spécifiques.
12 Une telle perspective est notamment suggérée ou développée dans Sigal L., Reporters and Officials, op. cit., p. 131 sq. ; Gitlin T., The Whole World is Watching : Mass Media and the Making and the Unmaking of the New Left, Berkeley, University of California Press, 1980, p. 133 sq. ; Hallin D., The Uncensored War. The Media and the Vietnam, New York, Oxford University Press, 1989, p. 116 sq. ; Erikson et al., Negotiating Control, op. cit., p. 11 sq. ; Schlesinger Ph., « Repenser la sociologie du journalisme », art. cité, p. 84 ; Bernier M.-F., Les Fantômes du parlement. L’utilité des sources anonymes chez les courriéristes parlementaires, Québec, Presses de l’université de Laval, 2000, p. 105 sq. ; Baisnée O., La Production de l’actualité communautaire. Éléments d’une sociologie comparée du corps de presse accrédité auprès de l’Union européenne (France – Grande-Bretagne), thèse de doctorat en science politique, Rennes 1, 2003, p. 349 sq. ; Aldrin Ph., Sociologie politique des rumeurs, Paris, PUF, 2005, p. 142 sq. ; Schudson M., The Sociology of News, New York, WW Norton, 2003, p. 140 ; Nollet J., Des décisions publiques « médiatiques » ? Sociologie de l’emprise du journalisme sur les politiques de sécurité sanitaire des aliments, thèse de doctorat en science politique, université Lille 2, 2010, p. 753 sq.
13 Molotch H., Lester M., « Informer : une conduite délibérée de l’usage stratégique des événements », Réseaux, no 75, 1996, p. 23-41.
14 Sur la « double face » du pouvoir, voir Bachrach P., Baratz M., « Two Faces of Power », American Political Science Review, vol. 56, no 4, 1962, p. 947-952.
15 Voir Tuchman G., « Objectivity as Strategic Ritual : An Examination of Newsmen’s Notions of Objectivity », American Journal of Sociology, vol. 77, no 4, 1972, p. 660-679 ; Padioleau J.-G., « Systèmes d’interaction et rhétoriques journalistiques », Sociologie du travail, vol. 18, no 3, 1976, p. 256-281 ; Hallin D., The Uncensored War, op. cit. ; Lemieux C., Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Paris, Métailié, 2000 ; Lagneau É., L’Objectivité sur le fil. La production des faits journalistiques à l’Agence France-Presse, thèse de doctorat en science politique, IEP de Paris, 2010.
16 Pour ne prendre qu’un exemple, les ouvrages d’analyse de la communication politique tendent à se focaliser sur les dispositifs visant à rationaliser l’image médiatique des acteurs politiques, dans les contextes électoraux notamment (Gerstlé J., La Communication politique, Paris, Armand Colin, 2008 ; Maarek Ph., Communication et marketing de l’homme politique, Paris, Litec, 2007).
17 Voir Arpin S., « Pourquoi les médias n’en parlent pas ? L’occurrence à l’épreuve du sens commun journalistique et des processus de médiatisation », Réseaux, no 159, 2010, p. 219-247.
18 Michel Dobry caractérise ce type d’actions par le fait qu’« entre le coup et son résultat s’interpose l’écran d’une “agence d’exécution” [ici, les médias d’information] qui retraduit et réévalue […] le coup par lequel un acteur a tenté de modifier la situation à son avantage » (Sociologie des crises politiques. La dynamique des mobilisations multisectorielles, Paris, Presses de Sciences Po, 2009, p. 175). Dès lors qu’elles sont stratégiquement orientées vers un objectif donné, les actions de communication menées à destination des journalistes sont des « coups indirects », puisque le format et le contenu des productions médiatiques échappent en partie aux promoteurs de ces actions.
19 Leur communication est elle-même encadrée par des contraintes de rôle dont la transgression peut être coûteuse sur le plan de la légitimité à l’intérieur ou à l’extérieur du groupe. Par exemple, Le Bart C., « Lois et invariants d’un genre : pour une sociologie des gaffes politiques », in Bonnafous S. et al. (dir.), Argumentation et discours politique. Antiquité grecque et latine, Révolution française, Monde contemporain, Rennes, PUR, 2003, p. 79-87.
20 Solliciter l’attention des journalistes signifie vouloir peser sur la production de l’actualité et ainsi atteindre un public extérieur, défini (des « cibles » particulières) ou indéfini (« l’opinion publique »). Cette publicisation par l’intermédiaire des médias vise, selon les circonstances, à satisfaire une pluralité d’objectifs : valoriser l’activité de son groupe ou de sa personne, nuire à un rival, partager une indignation, prendre parti dans une controverse, dénoncer ou étouffer un scandale, faire pression sur ses partenaires d’action ou sur les autorités publiques en les contraignant à se justifier ou à agir, etc.
21 Hirschman A., Défection et prise de parole, Paris, Fayard, 1995, p. 146. Sur les conditions garantissant le confinement des critiques issues des groupes subordonnés, mais dans des situations de domination beaucoup plus prononcées que celles exposées ici, voir Scott J., La Domination et les arts de la résistance. Fragments du discours subalterne, Paris, Éditions Amsterdam, 2008.
22 Les sanctions associées à la publicisation d’informations définies comme confidentielles peuvent d’ailleurs être particulièrement sévères, au point de dissuader toute réitération d’une telle audace. Il suffit de penser ici à la peine de trente-cinq années de prison infligée à l’analyste du Pentagone Bradley Manning après la publication, par son entremise, de près de 250 000 câbles diplomatiques états-uniens sur le site Wikileaks.
23 Gaxie D., La Démocratie représentative, Paris, Montchrestien, 2000 ; Offerlé M., Les Partis politiques, Paris, PUF, 2010.
24 Nay O., « Le travail politique à l’assemblée. Note sur un champ de recherche trop longtemps déserté », Sociologie du travail, vol. 45, no 4, 2003, p. 537-555 ; Dulong D., La Construction du champ politique, Rennes, PUR, 2010, p. 167 ; Kaciaf N., Les Pages « Politique ». Histoire du journalisme politique dans la presse française (1945-2006), Rennes, PUR, 2013, p. 218 sq.
25 Bachelot C., « Groupons-nous et demain… ». Sociologie des dirigeants du Parti socialiste depuis 1993, thèse de doctorat en science politique, IEP de Paris, 2008 ; Lefebvre R., Les Primaires socialistes. La fin du parti militant ?, Paris, Raisons d’agir, 2011.
26 Dès lors que la publicité est érigée en impératif dans un espace organisationnel donné, il faut considérer les médias et leurs agents comme des acteurs à part entière de cet univers. Cf. Fishman M., Manufacturing the News, Austin, University of Texas Press, 1980, p. 30 ; Erikson et al., Negotiating Control, op. cit., p. 13.
27 Cook T., Governing with the News. The News Media as a Political Institution, Chicago, The University of Chicago Press, 1998, p. 15.
28 Garnham N., « The Media and the Public Sphere », in Calhoun G. (dir.), Habermas and the Public Sphere, Cambridge, The MIT Press, 1992, p. 361.
29 Desage F., Le « consensus » communautaire contre l’intégration intercommunale. Séquences et dynamiques d’institutionnalisation de la communauté urbaine de Lille (1964-2003), thèse de doctorat en science politique, université de Lille 2, 2005, p. 203 sq. Pour des observations convergentes à l’échelle des institutions européennes, Baisnée O., La Production de l’actualité communautaire, op. cit., p. 380 sq.
30 Sur ces deux processus conditionnant l’accès à la visibilité médiatique, voir Gans H., Deciding what’s News. A Study of CBS Evening News, NBC Nightly News, Newsweek and Time, New York, First Vintage Books Editions, 1980, p. 81.
31 Schlesinger Ph., « Repenser la sociologie du journalisme », art. cité, p. 93-95.
32 A contrario, les circonstances au cours desquelles les états-majors se déchirent publiquement placent les services de communication dans des situations problématiques puisque leur loyauté à l’égard des protagonistes de la controverse est elle-même en jeu. On pense par exemple à la crise rencontrée par l’équipe de France masculine de football lors de la Coupe du Monde 2010 : l’attaché de presse des bleus se trouvait alors contraint de relayer les demandes, contradictoires, des dirigeants de la Fédération française de football, du sélectionneur et des joueurs. Sur ce point, voir Kaciaf N., Lagneau É., « Du vestiaire à la une… », art. cité.
33 Par exemple, les choix stratégiques d’une grande entreprise peuvent être médiatisés soit via la direction de la communication, soit via un canal « alternatif » (actionnaires minoritaires, représentants syndicaux, membres du comité de direction qui n’ont habituellement pas la capacité de définir les messages des services de presse) mais encore faut-il que ces acteurs puissent eux-mêmes y accéder et communiquer ces informations aux médias.
34 Marchetti D., « Les sous-champs spécialisés du journalisme », Réseaux, no 111, 2002, p. 21-55 ; Lagneau É., « Le style agencier et ses déclinaisons thématiques : l’exemple des journalistes de l’Agence France Presse », Réseaux, no 111, 2002, p. 57-100 ; Neveu É., Sociologie du journalisme, Paris, La Découverte, 2009, p. 48.
35 Fishman M., Manufacturing the News, op. cit., p. 36.
36 Charron J., Lemieux J. et Sauvageau F. (dir.), Les Journalistes, les médias et leurs sources, Boucherville, Gaëtan Morin, 1991 ; Charron J., La Production de l’actualité. Une analyse stratégique des relations entre la presse parlementaire et les autorités politiques, Montréal, Boréal, 1994 ; Legavre J.-B., « Je t’aime moi non plus ». Les relations d’« associés-rivaux » entre journalistes et communicants, mémoire d’HDR en sciences de l’information et de la communication, université Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines, 2007.
37 Hallin D., The Uncensored War, op. cit., p. 10.
38 Le Bohec J., Les Rapports presse – politique. Mise au point d’une typologie “idéale”, Paris, L’Harmattan, 1997 ; Kaciaf N., Les Pages « Politique », op. cit.
39 Tuchman G., « Objectivity as Strategic Ritual : An Examination of Newsmen’s Notions of Objectivity », American Journal of Sociology, vol. 77, no 4, 1972, p. 665 ; Hallin D., The Uncensored War, op. cit., p. 71 ; Lagneau É., L’Objectivité sur le fil, op. cit., p. 146.
40 Padioleau J.-G., « Systèmes d’interaction et rhétoriques journalistiques », Sociologie du travail, vol. 18, no 3, 1976, p. 275.
41 Hallin D., The Uncensored War, op. cit., p. 116-117.
42 Ces effets de la discipline de parole viennent ici redoubler les contraintes associées à une forme de « réalisme politique » des rédactions dans leurs rapports aux élites politiques et entrepreneuriales : pressions sur les budgets publicitaires ou sur les achats massifs d’abonnement ; risque d’être « blacklisté » par les services de presse des organisations pourvoyeuses d’informations dotées d’une relative valeur journalistique (dans le cas de la presse locale, voir Frisque C., « Une reconfiguration des espaces médiatique et politique locaux ? », Revue française de science politique, vol. 60, no 5, 2010, p. 951-973) ; etc.
43 Les rédacteurs courent en effet le risque d’être démentis par les porte-paroles officiels et sommés d’apporter la preuve des faits dont ils se font l’écho. C’est un tel répertoire argumentatif que mobilise, lors d’une intervention à Strasbourg le 23 septembre 2010, le président de France Télévisions pour justifier l’absence d’investigation sur sa chaîne et fustiger les pratiques de Médiapart lors de « l’affaire Bettencourt » [http://www.mediapart.fr/club/blog/laurent-mauduit/230910/remy-pflimlin-ses-aneries-sur-le-web-et-ses-injuresmediapart]. En décembre 2012, l’éditorialiste de RTL Jean-Michel Apathie emprunte une argumentation convergente contre ses confrères de Médiapart, à l’occasion cette fois de « l’affaire Cahuzac ». Il faut ainsi généralement attendre la prise en charge de l’investigation par des sources « dignes de foi » car elles-mêmes issues d’institutions étatiques (juges d’instruction, commissions d’enquête parlementaire) pour que les faits puissent se voir attribuer un fondement solide et être relayés non pas seulement comme des « rumeurs » mais bien comme des « infos » qui mettent en cause la probité des dirigeants politiques et justifient l’adoption de cadrages critiques à l’égard des responsables gouvernementaux.
44 Lagneau É., L’Objectivité sur le fil, op. cit., p. 664.
45 Mercier A., Le Journal télévisé. Politique de l’information et information politique, Paris, Presses de la FNSP, 1996, p. 199.
46 Molotch H., Lester M., « Informer… », art. cité.
47 Champagne P., Marchetti D., « L’information médicale sous contrainte. À propos du “scandale du sang contaminé” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 101, 1994, p. 57.
48 Lemieux C., Mauvaise Presse, op. cit., p. 195 sq. ; Lévêque S., Les Journalistes sociaux. Histoire et sociologie d’une spécialité journalistique, Rennes, PUR, 2000, p. 212 ; Charron J., « Parler de soi en faisant parler les autres. Identité journalistique et discours rapporté », in Rieffel R., Watine T. (dir.), Les Mutations du journalisme en France et au Québec, Paris, Éditions Panthéon Assas, 2002, p. 97 ; Kaciaf N., Les Pages « Politique », op. cit., p. 137 sq. ; Lagneau É., L’Objectivité sur le fil, op. cit., p. 298 ; Marchetti D., Quand la santé devient médiatique. Les logiques de production de l’information dans la presse, Grenoble, PUG, 2010, p. 81 ; Tsurumaki M., « Autonomie journalistique et résistance aux cadrages imposés. L’exemple des incendies de voitures à Strasbourg », in Lemieux C. (dir.), La Subjectivité journalistique, Paris, Éditions de l’EHESS, 2010, p. 72.
49 De ce point de vue, les exigences de « réalisme » s’avèrent plus particulièrement prononcées dans le cadre du suivi de l’actualité des entreprises et des milieux d’affaires.
50 Brin C., Charron J., De Bonville J. (dir.), Nature et transformation du journalisme. Théorie et recherches empiriques, Québec, Les Presses de l’université Laval, 2004, p. 4. Voir aussi Champagne P., « La double dépendance. Quelques remarques sur les rapports entre les champs politiques, économiques et journalistiques », Hermès, no 17-18, 1995, p. 228 ; Hubé N., Décrocher la « Une ». Le choix des titres de première page de la presse quotidienne en France et en Allemagne (1945-2005), Strasbourg, PUS, 2008, p. 299.
51 Lemieux C., Mauvaise presse, op. cit.
52 Ibid., p. 55 ; Marchetti D., « Les révélations du “journalisme d’investigation” », Actes de la recherche en sciences sociales, no 131-132, 2000, p. 33.
53 En janvier 2007, voir [http://www.lemonde.fr/societe/article/2007/01/17/royal-face-au-trouble-des-dirigeants-socialistes_856316_3224.html].
54 Kaciaf N., « “Parle-moi de moi, il n’y a que ça qui m’intéresse”. Les implications idéologiques d’un impératif de proximité. L’exemple du 13 heures de TF1 », in Le Bart C., Lefebvre R. (dir.), La « proximité » dans le champ politique. Usages, rhétoriques, pratiques, Rennes, PUR, 2005, p. 271-284 ; Restier-Melleray C., « Mise en proximité et politique. Les “Carnets de campagne” du Monde (19 mars-2 juin 2002) », Mots, no 77, 2005, p. 59-72.
55 Le développement tendanciel du « journalisme assis » (au détriment d’une confrontation – certes non dénuée d’ambiguïté – au « terrain »), tout comme la mise à disposition des journalistes de « témoins » ou d’« usagers » par les services de communication des organisations, constituent cependant des freins à cette possibilité de faire émerger des voix critiques parmi les anonymes. La recherche de témoins ou d’interlocuteurs par le biais d’appels sur le web peut cependant, et sous certaines conditions, contrecarrer cet obstacle.
56 Juhem Ph., « Alternances politiques et transformations du champ de l’information en France après 1981 », Politix, no 56, 2001, p. 205.
57 Schudson M., The Sociology of News, New York, WW Norton, 2003, p. 48-49.
58 Kaciaf N., Les Pages « Politique », op. cit., p. 168 sq.
59 Champagne P., Marchetti D., « L’information médicale sous contrainte », art. cité, p. 57 ; Saitta E., « Les journalistes politiques et leurs sources. D’une rhétorique de l’expertise critique à une rhétorique du “cynisme” », Mots, no 87, 2008, p. 125.
60 Sigal L., Reporters and Officials, op. cit., p. 133 ; Schudson M., The Sociology of News, op. cit., p. 140.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009