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Les hiérarchies du privilège : hidalgos, caballeros et aristocratas
p. 66-73
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Index géographique : France
Texte intégral
1La noblesse, bien qu’elle ait cédé au clergé la première place dans les hiérarchies sociales de l’époque, occupait cependant une place éminente au sein de cette même société. C’est un état dont les effectifs sont difficiles à quantifier de façon globale, mais qui, incontestablement, était assez nombreux surtout si on compare avec les autres pays de l’Europe occidentale. Un recensement castillan de 1591 établissait le nombre d’hidalgos, catégorie que l’on peut assimiler à la noblesse au sens large, à 134 223 familles, ce qui signifie le 1/10 de la population totale26. La noblesse castillane avait par conséquent des dimensions comparables à celle de Pologne ou de Hongrie, ce qui signifie qu’elle était 4 à 5 fois plus nombreuses que la noblesse de France ou d’Angleterre à la même époque. Évidemment, il faut interpréter ce chiffre avec précaution. En effet, il n’est pas représentatif de la situation dominante sur l’ensemble du territoire péninsulaire, puisque le nombre de nobles de la Couronne d’Aragon, n’était pas, loin s’en faut, comparable à celui de Castille. Et même dans ce royaume, la distribution particulière des effectifs nobiliaires était très irrégulière. Presque les deux tiers de la noblesse castillane étaient concentrés dans le nord de la péninsule, dans la Montagne de Santander ou dans les Asturies, où la proportion des hidalgos dépassait 75 % à 80 % de la population totale. Les territoires basques obtinrent même du roi la reconnaissance du statut d’hidalgo pour la totalité de leurs habitants. Il s’agissait, dans ces zones septentrionales, peu urbanisées, d’une noblesse rurale dans sa majorité, avec des revenus très bas, dont les activités économiques ne se différenciaient guère de celles du reste de la population. Cependant, à mesure que nous avançons vers le sud, les effectifs nobiliaires, se faisaient plus rares, ils avaient tendance à se concentrer dans les villes et offraient des niveaux de richesses considérablement plus élevés, surtout en Andalousie. Des pourcentages de population hidalga inférieurs à 5 % du total de la population étaient fréquents dans l’Espagne méridionale, ce qui suppose des effectifs nobiliaires semblables à ceux de la Couronne d’Aragon et comparables à ceux des autres pays de l’Europe de l’Ouest. Tout semble indiquer, par ailleurs, que les effectifs de la noblesse espagnole, atteignirent leurs niveaux les plus élevés approximativement au milieu du xvie siècle. De fait, les contingents d’hidalgos que l’on comptait à la fin de ce siècle sont assez semblables à ceux que fournissent les recensements et les rôles du milieu du xviiie siècle. Entre ces deux dates, la société espagnole a connu un intense processus d’aristocratisation, bien connu dans d’autres zones d’Europe, à la même époque, et qui se remarque, par exemple, dans l’augmentation du nombre de titres et d’habits des Ordres militaires27.
2La noblesse espagnole constituait, à côté du clergé, un état privilégié nettement différencié de la masse de ceux qui ne l’étaient pas, les roturiers (pecheros). Les frontières entre l’un et l’autre groupe étaient plus marquées en Castille que dans le Royaume d’Aragon. Globalement, le statut légal, social et politique des nobles variaient selon les royaumes qui composaient la monarchie des Habsbourg. Il variait également d’un royaume à l’autre. Dans la Couronne d’Aragon, était noble celui qui était inscrit comme tel sur les listes de convocation au Parlement, celui qui était membre des cadres de l’Armée ou de la Députation des nobles ou celui qui aurait été inscrit sur les registres des citoyens d’honneur. Mais en Castille, on entendait par noblesse celle qui était transmise par le lignage. Fernando Mexía la définissait avec précision quand il disait que « la condition d’hidalgo est une noblesse qui vient aux hommes par le lignage28 ». Toutefois, on admettait aussi l’existence d’une noblesse civile ou politique à laquelle on accédait par la volonté du souverain en récompense de services rendus. Il s’agissait cette fois d’une noblesse morale, fondée sur la vertu ou le service du roi et du royaume, soit dans le domaine des armes et des lettres, soit dans le domaine politique ou financier. Mais on pouvait aussi y accéder en achetant ses titres, même si ce n’était pas la voie la plus courante en Castille. La noblesse d’un lignage pouvait être aussi reconnue par les tribunaux de justice après avoir établi les preuves requises. C’était le cas de ceux que l’on appelait les hidalgos par décision de justice (hidalgos de ejecutoria). Il existait donc une pluralité de situations, bien que la noblesse la plus prisée fût évidemment celle fondée sur le lignage.
3Être un hidalgo reconnu, par sa seule notoriété (hidalgo de solar concocido), constituait le socle de l’honneur et de la réputation des lignages qui pouvaient se flatter de leur condition. Or, depuis le milieu du xvie et les siècles suivants, l’honneur et la réputation étaient aussi associés à de nouvelles valeurs comme celles de la pureté de sang, c’est-à-dire le fait de ne pas avoir d’ascendance juive ou morisque. De nombreuses corporations laïques et ecclésiastiques, les ordres religieux ou militaires l’exigeaient de tous ceux qui prétendaient y entrer, ce qui les obligeait à de coûteuses démarches pour établir les preuves. La pureté de sang devenait ainsi un nouveau et puissant élément d’exclusion sociale et servait à rappeler que noblesse de lignage et pureté de sang n’étaient pas toujours des termes interchangeables. C’est pour cette raison qu’on disait qu’en Castille, il y avait deux types de noblesse : l’hidalguía qui était la plus honorable que l’on puisse posséder et la pureté qu’il était plus déshonorant de ne pas posséder « parce qu’en Espagne on estime plus un roturier de sang pur qu’un hidalgo de sang impur29 ». Dans la mesure où de nombreux lignages urbains riches avaient du sang convers dans les veines ou bien étaient simplement soupçonnés d’en avoir, le concept de pureté de sang pouvait s’imposer comme un critère alternatif de noblesse. Évidemment ceci ne valait pas pour le roturier comme pour la noblesse30, mais depuis le xvie siècle, la pureté de sang s’est imposée peu à peu comme un élément à ajouter à celui de noblesse dans l’attribution de l’estime sociale.
4La condition de noble était accompagnée de la jouissance d’un grand nombre de privilèges. Le plus important de tous était l’exemption des impôts directs, mais il y en avait bien d’autres. Les nobles ne pouvaient ni être torturés, ni soumis à des châtiments infamants, ils ne pouvaient pas être emprisonnés pour dettes, ni leurs biens ne pouvaient être confisqués ; ils avaient le droit d’exhiber leurs armoiries et de porter l’épée. S’ils étaient condamnés à mort, ils devaient être décapités, jamais pendus. Dans de nombreux endroits de Castille la moitié des charges municipales leur étaient réservées, même si cette pratique n’a pas toujours été appliquée. On admettait cependant qu’à égalité de compétences, les nobles devaient être préférés à ceux qui ne l’étaient pas au moment d’occuper des charges publiques et seulement aux nobles, on pouvait confier certaines obligations. En Catalogne, à Valence, en Aragon et Navarre, la noblesse a conservé sa représentation au Parlement. En Castille, toutefois, elle a cessé d’être convoquée à ce titre, ainsi que le clergé, depuis 1539. Depuis lors, les représentants des villes ne furent convoqués qu’aux assemblées du Royaume. Mais, parmi ceux-ci nombreux étaient les nobles, auxquels furent inclus, depuis le règne de Philippe III, un certain nombre de Grands d’Espagne et de la haute noblesse. La valeur de ces privilèges, était, malgré tout, plus symbolique que réelle, y compris dans le cas des exemptions fiscales. Les nobles n’étaient pas soumis au paiement des impôts directs, parmi lesquels figuraient les « services », mais cela ne les libérait pas de contribuer aux impôts indirects, qui furent précisément ceux qui connurent une augmentation régulière au cours du xviie siècle. Par ailleurs, la noblesse ne put échapper aux innombrables mesures exceptionnelles auxquelles la Monarchie eut recours alors pour couvrir ses besoins fiscaux. Tout cela contribua à éroder progressivement des privilèges d’exemption fiscale qui, cependant, leur ont toujours été formellement reconnus.
5Tous les nobles étaient juridiquement égaux et, par conséquent, tous avaient droit à la jouissance de privilèges spécifiques à leur état. Malgré tout, il existait entre eux une hiérarchie interne très nette. En Castille, les simples hidalgos constituaient les échelons inférieurs de la noblesse. Ils étaient de loin les plus nombreux. Au-dessus d’eux, il y avait les chevaliers (caballeros). Il s’agissait cette fois d’un groupe en soi hétérogène, constitué par un noyau d’hidalgos de lignage, parfois bien apparentés avec la noblesse territoriale, auxquels avaient été assimilés par anoblissement des éléments qui n’étaient pas nécessairement des nobles d’origine, mais qui avaient été anoblis progressivement en vertu d’un processus de fusion sociale bien connu à l’époque un peu partout. Il s’agissait de fonctionnaires de l’administration royale, de commerçants, de percepteurs des rentes royales et de propriétaires en général. Tous avaient fini par former une oligarchie rentière à laquelle, dans de nombreuses villes, s’étaient intégrés depuis le xve siècle des lignages d’origine converse31. La Couronne avait confié le gouvernement local à des chevaliers et recruté parmi ses membres une bonne partie de ses ministres et de ses cadres dans le domaine de l’administration civile, militaire et ecclésiastique. Il s’agit, par conséquent, d’un groupe social d’une exceptionnelle importance dans l’histoire du pays.
6Le sommet de la hiérarchie était constitué par l’élite des Grands d’Espagne et de la haute noblesse. Ses effectifs étaient par définition limités, mais ils n’ont pas cessé de croître au long du xviie siècle. Philippe II a créé 99 nouveaux titres et ses successeurs plus de 500. Le phénomène a atteint son apogée, sous le dernier des Habsbourg, Charles II qui créa à lui seul autant de titres que tous ses prédécesseurs réunis : 292. En ce qui concerne uniquement les Grands d’Espagne leur nombre a été multiplié par 5, en passant d’environ une vingtaine en 1520, quand Charles Quint établit ce nouvel échelon dans les titres nobiliaires, à la centaine que l’on dénombre au xviiie siècle. Tout cela a contribué à un renouvellement important de cette strate sociale. On a calculé à cet égard que 7 sur 8 des titres nobiliaires qui existaient en Castille vers 1700 avaient été créés après 1550. Une partie des nouveaux intronisés a concerné les membres de la noblesse avec des titres anciens et l’autre a servi à distinguer les services rendus par des commerçants et des banquiers, quand ils ne les ont pas tout simplement achetés. Cependant, ce furent les chevaliers les plus grands bénéficiaires de ce processus. Le phénomène avec les particularités propres à chaque royaume se produisit dans toute l’Espagne. En Catalogne, par exemple, le nombre de nobles et de chevaliers est passé de 488 en 1518 aux 786 qu’on dénombrait en 1626 et le chiffre allait encore augmenter jusqu’à la fin du siècle avec la création de 555 nouveaux titres de chevaliers32.
7Les hiérarchies nobiliaires différenciaient les nobles entre eux en raison de l’ancienneté de leur lignage ou de l’importance des services qu’ils avaient pu rendre à la Couronne, mais elles correspondaient aussi à l’importance de leur patrimoine. La richesse n’était évidemment pas un attribut essentiel de la noblesse, mais sa possession était devenue petit à petit indispensable pour mener le train de vie qu’on lui associe. La hidalguía rurale, la plus nombreuse, était généralement pauvre. Les chevaliers, sans être nécessairement les plus riches, pouvaient avoir réuni des fortunes considérables. Celles des conseillers municipaux (regidores) madrilènes étaient substantielles. Aux xvie et xviie siècles, on estime qu’elles étaient équivalentes à celles des membres des Conseils royaux et inférieures à celles des membres de la haute noblesse33. Cependant le pouvoir de l’aristocratie des Grands d’Espagne et de la haute noblesse reposaient fondamentalement sur de gros patrimoines. La composition de ces patrimoines était certes hétérogène. Les Grands d’Espagne et la haute noblesse étaient propriétaires de surfaces très étendues, qui, surtout dans le Nord, étaient exploitées par des paysans protégés par des baux emphytéotiques aux termes desquels les seigneurs leur cédaient la propriété utile des terres qu’ils cultivaient en échange du paiement perpétuel de certaines redevances, tandis que dans le Sud, elles étaient généralement cédées en régime de fermage pour des périodes plus courtes et renouvelables à échéance.
8Aux ressources tirées des revenus de la terre ou d’autres biens fonciers et des droits seigneuriaux afférents, les nobles ajoutaient ceux qui dérivaient du crédit public (les juros) ou de rentes privées (censos) à la perception d’impôts royaux consentis par la Couronne. Presque la moitié des 98 000 ducats que produisaient en 1630 les biens inaliénables du duc de Béjar avait cette origine34. Par ailleurs la possibilité de léguer en régime de majorat (mayorazgo) ces biens, reconnue par la loi depuis les Cortes de Toro de 1505, garantissait la conservation de patrimoines qui ne pouvaient être hypothéqués ni vendus, sauf avec autorisation royale, et qui pouvaient être gérés par la Couronne en cas de mauvaise administration manifeste de la part des propriétaires. L’institution du majorat pénétra profondément dans la société espagnole. Tous, plébéiens compris, faisaient tout leur possible pour transmettre leurs biens en régime de majorat. On appelait cela majorat ou biens familiaux inaliénables (vínculos cortos). Les arbitristes ont pu critiquer ouvertement cette obsession pour tout ce qui, selon Fernandez de Navarrete en 1626, ne servait pas à autre chose qu’à « donner un statut de chevalier au plébéien ordinaire qui exerçait un métier manuel », pour le détourner de ses occupations habituelles35.
9Par ailleurs, les nobles faisaient reposer aussi leur prestige et leur pouvoir sur le fait d’être seigneurs et d’avoir des vassaux. La seigneurie (senorío) constitue en effet une composante fondamentale des structures sociales et politiques de l’Espagne moderne. La forme la plus ancienne de seigneurie est celle qu’en Castille on appelait foncière (señorío solariego), c’est-à-dire celle où se superposaient en la personne du seigneur la propriété de la terre et la juridiction sur les personnes. Avec le temps, ces deux fonctions ont eu tendance à se dissocier. Depuis le xvie siècle, la seigneurie juridictionnelle (senorío jurisdiccional) – qui n’impliquait pas nécessairement que le seigneur fut propriétaire des terres sur lesquelles il exerçait sa juridiction – fut clairement majoritaire36. La Couronne a contribué à ce processus. Ce fut l’œuvre d’abord de Charles Quint qui mit en vente les terres des Ordres militaires dont il était le Grand Maître. Philippe II continua cette politique, en initiant la vente des terres en régime de seigneurie ecclésiastique, ce qui souleva de véhémentes protestations de la part de l’Église. Au xviie siècle, par ailleurs, la cession de terres du domaine royal (vasallos de realengo), c’est-à-dire celles qui étaient directement soumises à la juridiction royale, entraîna une extension considérable de la seigneurie juridictionnelle en Castille. On a calculé que, entre 1625 et 1689 ont été créés 169 nouvelles seigneuries, ce qui suppose la vente de quelque 80 000 terres du domaine royal : ce qui concernait environ 15 % de la population totale soumise alors à la juridiction royale37.
10Les revenus de l’aristocratie se sont revalorisés au rythme de la révolution des prix pendant la majeure partie du xvie siècle. Cependant à partir des dernières décennies du siècle, les rentes nobiliaires ont eu tendance à stagner d’abord pour ensuite baisser, alors que les prix continuaient encore à grimper. L’endettement de la noblesse, due dans une large mesure à son train de vie fastueux, augmenta en conséquence. La Maison des Connétables de Castille était gagée vers 1635 pour 400 000 ducats, montant semblable aux dettes qu’avaient accumulées, au milieu du xviie siècle, les ducs de Pastrana, mais seulement la moitié des 800 000 ducats que devait le duc de Infantado en 162338. L’aristocratie semblait affronter alors une crise économique que des décisions royales comme celles de l’expulsion des morisques en 1609 rendirent plus aiguë en Andalousie, Estrémadure et, surtout à Valence. Ajoutons à tout cela les problèmes provoqués par une pression fiscale inconnue jusqu’alors qui ne respectait pas trop dans la pratique les exemptions fiscales des « classes » privilégiées. La noblesse, comme le clergé, se vit contrainte à contribuer à une large série de services, ceux des millions (millones), qu’on avait commencé à percevoir en 1590 et qui vers 1640 étaient devenus la source la plus importante de revenus du trésor royal. Celui-ci ajouta de nouveaux autres expédients. La noblesse s’est ainsi vu contrainte au paiement de dons qui n’avaient pas grand-chose de volontaire ; il lui fallut accepter de nouvelles prestations comme l’impôt des lances, qui l’obligeait à fournir au roi des soldats ou en payer la contre-valeur en argent, en plus d’autres contributions jamais perçues jusqu’alors, comme le papier timbré ou les intérêts des rentes d’État (juros) ou offices publiques qu’elle achetait – appelées medias annatas.
11Il y eut des maisons d’aristocrates qui s’écroulèrent sous les dettes et dont le patrimoine fut placé en curatelle par la Couronne. Nombreuses furent celles qui tentèrent de réagir à la crise en révisant à la hausse le fermage de leurs terres, en réactivant d’anciens droits féodaux qui leur étaient associés ou en essayant de récupérer la propriété de terres détenues de fait par les paysans. Un certain durcissement du régime seigneurial fut la conséquence de tout cela, en particulier dans le Levant, et dans le Sud, ce qui ne manqua pas d’y provoquer des révoltes anti-seigneuriales, marquantes, mais généralement limitées. Toutefois, l’aristocratie put compter en dernière instance sur l’appui de la Couronne. La concession de licences royales pour gager des droits à percevoir avec une garantie sur leurs majorats leur permit de surmonter les crises de liquidité qu’elle connaissait périodiquement. D’un autre côté, l’aristocratie, en plus de recevoir l’appui direct des souverains par la concession de remises gracieuses ou le transfert de recettes royales, fut la plus grosse bénéficiaire de certains expédients auxquels se livra le trésor royal au xviie siècle pour augmenter ses revenus, comme la vente des offices publiques, des terres vaines ou des juridictions, ce qui a fini par provoquer une seigneurialisation du territoire. Il suffit de souligner pour le prouver que la noblesse a pu acquérir 70 % des alcabalas y tercias39 et 50 % des juridictions vendues par la Couronne dans la seule Andalousie au cours du xviie siècle40.
12Les principes et les valeurs de base de la noblesse ont fini par imprégner toute la société et les mentalités de l’Espagne du xviie siècle. Vivre noblement, c’est-à-dire de ses rentes et non de son travail personnel, acheter des titres de noblesse ou des habits d’Ordres militaires, faire profession de vieux chrétien était devenu un idéal de vie pour des générations d’espagnols qui identifiaient à ces valeurs l’honneur et la réputation auxquels ils aspiraient. Peu importait que les arbitristes dénoncent l’oisiveté et tous les maux qui en dérivaient, qu’ils s’efforcent de défendre la compatibilité entre noblesse et marchandise et que la Couronne tente de la favoriser par diverses lois (en Aragon en 1626, 1678 et 1686, en Catalogne en 1626 et en Castille en 1682) par lesquelles elle autorisait les nobles à investir dans le commerce et dans la manufacture sans risque de dérogeance41. La population espagnole a continué à s’identifier aux valeurs nobiliaires, mais leur exaltation conduisit plus à la dislocation de cette société traditionnelle avec laquelle elle s’identifiait qu’à sa consolidation. En effet, tout ce qui impliquait que l’ordre naturel de la société, où chacun occupait la place qui lui revenait pour accomplir fidèlement les fonctions qui lui avaient été assignées, se trouva profondément bouleversé. Ce n’est pas en vain que González de Cellorigo avait fait remarquer que depuis 1600 l’Espagne s’était convertie en une « république d’hommes enchantés qui vivent en marge de l’ordre naturel42 ».
Notes de bas de page
26 Censo de Castilla de 1591. Vecindarios. Instituto Nacional de Estadística, Madrid, 1984 ; García España Eduardo et Molinié-Bertrand Annie, Censo de Castilla de 1591 : estudio analítico. Madrid, Instituto Nacional de Estadística, 1986, 924 p.
27 Domínguez Ortiz Antonio, La Sociedad española del siglo xvii, Madrid, 1963., vol. I, p. 169 et suivantes ; Thompson I. A. A., « The nobility in Spain, 1600-1800 », Scott Hamish M., The European Nobilities in the Seventeenth and Eighteenth Centuries, vol. I : Western Europe, Londres/New York, Longman, 1995, p. 174 et suivantes.
28 Mexía Fernando, Nobiliario copilado y ordenado por Fernando Mexía, veinticuatro de Jaén, Sevilla, 1492. Cité par Domínguez Ortiz A., La Sociedad española…, p. 171.
29 Cité par Domínguez Ortiz A., La Clase social de los conversos en Castilla en la Edad Modena, Granada, 1991, p. 229.
30 Maravall José Antonio, Poder, honor y élites en el siglo xvii, Madrid, 1979, p. 120.
31 Márquez Villanueva F., « Conversos y cargos concejiles en el siglo xv », Revista de Archivos, Bibliotecas y Museos., t. LXII, 2, 1957, p. 503-540.
32 Thompson I. A. A., « The nobility in Spain… », article cité, p. 183. Pour la Catalogne, voir Amelang James S., La Formación de una clase dirigente : Barcelona, 1490-1714, Barcelone, 1986, 232 p.
33 Hernández Mauro, A la sombra de la Corona : poder local y oligarquía urbana (Madrid, 1606-1808), Madrid, 1995, p. 102.
34 Jago C., « La crisis de la aristocracia en la Castilla del siglo xvii », Elliot John H., Poder y sociedad en la España de los Austrias, Barcelone, 1982, p. 255.
35 Fernández Navarrete Pedro, Conservación de Monarquías y discursos políticos, Gordon Michael D. (dir.), Madrid, 1982, p. 95.
36 Salomon Noël, La Campagne de Nouvelle Castille à la fin du xvie siècle d’après les « Relaciones topográficas », Paris, SEVPEN, 1964, p. 187-211.
37 Thompson I. A. A., « The nobility in Spain… », article cité, p. 217.
38 Domínguez Ortiz Antonio, La Sociedad española…, op. cit., p. 235-240 ; Thompson I. A. A., art. cit., p. 211.
39 Le premier était un impôt général appliqué sur toutes les transactions marchandes, alors que le second imposait généralement le transfert vers les caisses royales d’un tiers du produit de la rente décimale ecclésiastique (N.D.L.T.).
40 Thompson I. A. A., « The nobility in Spain… », article cité, p. 217 ; Yun Casalilla Bartolomé, « La situación económica de la aristocracia durante los reinados de Felipe III et Felipe IV », Yun Casalilla Bartolomé, La Gestión del poder. Corona y economías aritocráticas en Castilla (siglos xvi-xvii), Madrid, 2002, p. 163-196.
41 Molas Ribalta Pedro, La Burguesía mercantil en la España Moderna, Madrid, 1989, p. 129-139. Sur la polémique à propos des marchandises dans la société d’état en Espagne, voir Cavillac Michel, Gueux et marchands dans le Guzmán de Alfarache. Roman picaresque et mentalité bourgeoise dans l’Espagne du Siècle d’or, Bordeaux, Éditions Bière, 1983, 468 p.
42 González de Cellorigo Martin, Memorial de la política necesaria y útil restauración a la república de España y Estados della y del desempeño universal de estos Reinos [Valladolid, 1600], Pérez de Ayala et José Luis (dir.), Madrid, 1991, p. 79.
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