Conclusion
p. 241-245
Texte intégral
1L’enquête empirique montre que l’entreprise modernisatrice menée en Saxe relève d’un processus d’économicisation, entendu comme une conversion à l’impératif d’efficience en vue de réaliser des économies. La réduction des dépenses publiques y tient même lieu de modernisation de l’État. Celle-ci est en effet construite en réponse aux problèmes financiers et démographiques rencontrés par le Land, qui ont contribué à l’objectivation et, partant, à l’imposition du cadrage économiciste dans le champ politico-administratif régional. Il s’est matérialisé au travers d’une appropriation sélective des instruments fournis par les doctrines modernisatrices : sont ainsi mobilisées des techniques (contrôle de gestion, comptabilité analytique) et privilégiées des solutions (communalisation des missions, agrandissement de la taille des unités administratives) qui ont pour objectif de resserrer le champ d’action et d’abaisser les coûts de l’administration. Il y a donc un décalage entre la production politique de discours, alliant le modèle de l’« État mince » à celui de l’« État activant », et la production technico-bureaucratique d’outils, privilégiant la dimension gestionnaire et comptable des doctrines modernisatrices au détriment de leur versant décentralisateur et participatif.
2Le cas saxon met en évidence les logiques situationnelles, dispositionnelles et configurationnelles conjointement à l’œuvre dans cette appropriation sélective des doctrines modernisatrices. Elle apparaît tout d’abord indissociable de l’unification, que différents acteurs – responsables gouvernementaux, agents administratifs et experts – venus de l’Ouest ont saisie comme opportunité pour imposer une approche économique de la réforme de l’État. Autrement dit : le contexte démographique et financier joue parce que ces acteurs se sont employés à traduire les difficultés objectives du Land en arguments scientifiques permettant de légitimer leurs décisions politiques en matière de réforme. Cette appropriation sélective des doctrines modernisatrices émane aussi d’une lecture disciplinaire, qui doit beaucoup au rôle central des économistes parmi les réformateurs saxons. S’ils forment une catégorie hétérogène, regroupant des experts en économie politique, des gestionnaires et des spécialistes de finances publiques, ces économistes s’accordent cependant sur la définition financière du problème démographique, auquel certains s’intéressent depuis longtemps déjà. Ils partagent en outre une affinité intellectuelle et politique pour l’ordolibéralisme, avec lequel ils se sont familiarisés durant leur cursus universitaire. L’appropriation sélective des doctrines modernisatrices constitue, par conséquent, la transcription administrative d’un discours gouvernemental qui place la réforme de l’État au service d’une discipline budgétaire inspirée des dogmes ordolibéraux. Cette posture économiciste ne saurait toutefois être uniquement rapportée aux socialisations académiques et professionnelles des réformateurs : elle s’explique également, et peut-être plus encore, par la domination qu’exerce le ministère des Finances, dont les agents ont investi la modernisation de l’État dans l’objectif de contrôler les dépenses des administrations sectorielles. Une telle domination n’est pas nouvelle1, même si elle s’intensifie en contexte de crise économique. Elle n’est pas, non plus, propre à la Saxe, même si elle se manifeste avec une acuité singulière dans ce Land. Partant, l’appropriation sélective des doctrines modernisatrices, tient tout autant à des logiques d’appartenance disciplinaire et des effets de disposition qu’à des logiques d’appartenance institutionnelle et des effets de position.
3Si cette analyse rend compte des dynamiques qui sous-tendent le cadrage financier de la modernisation engagée par le gouvernement saxon, elle ne peut suffire à comprendre l’inégale fortune des deux projets étudiés. Pourquoi les autorités du Land ont-elles renoncé, du moins provisoirement, à l’introduction généralisée des méthodes de gestion d’entreprise, alors même que celles-ci semblaient ajustées tant aux enjeux de l’agenda politique régional qu’aux propriétés professionnelles des acteurs en charge de la réforme managériale ? En pointant les luttes que suscite la monopolisation de ce dossier, mon enquête permet d’éprouver et de contester empiriquement le postulat selon lequel les Länder de l’Est seraient un terrain propice à l’expérimentation des doctrines managériales. L’examen des modalités d’institutionnalisation de l’entreprise modernisatrice fournit ainsi quelques clefs pour comprendre l’« échec » du Nouveau Modèle de Pilotage. Celui-ci s’explique par les effets conjugués de la fragmentation organisationnelle, de la concurrence institutionnelle entre ministères et de la fluctuation du soutien politique accordé à sa mise en œuvre. Il est en outre lié aux réticences de la direction du Budget, qui associe l’introduction des outils managériaux à une remise en cause de son pouvoir de contrôle et à une fragilisation de l’expertise professionnelle de ses agents.
4Est-ce à dire, inversement, que le « succès » de la restructuration fonctionnelle et territoriale est à mettre au crédit d’un consensus politique régional autour de cette réforme ? C’est, selon le politiste allemand Jörg Bogumil, l’une des conditions pour que la modernisation de l’administration réussisse2. L’analyse des discours partisans montre que l’usage partagé de la rhétorique diffusée par les cercles réformateurs ouest-allemands ne préjuge pas, pour autant, d’un accord sur les contenus et les objectifs de la réorganisation fonctionnelle et territoriale. De fait, le consensus tient moins de la capacité à fédérer autour d’un modèle d’administration que de l’incapacité à faire entendre des positions alternatives dans une configuration politique marquée par la domination de la CDU, qui monopolise quasiment l’ensemble des postes au sein des organes exécutifs régionaux et locaux. L’inscription de l’entreprise modernisatrice dans ces rapports de forces nous conduit, ce faisant, à dépasser la lecture fonctionnaliste des processus de diffusion, en soulignant que les « succès » comme les « échecs » des doctrines réformatrices ne peuvent être attribués à l’(in) adaptation de leurs préceptes ou de leurs outils aux besoins du secteur public : ils renvoient, bien plus, à des jeux de pouvoir propres au champ politico-administratif.
5Que nous apprend, plus généralement, l’étude du cas saxon sur la circulation des doctrines et, notamment, sur l’articulation entre idées et pratiques dans la modernisation de l’État ? Elle s’apparente essentiellement à la mobilisation d’une vulgate modernisatrice dans les discours gouvernementaux et partisans, qui se réfèrent conjointement aux mots d’ordre d’efficience et de proximité aux citoyens. Ces slogans font l’objet d’usages rhétoriques, en ce qu’ils ont pour fonction de légitimer des réformes, dont les aspirations ont, en réalité, peu à voir avec l’application des principes promus par les doctrines modernisatrices. Ils donnent aussi lieu à des usages stratégiques, au sens où leur affichage sert à se positionner dans la compétition entre partis, comme dans la concurrence entre ministères. Ils fournissent enfin matière à des usages idéologiques, en équipant les formations partisanes de concepts susceptibles d’étayer leurs représentations sur le rôle et la place de l’État. Dès lors, l’appropriation des doctrines modernisatrices participe de la construction d’une marque politique. La vulgate managériale est, en revanche, faiblement mobilisée dans la fabrique des réformes, qui ménage peu de place aux idées : les doctrines y font office de « boîtes à outils », auxquelles il s’agit seulement d’emprunter un ensemble de techniques permettant au ministère des Finances d’opérationnaliser le contrôle qu’il entend exercer sur les administrations sectorielles. Ces usages diversifiés remettent en cause le postulat cognitiviste selon lequel la modernisation, et tout particulièrement la managérialisation de l’État procèderait d’une croyance dans les idées que ce modèle promeut : les doctrines modernisatrices constituent un ensemble de ressources discursives et pratiques, dont les acteurs politiques et administratifs s’emparent pour légitimer des choix, se distinguer de concurrents ou d’adversaires, voire satisfaire d’autres intérêts professionnels.
6La focalisation sur les usages des doctrines en situation de réforme apparaît ainsi propre à restituer les différentes activités de traduction auxquelles se livrent les acteurs pour sélectionner des préceptes et des outils conformes à leurs représentations, positions ou intérêts respectifs. Elle montre, plus encore, que ces activités ne sauraient se confondre avec de simples opérations techniques, dans la mesure où elles servent à afficher des conceptions contrastées et des positionnements clivés sur la modernisation de l’État.
7L’examen de l’articulation entre idées et pratiques dans la modernisation de l’État contribue par ailleurs à nourrir la réflexion sur les relations entre savoir et pouvoir, entre expertise et politique dans la construction des problèmes et la formulation des décisions en matière d’action publique3. L’étude du cas saxon confirme le caractère intrinsèquement « situé » de l’expertise, dont les modes et les usages répondent principalement aux enjeux du contexte dans lequel ils s’inscrivent4. Celle-ci est avant tout le fait d’acteurs proches des autorités régionales, dont le travail de cadrage et de légitimation a facilité l’imposition de l’impératif d’économicisation. Leur profil nous invite à nuancer la thèse d’une marginalisation des universitaires, qui ont également investi le marché professionnel de l’expertise. La disqualification dont souffre le savoir savant n’empêche pas pour autant certains de ses représentants d’endosser un rôle d’expert en participant à des commissions gouvernementales, en embrassant une carrière administrative et politique, ou même en intégrant une société de conseil. La circulation des savoirs sur et pour la réforme de l’État s’opère par conséquent sous l’effet de trajectoires individuelles qui favorisent la porosité entre différents espaces socioprofessionnels par ailleurs relativement disjoints. Leur médiation est orchestrée par les fondations, qui occupent une position charnière entre champ politico-administratif, monde académique et milieu du conseil. Elles contribuent au rapprochement ponctuel de ces espaces en initiant des recherches appliquées, en finançant des évaluations comparatives et en organisant des forums qui mettent en relation des universitaires, des consultants, des praticiens de l’administration et des élus.
8En dépit de l’internationalisation de l’expertise et de la multipositionnalité des experts, la diffusion des doctrines réformatrices repose avant tout sur des échanges internes à l’Allemagne. Par-delà le contexte d’unification, l’intérêt pour la modernisation de l’État est alimenté par le fédéralisme concurrentiel, qui érige désormais la performance du secteur public en source de compétition interrégionale. Cette situation encourage le recyclage de solutions éprouvées dans les anciens Länder, qui restent les principaux pourvoyeurs de modèles pour les modernisateurs de l’ex-RDA. Le transfert d’Ouest en Est constitue, plus généralement, un trait saillant de la circulation des doctrines réformatrices dans l’Allemagne unifiée. Il témoigne d’une pérennisation des logiques d’importation à l’œuvre dans la transformation postcommuniste, en ce que les acteurs politiques et administratifs régionaux continuent à mobiliser les réseaux nouées dans le cadre des partenariats établis en 1990 : le passage de la reconstruction à la modernisation de l’État n’introduit aucun changement sur ce point. La fabrique des réformes dans les nouveaux Länder ne s’apparente pas, toutefois, à une simple reproduction de modèles administratifs issus d’Allemagne de l’Ouest, dans la mesure où ces inspirations extérieures sont retravaillées à la lumière d’enjeux et sous l’effet de rapports de force structurés localement.
9Les héritages de la RDA transparaissent, en revanche, assez peu dans cette entreprise modernisatrice : ils se limitent à la mobilisation de quelques ressources relationnelles et de quelques savoir-faire professionnels forgés sous le communisme. Il est néanmoins frappant de constater que, sans en avoir vraisemblablement conscience, les réformateurs venus de l’Ouest se font l’écho de discours sur la responsabilisation des unités administratives, sur la mise en comparaison des administrations et de leurs performances, ou encore sur le rapprochement avec les usagers qui servaient déjà à légitimer la modernisation de l’administration dans la rhétorique communiste5. Plusieurs éléments sont susceptibles d’expliquer la relative faiblesse de ces continuités. Elle tient, tout d’abord, à l’échelle d’observation choisie et, plus précisément, au fait que les Länder n’existaient pas en RDA : dès lors, les agents administratifs régionaux ne pouvaient s’appuyer sur des structures ou des routines préconstituées, à la différence de leurs homologues municipaux6. On peut également y voir le produit d’une configuration politico-administrative saxonne, dans laquelle les Allemands de l’Ouest dominent tout particulièrement le groupe des modernisateurs. La relative absence, du moins affichée et délibérée, des héritages communistes serait donc à mettre au crédit des spécificités du terrain retenu pour l’enquête. Mais on peut aussi se demander si elle ne procède pas, pour partie, d’un effet d’objet, au sens où la question du passé et de ses éventuels usages entre moins en jeu dans la manière dont les acteurs conçoivent une réforme que dans la manière dont ils investissent concrètement ses outils dans leur travail quotidien. C’est, en d’autres termes, à travers l’examen des pratiques déployées par les agents administratifs de l’Est pour mettre en œuvre les dispositifs de modernisation qu’il serait, le cas échéant, possible de repérer ces héritages.
Notes de bas de page
1 Vincent Spenlehauer montre notamment comment le ministère français des Finances s’est employé, dans les années 1960, à reconquérir son leadership et sa maîtrise sur la décision publique en introduisant la technique de « Rationalisation des choix budgétaires » (RCB) sur le modèle américain du « Planning-Programming-Budgeting-System » (PPBS). Spenlehauer V., L’Évaluation des politiques publiques, avatar de la planification, thèse pour le doctorat de science politique, université Pierre Mendès-France, Grenoble 2, 1998.
2 Bogumil J., « Verwaltungsmodernisierung und aktivierender Staat », Perspektiven des Demokratischen Sozialismus, art. cité.
3 Rowell J., « La domination en vertu du savoir ? La construction et les usages des statistiques du logement en RDA ? », Revue française de science politique, no 5, vol. 55, 2005, p. 865-887.
4 Robert C., art. cité.
5 Rowell Jay, Le Totalitarisme au concret, op. cit.
6 Lozac’h V., « Jeux de miroir dans l’administration est-allemande. Les usages croisés du stéréotype bureaucratique après l’unification », art. cité.
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