Conclusion
p. 195-206
Texte intégral
La construction politique d’un sujet : convergences, traductions, apprentissages et transmissions
1La politisation d’un sujet résulte de constructions sociales susceptibles de converger à un moment donné, à la faveur de contextes socio-médiatiques propices. Le caractère politique du problème soulevé et sa labellisation en tant que tel résultent d’un travail d’appropriation, de redéfinition et de traduction, mené par élus et responsables ministériels qui s’en saisissent. Politiser la prison, c’est-à-dire, lui donner une traduction politique est passé par un anoblissement de la cause et par l’élévation des propriétés sociales de ses porteurs : appropriée par les parlementaires, la cause des détenus est devenue celle de la défense des droits de l’Homme. Ainsi redéfini, le problème de la prison a partiellement échappé aux acteurs traditionnels de l’administration pénitentiaire et a pu être inséré dans les préoccupations et mécanismes parlementaires.
2Mais la « mise en politique » ponctuelle d’un problème ou d’un sujet ne suffit pas à garantir son traitement. Le dépassement de l’effet d’annonce et la concrétisation des volontés affichées passent par le déploiement d’investissements politiques sur la durée. Ce sont ces derniers qui maintiennent entrouverte la fenêtre d’opportunité, dessinée par la convergence des mobilisations, lorsque les mises en lumière deviennent moins saillantes. C’est aussi grâce à eux que la définition du problème, qui l’a rendu audible dans l’espace public, perdure. La pérennisation de ces investissements peut passer par la création de nouveaux dispositifs ou d’instruments d’action dont la stabilisation se nourrit d’apprentissages collectifs. Elle peut aussi passer par l’intégration progressive dans les dispositifs existants du nouveau sujet qui devient, petit à petit, aussi banal et quotidien que d’autres, traités depuis longtemps. Dans le cas étudié, quelques mobilisations individuelles pionnières de parlementaires ont posé les bases d’une spécialisation collective qui, en se perpétuant au fil des législatures, a contribué à réformer l’institution carcérale. Les parlementaires ont appris la prison : ils ont rencontré ses acteurs, pénétré ses enceintes, appris son jargon et ses enjeux, tout en les reformulant en termes politiques, audibles dans leurs multiples arènes d’interventions. Ils ont forgé des problématisations de la prison qu’ils ont partagées entre pairs. Accumulés sur plusieurs années, des connaissances, des manières de penser et des savoir-faire sur la prison se sont solidifiés au point de rendre d’éventuels retours en arrière peu probables.
Le(s) rôle(s) du Parlement dans les réformes : intrusions, ouvertures et redéfinitions
3Le changement peut être une affaire de « petits pas », effectués sur plusieurs décennies. Dans le cas étudié, les évolutions partielles et pointillistes intervenues sur une décennie ont débouché sur l’adoption d’une loi dédiée qui, même si elle ne traite pas tous les aspects de la condition pénitentiaire, est considérée comme une réforme globale d’ampleur au regard de l’absence de précédent analogue depuis l’après-seconde guerre mondiale. Le Parlement joue un rôle non négligeable dans la formation des petits pas, agissant comme autant d’incréments réformateurs. Il n’est pas seulement un lieu de débat public mais aussi un lieu d’apprentissage au sein duquel s’élaborent et se transmettent en coulisses, années après années, des savoirs susceptibles d’influencer les orientations de politique publique et dont l’accumulation peut, à plus ou moins long terme, se traduire dans des décisions politiques. Contrairement à ce que l’on peut lire ici et là, le pouvoir n’est pas concentré dans les instances exécutives. Il est diffus. Ministres, parlementaires, élus locaux, collaborateurs politiques, fonctionnaires, groupes sociaux constitués : chacune de ces catégories d’acteurs a la capacité d’influer de près ou de loin sur la manière dont les problèmes se construisent et sont traités. À l’aune de ce raisonnement, l’enjeu n’est pas de savoir si certains acteurs ont davantage de pouvoir que d’autres mais d’étudier la contribution de chacun aux processus décisionnels. La présente recherche montre que le Parlement peut intervenir tant dans l’élaboration législative, que dans la construction symbolique et la problématisation des sujets. Il est susceptible de produire des expertises et des propositions, reconnues dans les réseaux d’action publique, qui, même si elles ne sont pas immédiatement suivies, peuvent générer des effets à terme. Loin d’être des chambres d’enregistrement des bons vouloirs ministériels, domestiquées par l’exécutif, le Sénat et l’Assemblée nationale offrent des structures de travail et des espaces de prises de parole et de dialogue permettant à la fois la constitution de connaissances parlementaires autonomes et des prises d’initiative en matière législative.
4L’étude du cas de la prison permet d’expliciter les deux rôles traditionnellement dévolus au Parlement que sont le vote de la loi et le contrôle de l’action gouvernementale1. En matière législative, les chapitres qui précédent mettent au jour, à plusieurs reprises, l’introduction de dispositions à la portée non négligeable par amendements parlementaires dans des textes gouvernementaux : pour exemples, le droit de visite des députés et sénateurs dans tout lieu de privation de liberté, dans la loi sur la présomption d’innocence de 20002, et la création de la suspension de peine pour raisons médicales, via la loi relative aux droits des malades de 20023. Ont aussi été mentionnées des propositions de loi (d’origine parlementaire) sur le contrôle extérieur des prisons, dont les textes ont été repris dans la loi de 2007 instituant une autorité administrative indépendante4. Des préconisations des commissions d’enquêtes de 2000 sur les prisons, ont également été transposées dans la loi pénitentiaire de 2009. Le Parlement fait bien plus que voter la loi, il contribue à sa fabrication même s’il partage inégalitairement cette tâche avec l’exécutif. Le lien entre initiative parlementaire et loi finale n’est pas toujours direct et aisément décelable, d’où l’intérêt de s’atteler à la reconstitution des processus d’élaboration. Le contrôle de l’action gouvernementale s’exerce, quant à lui, de manière routinière, sous forme de questions écrites et orales et d’invectives publiques lors des débats parlementaires en commissions ou en séances. Mais l’un des intérêts de notre travail est de présenter des situations dans lesquelles les prérogatives de contrôle ont été élargies par les parlementaires eux-mêmes. L’intrusion du Parlement en prison souligne la capacité de ses élus à investir des sujets sur lesquels ils ne sont a priori attendus ni par le gouvernement, ni par les responsables administratifs. Elle montre que députés et sénateurs peuvent entrer dans des réseaux fermés et ouvrir un dossier en en changeant les options de traitement. Cette ouverture passe par l’inscription des élus dans des alliances, par la sélection et la légitimation d’interlocuteurs pertinents et, de ce fait, par une reconfiguration des acteurs mobilisés. Les commissions non-permanentes d’initiative parlementaire, telles que les commissions d’enquêtes ou les missions d’information, peuvent jouer comme des instruments d’ouverture et d’intrusion. Dans le cas étudié, les commissions d’enquêtes du Sénat et de l’Assemblée nationale ont ouvert des espaces, des moments de remise en cause et de fragilisation de la politique pénitentiaire, telle qu’elle se déployait jusqu’alors. Les rebattues de cartes ouvrent potentiellement la voix au changement. L’action parlementaire peut ainsi réunir ou amplifier (lorsque les fragilisations lui sont antérieures) les conditions d’une réforme.
5Un autre rôle du Parlement, qui n’est mentionné ni dans la Constitution ni dans les règlements des assemblées, est le cadrage (« fraiming »). Définir un problème, c’est le faire exister. Désigner ses responsables, ses porteurs légitimes et mentionner des solutions, c’est déjà orienter son traitement. L’une des plus importantes contributions des députés et sénateurs à la réforme de la prison a consisté à formuler et à tenter d’imposer de nouvelles définitions et problématisations de ce sujet. C’est notamment ce travail discursif et symbolique qui a rendu la prise en charge politique de la prison possible.
Où se situe le pouvoir du Parlement ? : pluralité d’activités et d’arènes
6Une fois les rôles du Parlement dans les processus de politiques publiques explicités, une autre question mérite d’être posée : où se situe son pouvoir ? Le « où » questionne les modalités d’exercice du pouvoir imputable au Parlement mais aussi les espaces et activités à observer pour l’appréhender.
7Ce qui se dit dans les hémicycles est certes important. Comme nous l’avons vu, la parole, même si elle ne se traduit pas systématiquement dans la loi, produit des effets. Mais l’éloquence ne doit pas faire oublier les autres actions parlementaires. Peu mentionnée, l’écoute n’est pas la moindre d’entre elles. Ce qui se joue au sein des enceintes parlementaires se nourrit de rencontres et de sollicitations extérieures dont la formalisation officielle est l’audition. Des milliers d’heures d’auditions sont enregistrées chaque année au Parlement. Syndicats, associations, responsables administratifs, chercheurs : les deux commissions d’enquête sur la prison étudiées en ont utilisé à elles seules une bonne centaine. Parallèlement aux questions-réponses filmées et archivées par les chambres, de nombreuses interactions plus informelles et des actions de lobbying plus ou moins abouties placent les parlementaires en position d’écoute par rapport à des attentes exprimées. Des groupes sociaux constitués ou des citoyens agissant individuellement viennent à eux, pour leur exposer des maux. Leur pouvoir réside notamment dans leur capacité à prendre ou non au sérieux une renvendication, à écouter plutôt que d’entendre certains interlocuteurs et à faire le choix d’endosser ou de ne pas relayer leurs préoccupations. L’oreille sélective est un attribut de la « puissance » parlementaire dans un contexte de surabondance des demandes d’audience.
8L’échange avec les interlocuteurs ainsi choisis est une autre facette du travail parlementaire : visibilités, interventions, informations, rétributions symboliques, sont autant d’objets de transactions entre les élus et leurs alliés ponctuels ou durables. Les nombreuses interactions entre élus et groupes sociaux extérieurs mettent en évidence la porosité de l’institution parlementaire qui mérite d’être appréhendée comme partie prenante dans un ensemble de relations sociales et non comme un isolat.
9L’investigation et la production d’expertises par députés et sénateurs sont des activités moins quotidiennes mais régulières dans les assemblées. Missions d’information, commissions d’enquêtes, prérogatives des rapporteurs des commissions des finances : des dispositifs parlementaires sont spécifiquement prévus à cet effet tandis que des plumes d’administrateurs et des secrétariats sont mis à disposition pour rédiger les rapports. La règlementation prévoit même des sanctions pour ceux qui refuseraient de répondre favorablement à l’invitation d’une commission d’enquête. La reconstitution rétrospective des travaux des commissions d’enquêtes de 2000 sur la prison a restitué les tâtonnements et la mise au point de méthodes pour sonder un univers méconnu des commissaires-enquêteurs. Ce travail participe de la capacité d’intrusion et d’ouverture du Parlement face à des secteurs de politiques publiques fermés. Les expertises produites légitiment l’entrée et l’inclusion de leurs auteurs dans des réseaux de politiques publiques. Les rapports parlementaires issus des investigations font souvent référence dans leurs domaines. Sur la prison, les rapports des commissions de 2000 ont été mentionnés de manière récurrente dans les chapitres précédents mais, moins évoqué, le rapport d’information du sénateur Loridant sur le travail des détenus5 n’en est pas moins une référence tout aussi importante. Sur un tout autre sujet, le rapport de la commission d’enquête de l’Assemblée nationale sur les mouvements à caractère sectaire est toujours cité, plus vingt ans après sa présentation, notamment pour sa définition de ce qu’est une « secte »6. En 2007, l’Assemblée a récidivé avec une nouvelle commission d’enquête, ciblée sur la situation des mineurs7.
10Parler, écouter, sélectionner, échanger, investiguer, produire des expertises sont des activités qui débordent déjà largement les enceintes parlementaires, ne serait-ce que si l’on considère la facette d’élu local du parlementaire, qui se rend régulièrement dans sa circonscription ou son département d’élection. Mais d’autres activités se déploient nécessairement en dehors d’elles : missions à l’étranger, déplacement des députés et sénateurs es qualité. Dans le cas étudié, la visite d’établissement pénitentiaire est un moyen d’apprentissage, qui va dans le sens d’une amélioration de la connaissance sur les conditions carcérales, mais aussi une démonstration du pouvoir politique qui s’impose en introduisant son droit de regard sur le fonctionnement d’une institution. Interroger le « où » conduit aussi à identifier des espaces d’action parlementaires. Loin de l’unité de lieu à laquelle les focalisations scientifiques et médiatiques sur le théâtre lumineux des hémicycles et des débats publics parlementaires nous ont habitués, c’est une pluralité d’arènes qui se dessine sous la loupe du sociologue. Reliées par le fil thématique du sujet de recherche qui nous a conduits à les explorer et par les acteurs suivis, ces arènes se différencient tant par leur degré de publicité que par leur proximité par rapport aux activités parlementaires stricto sensu et leurs lieux d’exercice officiellement dédiés. Les élus évoluent dans des sphères multiples au sein desquelles ils sont multi-positionnés8.
La spécialisation : clé d’entrée pour l’exploration de l’activité parlementaire mosaïque
11Le cumul de positions et d’activités entre les différents espaces de travail et lieux mentionnés joue comme un indicateur de spécialisation d’un élu. Le processus de spécialisation désigne les actions par lesquelles des parlementaires accumulent collectivement ou individuellement des connaissances sur un sujet donné. Du processus de spécialisation résulte l’existence d’élus ou de groupes d’élus qualifiés de « spécialistes » par leurs pairs et par les groupes sociaux extérieurs au Parlement. La notion de spécialisation est fluctuante dans le temps et incertaine dans ses contours. Malgré ces limites, son utilisation permet de repérer les élus pertinents sur un sujet et, du même coup, de cartographier les groupes sociaux constitués autour de ces derniers, avec lesquels ils entrent en interaction et qui participent à la labellisation de « spécialistes ». Cette notion permet d’appréhender le travail parlementaire dans sa complexité et son hétérogénéité. Complexité parce que la surcharge de l’ordre du jour parlementaire, les clivages politiques qui structurent l’ordre parlementaire, l’abondance des sujets traités et leur haut niveau de technicité conduisent à une division du travail très poussée entre élus et groupes d’élus. La spécialisation fonctionnelle, politique et thématique constitue une sorte de réponse organisationnelle à cette complexité que reflète la pluralité des espaces parlementaires : commissions permanentes et non-permanentes, groupes d’études, d’amitié ou de travail, groupes politiques, offices d’évaluation, etc. Cette multitude d’arènes parlementaires se double d’espaces para (colloques parlementaires, clubs de réflexion) et extra parlementaires (instances partisanes locales ou nationales) dans lesquels l’activité des élus continue de se déployer une fois les murs de l’institution parlementaire franchis. Suivre un élu « spécialiste » constitue un point d’entrée pour le chercheur, un guide pour l’exploration de la mosaïque parlementaire et de la diversité des rôles et actions que députés et sénateurs endossent successivement, souvent dans une même journée. Cet élu est désigné comme un « spécialiste » de la santé, quel est son emploi du temps ? Que fait-il ? Qui rencontre-t-il ? Ces questionnements suscitent la mise au jour d’éléments qualitatifs concrets d’objectivation de l’activité parlementaire, susceptibles de compléter les mesures quantitatives, régulièrement effectuées par les chambres elles-mêmes et les observatoires citoyens9, qui ne prennent en compte que le travail parlementaire public : nombre de questions orales et écrites, d’interventions en séances, etc. La spécialisation permet aussi d’appréhender l’organisation interne des chambres (division du travail), leurs modes de fonctionnement (règlements, travail quotidien) mais aussi la gestion et la hiérarchisation des espaces qu’elles occupent (règles de circulation, répartition des bureaux, affectations et configuration des salles, constructions symboliques de certains espaces10).
Le renouveau des études parlementaires : expertise, lobbying et évaluation
12Depuis quelques années, le désert scientifique qui a longtemps entouré le Parlement tend à reculer. Initié en janvier 2005, notre travail de recherche a croisé la tenue d’au moins six événements scientifiques dédiés au Parlement et à son étude. Cela signifie que le Parlement est devenu un objet d’investigation en soi pour sociologues et politistes, et non plus une arène secondaire, étudiée malgré elle, au détour de recherches sur la sociologie des élites ou de l’analyse électorale11. Un sous-champ thématique pourrait même être en voie de constitution si l’on en croit l’investissement sur la durée de certaines équipes de chercheurs et de leurs laboratoires de rattachement12. Difficile de trouver une explication pleinement satisfaisante à cette évolution même si le développement des études consacrées au Parlement européen, l’insertion des scientifiques français dans des réseaux européens et l’influence des « legislatives studies » américaines constituent autant d’hypothèses plausibles. L’ouverture de financements est également invocable13, toujours en lien avec les problématiques européennes. Mais si de nombreuses communications viennent désormais irriguer les terres sèches de l’analyse du Parlement, ces nouvelles productions n’en restent pas moins, à quelques exceptions près, marquées par les caractéristiques déjà évoquées, que sont la focalisation sur la séance et les discours publics14. L’espoir de voir l’analyse se décentrer, se trouve toutefois entretenu par l’existence de travaux consacrés à l’expertise, au lobbying et à l’évaluation des politiques publiques. En 2012, sous la thématique « Parlements et politiques publiques », une journée d’étude15 réunissait d’intéressantes communications sur les usages et les acteurs parlementaires de l’expertise ainsi que sur l’influence des parlements sur le traitement de certains sujets (interventions militaires et réforme de santé américaines, contrôle des frontières européennes). Le lobbying comme relation entre parlementaires et groupes mobilisés autour d’intérêts, est aussi étudié16 même si le tabou qui l’entoure encore en France conduit ses analystes à plutôt l’étudier outre-Atlantique ou à Bruxelles, où le Parlement européen a officiellement institutionnalisé la représentation d’intérêts. Le terrain français pourrait toutefois être réinvesti à la faveur du travail d’encadrement et de reconnaissance des porteurs d’intérêts auquel se livrent l’Assemblée nationale et le Sénat depuis la fin de la 13e législature, suite à plusieurs révélations de conflits d’intérêts17. Des arènes parlementaires semi-publiques de création récente suscitent également de l’intérêt. L’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologiques (OPECST), créé en 1983, pour éclairer l’action du Parlement en matière scientifique et technologique et évaluer la portée de la politique et des projets gouvernementaux dans des domaines très techniques, a notamment été mis en évidence comme un espace privilégié d’expression des controverses sociotechniques18. Le Comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques, créé à l’issue de la réforme de 2008 étoffant le rôle du Parlement français d’une mission d’évaluation19, fait aussi partie des nouveaux organes parlementaires scrutés20. En décembre 2013, le président du comité d’évaluation du Sénat organisait, en partenariat avec l’OCDE, un colloque comparatif sur le rôle des parlements dans l’évaluation de la loi, au Palais du Luxembourg, associant des universitaires21. Sous la 13e législature, le président de l’Assemblée nationale, Bernard Accoyer, encourageait lui-même le décentrement du regard en qualifiant de « petit hémicycle », la salle Lamartine, éloignée du Palais Bourbon abritant la séance parlementaire publique, espace de travail de nombreuses commissions non-permanentes et d’auditions parlementaires publiques. Cette désignation lors d’un colloque scientifique qui s’y tenait22, résonnait comme une invitation faite à ses participants à s’y intéresser. Le décentrement des regards scientifiques est en partie suscité par les institutions parlementaires qui commencent à communiquer sur leurs activités nouvelles ou jusqu’alors méconnues.
13Évolutions institutionnelles et travaux scientifiques se rencontrent, comme le montre le regain d’intérêt des politistes, à tendance juristes, pour les assemblées parlementaires françaises après la réforme constitutionnelle de 2008, censée accroître leurs prérogatives et celles des groupes parlementaires d’opposition. L’impact réel de la réforme sur l’équilibre des pouvoirs et les pratiques d’assemblées n’est que partiellement évaluable à ce jour23. Par contre, la production de contributions scientifiques dédiées en est un effet collatéral indéniable au vu de l’organisation d’un colloque intitulé : « Le Parlement et le nouveau droit parlementaire après la révision constitutionnelle de 200824 » et de la publication par Olivier Costa et deux doctorantes du Centre Émile Durkheim d’un ouvrage consacré au « regard des députés sur la révision constitutionnelle de 2008 et les réformes souhaitables », dont le titre émet quelques doutes quant à la possibilité de « revaloriser » le faible Parlement de la Ve République25. La légitimation du Parlement français comme objet de recherche par la révision constitutionnelle ne fait aucun doute. Le même phénomène s’observe du côté des objets carcéraux : l’existence d’une loi pénitentiaire joue comme un signal, suscitant l’intérêt pour la prison comme sujet d’étude pour juristes et politistes qui ont commencé à travailler sur la prison après son adoption. Longtemps marginalisé, le droit pénitentiaire tend désormais à égaler le droit pénal en noblesse26. La relève des premiers universitaires27, s’étant attelés à la tâche avant l’affluence causée par la loi, semble assurée.
Le Parlement des grandes causes ou la cause du Parlement
14La problématisation de la prison en termes de droits de l’Homme a contribué à en faire une « noble » cause, défendable par le Parlement et portée par ses plus hautes autorités. À plusieurs reprises, au cours de la période étudiée, les présidents de l’Assemblée nationale (Laurent Fabius, Raymond Forni, Bernard Accoyer) et du Sénat (Gérard Larcher) sont intervenus pour faire entrer ou ramener la situation pénitentaire dans le giron parlementaire. Ces interventions se repèrent dans des situations de concurrences pour l’appropriation des questions carcérales et de relations tendues avec le gouvernement. La cause de la prison devient ponctuellement celle du Parlement dès lors qu’il s’agit de défendre l’institution. La prison existe plus difficilement en tant que problème unanimement porté par députés et sénateurs quand elle n’est plus indexée sur la cause des pouvoirs parlementaires : son traitement politique se morcelle entre problématisations locales et partisanes. Les nobles causes sont plus facilement appropriables par le Parlement dans son ensemble parce qu’elles sont susceptibles de réunir toutes les formations politiques sous la bannière commune des grands idéaux. Mais elles le sont aussi en tant qu’instruments de légitimation et de valorisation de l’institution parlementaire quand celle-ci est menacée par les tentatives d’appropriation de ses dossiers par d’autres acteurs. Le cas de l’application de la réforme constitutionnelle, en mars 2009 pour la réécriture de la loi pénitentiaire au Sénat, relève pleinement de cette logique. Les discussions parlementaires sur la loi pénitentiaire ont posé le Parlement en garant des libertés publiques et de la défense des droits de l’Homme, au-dessus des contingences partisanes et du bon vouloir gouvernemental. Se servir de l’exemple de la prison anoblie pour valoriser le travail parlementaire peut être interprété comme un positionnement particulier de l’institution sur les grandes causes pour acquérir de la reconnaissance et se distinguer des autres contributeurs de la loi et de l’espace public. Il s’agit peut-être là de l’une des spécificités des assemblées parlementaires.
La prison : la carrière en pointillé d’un problème public
15Depuis 1945, la prison a connu des phases de saillance et de mises en lumière alternant avec des phases de confinement et de silence. Décriée dans l’après-seconde guerre mondiale par les résistants arrivés au pouvoir qui l’avaient subie, un projet de réforme est porté en vue de son humanisation, avant d’être ajourné. La problématique pénitentiaire ressurgit dans les années 1970, portée par les militants d’extrême gauche incarcérés suite aux lois anticasseurs. Après des années de gestion administrative et immobilière relativement silencieuse, la prison redevient un sujet d’actualité à la fin des années 1990, avec les témoignages de délinquants en cols blancs célèbres, placés en détention. L’année 2000 est celle de l’éclatement d’un grand scandale autour des conditions de détention, qualifiées d’indignes. La contradiction entre l’idéal normatif et les pratiques est publiquement révélée et suscite des réactions en chaîne en faveur de la réaffirmation des valeurs transgressées. C’est un moment de fragilisation du traitement administratif de la prison et de remise en cause des rapports institués qui ouvre la possibilité d’une redistribution des cartes entre les acteurs impliqués dans la gestion carcérale. Les porteurs de problème ne sont plus des militants politiques ou d’anciens chefs d’entreprises corrompus mais une médecin, des défenseurs des droits de l’Homme et des parlementaires. La cause de l’humanisation des conditions de détention s’anoblit et transcende les clivages partisans. Après ce scandale généralisé, la prison ne quitte plus vraiment la scène publique même si elle connaît des périodes de mise en retrait au profit d’autres problématisations concurrentes, et de réappropriations partisanes qui morcellent sa prise en charge politique. Les pointillés de la carrière du problème pénitentiaire se resserrent et les irruptions de la prison dans les champs médiatique et politique deviennent très régulières. Elles le sont encore aujourd’hui, bien après le vote d’une loi pénitentiaire en 2009. Évolution des propriétés sociales de ses porteurs, problématisations concurrentes, médiatisations, consensualisation versus conflictualisation, vertu instituante du scandale : la prison offre un cas d’investigation particulièrement riche pour l’étude de la transformation des problèmes publics.
Ouvertures et résistances au changement de l’institution carcérale
16Nous l’avons dit, la prison a changé. Depuis l’après-guerre, certes, mais surtout au cours des dernières décennies. Il ne s’agit pas d’affirmer que les conditions de détention sont devenues décentes mais de dire que le référentiel de l’humanisation des conditions de détention a progressivement fait son chemin parmi les guides d’action qui traversent et animent le réseau de traitement de la prison. Ce paradigme a été introduit par de nouveaux acteurs du réseau de politique publique pénitentiaire (parlementaires, autorités administratives indépendantes, institutions européennes) et approprié par les anciens (administration pénitentiaire), moyennant un travail de traduction et d’adaptation (application des règles pénitentiaires européennes dans les maisons d’arrêt). Même s’il est mis en retrait sur certaines périodes au profit d’autres priorités (gestion de crise, sécurisation des établissements), inscrit dans la loi et intériorisé par les acteurs, il continue d’exister, de produire des effets et de se traduire dans des mesures concrètes. Le fait même qu’il se soit solidifié et que les pratiques qui l’intègrent se soient routinisées témoigne déjà d’un changement. Reprenant le sous-titre d’un ouvrage, récemment publié : « la prison s’ouvre et résiste au changement28 », nous dirons que dans ses séquences d’ouverture, l’institution carcérale absorbe des acteurs, des valeurs et des pratiques qui viennent modifier son fonctionnement, de sorte que même si les séquences de fermeture et de résistance mettent ces derniers en tension, les évolutions déjà intégrées demeurent. Par ailleurs, le regard des responsables politiques sur la prison a lui aussi changé. La prison reste une solution de référence pour le traitement de la délinquance et il n’a jamais été question de cesser de prononcer des peines privatives de liberté. Cependant, depuis les commissions d’enquêtes parlementaires de 2000, l’idée que la solution carcérale ne soit plus utilisée qu’en « ultime recours » s’est progressivement imposée et est désormais un leitmotiv dans les discours des gardes des Sceaux. Ce principe est énoncé par la loi pénitentiaire de 2009, qui a notamment généralisé les alternatives à la détention pour les courtes peines29. La loi du 15 août 2014 instaure, quant à elle, une contrainte pénale (obligation de se soumettre à des mesures de contrôle et d’assistance) pouvant se substituer aux peines privatives de liberté pour les auteurs de délits punis d’une peine d’emprisonnement d’une durée inférieure ou égale à cinq ans30. Le vote de la loi pénitentiaire de 2009 n’est pas une fin en soi. Ce texte comporte des avancées mais, au gré des différents compromis effectués, sa rédaction a laissé de côté certaines dispositions proposées lors des débats qui ont entouré son élaboration : droit à l’expression collective des détenus, droit à l’information, application du droit du travail, revenu minimum carcéral, etc. Gageons ici que les points de discussion écartés seront repris ultérieurement et déboucheront peut-être sur une concrétisation réglementaire ou législative dans l’avenir. Le fait même de les avoir abordés ouvre cette possibilité même si l’horizon temporel de leur réalisation effective demeure incertain.
Notes de bas de page
1 Article 24 de la Constitution du 4 octobre 1958.
2 Loi no 2000-516 du 15 juin 2000.
3 Loi no 2002-303 du 4 mars 2002.
4 Loi no 2007-1545 du 30 octobre 2007 instituant un contrôleur général des lieux de privation de liberté.
5 Paul Loridant, Rapport d’information sur « la mission de contrôle sur le compte de commerce 904-11 de la Régie industrielle des établissements pénitentiaires (RIEP) », Sénat, no 330, 19 juin 2002.
6 Alain Gest et Jacques Guyard, Rapport fait au nom de la commission d’enquête sur les sectes, Assemblée nationale, no 2468, 10 janvier 1996.
7 George Fenech et Philippe Vuilque, Rapport au nom de la commission d’enquête relative à l’influence des mouvements à caractère sectaire et aux conséquences de leurs pratiques sur la santé physique et mentale des mineurs, Assemblée nationale, no 3507, 12 décembre 2006.
8 L’activité parlementaire se déploie au-delà des frontières françaises, notamment au sein de l’Assemblée parlementaire du Conseil de l’Europe. Ce schéma ne répertorie pas les arènes étrangères, non étudiées dans le cadre de cette recherche.
9 Par exemple, [www.nosdeputes.fr], Observatoire citoyen de l’activité parlementaire.
10 Dans cet esprit, Jean-Philippe Heurtin, « Architectures morales de l’Assemblée nationale », Politix, vol. 7, no 26, 1994. p. 109-140.
11 AFSP, SPIRIT et CEVIPOF, Colloque « Des « legislatives studies » en France ? », Assemblée nationale, 28 septembre 2007.
12 Centre Émile Durkheim de l’Institut d’études politiques de Bordeaux et Centre d’études européennes de Science Po.
13 Financement par l’Agence nationale pour la recherche du projet « Légitimation parlementaire et gouvernement démocratique en France et dans l’Union européenne » (LEGIPAR), conduit en 2009-2012 par le Centre Émile Durkheim et le Centre d’études européennes. Financement par la région Aquitaine du projet de recherche « Les députés français à Paris et Strasbourg » (2006-2008) du Centre Émile Durkheim.
14 Groupe de recherche sur les parlements et les parlementaires, Association française de science politique, « Violence des échanges en milieu parlementaire. La pacification contrariée des mœurs politiques à l’épreuve du travail parlementaire (XIXe-XXIe siècles) », Paris, 16 janvier 2007. Sciences Po Bordeaux, Centre d’études européennes, Sciences Po, École normale supérieure de Cachan, « Faire parler le Parlement. Méthodes et enjeux de l’analyse des débats en assemblées politiques », Colloque international, Assemblée nationale, les 13 et 14 octobre 2010.
15 Écoles doctorales de Science Po et de l’université Paris 2 Panthéon-Assas, Journée d’études « Parlements et politiques publiques », université Paris 2, 1er juin 2012.
16 Guillaume Courty, Les Groupes d’intérêt, Paris, La Découverte, 2006.
17 Financements de clubs de réflexion parlementaires par l’industrie pharmaceutique et diffusion d’un reportage télévisé sur la présence de lobbyistes dans les locaux des assemblées.
18 Yannick Barthe et Olivier Borraz, « Les controverses sociotechniques au prisme du Parlement », Quaderni, no 75, 2011, p. 63-71.
19 Article 24 du titre IV de la Constitution modifié par la révision constitutionnelle du 23 juillet 2008 : « Le Parlement vote la loi. Il contrôle l’action du gouvernement. Il évalue les politiques publiques. »
20 Communications lors du colloque cité ci-dessus : Hortense de Padirac (Paris 2, CERSA), « Le comité d’évaluation et de contrôle des politiques publiques de l’Assemblée nationale : la réforme constitutionnelle à l’épreuve des mœurs parlementaires » ; Olivier Rambion (Paris 2, LARGERPA), « Analyse de deux formes d’expertise d’évaluation des politiques publiques dans le domaine de la santé ».
21 Commission sénatoriale pour le contrôle de l’application des lois et OCDE, Rencontre « Évaluation et qualité de la loi : quel rôle pour les parlements nationaux ? », Sénat, 5 décembre 2013.
22 Centre d’études constitutionnelles et politiques, université Panthéon-Assas Paris 2, « Le Parlement et le nouveau droit parlementaire après la révision constitutionnelle de 2008 », Assemblée nationale, 23 juin 2011. Ouverture des travaux par Bernard Accoyer en salle Lamartine.
23 Pour une première évaluation, cf. Audrey De Montis, La Rénovation de la séance publique du Parlement français – Étude sur l’efficacité politique de la réforme constitutionnelle de 2008, thèse pour le doctorat de droit public, université de Rennes 1, septembre 2014.
24 Centre d’études constitutionnelles et politiques, université Panthéon-Assas Paris 2, Assemblée nationale, 23 juin 2011.
25 Olivier Costa, Tinette Schnatterer et Laure Squarcioni, Peut-on revaloriser le Parlement français ?, Paris, Fondation Jean Jaurès, mai 2012.
26 Actes du colloque : Pierre-Victor Tournier (dir.), Enfermements. Populations, Espaces, Temps, Processus, Politiques, Paris, L’Harmattan.
27 Antoinette Chauvenet, Pierre-Victor Tournier, Jean-Paul Céret.
28 Pierre-Victor Tournier (dir.), Dialectique carcérale. Quand la prison s’ouvre et résiste au changement, Paris, L’Harmattan, 2012.
29 Article 65 de la Loi pénitentiaire no 2009-1436 du 24 novembre 2009.
30 Loi no 2014-896 du 15 août 2014 relative à l’individualisation des peines et renforçant l’efficacité des sanctions pénales, chapitre IV.
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