10. Que faire du Programme commun ?
Usages localisés du Programme commun à Calais dans les années 1970
p. 181-199
Texte intégral
« J’ai adhéré en 70 en plein Programme commun. On le connaissait tous, c’était facile de le vendre. […] Combien d’entre nous peuvent donner aujourd’hui la ligne politique du Parti ? Pour le congrès, voyez les tartines à lire. J’ai dû me forcer pour les lire. Il y en a une que j’ai pas comprise. Puis il y en a une que j’ai pas lue en entier. Je peux encore dire ce qu’il y avait dans le Programme commun, mais pas dans les programmes du PCF au dernier congrès. Il faut des programmes courts, lisibles, compréhensibles. On ne va plus au porte-à-porte car on a du mal à répondre aux questions. »
« On a fait le Programme commun […], le PS nous a cocufiés1. »
1Ces deux citations d’un militant communiste de Calais à la veille du 32e congrès du PCF de 2003 témoignent du rapport ambigu de nombre de communistes locaux à l’union de la gauche et à son Programme commun de gouvernement (PCG désormais). D’un côté, le Programme est vanté parce qu’il symbolise un âge d’or du PCF, dont les militants gardent de bons souvenirs ; il renvoie à un temps probablement mythifié – du moins partiellement – où les adhérents se sentaient à l’aise avec les propositions du parti, par opposition aux années 2000 où beaucoup se sentent perdus face à son offre programmatique (citation 1)2. De l’autre, les mêmes militants dénoncent souvent l’union de la gauche des années 1970 comme source de déclin de leur parti, dans la lignée des conclusions du 25e congrès du PCF de 1985 (citation 2). Si le PCG, qui est « le symbole de l’union de la gauche3 » au point de la désigner par métonymie, reste valorisé, c’est qu’il représente une forme d’alliance, l’union programmatique, par contraste avec d’autres alliances fustigées par les militants (la gauche plurielle notamment)4.
2Ce discours peut surprendre : ce militant prône en effet des programmes courts tout en érigeant le PCG, long de 138 pages dans sa publication aux Éditions sociales5, en exemple. S’ils traduisent le malaise de ces militants face aux mutations de leur parti (idéologie, formation militante, etc.) et à son déclin, ces propos portent aussi la trace de la distance temporelle avec l’époque du Programme commun (les années 1970), et témoignent d’un rapport à la fois localisé (à Calais) et situé (c’est un communiste au profil très ouvrier qui parle) au PCG. Ces propos invitent donc à revenir sur les différents rapports au PCG dans le cadre d’une analyse tenant compte des spécificités de la configuration locale et reposant principalement sur des sources écrites d’époque6.
3Lorsque le PCG est signé en 1972, Calais est gouvernée depuis quinze mois par une coalition PCF-PS à direction communiste, après douze ans de majorat UDR. En 1971, les deux partis se sont alliés pour la première fois depuis 1935 et ont conclu un programme municipal commun, alors que deux ans plus tôt, lors de municipales partielles, ils présentaient des listes concurrentes. Dans cette région où la concurrence PCF-SFIO est historiquement très forte7, Calais fait ainsi office de cas exemplaire de construction municipale de l’union de la gauche8. La section communiste est alors en plein essor militant et électoral, tandis que son homologue socialiste commence tout juste à se repeupler9. Les deux partis voient alors leurs effectifs et résultats électoraux augmenter régulièrement tout au long de la décennie, le PCF restant largement prééminent sur ces deux plans. L’union de la gauche, à laquelle est imputée cette victoire, y est érigée en norme10. La coalition est reconduite aux municipales de 1977 (et jusqu’en 2008 où elle est battue par une liste dirigée par l’UMP), et perdure ainsi au-delà de la rupture du PCG. En somme, l’union locale de la gauche existe avant et après la période durant laquelle PCF et PS portent ensemble le PCG.
4Ce cas permet d’interroger les liens entre alliance locale et Programme commun national, de questionner la place du PCG dans l’union de la gauche au niveau local (où l’union, qui n’a jamais gouverné au niveau national, s’est principalement réalisée), et de rappeler ainsi que l’union de la gauche ne se résume pas au PCG. Envisager les usages localisés de ce programme national implique de porter attention aux formes et enjeux de sa mobilisation par les représentants locaux des partis signataires. Si ces derniers disposent d’une marge de manœuvre dans leurs usages du Programme, qu’ils servent et dont ils se servent simultanément mais de façon inégale selon les moments11, ils sont néanmoins tenus de relayer les choix stratégiques de leur parti. À partir du moment où le PCG est signé par les deux partis, leurs représentants locaux se doivent d’inscrire leur action dans le cadre de ce dernier. Même si leurs contours sont relativement flous12, les programmes sont en effet des dispositifs contraignants. Codifié comme un « quasi contrat » ou du moins un engagement des candidats devant les électeurs13, le programme est un des « supports matériels tout autant qu’idéels des liens visant à organiser l’univers politique », un des « dispositifs de recueil, de publicisation, d’officialisation des loyautés dans la vie politique14 » : les représentants d’un parti sont ainsi supposés assumer son contenu et le défendre, y compris dans leurs transactions avec leurs homologues d’autres partis, car c’est sur cette base qu’ils sont théoriquement élus. L’indétermination de ce que signifie être fidèle au Programme commun (signé par son parti) ouvre alors un jeu concurrentiel (entre militants locaux des PCF et PS) autour de la revendication de loyauté au PCG. Le PCG devient ainsi une ressource mobilisable pour légitimer telle action ou tel individu qui le défend, mais aussi une contrainte opposable aux alliés sous certaines conditions.
5Je voudrais ainsi montrer que le PCG est investi de façon différente selon les acteurs (PCF ou PS), mais aussi chez un même acteur selon le rôle qu’il adopte (élu municipal ou représentant d’un parti) et le contexte d’énonciation. À Calais, le PCG est mobilisé à la fois de manière « commune » par les représentants des partis qui l’ont signé dans le cadre de leur lutte contre leurs adversaires (de droite en particulier), et de manière agonistique dans le cadre de leur concurrence au sein de l’union de la gauche. Entre eux s’engage ainsi une sorte de « course au plus fidèle » au programme signé par leurs instances nationales. C’est alors autant sinon plus à l’attitude à l’égard du Programme, à son existence et à son « enveloppe » plutôt qu’à son contenu textuel qu’il convient de s’intéresser15. Ainsi, le PCG est ici étudié dans ses usages concrets et matériels davantage que comme symbole de l’union de la gauche16, même si cela suppose de rendre compte de la charge symbolique dont il est investi et de sa dimension communicationnelle.
6Le décalage induit par l’étude des usages locaux de ce programme de gouvernement national rend alors les usages seconds17 du programme (concurrencer le partenaire, légitimer l’alliance locale, etc.) plus visibles. Les étudier permet de montrer qu’un programme national est modelé et décliné dans les différentes scènes locales où il est mobilisé, en fonction des enjeux et des rapports de force locaux, mais aussi des rapports entretenus au niveau central par les partis signataires. La diversité de ces usages et leurs variations rappellent en outre que les contours de l’objet « programme » sont labiles, constitués par les investissements différentiels et concurrents dont il est l’objet par ceux qui le portent comme par ceux qui s’y opposent.
7Deux séquences structurent ce chapitre. La première couvre la période qui suit l’adoption du PCG, durant laquelle les dynamiques locales et nationales d’union de la gauche convergent. Elle interroge la façon dont les représentants de l’union locale de la gauche investissent le PCG et concilient les enjeux locaux avec la contrainte de loyauté à leur parti. La seconde s’ouvre à partir de 1974-1975 et de l’entrée dans « l’union froide18 » au niveau national ; elle vise à expliquer comment l’union locale maintenue compose avec la conflictualisation croissante des rapports PCF-PS nationaux autour du PCG, puis avec la rupture de celui-ci. Leurs bornes chronologiques sont approximatives et enchevêtrées dans la mesure où le passage de l’une à l’autre ne se fait pas de façon abrupte ni linéaire, mais par touches d’abord isolées et glissements successifs19.
L’union dans le programme
8Dès sa signature, le PCG donne lieu à trois types de ce que nous avons qualifiés en introduction d’usages seconds. Tous reposent sur la croyance en l’aura légitimante du programme et se traduisent par un affichage de loyauté à son égard. Il est d’abord mobilisé conjointement par les élus locaux des deux partis pour légitimer leur alliance municipale. Il est aussi utilisé parallèlement par les uns et les autres comme ressource électorale. Il constitue enfin un enjeu et un motif fort de mobilisation militante au PCF. Si on peut y voir le fruit des inégales incitations des directions nationales et fédérales des deux partis, cela tient aussi aux ressources bien supérieures de la section communiste, les socialistes locaux étant trop peu nombreux pour organiser une mobilisation d’ampleur.
Alliance municipale et Programme commun : une légitimation croisée
9Dès l’été 1972, les élus des deux partis s’emploient à un jeu de légitimation croisée entre le PCG et leur alliance municipale : d’un côté, l’action municipale est présentée comme une matérialisation à petite échelle de ce que serait l’application nationale du PCG ; de l’autre, celui-ci est brandi comme une justification rétrospective du bien-fondé de l’union municipale et participe ainsi d’un travail d’unification pratique a posteriori pour lequel il n’a pas été fait.
10Dès le premier conseil municipal qui suit sa signature, les élus adoptent ainsi à l’unanimité une motion dans laquelle ils
« se félicitent de l’accord politique intervenu entre le Parti communiste français et le Parti socialiste sur un Programme commun de gouvernement. […] D’autant plus qu’ils ont déjà réalisé sur le plan municipal le même accord concrétisé aujourd’hui sur le plan national […] C’est pourquoi les élus de Calais […] lutteront pour assurer le succès du Programme commun20 ».
11Dès lors, le PCG est constitué en référent de l’action municipale et Calais présentée comme incarnation exemplaire de l’union. Les propos tenus en conseil municipal et le contenu du bulletin municipal Calais réalités en attestent. Cette publication, alors écrite par les élus des deux partis, constitue en effet un support de légitimation de la municipalité, de son action et de son union. Dans une vision marxiste des questions locales particulièrement diffusée par le PCF21, dont les élus sont en première ligne dans la promotion du PCG22, les solutions aux problèmes locaux sont présentées comme étant du ressort du pouvoir central. La municipalité ne peut que subvenir aux besoins immédiats des habitants et n’agir qu’à la marge sur les maux dont ils souffrent. Le PCG apparaît alors comme la solution, ce qui justifie l’engagement municipal en sa faveur :
« Des mesures visant à donner des moyens financiers accrus aux communes sont prévues dans le Programme Commun de Gouvernement de la Gauche. Il serait, grâce à elles, possible d’apporter à nos habitants [suivent de nombreux exemples]. C’est pourquoi c’est aussi, à notre sens, la grande chance de Calais que ce programme soit prochainement appliqué23. »
12En conseil, de façon récurrente, les mesures et résolutions adoptées par la municipalité sont fréquemment justifiées par leur inscription dans la logique du PCG. Par exemple, un conseiller PCF précise à l’occasion d’une délibération sur le logement :
« Et nous affirmons que, seul, le Programme commun de gouvernement élaboré par les partis communiste et socialiste apportera aux problèmes du logement une solution conforme aux intérêts des couches les plus défavorisées24. »
13Le raisonnement déployé est toujours le même : le PCG serait bénéfique aux Calaisiens, donc la municipalité est légitime à le défendre. Plusieurs actions symboliques sont ainsi engagées pour célébrer le Programme et ses bienfaits. Par exemple, lors du vote du budget primitif de 1973, le conseil adopte, parallèlement au « budget [officiel] de pénurie », une « autre budget qui pourrait être proposé aux Calaisiens » si le PCG était appliqué – budget par ailleurs remis à la tutelle préfectorale25. C’est cette même rhétorique qui est employée lorsque le conseil adopte une motion de soutien au candidat Mitterrand pour l’élection présidentielle de 1974 :
« S’appuyant sur les options fondamentales du Programme commun de gouvernement de la gauche, l’élection de François Mitterrand donnera à notre commune les moyens pour organiser une véritable gestion au service de toute la population26. »
14Ce faisant, les élus municipaux légitiment aussi leur action propre. Le caractère précoce de leur alliance étaie ce discours, d’autant que les représentants fédéraux et nationaux du PCF s’emploient à faire de Calais un exemple à l’échelle locale de ce que l’application du PCG pourrait apporter au niveau national. Ainsi, dès 1972, Roland Leroy, membre du bureau politique du PCF, justifie-t-il le choix de Calais pour y tenir la conférence fédérale du PCF du Pas-de-Calais en ces termes :
« Ce qui donne une signification au choix de Calais par le comité fédéral pour y tenir sa réunion, est que Calais est la ville où la Gauche Unie a remporté les dernières élections municipales sur un programme établi en commun27. »
15C’est aussi dans ces termes qu’est présentée la visite de Georges Marchais dans la ville en octobre de la même année.
16Cette promotion publique du PCG par les élus municipaux occulte certains usages conflictuels dans les arcanes de la municipalité. Sans citer de cas précis, plusieurs élus d’alors m’ont rapporté que le PCG était parfois utilisé pour défendre une position non consensuelle ou brandi comme argument pour contrer la position divergente d’un autre élu. Seule source disponible en la matière28, ces propos paraissent crédibles dans la mesure où ces usages d’un Programme commun sont courants dans les négociations au sein d’un gouvernement de coalition29. Surtout, ils confirment le statut de référent du PCG puisque les divergences portent sur son contenu, non sur son bien-fondé.
17Si la situation d’alliance municipale favorise cette façade d’unité, il en va différemment lorsque les deux partis sont en compétition électorale.
Le Programme commun en compétition : une ressource électorale inégalement mobilisée
18S’il vise des objectifs de recrutement partisan, le PCG est aussi une ressource électorale en raison de l’aura de légitimité qui lui est conférée. Trois consultations interviennent à Calais dans les deux années qui suivent sa signature : les législatives de mars 1973, les cantonales de septembre 1973, et la présidentielle de 1974. Dans ce cadre, si les candidats et leur parti se gardent d’attaques frontales l’un envers l’autre, ils revendiquent concurremment le rôle de ciment de l’union et de porteur du PCG. Communistes et socialistes ne déploient toutefois pas le même argumentaire, pas plus qu’ils ne mobilisent autant le PCG.
19Pour les candidats du PCF, suivant en cela la ligne nationale30, il s’agit de se présenter comme les meilleurs sinon les seuls garants de l’application du PCG31. Un document synthétisant les arguments de campagne du candidat aux législatives précise ainsi :
« Ce document qui n’a pas la prétention d’être exhaustif propose sur la base de ce Programme une politique nouvelle pour nos populations. C’est à partir de ces propositions que les candidats du Parti Communiste Français […] sauront se montrer les meilleurs pour son application32. »
20En somme, le PCF appelle à voter pour ses candidats dès le premier tour « pour garantir l’application du Programme commun » (titre d’un tract). Dans la lignée de l’argumentaire municipal, leur discours fait du PCG l’indispensable complément à la politique de la municipalité et de son maire communiste :
« La seule chance pour Calais, la seule chance pour le Calaisis, c’est l’application à brève échéance du Programme commun33. »
21À l’inverse, les socialistes valorisent surtout leur propre programme et ne mobilisent qu’épisodiquement le PCG, suivant aussi les consignes qui sont les leurs au niveau national comme fédéral. Dans un communiqué du secrétariat de la fédération PS du Pas-de-Calais du 27 novembre 1972 adressé aux sections, on peut lire : « Aucune action, aucune manifestation, aucun meeting commun ne doivent être organisés ni au plan local, ni au plan départemental dans le cadre de la présentation du programme et de la campagne électorale34. » À l’instar des communistes, les socialistes présentent ainsi le PCG comme une transition, l’objectif ultime restant l’application du programme du PS :
« “Changer la vie”… immense espoir que nous plaçons dans la victoire de la Gauche, et dans un premier temps, le temps d’une législature, dans la réalisation du Programme commun35. »
22Dans ce tract, l’expression « changer la vie » est employée huit fois contre une occurrence pour le PCG.
23Aux cantonales en revanche, les socialistes s’emploient à contester la primauté revendiquée par les communistes :
« L’Union de la gauche s’est réalisée autour de ce Programme commun. Le Parti socialiste se réclame donc légitimement et tout autant que le Parti Communiste de celui-ci […]. Tous les électeurs qui voteront socialiste le 23 septembre savent qu’ils voteront pour des candidats engagés au même titre que toute la gauche pour la défense du Programme commun36. »
24On peut faire l’hypothèse que ce revirement s’explique par une évolution électorale locale très favorable au PCF aux législatives (+15 points par rapport à 1967 et 1968) et défavorable au PS (-4 points par rapport à 1968, + 1 par rapport à 1967).
25De leur côté, les candidats de droite déploient un discours national où le PCG est décrié comme irréalisable et incohérent37. Le candidat Réformateur aux législatives s’emploie ainsi à montrer l’impossibilité d’un Programme commun en comparant les programmes propres des PCF et PS, pour conclure : « Ce “Programme commun” ne peut pas être à la fois communiste et socialiste38. » Son homologue UDR joue pour sa part de la peur qu’un programme signé par le PCF inspirerait, niant la garantie démocratique que représenterait la signature du PS. Parachuté, il caricature ainsi le discours du candidat communiste, né à Calais :
« Oubliez donc mon Programme commun dont vous avez tant peur pour ne voir que cela [ma naissance calaisienne]39. »
26Enfin, si communistes et socialistes (se) mobilisent pour soutenir le candidat unique à la présidentielle de 1974, le PCF fait davantage campagne pour le « candidat du Programme commun » que pour Mitterrand. De même, dans la lutte autour du verdict qui s’ensuit, il fait de son résultat un vote « pour des réformes véritables contenues dans le Programme commun de gouvernement de la gauche unie40 » alors même (ou parce) que Mitterrand n’en avait pas fait son programme.
27Sur le plan électoral, le PCF investit donc bien plus le PCG que le PS. Cette situation se retrouve sur le plan militant.
« Demandez le programme ! » : mobiliser les militants pour et par le Programme
28Le Programme a aussi été utilisé comme vecteur et enjeu de mobilisation partisane, en particulier par la section communiste.
29Les sources empêchent de connaître l’implication précise des socialistes locaux dans cette promotion du PCG. Les entretiens permettent tout juste de poser qu’ils sont plus investis que leurs homologues nationaux dans la promotion du PCG41, même si moins que les communistes, d’autant que les faibles effectifs militants limitent les possibilités de le diffuser.
30Côté PCF en revanche, une grande campagne de vente et de popularisation du PCG (tel que publié aux Éditions sociales) est engagée dès 1972. Suivant les consignes nationales, les militants et les élus sont invités à promouvoir activement le PCG et parfois formés à cela. Francette Lazard, qui dirigea le secteur formation du PCF à partir de 1979, explique d’ailleurs que « la cohérence du Programme commun » constituait un des trois thèmes majeurs de la formation militante des années 197042. Si ce souci de promotion du PCG est inégalement réparti sur le territoire national43, il est assez marqué dans la fédération du Pas-de-Calais44 et très net à Calais.
31On trouve ainsi dans les archives de la section locale des documents et tracts évoquant des ventes et des objectifs de vente du PCG pour 1972 et 1973, mais les comptes de la section et autres documents résumant l’activité pour 1974 et les années suivantes n’en font pas mention. La diffusion semble donc avoir été surtout active ces deux années. Ainsi le journal d’une des cellules de la section s’enorgueillit-il des « 110 exemplaires du PROGRAMME COMMUN diffusés » sur son territoire (5 000 hab.), avant de préciser : « Nos militants n’ayant pas encore frappé à toutes les portes, un nouvel objectif de 150 a été fixé pour notre cellule45. » L’objectif affiché est alors de frapper à toutes les portes pour y proposer le PCG. Cette promotion du PCG est le fait de toutes les cellules de la section durant les mois de janvier et février 1973. Les adhérents et plus largement les habitants des secteurs concernés sont invités à venir en discuter avec les candidats du PCF aux élections législatives de mars46. Ces derniers sont présentés comme les candidats du Programme commun, lui-même érigé en « événement d’une importance historique47 » et en « véritable PROGRAMME DE GOUVERNEMENT » par opposition à « un simple moyen de propagande48 ». Et le PCG y est là aussi rapporté aux enjeux locaux. Un journal de cellule consacre par exemple son verso à la question « Que prévoit le Programme commun de gouvernement pour notre ville ». De même, un journal d’une cellule d’établissement scolaire se centre sur les questions éducatives.
32Pour la vente, c’est le porte-à-porte qui est privilégié. Cette expérience revient souvent dans les entretiens avec les militants d’alors, qui en gardent généralement un bon souvenir même si leur appréhension de la stratégie d’union que le PCG matérialise peut différer fortement. L’un d’eux, responsable de cellule au profil intellectuel, enseignant qui dit avoir adhéré en raison de l’union de la gauche, explique par exemple qu’il vendait le PCG « dans tous les milieux49 » pour souligner ce qui lui paraît encore aujourd’hui un des points positifs de la stratégie d’union : l’ouverture politique et sociale qu’elle représentait pour le PCF. Un autre, au profil très ouvrier et proche des orthodoxes de la fédération50, évoque aussi ces ventes hors des milieux communistes, mais insiste à l’inverse sur le risque de dilution de l’identité du PCF liée à cette stratégie :
« J’ai vendu le Programme commun, peut-être même plus [que le programme du PCF “changer de cap”], au porte-à-porte, et je mettais à chaque fois les choses au point en disant “ce programme-là, c’est un compromis entre le Parti, qui est quand même révolutionnaire, et le PS qui n’est pas révolutionnaire mais social-démocrate51”. »
33Ces propos, tenus une trentaine d’années après les faits, traduisent pour partie des trajectoires et rapports différenciés au PCF : si ces deux militants comptèrent parmi les cadres du parti à la fin des années 1970 et regrettent cette époque où le PCF était florissant, le premier s’en est éloigné depuis et tient un discours volontiers critique, à l’inverse du second. Ces paroles renvoient aussi à une ligne de clivage attestée entre militants « ouvriers » et « intellectuels », les premiers étant plus réticents au PCG et à l’union de la gauche que les seconds52.
34Outil de mobilisation à usage tant externe (vers les citoyens) qu’interne (vers les militants)53, le PCG est régulièrement présenté comme un motif d’adhésion au PCF. Les tracts et journaux partisans sont ainsi souvent accompagnés d’un bulletin d’adhésion, laquelle est présentée comme une conséquence logique du soutien au PCG. Un tract d’avril 1974 diffusé pour la présidentielle vante par exemple les adhésions en hausse qui « manifestent le souci d’agir pour le succès du Programme commun » (qui est encore vendu à l’époque). Plusieurs travaux soulignent aussi l’afflux militant initié par le Programme. Il y aurait ainsi eu au PCF une « génération unitaire », plus intellectuelle, dont « l’événement fondateur » serait la signature du PCG54, tandis que pour les militants du PS, l’union de la gauche a souvent été vécue comme le commencement d’une période qualitativement différente des précédentes55. Et de fait, certains militants calaisiens disent avoir adhéré « pour soutenir le Programme commun56 ». Mais si le profil des adhérents des deux partis évolue bien dans le sens d’une intellectualisation (plus d’enseignants, moins d’ouvriers et d’employés relativement), il est difficile d’isoler ici le rôle du PCG, la hausse des effectifs des sections locales pouvant aussi s’expliquer par la victoire municipale quinze mois plus tôt.
35Enfin, on peut relever des mobilisations conflictuelles du PCG dans les luttes intrapartisanes. Ici aussi, le Programme est brandi comme un référent légitimant, en particulier au PCF. C’est par exemple le cas dans un conflit opposant une ancienne secrétaire de section à son successeur. Chacun a en effet tenté de justifier son comportement et de dénoncer celui de l’autre en mobilisant différentes références de ce que serait la norme communiste, parmi lesquelles le PCG. Alors qu’un vieux militant, allié du nouveau secrétaire, décide de prolonger son activité municipale au-delà de l’âge de la retraite, l’ancienne secrétaire de section dénonce cette pratique au prétexte qu’elle dérogerait à l’esprit du PCG :
« Le Programme commun garantit en effet “le droit au travail au-delà de la retraite”, […] ici, le cas est légèrement différent57. »
36Si la qualification de l’acte contesté diffère d’un camp à l’autre, la norme que constitue le PCG est partagée, puisque l’autre clan rétorque que cette décision n’est « pas du tout en contradiction avec le Programme commun qui donne le droit au travail au-delà de l’âge de la retraite58 ».
37En somme, si tous tentent de profiter de l’aura légitimante qu’ils lui prêtent, l’engagement des communistes dans la promotion et la mobilisation du PCG durant les deux années qui suivent sa signature est plus actif que celui des socialistes. À mesure que les rapports PCF-PS se tendent au niveau national, ces rapports au PCG vont progressivement se reconfigurer.
L’union sans le Programme
38Les rapports PCF-PS au niveau national commencent à se tendre sensiblement à partir de 1974-1975, et la réactualisation du Programme commun est évoquée dès cette période59. À la municipalité de Calais, si quelques tensions se font sentir sur certains sujets circonscrits, les rapports restent coopératifs et la négociation du programme municipal pour les élections de 1977 est engagée dès 1975. Et si les deux sections semblent profiter de leur union sur les plans électoral et militant, la prééminence communiste reste nette. Les dynamiques locales et nationales semblent ainsi diverger, obligeant les acteurs locaux à revoir leur positionnement par rapport au PCG et à l’aura légitimante qu’ils lui prêtaient. L’enjeu pour les représentants locaux du PCF et du PS est alors de préserver leur union, à laquelle ils imputent leur domination politique locale, tout en relayant les positions de leurs instances nationales et en renforçant leur position au sein de la gauche locale. Dès lors, les rapports au PCG observés précédemment se reconfigurent : à sa légitimation par le PCG succède la mise en avant de l’alliance locale et de son programme comme modèle à suivre au plan national ; à l’affichage de loyauté au PCG et à sa mobilisation parallèle mais non directement conflictuelle dans les campagnes électorales succède l’imputation de la responsabilité de la rupture aux dirigeants nationaux de l’autre parti60.
Le local comme modèle d’union
39Les tensions croissantes autour de la réactualisation du PCG demandée par la direction nationale du PCF semblent embarrasser les élus calaisiens. Pour les communistes locaux comme pour les socialistes, l’union de la gauche apparaît en effet centrale dans leur regain militant et électoral. Aussi sont-ils discrets sur ces tensions puis, durant un temps, sur la rupture de septembre 1977, d’autant que le PCG constitue un cadre de référence pour les négociations en vue de la constitution de listes et de programmes d’union aux élections municipales de 1977, tant au niveau national61 qu’aux niveaux fédéral et local.
40Les comptes rendus des réunions fédérales le montrent : l’affirmation selon laquelle les accords d’union doivent comporter « un engagement sur […] le programme [municipal]62 » s’accompagne de la volonté d’inscrire ces programmes municipaux dans le cadre du PCG, comme le prévoit l’accord national PCF-PS63. Aussi retrouve-t-on cette exigence dans de nombreux accords locaux, dont celui de Calais64. Le programme municipal de 48 pages présenté par les quatre partis de la liste (PCF-PS-MRG-PSU) inscrit ainsi son action dans la lignée du PCG et s’emploie à traduire certaines mesures consensuelles du PCG à l’intérieur d’enjeux locaux :
« Communistes et socialistes, tout en agissant ensemble dans le cadre des possibilités communales, ont également lutté pour la victoire du Programme commun […]. Avec le Programme commun, […] il sera possible d’envisager de mettre en oeuvre les mesures indispensables à l’essor du Calaisis65. »
41Si le PCG est peu cité dans les documents préparatoires à l’écriture du programme municipal (fin 1975), il apparaît néanmoins à quelques reprises comme un renforcement et une généralisation de l’action entreprise au niveau local. Par exemple, en matière économique, le diagnostic de la situation locale et nationale aboutit à cette conclusion :
« Avec le Programme commun […] il sera possible d’envisager de mettre en oeuvre les mesures indispensables à l’essor économique du CALAISIS […]. Les élections municipales de 1977 seront l’occasion […] d’accélérer la constitution du rassemblement majoritaire autour du Programme commun66. »
42En raison de la présence du PSU sur la liste calaisienne, le programme municipal se réclame aussi, mais dans une moindre mesure, de la charte municipale du PSU. Ce dernier n’a en effet pas signé le PCG, dont ses représentants locaux affirment publiquement qu’il ne constitue pas une solution pour le Calaisis67.
43Durant cette période de négociation, lorsqu’ils s’expriment en tant qu’élus alliés au sein de la municipalité, communistes et socialistes continuent donc à se revendiquer du PCG et à le défendre. Le communiqué commun du 21 novembre 1975 annonçant la reconduction d’une liste d’union de la gauche affirme par exemple :
« Conscientes que seule la victoire du Programme commun et son application apportera une solution définitive aux graves problèmes du Calaisis et de notre pays, les deux sections se félicitent de l’union réalisée à Calais68. »
44Au début de l’année 1977, la perspective d’une rupture du PCG peut donc paraître lointaine, tant la nécessité de légitimer la reconduction de la coalition municipale relègue au second plan la concurrence nationale entre PCF et PS. Durant la campagne électorale, leurs représentants locaux s’accordent à faire de la victoire municipale une préfiguration d’une victoire législative en 1978. Ainsi, pour les responsables socialistes, comme en écho à leurs homologues communistes :
« À travers l’expérience de la Gauche Unie à Calais, on peut entrevoir ce que pourrait être, en 1978, un gouvernement d’Union de la Gauche sur la base du Programme Commun69. »
45À la fin de ce mandat municipal, la logique qui faisait de l’action municipale une vitrine du PCG change quelque peu de sens : auparavant, la municipalité s’en réclamait pour légitimer son action, désormais elle vante son action pour valoriser le PCG70, d’autant qu’elle est largement réélue avec 68 % des voix dès le premier tour.
46La rupture du PCG en septembre 1977 est peu évoquée dans la propagande municipale, où l’affichage unitaire est ressenti comme nécessaire71. Lorsqu’elle l’est, c’est soit en creux, par la valorisation de l’union locale (extrait 1), soit en attribuant la responsabilité de la rupture non pas au partenaire, mais à un ennemi commun aussi insaisissable qu’abstrait (extrait 2) :
« Les Calaisiens ont fait la part des choses en élisant et en reconduisant à la direction des affaires municipales une équipe de gauche unie, sur un programme clair et précis […] Il faut qu’il en soit de même au niveau national72. »
« Un espoir était né, avec le Programme Commun de Gouvernement, d’améliorer fortement les choses dans notre pays et dans notre cité. Les puissances d’argent, par la falsification et le mensonge, n’ont pas permis à cet espoir de se réaliser73. »
47Cette dernière citation l’indique, la valorisation du modèle local porte aussi en elle la propagation d’un modèle d’alliance et, ce faisant, la dénonciation de l’attitude de la direction nationale de l’autre parti. C’est particulièrement visible lorsque les acteurs, partiellement débarrassés de leur contrainte de rôle municipal, s’expriment dans les supports partisans ou lors des campagnes électorales des années suivantes.
L’imputation de la rupture : un enjeu agonistique
48Si les tensions autour de l’actualisation du PCG ne sont guère relayées localement pendant la campagne municipale de 1977, une certaine distance au PCG se fait sentir. Pour les responsables du PS local, le Programme commun doit ainsi être complété par celui de leur parti74, tandis que ceux du PCF répètent que « le Parti communiste est la meilleure garantie de la victoire et de l’application du Programme commun de gouvernement75 ». Mais dès le lendemain des élections, communistes et socialistes locaux relaient les mots d’ordre nationaux de leur parti et s’accusent mutuellement d’être responsables des tensions puis de la rupture du PCG. Ils concentrent alors leurs attaques sur les dirigeants nationaux de l’autre parti, comme pour préserver leur union.
49Dans le tract diffusé par la section PCF de Calais pour célébrer la victoire, on peut ainsi lire une mise en cause explicite de l’attitude du PS national à l’encontre de la volonté communiste de réactualiser le PCG :
« Si l’on abandonne l’idée de véritables nationalisations […] comme le voudrait le Parti socialiste, alors évidemment il sera impossible de financer les mesures sociales du Programme commun. »
50Devant tenir ensemble le fait que leur parti prône la réactualisation du PCG et qu’il se présente simultanément comme son meilleur défenseur, les communistes vont y adjoindre l’épithète « clair » : si le PCG doit être défendu, il doit aussi être clarifié parce que « des évolutions importantes sont intervenues depuis sa signature en 197276 ». La victoire municipale à Calais est ainsi attribuée par le maire PCF de Calais à l’existence d’« un programme municipal, clair et précis77 » et l’exemple local de nouveau mobilisé, mais pour justifier la position nationale du PCF. Le mot d’ordre national de l’union « sur des bases claires », autrement dit sur un PCG actualisé, constitue dès lors celui des communistes locaux jusqu’aux élections cantonales de mars 1979. Pour eux, le programme (donc le PCG actualisé) est la clef du succès de la gauche :
« Or, que signifierait l’UNION sans un programme permettant le changement ? Rien ! Prenons l’exemple de Calais. La municipalité d’UNION de la GAUCHE a été élue en 1977 avec 68 % des suffrages parce qu’elle avait élaboré un programme qui est aujourd’hui en application. […] C’est grâce à ce programme que la bonne entente existe à l’intérieur de la municipalité qui veille à son application, ceci dans l’intérêt des Calaisiens. »
51La légende précise :
« C’est cela qu’il faut réaliser au plan national. Hélas, pour l’heure, les dirigeants nationaux du Parti Socialiste s’obstinent à ne pas vouloir revenir à l’union de la gauche, sur des bases claires78. »
52Les socialistes insistent au contraire sur le changement d’attitude du PCF, tout en se disant eux aussi partisans du PCG. Les dirigeants locaux affirment ainsi dans le journal de section à propos du PS que « Son programme, c’est le Programme commun » (en l’état, par opposition au PCF), si bien que défendre le PCG suppose de soutenir le PS :
« Le Programme commun que nous propose actuellement le Parti communiste n’est plus le Programme commun de 1972, même actualisé. C’est un nouveau programme. »
« [Nous demandons] aux habitants du Calaisis de se réunir derrière le Parti Socialiste, avec le Parti Socialiste, et de se réunir sur des propositions précises qui sont celles du Programme commun de Gouvernement79. »
53Les communistes nationaux sont de plus accusés d’avoir volontairement rompu les négociations sur le PCG et de favoriser ainsi la victoire de la droite aux législatives de 1978, si bien qu’il faut voter pour le parti qui changera la vie :
« La question que nous posons, c’est de savoir si le PCF veut réellement que les choses changent, et s’il est décidé à tout faire pour que la Gauche gagne les élections et applique dès mars 1978 les grands changements contenus dans le Programme Commun de Gouvernement80. »
54Les élections législatives de 1978 et cantonales de 1979 deviennent ainsi un terrain de lutte entre représentants locaux des PCF et PS dont l’un des enjeux (constitué par les investissements des compétiteurs), dans la lignée des consignes nationales, est d’apparaître comme le plus fidèle au PCG81. Un document distribué à ses sections par la direction nationale du PCF pour préparer les législatives de 1978 précise ainsi :
« Le Parti socialiste jure fidélité à l’union et au Programme commun. Cependant, le 6 juin 1977, ses représentants mettaient la touche finale au Programme commun de l’Union des partis socialistes du Marché commun […]. Ce programme est en contradiction avec le programme de la gauche française. » [Puis cette fiche compare les termes des deux programmes sur de nombreux thèmes pour en montrer les différences]
55Chacun reprend donc les argumentaires nationaux qui rejettent la responsabilité de l’échec des négociations sur l’autre, mais en la circonscrivant à la direction nationale de l’autre parti de façon à préserver l’alliance municipale. Aux communistes qui mettent en avant leur « passion unitaire », les socialistes opposent les contradictions entre les appels discursifs à l’union du PCF et les conditions posées par la direction du PCF. Pour eux, la fidélité au PCG suppose de conserver le texte de 1972 et de ne pas conditionner l’union à son actualisation (citation 1) tandis que, pour les communistes, elle réside dans son actualisation qui dépend elle-même de l’importance du vote communiste (citation 2) :
« Voter pour le parti qui reste fidèle au Programme Commun ; Pour le parti qui ne met aucune condition à l’Union de la Gauche82. »
« Sauver l’union. Aujourd’hui le Parti socialiste rejette le contenu du Programme commun en abandonnant les options les plus fondamentales. Il s’écarte de l’Union. Soutenir les propositions des communistes qui restent fidèles au Programme commun signé en 1972, c’est donc la seule manière de sauver l’union83. »
56À l’occasion des cantonales de 1979, le discours déployé par le PCF est le même, sinon que, le temps ayant passé, l’objectif affiché est désormais de reconstruire l’union de la gauche :
« Voter communiste, ce sera : montrer notre volonté de construire l’union sur des bases claires et faire revenir le Parti socialiste à l’Union de la gauche qu’il a abandonnée en rejetant le Programme commun84. »
57Côté socialiste en revanche, il n’est plus question du PCG même si la question de l’union de la gauche reste présente pour dénoncer les coups que les communistes portent aux socialistes.
58La séquence des débats sur l’actualisation du PCG et sa rupture se traduit ainsi par des usages dissonants du Programme : si les élus municipaux des PS et PCF continuent de se revendiquer du PCG en se gardant d’attaques l’un envers l’autre, leurs représentants se présentent comme les plus fidèles au PCG et fustigent l’attitude du parti allié dès lors qu’ils s’expriment hors de l’arène municipale.
59À partir de 1979, le PCG n’est plus évoqué publiquement par les responsables locaux des PCF et PS. En revanche, dans les cénacles militants, il est encore évoqué de temps à autre. Son remplacement par « l’union à la base » a ainsi désorienté de nombreux communistes, au point que certains ont fortement et publiquement critiqué le Parti. Ce phénomène, visible au niveau central85 comme dans de nombreuses sections86, a été assez peu marqué à Calais, probablement parce que le parti est resté dominant et en progression électorale et militante constante jusqu’en 1981 (il détient tous les mandats locaux jusqu’en 1985).
60Les usages du PCG à Calais ont été multiples : légitimation de la coalition municipale, mobilisation des militants et des soutiens électoraux, enjeu de lutte entre représentants des partis signataires, référent lors de négociations interpartisanes et de conflits intrapartisans, etc. Durant toute cette période, les communistes locaux se sont bien plus saisis du PCG dont ils se veulent « les meilleurs défenseurs ». Côté socialiste, cet investissement varie selon les périodes. Ces usages localisés du PCG suivent dans les grandes lignes les stratégies nationales des partis, mais avec des inflexions liées à la configuration locale : si les communistes locaux suivent la ligne nationale, les socialistes s’en écartent parfois pour investir davantage le PCG, comme aux cantonales de 1973.
61Beaucoup de ces usages renvoient à la notion de fidélité : entre PCF et PS, l’enjeu est d’apparaître comme fidèle, voire le plus fidèle, au programme, même si inégalement selon les périodes (c’est moins le cas pour le PS local aux lendemains de la signature). Le PCG apparaît ainsi comme un référent, y compris lorsque l’union se conflictualise au niveau national et que l’alliance locale est brandie en exemple à suivre. Si sa rupture donne lieu à une lutte d’imputation entre les représentants locaux des deux partis, le principe du PCG n’est pas contesté. De façon générale, les controverses autour du PCG ne portent guère sur le bienfondé de la forme programme et d’une alliance programmatique, mais sur l’attitude des uns et des autres à son égard et sur ce qu’il recouvre.
62Dans une ville d’union de la gauche comme Calais, le PCG a ainsi profondément imprégné la vie politique des années 1970 : point de focalisation des luttes interpartisanes (entre droite et gauche comme entre ses signataires), il est un emblème ambivalent de l’union de la gauche, simultanément façon de promouvoir l’alliance municipale et, pour ses signataires, de se concurrencer par ailleurs en s’en revendiquant de façon compétitive. Cette décennie apparaît ainsi comme un « moment programmatique » fort en raison de l’importance donnée au PCG – et par là même au programme comme dispositif politique – par les acteurs qui l’ont investi ou dénoncé, au plan local comme au plan national.
Notes de bas de page
1 Observation, 7 mars 2003.
2 Un autre explique par exemple : « Les communistes eux-mêmes ne connaissent pas leur programme. Or, il existe ! Avant, on avait des slogans simples, pas forcément justes, mais efficaces ». Comité de section du 7 octobre 2002, observation.
3 Bergounioux A., « Introduction », in Bergounioux A et Tartakowsky D. (dir.), L’Union sans unité. Le Programme commun de la gauche, 1965-1978, Rennes, PUR, 2013, p. 27.
4 Les communistes accordaient bien plus d’importance au programme que les socialistes au début des années 1970 : Lagroye J. et alii, Les Militants politiques dans trois partis français, Paris, Pédone, 1976. L’idée que « le contenu de l’union doit déterminer l’union », selon les termes d’un militant calaisien lors de la conférence de section du 8 mars 2003, est encore présente dans les années 2000.
5 Sur les différentes éditions du PCG, cf. la contribution de F. Matonti dans cet ouvrage.
6 Les entretiens rétrospectifs portant souvent la trace du temps (oublis, reconstructions, etc.), ils sont surtout utiles pour saisir les représentations actuelles de cette période. Aussi cette contribution privilégie-t-elle les archives (des militants, des sections, matériel électoral, journaux partisans et municipaux, etc.).
7 Giblin-Delvallet B., La Région, territoires politiques : le Nord-Pas de Calais, Paris, Fayard, 1990.
8 Pour paraphraser Lacorne D., Les Notables rouges. La construction municipale de l’union de la gauche, Paris, Presses de la FNSP, 1980.
9 Alors que la section PCF comptait 555 adhérents en 1970, les socialistes locaux étaient moins de 50 (Ils sont respectivement 1006 et 170 en 1974).
10 Bué N., Rassembler pour régner. Négociation des alliances et maintien d’une prééminence partisane. L’union de la gauche à Calais (1971-2005), thèse de science politique, Lille 2, en particulier le chap. 1 « De la conquête de Calais par une liste d’union de la gauche à l’institutionnalisation d’une norme de l’union ». Sur cette norme, cf. aussi Lefebvre R., « La construction de l’union de la gauche au niveau municipal. L’institutionnalisation d’une norme unitaire », in Bergounioux A. et Tartakowsky D., op. cit., p. 209-222.
11 Cf. la contribution de C. Desrumaux dans cet ouvrage.
12 Offerlé M. et Leca J., « Un Que-sais-je ? en questions », Politix, no 2, 1988, p. 46-59.
13 Cf. la première partie de cet ouvrage.
14 Gaïti B., « Les inconstances politiques », Politix, no 56, 2001, p. 20.
15 Lehingue P. et Pudal B., « Retour(s) à l’expéditeur (Éléments d’analyse pour la déconstruction d’un “coup” : la “lettre à tous les Français” de François Mitterrand) », in CURAPP, La Communication politique, Paris, PUF, 1991, p. 163-182.
16 En cela, cette contribution se démarque de celles réunies dans la partie « Le Programme commun sur le terrain » de Bergounioux A. et Tartakowsky D., op. cit.
17 J’entends par là les « usages que sa fonction n’épuise pas » (selon la formule de Contamin J.-G., « Le tract, à quoi bon ? », Vacarme, no 45, 2008), c’est-à-dire ceux qui ne correspondent a priori pas à la fonction première des programmes (proposer des mesures d’action publique et mobiliser des soutiens électoraux).
18 Bergounioux A. et Grunberg G., Le long remords du pouvoir, Paris, Fayard, 1992, p. 332.
19 Cette contribution repose sur un matériau réuni à d’autres fins dans le cadre de ma thèse (op. cit.), en particulier sur des écrits d’époque (cf. supra). Dans cette recherche, aucune question d’entretien ne portait sur le PCG, si bien que ses évocations dans les extraits rapportés n’ont pas été directement sollicitées. Le plus souvent, lorsqu’il est évoqué, c’est pour qualifier la période de l’union de la gauche, ce qui souligne l’importance qu’il a revêtue pour ces militants dans cette alliance. Il est significatif que ces évocations soient presque toujours le fait de communistes, davantage investis dans sa promotion que les socialistes et pour qui les années 1970 constituent une sorte d’âge d’or. Pour ces militants, la diffusion du PCG et la mobilisation qui l’accompagnait ont constitué des moments marquants dans leur trajectoire militante, sur lesquels ils s’attardent dans les parties biographiques des entretiens.
20 Procès-verbal du conseil municipal, 12 juillet 1972.
21 Pour eux, « le succès du combat municipal est subordonné à une transformation révolutionnaire au niveau central de l’État » : Molina G. et Vargas Y., « Des contradictions au sein du parti », in Duhamel O. et Weber H. (dir.), Changer le PC ?, Paris, PUF, 1979, p. 122.
22 « De 1972 à 1976 la consigne fut de s’engager “à fond” dans la bataille du Programme commun » : Pronier R., Les Municipalités communistes, Paris, Balland, 1983, p. 72.
23 Éditorial du maire, Calais réalités, no 5, février 1973.
24 Procès-verbal du conseil municipal, 29 août 1973.
25 Procès-verbal du conseil municipal, 19 février 1973.
26 Procès-verbal du conseil municipal, 20 avril 1974.
27 Nord Littoral, 28 novembre 1972.
28 Les archives ne contiennent aucune trace de ces échanges, les réunions municipales ne donnant lieu qu’à un bref relevé de décision.
29 Bué N., « Les accords de coalition dans une municipalité d’union de la gauche », Politix, no 88, 2009, p. 105-131.
30 Selon laquelle le PCF est « le parti qui a contribué de façon décisive à la conclusion du Programme commun » : Plissonnier G., « Perspectives d’action et élections cantonales », Cahiers du communisme, no 8-9, 1973, p. 10.
31 Cette posture n’est pas adoptée partout dans la région, notamment là où le PCF est faible. Cf. Chenel D., Communistes et socialistes du Nord-Pas-de-Calais dans les années 1960-1970, mémoire de DEA en histoire contemporaine, Lille 3, 2001. Elle est surtout appliquée là où le PCF est fort, comme dans certaines zones de la Drôme ou au Havre. Cf. Chaffel A., Les Communistes de la Drôme de la Libération au printemps 1981, Paris, L’Harmattan, 1999, p. 229 ; Dhaille-Hervieu M.-P., Communistes au Havre, Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2009, p. 669.
32 « Pour le Calaisis, une politique nouvelle avec l’application du Programme commun de gouvernement. Document présenté par la section de Calais du PCF », archives de la section PCF de Calais, 56 p.
33 Interview du candidat PCF, Nord Littoral, 3 février 1973.
34 Cité par Chenel D., op. cit., p. 96.
35 Principal tract du PS pour les législatives de 1973.
36 Nord Littoral, 22 septembre 1973.
37 Lachaise B., « Les droites et le Programme commun », in Bergounioux A. et Tartakowsky D., op. cit., p. 119-131.
38 Nord Littoral, 28 février 1973.
39 Nord Littoral, 17 février 1973.
40 Nord Littoral, 11 septembre 1974.
41 Nationalement, le PCG est pour lui avant tout « une image d’unité » : « moins il en parle, mieux il se porte ». « Lorsque le PS est faible, il l’accepte sans s’y référer. Lorsque le PS se renforce, il lui substitue ses propres propositions » : Pfister T., « La gauche rompue », in Duhamel O. et Weber H., op. cit., p. 164.
42 Intervention au séminaire « Regards croisés : chercheurs, acteurs, archivistes », 11 mai 2009.
43 Surtout dans les zones où il est bien implanté, comme au Havre (Dhaille-Hervieu, M.-P., op. cit., p. 668-669), alors qu’ailleurs, « le Programme commun ne stimule pas les ardeurs » : Chaffel A., op. cit., p. 218 sq.
44 Un membre du bureau fédéral d’alors le souligne en entretien (avril 2002).
45 Journal d’une cellule, janvier 1973, titré : « Le Programme commun, c’est le VOTRE ».
46 Une « représentante du bureau politique » du PCF, Madeleine Vincent, est d’ailleurs présente à l’une d’elles (20 janvier 1973).
47 Journal d’une cellule, février 1973.
48 Journal d’une cellule, début 1973.
49 Entretien, février 2006. Loin d’être anecdotique, cette précision renvoie à un des enjeux liés au Programme commun, fortement ressenti par les militants. Alain Chaffel (op. cit., p. 219) note d’ailleurs qu’à Dieulefit « les militants n’ont accepté qu’à contrecoeur de vendre le programme chez les commerçants ».
50 Adhérent de 1958, ouvrier devenu permanent en 1972 après avoir suivi une école d’un mois dont un des thèmes était le Programme commun.
51 Entretien (mai 2002).
52 Buton P., « Les générations communistes », Vingtième siècle, no 22, 1989 ; Chaffel A., op. cit. ; Dhaille-Hervieu, M.-P., op. cit. ; Subileau F., « Les communistes parisiens en 1977 », Revue française de science politique, vol. 29, no 4-5, 1979, p. 807.
53 Tenir les militants en activité est une nécessité des partis de masse : Gaxie D. « Économie des partis et rétributions du militantisme », Revue française de science politique, vol. 27, no 1, 1977, p. 123-154.
54 Buton P., art. cité, p. 91.
55 Bergounioux A. « Générations socialistes ? », Vingtième siècle, no 22, 1989, p. 93-102.
56 Entretien, mai 2004.
57 Lettre du 12 mars 1975 adressée aux journaux locaux.
58 La Voix du Nord, 15 mars 1975.
59 Si les négociations débutent en mai 1977, on trouve trace de débats sur l’actualisation du PCG dès le début de 1975. Cf. par exemple les débats à la convention nationale du PS des 3 et 4 mai 1975 : [http://www.jeanjaures.org/Publications/Dossiers/27-Juin-1972-la-signature-du-Programme-commun-de-gouvernement].
60 On ne trouve plus trace de promotion militante du PCG puisqu’il est de plus en plus question de l’actualiser.
61 Lacorne D., op. cit.
62 Réunion PCF-PC-MRG du 6 juillet 1976. Cette position est affirmée par les négociateurs du PS et du PCF.
63 Le 1er secrétaire fédéral du PCF lit l’accord national lors de la rencontre PCF-PS du 4 novembre 1976 et rappelle que ce dernier prévoit d’« assurer la solidarité de gestion pendant la durée du mandat sur le contrat municipal s’inspirant des orientations du Programme commun ».
64 Selon le 1er secrétaire de la section locale du PS, quatre documents ont servi de base à l’élaboration du programme municipal : le bilan du mandat 1971-1977, le plan d’urgence, le PCG et la charte du PS pour les municipales. Voix socialistes (journal de la section PS de Calais), janvier 1977.
65 « Bilan et propositions du programme municipal présenté par la GAUCHE UNIE à CALAIS », premier trimestre 1977.
66 Dans ces documents trouvés dans les archives de la section du PCF, « autour du Programme commun » est barré à la main et remplacé par « pour un changement de politique ». Une interprétation possible est que cette correction répond à une volonté circonstancielle de moins évoquer le Programme commun au profit d’un changement plus flou.
67 Nord Littoral, 17 février 1977.
68 Liberté 62 (journal de la fédération PCF du Pas-de-Calais), 23 novembre 1975.
69 Voix socialistes, mars 1977.
70 C’est d’ailleurs écrit tel quel dans les Cahiers du communisme en novembre 1979, sous la plume de J. Scheibling : « La démarche du Programme Commun qui consistait à faire découler le développement local du changement global est à inverser, dans une certaine mesure. » Cité dans Hatzfeld H., « Quand le local était un enjeu de changement pour le PCF », Annuaire des Collectivités locales, 1990, p. 39.
71 Ces victoires « permettent ainsi à l’union de résister à la rupture du Programme commun, laquelle contribue à exacerber les tensions locales mais ne remet pas en cause les alliances ». Lefebvre R., art. cité, p. 209.
72 Éditorial, Calais réalités, no 17, janvier 1978.
73 Éditorial, Calais réalités, no 18, avril 1978.
74 La Voix du Nord, 31 janvier 1977.
75 Bulletin de la section de Calais du PCF spécial Municipales 1977.
76 Le travailleur calaisien (journal de la section PCF), juillet 1977.
77 Réalités du Calaisis (journal de la section PCF), septembre 1977.
78 Tract PCF pour les cantonales de 1979 : « Voter pour reconstruire plus vite l’Union de la Gauche comme à Calais ».
79 Voix socialistes, novembre 1977.
80 Nord Littoral, 21 février 1978.
81 On retrouve cela ailleurs en France, comme dans la Drôme. Cf. Chaffel A., op. cit., p. 250 sq.
82 Profession de foi du candidat PS aux législatives de 1978.
83 Tract du candidat PCF aux législatives de 1978.
84 Tract des candidats PCF aux cantonales de 1979.
85 Baudouin J., « Les phénomènes de contestation au sein du PCF », Revue française de science politique, vol. 30, no 1, 1980, p. 78-111.
86 Chaffel A., op. cit. ; Derville J., Lecomte P., « Le Parti communiste français au miroir de ses partisans », Revue française de science politique, vol. 33, no 4, 1983, p. 651-679 ; Jenson J. et Ross G., The View from Inside : A French Communist Cell in Crisis, Berkeley and Los Angeles, University of California Press, 1984.
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