Du Programme commun de la gauche aux 110 propositions : la carrière des programmes de gauche dans les années 1970-1980
p. 161-163
Texte intégral
1Cette dernière partie entend, avant tout, analyser quelques séquences de la « carrière » d’un programme politique spécifique, depuis les conditions de sa genèse jusqu’à ses usages locaux et sa postérité1 : l’emblématique Programme commun de gouvernement de la gauche signé en 1972. Si l’importance de ce programme dans la vie politique française a déjà été soulignée par différentes recherches dont la plus saillante est l’Union sans unité2, de nombreux aspects restent en effet mal connus. Le Programme commun est ici mis en lien avec certains des programmes adoptés par le Parti socialiste dans les années 1970 et au tout début des années 1980 (les 110 propositions de François Mitterrand notamment), qui se définissent – entre autres – par rapport à lui.
2Cette période se caractérise par un état du jeu politique, où la « fonction programmatique » des partis politiques est particulièrement affirmée3. Dans ces recompositions du jeu politique qui caractérisent la décennie, le Programme commun apparaît central. Alors que le clivage droite-gauche se solidifie4 et que les partis politiques se disciplinarisent, ce programme tend à devenir un référent incontournable du débat politique, tant pour ses signataires et leurs représentants locaux que pour leurs concurrents. Les compromis programmatiques apparaissent en effet centraux pour le « travail de construction des camps [et les] efforts déployés pour attester la réalité et l’unité des mouvements et des coalitions5 ». En confrontant ainsi plusieurs textes de l’espace des programmes partisans de gauche de cette période, cette partie permet d’en questionner les interactions et d’aborder les programmes, non comme des entités isolées, mais de façon relationnelle.
3Les quatre textes qui composent cette partie proposent ainsi des perspectives originales sur ce programme paradigmatique, que ce soit en revenant sur son écriture à partir de sources inédites (Frédérique Matonti), en analysant ses usages locaux (Nicolas Bué) ou en le replaçant dans l’espace des programmes partisans qui sont contraints de se définir par rapport à lui (Martial Cavatz et Matthieu Tracol).
4Les deux premiers textes de cette partie sont directement consacrés au Programme commun. Frédérique Matonti révèle les jeux entre coulisses partisanes et espaces de négociation interpartisane. Après avoir noté les anticipations stratégiques qui conduisent à la décision de former un accord entre les partis signataires du programme, l’auteure met en évidence les savoir-faire nécessaires à la fabrication d’un compromis programmatique interpartisan. En montrant la prudence qui entoure les prises de contact et premières négociations informelles, elle fait notamment ressortir le caractère sensible d’une telle démarche et l’importance du travail politique nécessaire pour légitimer un tel programme à gauche dans le contexte des années 1960. Le chapitre rédigé par Nicolas Bué propose quant à lui de déplacer le regard sur ce programme : plutôt que de l’envisager au niveau national, où il est le plus souvent étudié, il invite à considérer ses usages au niveau d’un espace politique local, celui de la commune de Calais, dirigée depuis 1971 par une coalition d’union de la gauche à direction communiste. Sous ce jour, le programme se révèle être à la fois un registre de légitimation de l’action publique municipale, un enjeu de mobilisation des militants, des réseaux partisans et des électeurs, une arme pour certaines factions dans les luttes intra-partisanes, et un cadre de référence pour les négociations interpartisanes locales. Les enjeux liés à la légitimation sont de nouveau présents ici puisqu’il montre à la fois les actions entreprises pour légitimer le Programme commun dans cet espace politique local, et les mobilisations dudit programme pour légitimer l’alliance locale.
5Les deux textes suivants mettent ce programme en perspective par rapport à des programmes contemporains ou immédiatement ultérieurs. Le chapitre rédigé par Martial Cavatz étudie les programmes économiques du PS des années 1970, depuis leur élaboration comme compromis intrapartisans jusqu’à leur appropriation différentielle par les élus locaux socialistes. Si les différents programmes socialistes, Programme commun inclus, ne sont pas toujours homogènes en la matière, les nécessités d’adaptation aux enjeux locaux, ici illustrées par le cas de deux villes du Doubs, se traduisent par un renoncement, parfois publiquement assumé, à certaines mesures défendues par les instances nationales du parti. Ce texte souligne aussi les marges d’interprétation que les formules parfois vagues qui composent les programmes offrent à ceux qui les mobilisent. Du point de vue des acteurs locaux, les programmes nationaux sont donc construits au local dans le lien entre les édiles et les milieux dans lesquels s’inscrit leur action municipale.
6Le texte de Matthieu Tracol qui clôt cette troisième partie propose quant à lui une analyse fine des conditions d’élaboration puis de mise en œuvre d’un programme qui se construit en référence constante au Programme commun de la gauche : les 110 propositions pour la France. Cette contribution – précisant les conditions et, partant, la définition de ce qu’on appelle avec légèreté la « mise en œuvre » d’un programme – aurait pu trouver sa place dans la deuxième partie du livre, sur la fabrication et les usages, mais il nous a semblé qu’il gagnait à être rapproché de la dynamique du Programme commun. En effet, les 110 propositions se positionnent par rapport à ce dernier. Après avoir analysé le processus d’écriture des mesures liées au travail en les replaçant dans leur contexte (dont celui de la rupture officielle de l’Union de la gauche), l’auteur montre que les socialistes au pouvoir interprètent et déplacent la signification de ces mesures. S’il en est ainsi, c’est que les individus qui ont écrit les propositions, tous proches du CERES ou du courant mitterrandiste, ont laissé place à des socialistes marqués par la culture de la « deuxième gauche » au ministère du Travail. Ce faisant, ce chapitre montre que l’« application » d’un programme est aussi un enjeu de lutte intrapartisane : les ressources et les socialisations différenciées dont disposent les agents des divers « courants » ont des effets sur l’occupation des postes dans les cabinets ministériels et, partant, sur l’« application » des 110 propositions. Au total, il s’agit donc, dans ce texte, d’une réflexion sur les effets d’un texte mettant en évidence la manière dont les conditions de sa fabrication donnent prise à différents usages socialement situés.
Notes de bas de page
1 Sur la transposition du concept de « carrière » pour rendre compte des différentes séquences du processus de production et de réception d’un texte, voir Belorgey N., Chateigner F., Hauchecorne M., Pénissat É., « Théories en milieu militant », Sociétés contemporaines, no 81, 2011, p. 5-25.
2 Tartakowsky D. et Bergougnioux A. (dir.), L’Union sans unité. Le Programme commun de la gauche (1967-1978), Rennes, PUR, 2013.
3 Le Bart C., « Les partis politiques : quelle capacité programmatique ? », Les cahiers français, 364, septembre-octobre 2011, p. 38-42.
4 Gauchet M., « La droite et la gauche », in Nora P. (dir.), Les Lieux de mémoire, III, Les France, 1. Conflits et partages, Paris, Gallimard, 1992, p. 395-467 ; Le Bohec J. et Le Digol C. (dir.), Gauche/Droite – Genèse d’un clivage politique, Paris, Presses Universitaires de France, 2012.
5 Gaxie D., La Démocratie représentative, Paris, Montchrestien, 2003, p. 53-54.
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