La place des programmes politiques dans les conseils municipaux d’enfants, entre idéal citoyen et résistances enfantines
p. 63-77
Texte intégral
1Au début des années 2000, une importante littérature soulignait le nécessaire renouvellement de la relation entre élus et citoyens, afin de restaurer la confiance entre eux et qu’émerge une véritable démocratie participative1. Évaluée à l’aune de diminutions tendancielles de la participation électorale ou du nombre d’adhérents aux partis politiques et aux syndicats, l’idée d’une « crise de la représentation » s’est banalisée, et, pour la pallier, plusieurs instances représentatives ont éclos depuis une vingtaine d’années afin de resserrer des liens supposément distendus entre professionnels de la politique et citoyens. Cet « impératif délibératif2 » a amené à tenter d’inclure dans de nouvelles structures participatives diverses populations jusqu’alors exclues de la représentation politique : les populations dépourvues de la nationalité française (conseils d’étrangers), la « clientèle » de politiques particulières (conseils d’anciens, conseils de sages), les populations exclues des formes de participation traditionnelles (conseils de quartiers3). Ces nouveaux conseils sont venus s’ajouter à une structure plus ancienne : les conseils municipaux d’enfants4 (CME), sur lesquels nous centrons notre étude.
2Il existe aujourd’hui près de 2 000 conseils d’enfants et de jeunes en France5. Apparus « officiellement6 » sous leur forme actuelle en 1979 à Schiltigheim (Bas-Rhin)7, les CME ne relèvent d’aucune obligation ou incitation juridiques ; ils s’inscrivent dans des politiques de jeunesse en faveur de la participation, dont ils ne sont qu’une des modalités. Structurellement, la promotion des conseils de jeunes est assurée en France par l’Association Nationale des Conseils d’Enfants et de Jeunes8 (ANACEJ). Ses statuts indiquent qu’elle « a pour objet de regrouper toute personne morale ou physique ayant pour but de promouvoir toute structure, notamment les Conseils d’Enfants ou de Jeunes, permettant la reconnaissance de l’enfant et du jeune comme partenaire à part entière dans la vie de la cité9 ».
3Les CME sont présentés par leurs promoteurs comme ayant un double objectif : permettre à leurs jeunes membres de s’exprimer sur des problèmes qui les concerneraient directement, et servir d’apprentissage en vue de se frotter à une citoyenneté « grandeur nature ». Y sont ainsi calqués certains des canons symboliques et matériels d’un processus électoral « adulte », acquis depuis le processus de républicanisation des institutions à partir des années 1870. Afin d’être élus, les enfants sont par exemple amenés à se porter candidats, se rendre dans un isoloir, présenter une carte d’électeur, placer un bulletin dans une urne, émarger ou, pour les candidats, rédiger un programme, sur la base duquel les jeunes électeurs sont incités à effectuer leur choix.
4Nous pouvons dès lors considérer les CME comme un exercice de démocratie miniature, qui permet d’observer l’ensemble du processus électif depuis l’élaboration des programmes jusqu’à leur réception. Les enfants étant avant tout encadrés par des adultes (élus, instituteurs chargés de sensibiliser les élèves au CME, fonctionnaires de mairie chargés de l’organisation des élections, parents d’élèves) à chaque étape dudit processus, il est intéressant d’observer tout à la fois comment les enfants s’y impliquent et quelles représentations de ces processus on tente de leur inculquer, largement conformes au modèle de citoyenneté propre à la démocratie représentative contemporaine et à ses implicites normatifs, appelant à nous interroger sur ces modes de socialisation politique. De plus, ces observations permettent d’étudier ce que les adultes-encadrants considèrent comme un « bon » programme électoral, présentable et diffusable afin de faire campagne. Ce travail d’« inculcation de la norme10 » vise davantage, en théorie, à former de « bons » citoyens en guidant la façon dont un programme politique doit être élaboré, promu et reçu, qu’à sensibiliser les enfants au fonctionnement pratique des mécanismes électoraux. Est sous-tendue l’idée qu’un « bon » vote est celui qui correspond à une offre programmatique : est ainsi assuré l’apprentissage d’un modèle idéal de la pratique électorale qui nie la diversité des rapports au politique, et, par extension, des réceptions des programmes politiques, déjà visible au niveau enfantin. On s’apercevra en retour que la tentative de transmission des normes sociales et électorales ne s’effectue pas sans résistances et que les programmes électoraux ne constituent pas forcément, du côté des enfants, la grille de lecture première du processus électif.
5Les programmes électoraux sont présentés par les adultes comme une grille de lecture légitime et presque exclusive des élections : nous verrons d’abord que ces adultes insistent particulièrement sur la nécessité d’y recourir. Puis nous constaterons qu’en pratique, l’offre programmatique n’est pas le seul élément valorisé pour permettre une élection : se mettent en place des transactions entre un idéal théorique (un électeur faisant individuellement son choix en son âme et conscience sur la base des seules mesures programmatiques) et la prise en compte de critères alternatifs de jugement électoral. Nous confirmerons enfin la place relative que prennent les programmes dans les perceptions enfantines de l’élection en étudiant comment les jeunes électeurs établissent leurs choix.
Cet article est basé sur l’observation de plusieurs campagnes électorales au sein de deux CME fort différents dans leurs structures, leur organisation et les moyens dont ils bénéficient. L’un est relativement ancien (10 ans), tandis que l’autre n’a que 3 ans, nous avons donc pu l’observer depuis ses débuts. De nombreux entretiens ont été faits avec leurs acteurs, enfants et adultes. Dans les deux cas, les élections se déroulent dans le cadre scolaire.
1. Le CME de Risselle11, grande ville du Nord :
Créé en octobre 1999, il est initialement pensé sur la base d’un mandat de 2 ans qui toucherait à la fois et le primaire et le collège (CM2 et 6e), le CME était renouvelable par moitié tous les ans. Désormais, sont électeurs et éligibles les enfants inscrits dans les classes de CM1 et de CM2 des écoles publiques et privées de la ville, et les enfants de 9 à 11 ans adhérents des maisons de quartier. Institutionnellement, le CME relève de la direction de la démocratie participative et de la citoyenneté, sous la responsabilité de Mme Baratte, et est animé par trois animatrices territoriales : Emma, Léa et Zoé. Une élue municipale est déléguée au CME.
Ce CME rissellois est en réalité la fusion de dix CME correspondant aux dix quartiers de la ville administrativement établis. Ainsi, les enfants élus sont les représentants de leur quartier.
Dans les 48 écoles concernées par les élections, mais aussi dans les maisons de quartier et centres sociaux, les animatrices proposent leur propre « sensibilisation » aux élections ; elles peuvent intervenir directement, ou envoyer le DVD officiel du CME qu’il revient aux adultes responsables de diffuser.
L’élection est suivie de l’organisation d’une « journée de formation » destinée aux nouveaux élus et organisée par les services de la mairie.
2. Le CME de Fringalant, commune péri-urbaine du Nord de 4 000 habitants : Sa création est plus récente : les premières élections ont eu lieu en décembre 2009 et ont été initiées par la nouvelle majorité de gauche élue en 2008.
Sont électeurs les enfants résidant la commune et inscrits en CE2, CM1 et CM2. Sont éligibles les enfants résidant la commune et inscrits en CM1 et CM2. Le mandat est de 2 ans et le CME est renouvelé par moitié chaque année pour remplacer les élus partis en 6e. Les candidatures se font par « tickets » (une fille/un garçon).
Institutionnellement, le CME relève de l’adjointe à la citoyenneté, à la démocratie participative et au logement, Mme Leclercq, dont les propos sont largement reproduits ici. Une animatrice est chargée de mener les réunions.
La première année, en 2009, le maire et son adjointe à la démocratie participative se sont eux-mêmes déplacés dans chaque classe d’électeurs pour expliquer leur démarche et permettre aux enfants de poser les questions qu’ils souhaitaient. Les instituteurs sont par ailleurs libres de prolonger le débat avec leurs élèves. Nous avons eu l’opportunité de suivre l’ensemble de la procédure électorale sur deux années dans deux classes, l’une de CM1 (celle de M. Tourenne), l’autre de CM2 (celle de M. Metsu), de la fabrication des programmes électoraux au bilan post-électoral.
De la nécessité de co-élaborer un « bon » programme
6Dans le cadre des CME, les adultes, instituteurs et animatrices, définissent avec insistance l’élection comme reposant sur des enjeux et un programme : l’accent est mis sur « le programme », « le projet » ou « les idées », présentés comme les éléments décisifs du vote. À différents moments, en amont de l’élection, de nombreux acteurs, en plus des enfants candidats, sont amenés à intervenir pour réaliser ces programmes.
7La réalisation des programmes est la condition sine qua non de l’organisation du scrutin. Mme Leclercq, adjointe au maire à Fringalant, nous fait comprendre que l’existence des programmes conditionne celle des élections : « Il faut avoir les programmes de chaque ticket, et on pourra tout donner le 27 octobre pour que ça commence ». À Risselle est proposée la diffusion d’un DVD pour les enfants des écoles qui ont accepté la venue des animatrices du CME pour qu’elles effectuent une « sensibilisation ». Dans ce clip d’une dizaine de minutes, apparaissent des enfants élus les années précédentes, sélectionnés moins pour leur représentativité que pour leur capacité à correspondre au « bon » élu tel qu’on souhaite le promouvoir, c’est à dire évoquant des projets à développer ; ainsi de celui-ci proposant « des lois pour protéger l’environnement » et d’« aider les pauvres, car ils vivent dans la rue et c’est pas bien » ; celui-là propose « des maisons pour les sans-abri », « pas de restaurant gras », et « des maisons avec des activités ». Zoé, une animatrice, insiste particulièrement sur l’importance du projet après la diffusion du DVD :
« Tes camarades voteront pour toi s’ils trouvent que ton programme est intéressant » ;
« Il faut penser à un projet, c’est une simple phrase qui donne envie qu’on vote pour toi, mais c’est vrai que si tu as un projet, c’est mieux. »
8Léa, autre animatrice, abonde en ce sens :
« Il faut que vous vous disiez : “Lui, je me rappelle, il a présenté un super projet, je vais voter pour lui”. »
9La diffusion est suivie de la distribution de quelques documents permettant de situer un élu « normal » ; les animatrices enjoignent aux enfants à prendre la parole tour à tour pour lire ces documents, puis elles leur posent des questions permettant aux enfants les plus réceptifs de se mettre publiquement en valeur, en relayant là aussi les discours officiels. Ainsi, pour les écoles qui y font appel, la sensibilisation s’apparente à une formation très encadrée et la mairie et ses animatrices se trouvent dans une position d’« institutions interprétatives12 ». En ce sens, elles relaient une manière d’exercer le CME, contribuant ainsi à indiquer « ce qu’il faut penser » de la manière dont doit s’organiser la structure par une application guidée des textes. La présence des animatrices souligne la difficulté de faire exister d’autres usages de ces textes puisqu’elles tendent à en canaliser la réception, conduisant ainsi à en clore le sens donné aux individus. De cette manière, Mona, une jeune élue, nous indique qu’avoir visionné le DVD lui a permis de mettre au point son programme :
« J’ai vu dans la vidéo, y avait beaucoup de gens qui ont rendu service à des personnes handicapées ou à des personnes âgées du coup y en a plein qui m’ont dit “mais tu copies sur les autres années”, mais c’est bien de leur rendre service, même chaque année c’est bien d’aller les voir ! »
10Les programmes sont présentés comme la modalité quasi-exclusive du choix qui doit guider les électeurs : si la possibilité de voter pour son copain ou son camarade est parfois envisagée dans le cas d’élèves d’une même classe, Mme Leclercq, à Fringalant, n’imagine pas que ce choix se fasse autrement pour les candidats inconnus des électeurs :
« Comme ils vont devoir voter pour les autres classes, ils vont être obligés d’aller lire le programme des enfants des autres classes, de les choisir, et comme ils ne les connaissent pas, peut être justement de choisir par rapport à ce qu’ils proposent, et par rapport à ce qui leur plaît à eux (sic) ».
11Les modalités concrètes de réalisation des programmes sont envisagées comme une évidence : que les programmes comportent des idées. Mme Leclercq nous dit : « c’est simple : une feuille, avec une photo, leur nom, la date de naissance, et après ils mettent leur programme, 4 points, 5 points… […] Pour leur programme, on leur demande 5 lignes. Non, 5 points, pas plus hein… » M. Tourenne, après avoir demandé de manière faussement naïve s’il fallait voter « pour Pierre parce que c’est le plus grand ? Pour Claire parce qu’elle a un gilet en peau de lapin ? », relaie également cette idée dans sa classe de CM1 en réclamant « des phrases-choc […] je veux qu’il y ait 2-3 idées, pas plus, vos idées préférées, celles pour lesquelles vous avez envie de vous battre ». Concrètement, les programmes présentés sont assez similaires dans leur forme car, réalisés dans un cadre scolaire, ils sont revus par l’enseignant et tendent ainsi à s’homogénéiser.
12Cette première phase du processus électoral fait donc apparaître les visions normatives que les adultes essaient de transmettre aux enfants. En apparence, de leur point de vue, il semblerait que l’élection doive se dérouler de sorte que les bulletins de vote soient l’expression d’une opinion basée sur des enjeux proprement « programmatiques », en tout cas d’une opinion correspondant à une offre politique reçue dans les mêmes termes. Cela revient à considérer que l’offre politique est reçue de manière homogène par l’ensemble des électeurs, et que ceux-ci font leurs choix en fonction des projets des candidats tels que ceux-ci les ont formulés. Ce postulat, qui revient à ignorer la diversité des rapports au vote, permet surtout de définir quelles représentations les adultes-encadrants se font d’une « bonne » élection. Les discours entendus donnent parfois l’impression que les adultes sont dupes des idéaux qu’ils transmettent (sur ce que doit être un programme, sur ce qu’est une élection), ou orientent les enfants vers des repères faussés de ce que constitue un vote. En réalité, on se rend compte que les adultes ont bien conscience de vouloir transmettre un modèle de fonctionnement parfait, et qu’existent d’autres façons de se repérer face à une offre électorale que via les programmes. Quand l’animatrice Zoé déclare qu’« on vote pour un projet, on ne vote pas pour une personne… Normalement », elle écarte des motivations électorales alternatives dont elle (re)connaît l’existence. M. Metsu fait de même quand il affirme que « on vote pour des gens, parce qu’on les aime bien, ou parce qu’ils ont de bonnes idées ; ça a toujours existé, y a des gens qui votent pour des personnes, et pour des idées. Mais est-ce que quelqu’un va faire : “votez pour moi parce que je suis beau” ? Non. Donc il faut dire des idées ». D’ailleurs, M. Metsu propose un exercice mettant l’accent sur le style plus que sur le fond afin de favoriser l’élection de ses élèves :
Chaque élève de M. Metsu rend une feuille à l’instituteur sur laquelle il a écrit des idées dans le cadre de la réalisation des programmes. M. Metsu prend une feuille au hasard, en lit le début des phrases (« “mettre”, “construire”, “refaire”, “planter”, “améliorer”… »), puis interpelle ses élèves afin de leur faire remarquer qu’il ne s’agit que de verbes à l’infinitif. Il décide alors de soumettre au vote trois formulations : « Mettre… », « il faudrait mettre… », et « mettons… ». La dernière option obtient la préférence des élèves, avec 18 voix sur 21 élèves présents. M. Metsu en conclut :
« Vous voyez, nous avions 3 fois la même idée, avec 3 formulations différentes. Pourtant, vous préférez largement l’une d’elles. La façon dont vous allez écrire vos phrases fait partie de la réussite. »
13Si les adultes prenant part au CME ont conscience de la diversité des rapports au vote en évoquant le fait que certains électeurs pourraient voter sur d’autres critères que ceux mis en avant par les candidats, ils insistent particulièrement sur la contribution d’un vote sur enjeux à la réussite du scrutin. Ainsi, les électeurs sont incités à choisir leurs candidats uniquement à l’aune des enjeux de la campagne électorale. Le discours des adultes vise ainsi à neutraliser les hiérarchies entre élèves13 durant le temps électoral, au cours duquel les candidats sont sur un pied d’égalité. Les discours normatifs relèvent ainsi d’une pratique assumée de socialisation des enfants, qui, en ce domaine comme en d’autres, passe par la diffusion des normes sociales, fussent-elles plus complexes que la façon dont elles sont présentées.
De critères de décision concurrents à l’offre programmatique
14Si les adultes affirment oralement placer la centralité du choix électoral sur l’offre programmatique, leur attitude est plus ambiguë : en pratique, ils concèdent voire valorisent l’existence d’autres pratiques visant à se repérer face aux programmes. Le jour du scrutin, à Risselle, les candidats sont invités à prendre la parole face aux électeurs de CM1, juste avant que ceux-ci ne se rendent dans l’isoloir. Cet exercice est l’occasion de souligner une dernière fois l’importance du programme et d’inciter les électeurs à se baser sur lui pour exprimer leur choix. Un directeur d’école risselloise, M. Delpierre, introduit l’exercice :
« Quand on est candidat à une élection, il faut se présenter, dire comment on s’appelle, et surtout dire ce que l’on a envie de faire si l’on est élu. C’est ce que vont faire les candidats de CM2. Alors, les CM1, faites attention, vous les connaissez, ce sont des copains, vous les voyez dans la cour, mais leurs programmes, vous ne les connaissez pas, donc écoutez bien, ils vont chacun leur tour vous annoncer ce à quoi ils ont pensé. »
15Il est appuyé en ce sens par deux élus présents. M. Hammadou, adjoint au maire, indique : « En tout cas, j’espère que vous avez bien préparé cette élection, qu’il y a un bon programme pour l’école », tandis que Mme Baratte, conseillère municipale, souligne l’importance de ce critère de choix avant de passer dans l’isoloir : « Je pense que les candidats vont dire un petit mot de leur programme pour que vous puissiez choisir et décider. » L’exercice est réitéré pour les CM2, qui votent juste après, l’occasion pour le directeur d’inviter à nouveau les candidats à présenter leur programme. Seulement, les candidats, inégalement à l’aise pour prendre la parole en public et ne disposant pas des mêmes ressources en vocabulaire14, ne sont pas tous disposés à être très précis sur leurs intentions au cas où ils seraient élus. Qu’à cela ne tienne, M. Delpierre y est attentif et somme les enfants d’en dire davantage. Ainsi, Salim débute sa prestation :
« Bonjour, je m’appelle Salim, certains me connaissent, j’ai préparé un programme, j’y tenais beaucoup, donc si jamais je suis élu, je ferai du mieux possible pour que cela se passe. »
16M. Delpierre lui demande alors : « Tu as quelques petits éléments de ton programme ? Tu as pensé à quoi ? » Le même schéma se reproduit après les interventions orales de Manon (« Tu as une idée en particulier ? Déjà une idée ? »), Léo (« Tu as une idée particulière ? »), ou Marion qui, avant sa seconde intervention, s’interroge (« Je dis la même chose que tout à l’heure ? »), ce à quoi M. Delpierre lui répond : « Bien sûr ! De toute façon, tu as le même programme, que ce soit pour les CM1 ou les CM2 », ce qui laisse là aussi transparaître l’idée selon laquelle le programme est considéré comme un tout homogène dont la réception est supposée être la même pour tous.
17La candidate Mona, quant à elle, n’a pas été invitée à préciser son programme ; et pour cause, sa présentation a constitué un modèle idéal selon les critères exprimés oralement par les adultes. Mona, 9 ans au moment de ces élections, est la fille de deux enseignants du supérieur en philosophie, aux convictions politiques de gauche fortement ancrées. Ses parents nous ont confié suivre régulièrement l’actualité à la radio, en compagnie de Mona et de son petit frère, ce qui donne parfois l’occasion d’en discuter ouvertement. Elle est abonnée à une revue de vulgarisation scientifique et d’actualité. Le programme de Mona a bénéficié de la contribution de son père Philippe – la participation parentale à l’élaboration du programme est rare chez les enfants que nous avons rencontrés –, qui apprécie positivement le projet de sa fille dans la mesure où il se trouve en adéquation avec son mode d’éducation :
« Je crois que l’idée de pouvoir proposer des choses, au-delà du cadre scolaire, disons un peu tournées vers l’extérieur de l’école et vers d’autres enjeux, comme l’écologie, très présente dans toutes les têtes, fait que [mon épouse et moi avons] eu donc une réaction très positive, du coup on a eu envie de l’encourager et de l’aider à construire son petit discours qui a mené à son élection. »
« Philippe : Notre réaction a été très positive. On a tout de suite dit à Mona : il faut que tu te présentes ; ça suivait les élections de délégués de classe, qui n’avaient pas été favorables pour Mona…
Mona : J’avais eu que 3 voix sur 21 élèves…
Philippe : Après, on s’est demandés comment allaient se passer ces élections : est-ce qu’il fallait faire un programme ? Qui allait élire les représentants CME ? Donc on avait préparé un programme…
Q : Alors, “on”, ça veut dire que vous l’avez fait ensemble ?
Philippe : Ah oui, on a… C’est à dire que Mona m’a fait part de ses idées.
Mona : Il les a formulées.
Philippe : ON (il insiste) les a reformulées ensemble, donc on a tapé le programme. Le jour de l’élection, y avait des discours de présentation de programmes, et puis l’élection proprement dite.
Q : Je me rappelle que tu as suscité des applaudissements en usant une formule du style “en votant pour moi, vous votez pour vous”, quelque chose comme ça…
Mona : Oui, c’est ça, c’est ça !
Philippe : C’est une formule qui plaît, forcément ! »
18L’élection de Mona semble bel est bien attribuée à la prestance de son intervention orale et à la qualité des idées qu’elle a mises en avant. Son cas s’avère être une forme idéale de correspondance entre les qualités attendues par les adultes et celles qu’elle met en pratique, héritées de sa socialisation familiale. Toute voix obtenue est considérée comme une approbation et une adhésion à son programme, mais aussi à la forme de son discours, ce qui souligne la valorisation d’autres critères pour être élu.
19Risselle, le discours de Mona
« Bonjour, pour ceux qui ne me connaîtraient pas, je suis Mona, élève de CM2 dans la classe de M. L. Si je suis candidate au CME de la ville de [Risselle], c’est pour représenter ma classe, mais aussi l’ensemble des élèves de l’école M., et d’une certaine façon les enfants de la ville de [Risselle]. Donc mon programme comporte trois points. D’abord je pense qu’il est utile et intéressant que les enfants soient associés directement à la vie citoyenne en ville, par exemple en prenant part à des activités qui font le lien entre les générations ; je propose notamment de développer des opérations de lecture et de discussion avec les personnes âgées pour qu’elles soient moins isolées ; mon deuxième point, c’est que les enfants doivent aussi participer au développement des réflexes écologiques pour améliorer la ville en ville, souvent très polluée et sale, en faisant des campagnes d’affichage pour attirer l’attention des citadins sur ce qu’ils peuvent faire. Donc je propose deux choses : la première, la récupération d’objets, de livres ou de vêtements usagés, qui permettraient de leur donner une deuxième vie ; le développement des transports écologiques, notamment le vélo par exemple ; enfin, dernier point, je veux insister sur l’importance que les enfants peuvent s’apporter les uns aux autres, notamment à l’intérieur de l’école, et je proposerai de mettre en place un tutorat pour les plus petits. Donc pour réaliser ce programme, j’ai besoin de votre soutien, du soutien de tous, du soutien des CM2 et des CM1. Si vous m’élisez, je vous promets de vous écouter et de transmettre vos idées au CME. En votant pour moi, vous votez un petit peu pour vous. »
20Nous avons choisi de mettre en évidence ce discours eu égard aux réactions qu’il a suscitées, plus que les autres : le directeur de l’école, M. Delpierre, et les adultes présents, élus et animatrices du CME, ont bruyamment exprimé leur enthousiasme quand la candidate a ponctué son discours par son slogan. En invitant les électeurs à l’applaudir, ils indiquaient là aussi par leurs réactions que la prestation de Mona correspondait finalement à ce qui est attendu du « bon » candidat, exemplaire dans sa façon de présenter son programme et de déclamer son slogan. Selon les candidats et la prestation qu’ils effectuent, la réaction des adultes – applaudissements plus ou moins nourris par exemple – indique ainsi en creux aux électeurs quels sont ceux qui ont le profil idéal de l’élu, en général ceux qui se disent actifs et proposent un programme foisonnant, ce qui entre d’ailleurs assez bien en résonance avec ce qui est demandé aux enfants élus : des investissements divers et tournés vers des actions visibles et immédiatement valorisables. On peut donc légitimement penser que les réactions des adultes correspondent à un intérêt institutionnel à l’élection de candidats au programme s’ajustant aux attentes de la structure.
21Ainsi, le vote ne se joue pas uniquement sur des programmes, mais aussi sur des orientations données par des personnes faisant autorité, les instituteurs, qui dé-monopolisent alors la vision d’une élection construite selon un modèle d’électeur faisant individuellement son choix en son âme et conscience sur la base des seuls programmes, alors qu’ils avaient eux-mêmes construits cette image auparavant. Les élus qui promeuvent l’action des CME, quant à eux, renforcent une tendance progammatico-centrée de la lecture des résultats : ainsi, le site Internet de la mairie de Fringalant indique « pendant les vacances de Toussaint, nos candidats ont planché sur un programme qu’ils ont présenté à leurs camarades à la rentrée » ; le maire de la commune, M. Fauvergue, énonçait lors de la cérémonie d’investiture des nouveaux élus en décembre 2010 :
« Toutes ces élections n’auraient pu avoir lieu sans vous, les enfants. Votre engagement, votre volonté, et le nombre de candidats en atteste, ces élections vous ont à la fois passionné, et vous aviez envie de défendre vos convictions […]. Dans vos différents programmes, on a pu voir que les sujets qui vous préoccupent sont les sujets autour de l’écologie, du développement durable, de la cantine. »
22Toutefois, les adultes révèlent là encore que les idéaux transmis ne sont pas nécessairement appliqués sans résistance ni déviation. À Fringalant, juste avant que les électeurs ne passent dans l’isoloir, M. Metsu avertit, comme pour signifier que certains d’entre eux n’effectueront pas leur choix sur la base d’un programme :
« On ne laisse pas de bulletins de vote dans les isoloirs, parce que y en a qui sont influençables, et quand ils voient que c’est toujours le même nom qui est sur le côté, ben ils vont dire “je vais faire pareil”... Donc ça c’est pas voter, c’est faire le mouton, d’accord ? Donc en sortant, on laisse ce qu’on n’a pas choisi, poubelle, on le montre à personne. »
23Poursuivant, M. Metsu dévoile sa conscience de l’existence de comportements « atypiques » :
« Vous allez dans l’isoloir, et, vous avez regardé les programmes toute la semaine, vous savez pour qui vous… enfin ! (il s’interrompt, l’air de dire “on ne sait jamais”).
Mme Leclercq : Normalement !
M. Metsu : Même si vous savez pas, vous regardez dans l’isoloir pour qui vous devez voter. Bon ! » [Il nous regarde semblant dire des yeux « on sait bien que ça ne se passera pas comme prévu mais je donne les consigne quand même ».]
24Du côté des enfants, Pierre, doublant, élève de M. Tourenne, nous indique son intention d’aller voir « tous les CM2 pour leur dire de voter pour [lui], [il] les connaî[t] presque tous] », ce qui participe d’une stratégie de contournement des programmes. À Risselle, nous constatons chez les électeurs-candidats un décalage entre un discours légitimiste sur la nécessité de favoriser les programmes par rapport à tout autre critère, et des pratiques qui révèlent en réalité des stratégies de propagande électorale qui dépassent largement ce seul cadre, comme si les enfants avaient intériorisé que le programme était un puissant outil de légitimation en période électorale, qu’importe l’usage qui en est fait. Il semble que, là aussi, ce soit l’enrobage qui prime sur le contenu :
« Mona : C’est [les électeurs] qui décident. Je ne vais pas rechercher les votes “oui, tu votes pour moi”, “ah non, t’as pas voté pour moi”, “non tu votes pour moi !”, c’est comme ils veulent hein
Q : Oui, t’es pas allée voir chacun des élèves dans la cour de récréation pour leur dire “viens voter pour moi”…
Mona : Non quand même pas ! Non, non ! Je leur ai pas demandé ça quand même !
Marion : si, si !
Q : Alors pourquoi tu dis oui, toi ?
Marion : Ben parce qu’elle l’a fait ! Et elle l’a fait, oui !
Q : Et alors, c’est pas bien ?
Marion : Ben moi je dirais plutôt, votez pour les idées et pas pour la personne, parce que les gens ils diraient “ah lui c’est mon copain, mais ses idées elles sont pas terribles”, et “lui il a des meilleures idées et c’est mieux pour la ville”, mais comme l’autre c’est mon copain, ben je voterai pour lui.
Q : Tu crois qu’il vaut mieux voter pour les programmes que pour les connaissances ?
Marion : Voilà !
Mona : C’est sûr que la personne, on s’en fiche. Comme par exemple, Erwann, y en a qui l’aiment pas, mais y en a plein qui ont voté pour lui certainement parce que son programme il est bien quoi !
Marion : Moi je dis qu’il faut laisser sa chance à tout le monde.
Mona : Oué !
Q : Et alors vous pensez que les électeurs votent plutôt pour les programmes ou pour les personnes ?
Marion : Ça dépend vraiment des gens, des gens qui se rendent vraiment compte qu’il faut prendre en compte le programme, et d’autres, non, ils votent pour la personne. »
25Les discours normatifs des adultes se poursuivent donc jusqu’au dernier moment avant l’acte de vote. De nombreux rappels viennent enjoindre les enfants à baser leurs choix sur les productions programmatiques. On constate cependant qu’à la conscience des adultes d’énoncer des idéaux se superpose la conscience des enfants que l’élection se joue aussi hors du cadre programmatique. Finalement, pour les électeurs, que représentent les programmes des CME ?
Appropriations différenciées des programmes électoraux
26En pratique, les enfants sont loin de ne se référer qu’aux programmes électoraux pour effectuer leur choix, se détachant donc des consignes initialement données. D’autres critères de choix électoral apparaissent, et les électeurs peuvent se positionner par rapport aux discours, par interconnaissances, voire par mimétisme.
27Après l’élection, dans la classe de M. Metsu, celui-ci questionne : « Maintenant que vous avez des élus, qu’est-ce qui va se passer ? Quelles vont être vos attentes envers les élus ? » Une élève lui répond : « faire leur programme ». « Voilà, faire leur programme », conclut-il. Selon une lecture de l’élection basée sur les programmes, c’est donc désormais la troisième étape du processus électoral qui est censée se mettre en place : après l’élaboration des programmes, le vote sur critères programmatiques, l’application des programmes. Cependant, en interrogeant des électeurs sur ce qui les a incités à voter, on se rend compte que rares sont ceux, comme Thomas (« le programme de Salim me plaisait bien ») ou Léo (« Pour un programme auquel j’espère que ça pourrait marcher, et un programme auquel je sais que ça pourrait faire du bien à la ville ») qui font explicitement référence à une adhésion à des programmes ou à un point particulier de l’un d’eux. Des électeurs ne se réfèrent pas prioritairement au programme électoral écrit, mais davantage à la manière dont il est énoncé et mis en forme. En l’occurrence, comme les prestations orales des candidats n’avaient lieu que quelques minutes avant l’acte de vote, cela laisse supposer que ces électeurs ne sont parvenus à faire un choix que très tardivement. Vincent nous dit : « moi ce qui m’a plus, c’était un peu les longs discours » ; Lilia, hésitante, met l’accent sur les slogans : « euh… Y aaaa… Je sais plus, c’est plus… Ce qui m’a plu, c’est quand il a dit « il faut y croire » et « il faut jamais dire “c’est impossible” », et Thomas avoue avoir voté pour tel candidat « euuuh… Parce qu’il parle bien… Voilà ». La façon dont Alice a réalisé son affiche électorale a fortement influencé Ariane, séduite par les nombreuses couleurs : « J’ai aimé ses dessins, et je trouvais que ce qu’elle avait écrit, c’était important pour la ville. » Anaïs, pour sa part, dit avoir été guidée par « [s]on cœur, aider les personnes âgées », mobilisant ici des critères d’ordre affectif.
28À l’opposé du modèle idéal du citoyen se situent des électeurs qui reconnaissent leur désarroi face à l’offre programmatique. Pour eux, le vote, malgré tout obligatoire, s’apparente à un choix de résignation : on s’acquitte de son « devoir électoral » sans conviction en s’en remettant, disent-ils, au hasard. Quand, par exemple, nous demandons à Anouk ce qui a motivé son choix, elle nous indique :
« Baaaa… parce queee j’trouvais queeee (silence) Non, je sais pas
Q : Tu as voté un peu au hasard tu crois ?
Anouk : Oué
Q : Tu connaissais quelqu’un parmi les candidats ?
Anouk : Non
Q : Et les discours d’avant, ils ne t’ont pas convaincue ?
Anouk : Non. »
29À Fringalant, une élève nous indique que dans la classe où elle ne connaissait personne, elle a voté « au hasard », et « dans l’autre classe je me suis dit qu’il y avait beaucoup de monde qui voterait pour Maxime et Alice donc j’ai voté pour eux ». Ses motivations suscitent quelques moqueries dans la classe. Il ne nous a pas été possible de suivre la campagne au jour le jour, dès lors nous ignorons les raisons qui ont poussé cette élève à croire qu’Alice et Maxime seraient élus à l’issue du scrutin (ce qui fut effectivement le cas), mais son ralliement à une liste supposée « favorite » rappelle un « effet bandwagon15 » que l’on impute traditionnellement aux sondages d’opinion.
30Anne-Sarah, pour sa part, se réfère au modèle parental pour remédier à ses hésitations :
« Y en avait 4 listes qui m’embêtaient, donc j’arrêtais pas de penser aux listes qui me plaisaient et après j’ai fait par élimination. Et puis j’ai pensé que ma mère était plus pour l’environnement… »
31Enfin, le dernier type d’électeur que nous avons pu identifier désigne ceux qui, faute d’avoir trouvé par eux-mêmes un candidat pour qui voter, s’en remettent à leurs camarades qui, estiment-ils, sauront les conseiller afin d’effectuer le « bon » choix : « J’ai choisi pour quelqu’un de chez M. [Tourenne], et pour chez Madame [Bonnart], eh ben, Pierre il m’a conseillé. »
32Comme l’indique son instituteur, M. Metsu :
« Donc toi tu as pris l’influence en discutant avec certains autres (des élèves semblent outrés) Ben hé hé hé ! Mais ! Y a pas de “c’est bien/c’est pas bien” ! Il dit que… Voilà, toi, c’est en discutant que tu as fait ton choix. D’accord ».
33La réaction des élèves les plus proches de l’idée selon laquelle il faut faire son choix en fonction d’un programme présenté participe de la stigmatisation sociale de ceux qui procèdent autrement. Ces deux derniers modèles permettent de relativiser là aussi la supposée puissance des programmes écrits du simple fait de leur existence, soulignant le rôle des leaders d’opinion et des appartenances dans le filtrage et la réception des messages16.
34En reprenant le travail de trois élèves de la classe de M. Metsu, qui étaient censées jouer les « journalistes17 » le jour de l’élection, il apparaît que sur 160 votants en décembre 2010, seuls 92 d’entre eux sont capables de fournir un point de programme précis leur ayant permis de faire un choix correspondant à une offre programmatique, tandis que 14 sont incapables de se souvenir, immédiatement après émargement, de ceux pour qui ils ont voté ; une trentaine d’élèves reconnaît avoir voté au hasard, et les derniers ont avant tout voté pour « des copains ». Nous pouvons ajouter à ce constat désenchanteur que dans la seule classe de M. Metsu, 15 élèves – soit environ deux tiers – n’avaient pas encore fait leur choix au moment de pénétrer dans l’isoloir. Outre un rapport parfois distant aux programmes, le moment du choix permet également de fortement relativiser l’idée selon laquelle les voix obtenues par les candidats sont une adhésion sans réserve aux idées émises. Nous retrouvons ainsi dès l’enfance une pluralité du rapport au vote, loin de l’idée selon laquelle les électeurs votent selon une grille de lecture « programmatico-centrée » des élections, c’est à dire en fonction des enjeux présentés par les candidats. Ainsi, nous passons en revue différents modèles d’électeur, de l’électeur proche du citoyen modèle, qui a effectivement basé son choix sur une offre politique, à l’électeur « incompétent », incapable de se rappeler pour qui il a voté ou de donner le nom des candidats et leurs projets, quand bien même ils seraient issus de sa propre classe. Entre ces deux extrêmes existe une multitude de types d’électeurs, mobilisant à des degrés divers d’autres critères d’évaluation et de jugements pour se repérer face à l’offre politique que des critères définis comme correspondant à « ce pour quoi » il faut voter.
Un cens caché enfantin à relativiser
35Si nous nous référons uniquement aux discours des adultes et aux représentations normatives qu’ils adressent aux enfants, nous sommes tentés de penser que les CME ne sont en effet qu’« une innovation au cœur de la norme18 », dont le mode de fonctionnement ne ferait qu’étendre le champ de la démocratie représentative, en en reproduisant les mécanismes d’inégalités19. L’exemple idéal-typique de Mona illustre ainsi la valorisation de profils sociaux plus réceptifs et disposés à avoir un rapport aux programmes conforme à la réception qu’en souhaitent les adultes. Mais cette tendance n’occulte pas le fait que d’autres formes de stratégies propres aux enfants et à une configuration moins complexe que le cadre d’une arène politique nationale se mettent en place, sans que ces stratégies ne nécessitent la possession d’un capital culturel légitime élevé. En témoigne la présence dans les CME observés d’enfants dont les profils sociaux sont très éloignés du modèle valorisé, en proportion bien plus importante que dans le cas de l’accès aux instances de pouvoir chez les adultes.
36Les incompréhensions engendrées par ce décalage entre l’existence d’une structure valorisant un modèle idéal de démocratie que peu maîtrisent et la composition sociale diversifiée de sa population semblent en réalité résulter d’une lecture par trop institutionnelle – ici, par les programmes – des mécanismes des CME qui ignorent les enjeux propres aux mondes enfantins. De la même manière que le désenchantement à l’égard des affaires publiques se fait bien souvent à l’aune d’une lecture institutionnelle de la politique – démobilisation politique via la crise de ses institutions représentatives20 ; diminution de la participation électorale ou désaffection des partis politiques interprétées comme autant de symptômes d’un désintérêt croissant pour les affaires politiques21 – l’étude du processus électoral des CME et les étonnements qu’il suscite sont produits par l’hypothèse que les discours officiels sont appréhendés, compris et valorisés par les enfants. Or, le programme est avant tout une référence construite par des adultes qui se réfèrent à un modèle idéal qui réduit la compétition électorale à la confrontation d’idées, au vote comme expression d’une opinion politique. Cette lecture programmatique des élections n’est pas forcément pertinente dans le cas des CME22, où les programmes n’ont pas d’histoire et où les idéologies sont absentes. Si les programmes offrent un cadre au déroulement des élections, il n’est pas évident que les enfants s’y investissent à hauteur de ce qui est souhaité selon l’idéal éducatif des adultes-encadrants. En ce sens, à trop se baser sur des références adulto-centrées, en ignorant les interactions entre enfants, leurs représentations et leurs modes de valorisations, il se peut que nous échappe la façon dont les enfants construisent leur rapport au CME et qui expliquent en retour leur composition. Les enfants sont ainsi loin d’être dépossédés de leur choix, comme le laisserait supposer une lecture des élections via les programmes.
Notes de bas de page
1 Braillon C. et Taddei D., « Vers une démocratie participative », Mouvements, no 23, 2002, p. 89-96.
2 Blondiaux L. et Sintomer Y., « L’impératif délibératif », Politix, vol. 15, no 57, 2002, p. 17-35.
3 Blondiaux L., « La Démocratie par le bas : prise de parole dans les conseils de quartier du vingtième arrondissement de Paris », Hermès, no 26-27, 2000, p. 323-338.
4 Les appellations de ces conseils sont variables : la plus fréquente est conseil municipal d’enfants, mais on trouve aussi conseil municipal de jeunes.
5 Pour un historique des tentatives de mises en place de structures participatives pour les jeunes depuis 1945, cf. Têtard F., « L’histoire d’un malentendu. Les politiques de la jeunesse à la Libération », Les cahiers de l’animation, INEP, Marly-le-Roi, no 57-58, 2008, p. 81-99.
6 Pour une archéologie des conseils de jeunes soulignant la diversité de leurs formes depuis les années 1960, cf. Koebel M., Le recours à la jeunesse dans l’espace politique local. Les conseils de jeunes en Alsace, thèse de doctorat en sciences sociales, université des sciences humaines de Strasbourg, 1997.
7 La désignation de Schiltigheim comme ville pionnière des formes actuelles de CME relève en partie d’une décision arbitraire des promoteurs desdits conseils, liée au contexte de l’Année Internationale de l’Enfance (1979).
8 L’ANACEJ est le produit de la fusion en 1991 de deux structures qui assuraient la promotion de ces dispositifs : l’association nationale des conseils municipaux d’enfants et la Convention des villes pour les conseils de jeunes.
9 Statuts de l’ANACEJ suite à l’AG du 19 mai 2010 [http://anacej.asso.fr/wp-content/uploads/2010/04/Statuts-et-reglement-interieur-19-05-10-.pdf].
10 Blatrix C., « L’apprentissage de la démocratie. Les conseils municipaux d’enfants et de jeunes », in La Politique ailleurs, Paris, PUF, 1998, p. 83.
11 Tous les noms (lieux et personnes) ont été modifiés.
12 Pour faire l’analogie avec des recherches ordinairement centrées sur la littérature ou les œuvres de manière générale, « la rencontre entre un texte et son lecteur n’est jamais inaugurale. Le texte d’une émission est toujours déjà lu, déjà “traité” par un ensemble d’institutions interprétatives ». Dayan D., « À propos de la théorie des effets limités », Hermès, no 4, 1988, p. 93-95.
13 Pour Julie Delalande, les « leaders », les « chefs » « sont ceux qui permettent d’organiser et de faire tourner un jeu, donc un groupe de joueurs » : La Cour de récréation. Pour une anthropologie de l’enfance, Rennes, PUR, 2001, p. 92.
14 Julie Pagis et Wilfried Lignier insistent sur « le rôle crucial du langage » dans l’expression enfantine : la façon dont les enfants classent les métiers dans l’exercice que les auteurs proposent dépend de « la simple disponibilité de mots permettant de s’approprier un exercice à première vue assez scolaire et désincarné », et « l’expression d’un point de vue sur l’ordre social, et en particulier sur l’ordre des métiers, dépend profondément des ressources et du style langagier des enfants », « Quand les enfants parlent l’ordre social. Enquête sur les classements et jugements enfantins », Politix, no 99, 2012, p. 23-49. On peut estimer que la capacité à parler en public pour évoquer son programme en vue d’une élection dépend de ces mêmes ressources.
15 Leibenstein H., « Bandwagon, snob, and Veblen effects in the theory of consumer’s demand », Quarterly Journal of Economics, no 64, 1950, p. 183-207.
16 Mattelard A. et M., Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte, 1995.
17 Les trois élèves devaient recueillir les impressions des électeurs afin d’en débattre en classe ensuite. Nous leur avons soufflé l’idée de demander aux électeurs quels avaient été leurs critères de vote.
18 Blatrix C., « L’apprentissage de la démocratie. Les conseils municipaux d’enfants et de jeunes », art. cit., p. 73.
19 Gaxie D., Le Cens caché, Paris, Le Seuil, 1978.
20 Fillieule O. (dir.), Le Désengagement militant, Paris, Belin, 2005 ; Matonti F. (dir.), La Démobilisation politique, Paris, La Dispute, 2005.
21 Muxel A. et Jaffre J., « S’abstenir : hors du jeu ou dans le jeu politique ? », in Brechon P., Laurent A., Perrineau P. (dir.), Les Cultures politiques des français, Paris, Presses de Sciences Po, 2000, p. 19-52.
22 Ici comme en de nombreux points, il serait spécieux d’opposer catégoriquement un monde « adulte » à un monde « enfantin ». De nombreuses études évoquent la difficile domestication du vote (Offerlé M., Un homme, une voix ? Histoire du suffrage universel, Paris, Gallimard, La Découverte ; Garrigou A., Histoire sociale du suffrage universel en France, 1848-2000, Paris, Points-Seuil, 2002). Comme l’écrit Céline Braconnier, « le vote ne constitue pas une modalité d’expression politique plus univoque que les modalités moins conventionnelles. L’offre électorale telle qu’elle est cristallisée dans des discours, des slogans de campagnes, des professions de foi, des noms de candidats imprimés sur des bulletins peut n’entretenir qu’un rapport lointain avec l’appréhension qu’en ont les votants et donc les raisons qui ont pu les pousser à participer. Même si elle est encore très largement diffusée, la théorie de l’électeur rationnel, importée de l’économie et qui considère l’électeur comme un consommateur évaluant un produit et se prononçant en fonction des avantages individuels qu’il en attend, pêche par son incapacité à rendre compte de la grande diversité des usages du vote. Voir Downs A., An Economic Theory of Democracy, New York, Harper, 1957 ; Blondiaux L., « Mort et resurrection de l’electeur rationnel Les metamorphoses d’une problematique incertaine », Revue française de science politique, vol. 46, no 5, 1996, 753-791 ; Lehingue P., « L’analyse économique des choix électoraux », Politix, vol. 10, no 40, 1997, p. 88-112. Les scrutins qui mobilisent le plus massivement mêlent des électeurs stratèges très politisés à de jeunes adultes se déplaçant sous pression parentale, à des personnes âgées qui, pour être parfois politiquement désenchantées, n’en continuent pas moins d’accomplir régulièrement leur devoir électoral », Braconnier C., « Vote », in Casillo I. avec Barbier R., Blondiaux L., Chateauraynaud F., Fourniau J-M., Lefebvre R., Neveu C. et Salles D. (dir.), Dictionnaire critique et interdisciplinaire de la participation, Paris, GIS Démocratie et Participation, 2013.
Auteur
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009