Introduction
p. 87-94
Entrées d’index
Index géographique : France
Texte intégral
117 juin 1767, rue Dorée au Mans.
2Dans le bel hôtel particulier, remis au goût du jour il y a tout juste vingt-cinq ans1 par ses soins, Marin Dominique Chesneau de la Drourie vient de prendre une décision irrévocable. Dans ses mains, aux articulations déjà atteintes par la douloureuse affection de goutte qui ne le quittera plus2, un manuscrit est ouvert. L’« officier3 de feu son altesse serénissime Mgr le duc d’Orléans » [f°257] relit attentivement « ce mémoire commencé en 1567 par Jean Bodreau » et « coste ce présent livre », notant scrupuleusement les folios laissés « en lacune » et celui qui est déchiré. Sa lecture achevée, il trace les vingt dernières lignes du livre de famille et octroie au folio deux cent cinquante-sept l’épithète de « dernier » (qualification sans appel interdisant une éventuelle reprise d’écriture ultérieure) laissant ainsi muette à jamais la centaine de feuillets vierges qui espérait depuis presque un siècle – depuis le dernier mot écrit par Charles Bodreau en 1675 – les confidences d’une nouvelle génération.
3Une dizaine de lignes suffit à l’administrateur de l’hôpital général4 pour présenter les quatre rédacteurs de ce manuscrit. Traçant le lignage Bodreau de Jehan jusqu’à lui, il glisse à chaque prénom le détail révélateur de la vie de ses quatre ancêtres. Ainsi, sous la plume de Marin Dominique, Jehan devient le fondateur de la famille et c’est son mariage qui est retenu : il « avoit épousé en 1569 Marie Fardel ». Julian, « son fils notaire au Mans », se distingue par cette charge qui installe la famille dans les murs de la ville. Puis vient « Julien avocat au Mans Commentateur de la Coutume » qui apporte aux Bodreau la célébrité de leur nom. Charles enfin, l’arrière petit-fils de Jehan, est avant tout aux yeux de Marin Dominique « le frère de Marie Bodereau femme de Mathieu Chesneau », ses aïeux directs. Fonder et agrandir une famille, acquérir les offices royaux qui la fixent au Mans, signer de son nom un ouvrage reconnu de tous : voilà les principales tâches auxquelles se sont attelés les ancêtres de Marin Dominique et leur Livre en rend compte ; mais les quelque cinq cents pages qui le composent se veulent être aussi un témoignage du siècle qu’ils ont traversé.
4Marin Dominique Chesneau appartient à l’élite provinciale5 des Lumières et il a conscience de la valeur du témoignage historique que représente le livre de sa famille pour les générations futures. Né le 12 mars1706, l’année du décès de Mathieu Chesneau son grand-père, il est le second fils du mariage de Marin Chesneau et de Renée Jeanne Thébaudin ; il épouse le 22 juillet 1727 Madeleine Rahier dont il aura trois fils. Marin Dominique et Madeleine partagent leurs cinquante-huit ans de vie commune dans « la maison dite Bodreau6 », rue Dorée, dont il a hérité en 1740 à la mort de sa mère veuve depuis 1719. Il entreprend tout de suite les travaux d’agrandissement et d’embellissement de la demeure ancestrale, marquant de la date de 1742 une pierre de la façade sur la rue Dorée. De sa longue existence bien remplie nous demeurent des « cahyers » manuscrits : livres de comptes, répertoires de classement de papiers de famille, répertoires de titres de propriété, duplicata des répertoires, voire répertoires de répertoires ainsi qu’une invraisemblable liste de clés tant des portes d’entrées que des portes d’armoires, tant des tiroirs que des cassettes, tant des pendules que des tabagies7 (jusqu’à la clé du cadenas du collier du chien !), le tout décrit avec une minutie et un souci du détail surprenants. Pourquoi n’a-t-il pas repris lui-même cette chronique8 que constitue le manuscrit de ses ancêtres ?
5Ce Livre illustre une forme d’écriture qui s’apparente à celle des livres de raison des premiers temps de l’époque moderne. Une écriture qui n’a pratiquement plus cours dans la deuxième partie du xviiie siècle. Comment Marin Dominique aurait-il pu reprendre la rédaction de ce Livre en un temps où la revendication de l’identité familiale se faisait moins pressante et se différenciait de celle du Grand Siècle ? Le Livre ancestral reflète la recherche d’identité qui se retrouve dans les familles de robe du xviie siècle et cette quête n’apparaît plus aussi essentielle au xviiie siècle ou, du moins, devient-elle tout autre alors que s’est faite pour elles l’intégration à un ensemble de familles qui les porte. Et c’est en le clôturant par cette ultime référence aux ancêtres que Marin Dominique affirme l’identité familiale.
6Bien que rédigé sur un même volume, de la main d’hommes liés par la plus forte des parentés possibles, le Livre des Bodreau ne se présente pas comme un seul livre, mais comme quatre livres qui s’offrent en lecture ; ce sont quatre vies, quatre identités différentes, quatre sensibilités, quatre façons de voir le monde, de le vivre et de l’écrire que nous y découvrons.
Des sources privilégiées pour lire le Livre des Bodreau
7Le Livre retrace cent neuf années de l’existence d’une famille d’officiers royaux sous l’Ancien Régime. La nécessité de connaître le contexte, dans lequel les quatre auteurs du livre ont vécu, amène à recréer leur environnement tant social, spatial que religieux et politique.
La paroisse des Bodreau révélée par ses registres de catholicité
8La majeure partie de la vie de trois des quatre auteurs du manuscrit se déroule à l’ombre du clocher de l’église de Saint-Benoît. Le dépouillement systématique des registres de cette paroisse et l’étude démographique, succincte et limitée, qui en découle, replacent la famille Bodreau au milieu des Manceaux de son proche voisinage.
9Les registres des baptêmes tenus depuis 1562 sont conservés ainsi que ceux des mariages et des sépultures tenus à partir de 1606, mais les registres de 1597 à 1600 ont disparu. Seuls les actes enregistrés depuis l’année 1606 jusqu’à l’année 1679 incluse sont pris en compte. D’une part, il n’est pas possible de parvenir à la reconstitution des familles sans les registres des mariages qui ne sont disponibles qu’à partir de 1606 ; d’autre part, cette étude ne se poursuit pas après la date du décès du dernier auteur du manuscrit, Charles Bodreau mort le 23 mai 1679. Par ailleurs, le premier auteur, Jehan Bodreau, n’a jamais habité à Saint-Benoît, et son fils Julian, notaire royal, ne s’y installe que le 9 décembre 1593.
10Les registres des paroisses mancelles du Crucifix, de Saint-Pavin-de-la-Cité, de Notre-Dame-du-Pré, de Saint-Pierre-l’Enterré, de Saint-Nicolas et de Saint-Ouen-des-Fossés, ainsi que ceux d’Étival, de La Suze et de Lassay ont été consultés ponctuellement pour apporter d’éventuelles précisions sur les différentes familles concernées par cette étude.
11Les relevés anonymes permettent une approche quantitative des soixante-quatorze années étudiées et apportent un regard global sur la population. Trois cent sept fiches de famille, établies selon le modèle proposé par l’Institut National d’Études Démographiques, ont été retenues sur les neuf cent dix établies d’après les mariages célébrés à Saint-Benoît au long des années prises en compte de 1606 à 1679 : ce sont uniquement les fiches des mariages féconds. Le but poursuivi n’étant pas de faire une véritable étude démographique, mais d’aboutir à une plus ample connaissance des familles, les fiches des époux ayant quitté la paroisse après leur mariage et ne semblant pas avoir de relation particulière avec les Bodreau ont été abandonnées. La quête de l’âge au mariage, des origines géographique et sociale des époux, de la fréquence des naissances, de la durée de la vie, ainsi que des attitudes communes aux contemporains des Bodreau devant les trois grands moments de l’existence a tenté de ressusciter la paroisse du xviie siècle.
L’indispensable recours aux actes notariaux
12À la suite de la recherche, tendant à être exhaustive, des actes notariaux concernant la famille, de multiples non-dits du manuscrit ont été reconstitués, permettant de voir les auteurs vivre au fil de leurs affaires. Au xixe siècle, dans un souci de regroupement des affaires concernant une même famille, beaucoup d’actes de notaires ont été retirés des minutes notariales et des répertoires en ont été dressés. Mais cette louable intention comporte un revers dangereux car de nombreux actes ont été négligés par les érudits du xixe siècle et sont toujours tapis au creux des archives ; de plus, ce « déclassement » brouille la chronologie des faits qui doit être reconstituée pour en saisir la réalité. Procurations et donations, testaments de membres de la famille, baux de différentes propriétés, reconnaissances de dettes pouvant, lorsque l’on réunit toutes les pièces, conduire à l’acquisition d’un nouveau bien, etc., tous ces documents, essentiels pour tenter de comprendre l’univers des Bodreau, ont pu être collationnés. S’il est vrai, comme le suggérait Henri Chardon, que les archives des études des maîtres Gendrot père et fils sont d’une très grande richesse par leur bonne conservation et par l’ampleur de leur contenu pour ce qui concerne la famille Bodreau, elles ne commencent qu’en 1656 et sont loin d’offrir un éventail satisfaisant pour la connaissance des auteurs du manuscrit. Les archives d’études notariales antérieures sont donc utilisées ici, mais de grandes lacunes y sont à déplorer.
Les Bodreau « écrivants » sont des « lisants » : la part des écrits contemporains
13Considérant que des « écrivants » sont d’abord des « lisants », il fallait retrouver les écrits, tant imprimés que manuscrits, dont les auteurs avaient pu avoir pris connaissance avant de rédiger leurs folios. Qu’ont-ils réellement lu et de quoi se sont-ils inspirés, eux qui ne donnent jamais leurs sources ? Certains de leurs textes sont tellement proches d’autres écrits imprimés contemporains que leur lecture ne fait aucun doute. Les édits et les arrêts royaux, les ordonnances de police locale, les discours, harangues et oraisons funèbres, les libelles, Le Courrier français et la Gazette, tous ces textes imprimés et diffusés au moment de la rédaction de chaque auteur du Livre, sont comparés aux écrits des Bodreau. Cette démarche permet de prendre la dimension de l’objectivité des auteurs du Livre et de pouvoir apprécier leur témoignage à sa juste valeur.
14Par ailleurs, les mémoires et les journaux de leurs contemporains – qu’ils soient de la province du Maine ou non – dont les auteurs n’ont pas eu connaissance, aident à évaluer le poids et la place du Livre des Bodreau dans le patrimoine manceau bien sûr, mais également dans la mémoire du pays. La comparaison de ce livre de famille avec les différents livres de raison, journaux ou mémoires du xviie siècle, étudiés par les historiens, tend à montrer une certaine analogie avec les écrits laissés par d’autres gens de loi. Pour ce qui concerne Le Mans, aucun écrit privé contemporain n’apporte autant de détails dans le témoignage d’un vécu personnel.
15Nombreux et variés sont les sujets abordés par les quatre auteurs du livre de famille. Les centres d’intérêt changent selon la personnalité de chacun, mais tous quatre, de 1567 à 1675, se préoccupent de la vie du pays, de celle de la province du Maine, de celle de la ville du Mans et, bien entendu, de la vie de leur famille. Ces sujets multiples, rédigés de manière différente et inégale tant au plan quantitatif qu’au plan qualitatif, nécessitant un classement avant d’être traités, reviennent épisodiquement dans la rédaction de chaque auteur. L’adoption d’un classement thématique permet d’éviter les nombreuses redites qu’un classement par auteur imposerait, et le regard de chaque auteur peut ainsi être étudié à l’occasion de chaque thème. Quelques sujets ne sont pas abordés unanimement par les quatre rédacteurs et cette différence entraîne une interrogation sur le contenu des silences de l’un ou de l’autre. D’autres sujets sont incontournables et font l’objet d’une abondante écriture. Les événements politiques des cent neuf ans d’écriture du Livre, les conditions de vie des Manceaux dans le même temps et la vie de la famille Bodreau sont les trois grands thèmes qui se dégagent. En effet, si le livre de famille porte bien son nom et traite avant tout de la lignée familiale, il décrit également l’environnement et les mœurs des habitants d’une capitale de province et dévoile les difficultés de la rénovation de l’Église posttridentine et celles de l’instauration d’un État fort.
Une lecture qui pose des questions
16Que représente réellement le manuscrit des Bodreau ? Est-ce un livre de raison à l’image de quelques autres de ce même siècle ? Difficile à dire car seul le sergent Jehan tient un livre de raison en ce volume : il y note les prix du vin et des grains, prix de vente et d’achat ; il y note les naissances et les décès de chaque membre de la famille et il y rend compte de quelques-unes de ses actions, les replaçant dans le contexte de la vie quotidienne. Hormis ces quelques pages de Jehan, le Livre ne fait pratiquement jamais état de comptes, ces « minses et despenses » [f°65] que Julian inscrit justement sur un autre fascicule, avouant ainsi que son Livre n’est pas un livre de raison. Il en fait le témoin de son existence propre, de celle de sa famille et de celle de sa cité. Julien y rédige plutôt une chronique relatant, avec verve et talent, les faits et gestes des grands du royaume et de ses contemporains au milieu desquels sa famille et lui-même ont un rôle. Charles, moins intéressé déjà par cette forme d’écriture, note quelques remarques, pêle-mêle, se référant aux pages de ses aïeux. Il le dit lui-même : c’est là le « livre de [ses] anciens grand pères » [page de titre], ce n’est donc pas le sien. Cependant, il continue de le compléter pendant des années, s’accrochant aux feuillets rassurants emplis de la vie de ses pères, ne pouvant se décider à leur faire l’offense d’abandonner l’œuvre familiale, même s’il ne ressent plus le besoin de prendre la plume pour dire les grands faits de la vie du pays ou ceux de son quotidien. Charles a pourtant un fils qui va lui survivre plus de dix ans et auquel il aurait pu transmettre cette tradition. Mais son propre père, Julien, l’a-t-il réellement initié à prendre sa suite, lui qui parle si peu de son fils et qui, sa dernière heure venue, choisit le mari de sa fille aînée pour exécuteur testamentaire ? La modestie de Charles l’empêche-t-elle de succéder à un père illustre ? Se juge-t-il indigne de ce lourd héritage ? « Les fils héritent très rarement du talent des pères9 », jugeait sévèrement Henri Chardon au début du xxe siècle en parlant de Charles. Mais, s’il n’écrivit pas aussi facilement que son père, Charles n’avait-il pas d’autres préoccupations, d’autres centres d’intérêt que ceux que son père lui avait imposés en lui laissant la succession de son état ? En arrêtant la rédaction du Livre, il accréditait l’option prise par son père qui, occultant l’existence même des enfants de son fils tout en retenant celle des enfants de sa fille, choisissait la branche Chesneau pour porter les bourgeons futurs et désignait son gendre pour continuer l’ascension familiale.
17Bien intégrés dans leur espace et dans leur temps, les Bodreau font preuve d’originalité par la persévérance mise par quatre générations de la famille dans l’écriture de leur Livre, par la diversité des sujets abordés et par la densité de leurs écrits. Dans la deuxième moitié du xvie siècle, Jehan est le premier de la famille à sortir de son village pour s’installer en ville et, ressentant le besoin de témoigner du changement de son existence, il ne craint pas de commencer l’écriture d’un cahier de plus de cinq cents pages. Un siècle et deux cent cinquante-six folios plus tard, Charles est le premier qui ne succombe plus, ainsi que l’ont fait Julian et Julien, à l’attrait des feuillets vierges qui s’ouvrent encore devant lui.
18Les Bodreau ont écrit, non pas au jour le jour – ce qui aurait impliqué une notion de contrainte –, mais lorsqu’ils en ont éprouvé le besoin ou le désir, les événements marquants de leur existence. Ils ont écrit les choses familiales – celles qui tissent la trame du destin – et les choses de la vie quotidienne – celles qui naissent autour du clocher arbitre de la vie, de l’école au palais présidial. Et cette écriture reflète leur existence de Manceaux attentifs à leurs voisins et à leurs pairs autant qu’à leur famille et à leur roi. Elle reflète aussi la réalisation du vœu tacite de son premier auteur, l’accomplissement de l’œuvre entreprise par Jehan et patiemment échafaudée par ses successeurs : faire de la modeste famille de marchands ruraux du xvie siècle la riche dynastie d’officiers royaux de la magistrature mancelle de la fin du xviie siècle.
19Le Livre des Bodreau constitue-t-il un livre de raison de l’époque moderne comparable aux nombreux manuscrits de famille, encore enfouis dans les archives10 ou à ceux qui ont déjà été étudiés par les historiens, ou bien s’inscrit-il dans une catégorie différente d’écriture ? Au xviie siècle, assure Antoine Furetière11, « un livre de raison est un livre dans lequel un bon mesnager ou un marchand inscrit tout ce qu’il reçoit et despense, pour se rendre compte et raison à lui-même de toutes ses affaires ». Les Bodreau sont issus d’une famille de marchands, mais, quoiqu’ils vendent quelques-unes de leurs productions, tous les quatre vivent avant tout de l’exercice de leur charge d’officier royal. Chefs de famille responsables, rompus aux écritures, ils ont sans doute inscrit la marche de leur maison sur un livre de comptes, à l’instar de nombreux hommes de loi de leur époque, mais il n’apparaît guère de comptes dans leur Livre. Ce dernier est-il alors tenu seulement par de « bons mesnagers », de « bons pères de famille » au sens où l’entendent les tabellions qui rédigent les baux de leurs propriétés ? Quelques livres de raison manceaux sont écrits par des chefs de familles qui sont également de consciencieux agents de l’administration royale, mais aucun d’eux n’a entrepris une semblable chronique de son temps. En revanche, dans d’autres provinces, d’autres livres de raison présentent le même intérêt que le manuscrit manceau et nous en relèverons les points communs.
20La lecture de ce livre peut-elle éclairer sur la place que chaque auteur a tenu dans sa cité et dans la société du xviie siècle ? Les Bodreau ne disent rien d’eux-mêmes, mais leurs écrits trahissent ce qu’ils sont. Témoin de la pensée d’hommes du droit et de la loi, leur Livre peut-il dévoiler la manière dont ces derniers ont appréhendé leur temps ? Figeant l’expression écrite de ces hommes, dotés à chaque génération des offices royaux leur permettant d’appartenir au groupe social, alors en plein essor, des agents du pouvoir royal, les folios de leur Livre sont le révélateur de leurs aspirations. Empreints de leur pensée dissimulée au creux des phrases, leurs écrits renseignent sur la perception qu’ils ont eue de ce pouvoir. Habitants d’une capitale de province, siège épiscopal d’un grand diocèse, les Bodreau sont les témoins du renouveau de l’Église catholique et leur Livre laisse deviner l’adhésion qu’ils manifestent à son égard.
21C’est dans le choix des sujets abordés et dans la structure des récits qui les traitent que se discerne la nécessité, ressentie par chacun des quatre auteurs, de dominer son temps et d’apporter une certaine clarté aux différentes interrogations du moment. Fil conducteur du Livre des Bodreau, leur recherche d’identité se décèle dans la façon qu’ils ont de transmettre leur perception du temps présent et de communiquer leur témoignage de ce temps vécu. Mais, quelle fut réellement la volonté des Bodreau de léguer une part d’eux-mêmes en décidant d’écrire leur vie ? Leur Livre se résume-t-il seulement à un témoignage exceptionnel du temps vécu par chacun, ou se veut-il être aussi témoin de la pensée de ces hommes par rapport à leur temps ?
22Les différentes questions ainsi posées trouvent leur réponse non seulement dans le choix des faits transmis par les auteurs du manuscrit, mais aussi dans leur manière de les voir et de les transcrire. Manière qui ne peut être connue que si, par empathie, nous participons à leur récit en éprouvant tant leurs angoisses devant les troubles politiques, les peurs du temps ou la précarité de la vie quotidienne, que leurs joies à l’annonce de la paix établie, d’une réjouissance organisée par la ville ou d’un mariage au sein de la famille.
23Répondre à l’appel des cloches en se pressant sous le porche de l’église Saint-Benoît autorise à emprunter le parcours de chaque auteur à travers les âges de la vie. Se dessine alors l’ascension sociale graduelle qui, du diplôme à l’office, du mariage à la propriété, de l’honneur au renom, a hissé quatre générations de Manceaux du statut de marchand villageois à celui d’avocat au présidial de la capitale du Maine.
24Se pencher à la fenêtre de la chambre haute rue Dorée permet de découvrir la vie mancelle, par le biais du regard des pères et des fils de la famille Bodreau, tant dans les affres des conditions d’existence du citadin du xviie siècle que dans la liesse des processions religieuses du renouveau catholique. De Charles IX à Louis XIV, la tourmente politique du Grand Siècle et la fidélité filiale de ces officiers provinciaux à leur roi se traduisent dans leurs lignes.
25Après leur avoir laissé la parole en transcrivant leur manuscrit, accompagnons maintenant les Bodreau, du privé à l’officiel, de l’intime au public, tout au long de ce qu’ils ont choisi de léguer de leur chemin de vie en écrivant leur Livre.
Notes de bas de page
1 La date de 1742, gravée dans une pierre, est toujours visible sur la façade du premier étage de la maison située au n° 2 de l’actuelle rue de la Galère.
2 Marin Dominique, « perclus de goutte » à la mort de sa femme en septembre 1785, est « très infirme » lorsqu’il meurt six mois plus tard, d’après les Mémoires de René-Pierre Nepveu de la Manouillère, chanoine de l’église du Mans, publiés et annotés par l’abbé Gustave Esnault. Nous avons aussi découvert dans les papiers de Marin Dominique la copie d’un « remède contre goutte, rhumatisme et goutte sciatique » qu’il annote ainsi : « je l’ay pris la première foy le 23 sept. 1761. »
3 En 1725, encore célibataire, Marin Dominique achète cette charge d’officier dont sa mère le dotera lors de son mariage deux ans plus tard.
4 Marin Dominique occupe alors cet emploi.
5 Sur les rôles de taille des années 1775 et 1780, Marin Dominique Chesneau de la Drourie est classé dans la catégorie des « nobles et privilégiés ».
6 Dans son « Répertoire général des clefs », Marin Dominique titre ainsi la page traitant des clés de cette maison : « Article 1er : Maison dite Bodreau et annexes (y compris le banc dans l’église de Saint- Benoist) ».
7 Il s’agit d’une « certaine boëte en long à mettre des pipes et du tabac ».
8 Ce mot recouvre ici les différentes notions de son évolution sémantique depuis la « chronique historique » du Moyen-Âge jusqu’à la « chronique journalistique » du xixe siècle en passant par les « rumeurs » du xviie siècle.
9 H. Chardon, « Mémoires de Julien Bodreau », dans Annuaire de la Sarthe, 1904, p 36.
10 Voir les écrits laissés par les familles de Chenevièvres, Guyot, Bellanger, Hoyau, Legendre, Le Divin, Lepeletier, Le Vayer, et conservés aux Archives départementales de la Sarthe.
11 A. Furetière, Dictionnaire universel contenant généralement tous les mots françois tant vieux que modernes et les termes de toutes les sciences et des arts, recueilli et compilé par feu messire Antoine Furetière abbé de Chalivoy, de l’Académie françoise, La Haye et Rotterdam, Arnout et Reiner Leers, 1690, 2 vol.
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