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1. La naissance du régime mémoriel abolitionniste

p. 21-44


Texte intégral

1Force est de reconnaître, au moins jusqu’en 1948, que les commémorations officielles de l’esclavage dans l’hexagone sont relativement absentes de l’agenda des politiques publiques de la mémoire. Les commémorations officielles sont concentrées à la fois sur l’injonction au souvenir de la Révolution française au début de la IIIe République et sur l’injonction au souvenir de la Grande guerre. La relative saturation de l’espace public mémoriel face à ces événements jugés fondateurs de l’identité nationale laisse peu de place à d’autres formes de commémorations dans l’espace hexagonal. Au cours de cette période, comme le note Françoise Vergès, l’abolition de l’esclavage « n’appartient pas aux identités narratives françaises1 ».

2Cette affirmation n’a toutefois de pertinence que si on la ramène au territoire métropolitain mais n’est pas vrai si on la rapporte à l’état de la mémoire officielle (locale) en Martinique et en Guadeloupe où le père de l’abolition fait l’objet d’un véritable culte au point de personnifier l’identité fondatrice des Antillais (à l’exception des « békés »). La popularité de Victor Schœlcher se mesure autant à son action décisive en 1848 qu’au cours de ses mandats successifs de députés de Martinique (dès 1848) et de Guadeloupe où il a œuvré toute sa carrière pour les progrès de l’assimilation et de l’éducation des « descendants d’esclaves » (Schœlcher, proche de Jules Ferry, milite pour appliquer les principes de l’école obligatoire dans les colonies). C’est surtout sous la troisième République que s’institutionnalise une configuration de sens qui dépasse la personne même de Schœlcher pour former la matière substantielle de l’imaginaire collectif et officiel des Antillais : le « schœlcherisme ». Ce néologisme dit bien en quoi le régime mémoriel abolitionniste se confond entièrement avec le projet d’assimilation pensé dans la verve républicaine de l’émancipation des colonisés : le souvenir de l’abolition s’inscrit « dans la mémoire collective pour en faire l’instrument d’un nouveau crédo : celui de la grande et généreuse Mère-patrie2 » qui a libéré les esclaves de leurs chaines.

3Conforme au projet idéologique républicain de la Métropole qui ne voit aucune contradiction entre colonisation et émancipation des peuples, le scholcherisme est porté prioritairement par l’ancienne classe des « libres de couleurs », soucieuse plus que les autres, d’assimilation (classe déjà fort présente dans le domaine des professions libérales, de l’administration, sans oublier l’enseignement). Cette petite et moyenne bourgeoisie de couleur, proche des partis radicaux, opportunistes républicains de métropole joue une fonction décisive dans la construction de lieux de mémoire en souvenir de Schœlcher, notamment à Fort-de-France (la rue Schœlcher, le lycée de Schœlcher, la bibliothèque Schœlcher3, sans oublier la statue de Schœlcher, inaugurée en 1904). En représentant l’abolitionniste accompagné d’un enfant (sur le socle sont gravés ces mots : « Nulle terre française ne peut plus porter d’esclaves »), ce lieu de mémoire symbolise le schœlcherisme comme condensation de l’émancipation des esclaves et de la protection de la Mère-patrie.

4Si l’on s’appuie sur l’étude de Marie-José Jolivet4, le schœlcherisme étend sa base sociale aux classes populaires surtout après la Première Guerre mondiale. Cette extension est due au progrès de la scolarisation, au rôle prépondérant joué par les partis socialistes et communistes et les syndicats de gauche qui voient dans l’assimilation le meilleur moyen d’obtenir une amélioration des conditions des travailleurs ultra-marins à l’instar de celles des travailleurs métropolitains5. Avant la Seconde Guerre mondiale, la configuration de sens qui unit dans les colonies françaises d’Amérique le souvenir de la République abolitionniste et généreuse et l’horizon d’émancipation assimilationniste est suffisamment ancrée pour constituer une sorte de socle largement partagé par les forces politiques et sociales, à l’exception des familles descendantes des planteurs. Le terrain est déjà préparé pour les célébrations du Centenaire de l’abolition.

5La configuration et le contexte à la Réunion semblent différents, par contraste avec le processus à l’œuvre dans les Antilles françaises. Sans doute parce que Schœlcher n’a jamais occupé de fonction locale sur l’ancienne île Bourbon, parce que la bourgeoisie de couleur a été moins puissante, on ne trouve pas à la Réunion l’équivalent du schoelcherisme antillais. Si l’on s’appuie sur l’étude la plus détaillée menée par l’historien Prosper Ève6, on peut affirmer que jusqu’en 1945 la grammaire abolitionniste de l’esclavage a été largement gommée de la mémoire officielle locale. Cette injonction officielle à l’oubli s’explique largement par la crainte de l’élite blanche que toute évocation de l’esclavage, ne fût-ce que son moment abolitionniste, ne provoque des désordres et des « émeutes noires » par la ranimation du passé servile et son lot de rancœurs. D’où la stratégie du Gouverneur local de détourner le sens du décret d’application de l’abolition de l’esclavage (le 20 décembre 1848 par le Gouverneur Sarda Garriga) pour en faire en 1849 une fête locale du travail dans une orientation paternaliste, la hantise du pouvoir colonial étant que le décret d’abolition ne ruine la prospérité de l’Ile par l’interruption brutale du travail des nouveaux affranchis :

« Cette fête du travail est originale. D’abord, parce qu’elle n’émane pas des travailleurs, elle a été voulue par le pouvoir. Ensuite, parce qu’il ne s’agit pas d’une journée festive, intéressant l’ensemble de la population, mais d’une distribution solennelle de prix dont le but est de provoquer l’émulation parmi les travailleurs en glorifiant les meilleurs7. »

6La volonté officielle de faire table rase du moment de l’abolition autant que du passé esclavagiste est particulièrement symptomatique au cours du cinquantenaire de l’abolition. Tout est fait en sorte pour faire taire l’événement. Même la presse de l’époque, analysée par P. Ève, se contente, lorsqu’il en est question, d’un simple encart pour rappeler l’événement du 20 décembre 1848. Aucune commémoration officielle n’est prévue pour célébrer l’événement :

« Si les dirigeants et les intellectuels de cette société font à peine référence au cinquantenaire de l’abolition de l’esclavage, cela n’est pas étonnant dans la mesure où au même moment ils sont en train d’éliminer tant bien que mal cette période de l’Histoire de leur mémoire. Ils ne veulent plus utiliser le mot “esclave” ou rappeler à l’opinion qu’eux-mêmes ou leurs ancêtres ont pu avoir pratiqué un tel système. Et cela parce que ces possédants qui disposent du pouvoir économique mènent une lutte terrible entre eux pour disposer aussi du pouvoir politique. Comme pour être élus, ils ont besoin des voix des anciens esclaves et de leurs descendants, toute référence à l’esclavage devient pernicieuse8. »

7Alors que, dans les Antilles, le schoelcherisme, et, à travers celui-ci la consécration mémorielle de l’abolition, est une ressource fondamentale dans le jeu de la compétition politique locale et un enjeu dans le progrès assimilationniste, à la Réunion, on assiste au processus inverse : frapper le 20 décembre du sceau du silence pour faire comme si rien ne s’était passé avant et ce, dans l’objectif de mieux contenir des révoltes en puissance.

Les commémorations du centenaire de l’abolition en 1948 aux Antilles et à la Réunion

8Du point de vue du registre symbolique mobilisé, les commémorations du centenaire de l’abolition de l’esclavage ne présentent pas de surprise véritable et il n’y a pas lieu d’y voir une rupture. Le régime abolitionniste de l’esclavage se conjugue en toute logique avec l’ordre assimilationniste républicain. La triple nouveauté tient d’une part dans le fait qu’il s’agit d’une commémoration nationale officielle qui affecte, quoiqu’à des degrés variables, la métropole et les territoires ultra-marins, d’autre part, dans le fait que la commémoration de l’abolition coïncide avec la loi de départementalisation des « quatre vieilles colonies » votée deux années plus tôt, enfin, par les moyens sans précédents mobilisés surtout dans les nouveaux départements d’outre-mer pour célébrer l’abolition.

9Le caractère national de la commémoration de l’abolition témoigne d’une nouvelle collaboration, du fait de la départementalisation, entre le pouvoir central et le pouvoir local, qu’il s’agisse des préfets ou du conseil Général. S’il s’agit d’un événement inédit par son ampleur, il est néanmoins parfois dilué dans un cadre commémoratif plus large, qu’il s’agisse de la célébration de la Révolution de 1848 ou de la Seconde République. Mais cette confusion, qui a un sens historique, est en même temps de nature à renforcer la grammaire abolitionniste/républicaine de l’esclavage. C’est ainsi que l’Assemblée nationale constituante adopte le 21 septembre 1946 à l’unanimité une proposition de résolution qui invite le Gouvernement à célébrer le Centenaire de la Révolution de 1848. Or, il n’est fait mention explicitement de l’abolition de l’esclavage qu’au titre de l’article V :

« En raison de la suppression effective de l’esclavage que réalisa la révolution de 1848 et en raison de son retentissement international, envoi de missions françaises dans les territoires d’outre-mer ainsi qu’à étranger pour provoquer des manifestations commémoratives9. »

10Ainsi, en 1947, des comités départementaux sont créés dans les départements d’outre-mer, sous l’initiative des nouveaux préfets, pour célébrer le Centenaire de la Révolution de 1848. Parallèlement, les conseils généraux votent dès 1947 des subventions pour préparer les différentes cérémonies commémoratives. Ces initiatives se font en interaction avec le tissu associatif (notamment enseignant), relayées par la presse locale (par exemple la Revue guadeloupéenne) comme le montre Jacques Dumont au cours d’une enquête documentée sur les commémorations en Guadeloupe en 194810 :

« le journal Le dimanche sportif et culturel lance un concours “pour les meilleures suggestions pour la célébration du centenaire de la Révolution de 1848 et de l’Abolition de l’esclavage”. […]. Une série de manifestations est prévue ; les premières, du 24 février, date de la proclamation de la IIe République, au 4 mars, “date du décret préparatoire à l’acte d’émancipation des esclaves”. Puis, du 25 avril au 2 mai, des manifestations populaires doivent commémorer spécifiquement l’Abolition de l’esclavage. Les cérémonies du 14 juillet, fête nationale, sont associées à celles du 21 juillet, fête patronymique de Victor Schœlcher et 141e anniversaire de la naissance du “grand abolitionniste”11 ».

11Préfecture, conseil général, mairies, associations, presses locales œuvrent ensemble pour organiser des festivités commémoratives qui s’étendent sur une période allant du 4 mars au 21 juillet et convergent ensemble autour d’un même régime mémoriel imprégné du schœlcherisme, alors que la départementalisation se donne comme la consécration du procès s’assimilation institué par l’acte d’abolition :

« Presque exactement un siècle après l’acte d’émancipation du 27 avril 1848 […], la loi du 19 mars 1946 intégrait sans réserve les quatre vieilles colonies dans la communauté nationale, et c’est ainsi que, pour l’histoire, le décret du 27 avril 1848 constitue un acte de foi dans le destin d’un peuple libre qui allait trouver, cent ans plus tard, le plein épanouissement de sa liberté en s’insérant dans la mosaïque variée, mais sans fissure des départements français12. »

12Rarement, dans ces discours officiels, l’émancipation est présentée comme une conquête des esclaves eux-mêmes, mais comme une donation extérieure, celle de la République. Rarement, dans ces injonctions officielles de l’injonction, il est fait référence à l’esclavage lui-même, avec son lot de souffrance et d’humiliation : le souvenir officiel de l’abolition masque la mémoire de l’esclavage elle-même.

13À la Réunion, la situation diffère quelque peu de ce qui se passe aux Antilles. Il faut attendre en effet l’après-guerre pour assister à l’institutionnalisation locale de la grammaire mémorielle abolitionniste et ce, avant même le vote de la loi sur la départementalisation. Sarda Garriga, le père de l’application du décret de l’abolition à la Réunion, sort de l’oubli, notamment lorsque la municipalité de Saint Denis décide de lui rendre un hommage solennel le 14 juillet 1945 ; une esplanade portera désormais son nom. Le 20 décembre 1945, un arbre de la liberté est planté en souvenir de l’abolition ; le 20 décembre redevient à l’agenda des politiques mémorielles locales13 alors que Sarda Garriga est encore majoritairement ignoré de la population. Mais ce nouveau culte officiel, sans avoir l’équivalent de Schœlcher aux Antilles, a aussi son revers : le déni du souvenir des anciens esclaves eux-mêmes, de leurs souffrances et de leurs luttes, l’abolition étant présentée comme « un cadeau accordé par Sarda Garriga aux esclaves14 ». La commémoration de 1948, dans le sillage de la loi de départementalisation, vient renforcer le processus d’institutionnalisation du régime mémoriel abolitionniste à la Réunion, à l’initiative du Comité Républicain d’Action démocratique et Sociale, de l’Union Départementale des Syndicats Cégétistes, du nouveau Préfet Paul Demange qui accepte que le 20 décembre 1948 soit férié, du maire de Saint-Denis Jules Olivier qui prévoir un programme de commémoration pour le dimanche 19 décembre :

« Après une messe à neuf heures en présence des personnalités civiles et militaires du département, des réjouissances sont prévues l’après-midi sur l’esplanade, une évocation sur les ondes de radio Saint-Denis par le vice-recteur Hippolyte Foucque de l’œuvre accomplie par Sarda Garriga, le soir une séance de cinéma en plein air suivi d’un bal populaire à l’hôtel de ville15. »

14Si l’on peut considérer les commémorations du centenaire comme un événement décisif, c’est moins du fait du registre officiel de sens mobilisé qui consacre un imaginaire institué depuis un siècle, au moins dans les Antilles, que par l’ampleur des manifestations commémoratives qui s’y font jour. A cela il faut rappeler le caractère national de la commémoration votée par la résolution de 1946 : l’événement tient lieu ici dans l’implication en métropole de la commémoration de l’abolition, même s’il faut redire qu’elle ne connaît pas, loin s’en faut, la même ferveur que dans les départements d’outre-mer.

La cérémonie officielle de la commémoration de l’esclavage à la Sorbonne

15L’acte commémoratif national le plus retentissant tient en métropole dans la cérémonie qui se déroule le 27 avril 1948 à la Sorbonne, en présence du président de la République, Vincent Auriol, et de plusieurs ministres. Trois parlementaires de l’Outre-mer, Gaston Monnerville et deux députés, Aimé Césaire et Léopold Senghor rendent hommage à Victor Schœlcher. Le contexte de l’immédiat après-guerre explique largement cette initiative commémorative autour d’une grammaire mémorielle abolitionniste qui a la même consistance que dans les départements ultra-marins :

« Le centième anniversaire de l’Abolition dans les colonies françaises a été célébré dans une œcuménique euphorie et avec faste le 27 avril 1948, à Paris (à la Sorbonne), à Fort-de-France, à Point-à-Pitre, à Cayenne, à Saint Denis de la Réunion et à Dakar, sans qu’aucune voix discordante ne se fasse entendre16. »

16D’une part, la République renaissante, après les années sombres de Vichy, doit pouvoir se retrouver autour de valeurs humanistes issues de l’héritage révolutionnaire : l’abolition de l’esclavage en fait partie intégrante. D’autre part, au moment où s’affirment dans certaines colonies des mouvements indépendantistes, au moment où l’État français réprime dans le sang certaines révoltes (insurrection de Sétif, insurrection malgache…), la commémoration de l’abolition est censée rebâtir un consensus républicain entre la France et ses colonies. La commémoration du Centenaire s’inscrit ici pleinement dans l’attachement à l’Union Française scellée par la nouvelle Constitution de 1946.

17On comprend mieux pourquoi c’est de la construction des problèmes publics présents que découlent des modes d’élaborations des grammaires commémoratives du passé. Cette affirmation d’inspiration halbwachsienne, –contre la conception bergsonienne de la mémoire–, repose sur l’hypothèse selon laquelle les souvenirs ne sont jamais des reproductions du passé, mais des reconstructions permanentes en fonction des horizons de sens et des enjeux sociaux et politiques du présent. De même faut-il montrer que les problèmes publics mémoriels –en tant que constructions d’un hiatus entre l’être et le devoir-être de l’état de souvenirs communs ou officiels– sont indexés à des enjeux et à des finalités externes qui se posent dans le présent. Lesquels concernent aussi bien la légitimité d’une autorité politique fragilisée ou en quête de légitimation que la fabrication, la consolidation ou la réconciliation d’une identité collective. C’est rarement pour eux-mêmes que les souvenirs d’événements fondateurs sont instrumentés par les acteurs sociaux et politiques, mais en tant qu’ils assurent un surcroît de légitimité politique et qu’ils contribuent à construire la matrice symbolique des groupes sociaux ou nationaux. Ainsi, ce n’est pas un hasard si la grammaire mémorielle abolitionniste connaît un surcroît commémoratif après la Seconde Guerre mondiale alors que la puissance et le prestige de la France, après l’humiliation de 1940, sont encore considérés par nombre d’acteurs publics comme indissociables du maintien de son empire.

18Ce trait ressort très clairement du discours que Gaston Monnerville (alors président du conseil de Guyane) prononce à la Sorbonne le 27 avril 1948 pour le Centenaire : hormis un bref passage où il évoque l’esclavage des Noirs comme « une plaie qui souillait l’humanité », toute son allocution se concentre sur l’impact de l’abolition elle-même qui inaugure « l’égalité des races » et sur l’hommage plus qu’appuyé rendu à Victor Schœlcher comparé à un « chevalier de vérité » :

« Contre la volonté, il n’est point de fatalité. Tout est possible à celui qui refuse la servitude. C’est la leçon exaltante qui se dégage de l’exemple même d’un homme comme Victor Schœlcher. C’est celle dont nous, hommes de couleur, venant de tous les horizons d’Outre-mer, voulons nous inspirer sans cesse, car elle nous montre qu’une volonté tenace, mise au service de la raison et d’un haut idéal, est susceptible de changer la face du monde. Elle a été notre guide aux heures où le fanatisme bestial menaçait d’éteindre les lumières de l’esprit et où avec la France, risquait de sombrer la liberté17. »

19Monnerville, au cours de son allocution, inscrit la Constitution de 1946, et notamment son préambule, dans la continuité de 1848 et de 1794 selon une téléologie historique qui voit l’émancipation progressive des peuples. La référence à l’humanisme universaliste contribue précisément à gommer tout ce qui peut différencier et discriminer :

« Pour la première fois se trouve fixé le processus qui va permettre à des parties de l’Union d’accéder à la personnalité juridique. Par ailleurs, il n’est plus de distinction entre les races groupées au sein de cette communauté. Seul, l’homme demeure, avec ses vertus propres. Sous le signe de la liberté, de la fraternité, commence à se fonder la véritable égalité, et chacun prend sa place et ses charges dans l’administration des affaires communes18. »

20C’est en vertu d’un même attachement à la République abolitionniste que Monnerville soumet le 4 mars 1948 à l’Union française le projet de loi (approuvé à l’unanimité) autorisant le transfert au Panthéon des cendres de Victor Schœlcher et de Félix Éboué19. La date du 20 mai 1949 est retenue pour cette cérémonie :

« La veille, le corps de Victor Schœlcher quitte le cimetière du Père-Lachaise, traverse Paris et rejoint la dépouille funèbre de Félix Éboué près de l’arc de triomphe de l’Étoile, pour une cérémonie officielle. Le 20 mai, en présence du président de la République, Vincent Auriol, et des plus hautes personnalités de l’État, le cortège, aux accents de la Marche funèbre de Chopin, monte vers le Panthéon entre une double haie de soldats. Les cendres de Victor Schœlcher et de Félix Éboué prennent alors place dans une crypte auprès de celles de Jean Jaurès20. »

21L’allocution de Césaire, au cours de la même cérémonie officielle d’avril 1948, bien qu’imprégnée de cadres idéologiques différents de ceux de Monnerville, demeure largement dans le même esprit abolitionniste. La dénonciation du système esclavagiste doit beaucoup chez Césaire, alors membre du Parti communiste français, à une lecture marxiste qui fait de l’esclavagisme un symptôme du capitalisme sous sa variante impérialiste :

« sur les plantations antillaises, il y a des hommes, des femmes, des enfants que le fouet plie sur le sillon. Et on les marque en fer rouge. Et on les mutile. Et on les vend. Ce sont des nègres. Cela est licite, régulier. Tout est dans l’ordre. Tels sont les faits. Je les verse au dossier de la bourgeoisie21 ».

22Si la critique du système esclavagiste est sans concession22, si l’esclavage comme souffrance occupe une place plus significative que dans les discours de Monnerville et de Senghor, cette dimension ne représente cependant qu’à peine 1/5 de son discours. Les 2/3 du discours sont consacrés à un hommage au courage de Schœlcher pour avoir su défier l’esprit de son temps et surmonter les résistances de ses contemporains : « Victor Schœlcher, proclame Césaire, un génie ? Peut-être. Mais à coup sûr, un caractère. Mieux encore, une conscience23. »

23Sur ce point, on ne peut que marquer notre désaccord avec l’interprétation que fait Gary Wilder de l’allocution de Césaire : l’allocution se réduirait, pour Wilder, à une stratégie pour remettre en cause la mémoire officielle de l’abolition sous sa version républicaine et pour mieux dénoncer les ravages causés par la situation actuelle du colonialisme français. Il faudrait lire derrière l’apparent discours commémoratif en hommage à Schœlcher un discours politique anticolonialiste : Césaire « dépasse ainsi les limites de la commémoration, censée être, grâce à cette réunion de la Sorbonne, l’affirmation rituelle de la raison et de la tolérance républicaine24 ». Il nous semble indéniable que le texte de Césaire –en cela nous suivons Gary Wilder– ne se réduit pas à une politique de la mémoire dès lors que l’une des intentions manifestes de l’allocution consiste à montrer que l’abolition de l’esclavage n’a été qu’une étape dans le processus d’émancipation politique ; émancipation politique qui a trouvé une nouvelle voie d’accomplissement dans la récente loi de départementalisation dont Césaire a été le rapporteur à l’Assemblée nationale. Mais l’abolition de l’esclavage et l’assimilation juridique n’ont point fait disparaître, loin s’en faut, toutes les manifestations de domination et d’exploitation dans les colonies où l’on rencontre encore « les mêmes cases sombres et branlantes, les mêmes grabats pour les mêmes lassitudes, les mêmes tâches de misère et de laideur dans la splendeur des paysages25… » C’est pourquoi l’abolition pour Césaire est à la fois une « œuvre immense et insuffisante », insuffisante pour autant que le processus d’émancipation demande à être poursuivi notamment dans le domaine économique et social. Il y a bien une intention anticolonialiste dans l’allocution de Césaire, mais une intention qui ne se décline pas encore chez lui dans une velléité nationaliste. Encore nourri par les espoirs de la départementalisation, Césaire en appelle en 1948 à une émancipation des colonisés « en communion avec le peuple de France26. »

24Mais cette rhétorique anticolonialiste, bien qu’encore tempérée par une tendance assimilationniste, n’invalide pas la composante proprement mémorielle du discours de Césaire (contrairement à la lecture proposée par Gary Wilder) : la première ne vient pas se substituer à la seconde, elle en offre le complément indispensable. On ne comprendrait pas autrement pourquoi le texte, dans ses 2/3, se présente comme un hommage chaleureux à l’adresse du père de l’abolition. Aucune pointe d’ironie dans la verve du député martiniquais lorsqu’il s’agit de rendre compte de l’œuvre accomplie par Victor Schœlcher. Et c’est pour cette raison que le discours épouse pleinement la grammaire abolitionniste républicaine de l’esclavage.

25Mais à la différence des autres allocutions en Sorbonne, celle de Césaire –inspirée encore par un imaginaire communiste–, fait jouer au « peuple ouvrier » de Paris une fonction historique d’avant-garde dans le processus qui mena à l’abolition. C’est la grande originalité de sa rhétorique abolitionniste qui refuse de réduire l’abolition à la figure individualisante, quoiqu’héroïque, de Schœlcher. Césaire, ici très marxiste, fait jouer aux « forces productives » révolutionnaires et au processus de conscience de classe –en vertu d’une d’homologie structurale et de convergence des luttes entre les prolétaires parisiens et les esclavages des colonies–, la fonction d’acteur historique. C’est le même « peuple ouvrier » qui signait une pétition en 1844 réclamant l’abolition de l’esclavage qui, « le 23 février 1848, dépavait Paris pour élever les barricades de la liberté, d’une liberté qu’il ne voulait pas particulière, personnelle, égoïste, mais à l’échelle de l’Europe et de l’humanité27 ».

26Il n’y a donc pas de disposition unilatérale antirépublicaine dans le texte de Césaire : fidèle à la lecture marxiste de la Révolution, il fait jouer la tradition de la République populaire (1794, 1848, la Commune…), viscéralement abolitionniste, contre la République bourgeoise qui a pu s’accommoder de la traite et l’esclavage : « C’est la revanche de Grégoire et Robespierre sur Barnave et l’Abbé Maury28. » Césaire peut donc rendre hommage à la République abolitionniste et ses héros, sans contredire ses convictions communistes et anticolonialistes.

27Mais, étrangement, cet éloge du peuple parisien passe sous silence le rôle joué par le « peuple des esclaves » dans le processus même de leur libération. Aucune allusion dans ce discours officiel par exemple à la révolte des 21-22 mai 1848 à la Martinique, aux libérateurs Noirs comme Toussaint l’Ouverture, Delgrès… Seul Senghor, au cours de son allocution à la Sorbonne, fait une très brève allusion à l’action historique des esclaves :

« Mais, si des actes révolutionnaires purent être accomplis, en 1848, dans les colonies, on le dut surtout comme vous le montrera tout à l’heure Césaire, au courage de quelques hommes à la tête desquels Victor Schœlcher. On le dut également, il faut le dire, à l’inébranlable volonté d’indépendance qui animait la masse des esclavages29. »

28Dans l’économie des célébrations officielles de l’abolition à la Sorbonne, le discours de Senghor prend une tournure particulière, voire paradoxale, puisqu’il ait assez peu question de la mémoire de l’esclavage. Cette stratégie (Senghor se justifiant en laissant à Césaire et à Monnerville le soin de célébrer l’abolition) est de nature à renforcer la confusion entre la célébration de la Révolution de 1848 et l’abolition de l’esclavage. Certes, le député du Sénégal rend hommage à plusieurs reprises, comme ses deux collègues d’Outre-Mer, à la figure de Schœlcher et contribue à asseoir et à consolider le régime mémoriel abolitionniste. Mais l’essentiel de son allocution se concentre sur « les causes de l’échec de la Révolution de 1848 » en Métropole censées nous faire mieux comprendre « la leçon de Schœlcher », non sans avoir au préalable salué des événements fondateurs et durables comme la conquête du suffrage universel et bien entendu l’abolition de l’esclavage. Mais l’échec de la révolution consiste selon lui dans la confiscation de la souveraineté par la bourgeoisie contre le peuple, avant sa dénaturation « sous la dictature du Second Empire ». Comme chez Césaire, le propos est imprégné d’un référentiel marxiste, mais le socialiste et humaniste Senghor y ajoute un héritage chrétien. Etrangement toutefois, et contrairement à la lecture que fait là encore Gary Wilder30, le cadre marxisant ne sert pas explicitement à dénoncer l’esclavage moderne dans les termes de l’exploitation capitaliste. Et force est de reconnaître que la rhétorique anticoloniale est très ténue dans cette allocution, le nouveau pacte républicain entre la Métropole et les Colonies mis en place par la Constitution de 1946 étant de nature à satisfaire celui qui deviendra pourtant quelques années plus tard le père de l’indépendance du Sénégal. Mais l’heure n’est pas encore à l’imaginaire indépendantiste, alors même que les colonies d’Afrique, à l’exception de La Réunion, n’ont pas bénéficié de la loi sur la départementalisation, alors que des peuples en Afrique et en Asie aspirent déjà à disposer d’eux-mêmes. Devant le chef de l’État, Vincent Auriol, au cours de cette journée commémorative du 27 avril 1948, Senghor adhère pleinement dans son discours au principe de l’Union française : « Les anciens sujets de l’Empire Français ont eux aussi, depuis 1946, mordu au pain de la liberté et ils ne sont pas près d’en oublier le goût31. »

Départementalisation, assimilationnisme et mémoire abolitionniste

29L’attachement aux principes de l’assimilation, le soutien au processus de départementalisation et du maintien des colonies dans l’Union Française et la consécration de la mémoire abolitionniste de l’esclavage forment les contours d’une configuration homogène de sens qui trouve sa matrice dans les traditions républicaines et révolutionnaires. Si l’on peut comprendre aisément les raisons du pouvoir politique métropolitain à diffuser ces principes (re-légitimation de la République renaissante après Vichy et maintien des colonies dans la nouvelle mouture juridique et politique de l’Union Française), on peut s’étonner en revanche qu’ils soient partagés, à des nuances près, par trois des plus grandes figures politiques et intellectuelles de l’époque venant des colonies françaises. On peut s’en étonner d’autant plus s’agissant de Senghor et de Césaire dont on sait le rôle fondateur qu’ils ont joué et ce, dès le milieu des années 1930, dans le développement du mouvement de la Négritude32. C’est moins dans des « forums » scientifiques, pour reprendre la typologie de Bruno Jobert33 que dans des « forums » que l’on peut qualifier de politico-littéraires que l’on assiste à la formulation de nouvelles grammaires identitaires et mémorielles. Il est certes question de dénoncer les souffrances et les persécutions endurées sous la domination coloniale, mais, en même temps, d’affirmer la fierté raciale, d’exhiber la qualité de Noir, d’arborer les origines africaines des Antillais. On assiste à un renversement de représentation qui tient dans l’inversion du stigmate en valorisation. Le fait d’avoir été persécuté pour ce que l’on est (Noir) peut faire l’objet d’une demande légitime de reconnaissance officielle.

30Construit en réaction contre le mythe colonial de l’infériorité de l’homme noir, la négritude charrie en conséquence une représentation particulariste, fût-elle valorisante, du « nègre » qui s’accommode mal avec les principes assimilationnistes de la tradition républicaine. C’est encore plus vrai avec Senghor pour lequel la négritude renvoie à une essence raciale34, alors que Césaire prendra des distances avec certains usages politiques et biologisants de la négritude. Comment ces revendications particularistes, bien que ponctuées de nuances, peuvent-elles supporter un engagement républicain au moment de la commémoration du Centenaire de l’abolition ?

31Dans le contexte international d’une première vague de mouvements de décolonisation au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il y a une sorte de pari qui permet d’expliquer cet engagement républicain : que l’Union Française ou la départementalisation créent les conditions de transformation du sujet colonial en citoyen à part entière35. À cela s’ajoute l’impact considérable de la période de Vichy et de l’engagement dans la Résistance du Général de Gaulle de nombre d’Antillais ou de Guyanais (à l’image de F. Éboué ou de G. Monnerville) qui renforce la volonté assimilationniste d’ultra-marins36. Comme le montre l’historien Armand Nicolas37 dans le cas de la Martinique, la population n’a pas été épargnée par la répression vichyste qui s’abat sur l’île par l’entremise notamment de l’Amiral Robert qui se substitue au pouvoir du Gouverneur local. Cette répression provoque le départ de Martiniquais vers les îles anglaises pour rejoindre ensuite les Forces de la France Libre. Le ralliement à la Résistance, la hantise d’un retour à un ordre colonial raciste cristallisent la communion des anciens résistants ultra-marins avec les valeurs retrouvées de la République à la Libération. La République assimilationniste s’éprouve alors comme la meilleure protection contre le risque d’une régression dont les descendants d’esclaves seraient les premières victimes.

32C’est le sens même du propos de Césaire, alors rapporteur de la loi du 19 mars 1946 sur la départementalisation : « les Antilles et la Réunion ont besoin de l’assimilation pour sortir du chaos politique et administratif dans lequel elles se trouvent plongées38 ». Cet espoir est largement partagé dans les autres territoires ultra-marins. Ainsi à la Réunion, le statut de département apparaît le moyen approprié pour sortir cette ancienne colonie de « la misère, de l’inégalité et de l’injustice39 ». Des actions sociales qui suivront l’application de la loi de 1946 à la Réunion alimenteront quelque temps cette espérance : lutte contre le paludisme, instauration de l’aide médicale gratuite, allocations familiales40… À travers cette loi, Césaire espère l’obtention pour les Antillais des droits et des avantages sociaux appliqués aux citoyens de Métropole au moment où se met en place l’État social à la française41. Et il y a urgence pour le député martiniquais étant donné le constat, qu’il faisait déjà dans le Cahier d’un retour au pays natal et qu’il rappelle au cours de son allocution à la Sorbonne, de la situation désastreuse des descendants d’esclaves dans les lointaines colonies françaises d’Amérique. Revendiquant « le besoin d’assimilation » pour les Antilles et la Réunion, Césaire, au risque de dénier tout l’apport de la négritude, ne vise-t-il sans doute pas une francisation pure et simple de ces peuples, mais au moins une égalité juridique pleine et entière avec la Métropole. C’est pour cette raison, en raison de l’équivoque déjà évoquée de la notion, que Césaire, comme le souligne Emmanuel Jos42, n’est pas entièrement à l’aise avec l’usage de l’assimilation, lui préférant parfois le terme plus explicite d’égalisation, à l’instar de son intervention du 12 mars 1946 : « […] ce dont il s’agit aujourd’hui, c’est par une loi d’assimilation, mieux d’égalisation, de libérer près d’un million d’hommes de couleur d’une des formes modernes de l’assujettissement43. » Césaire peut scander « le grand du cri du nègre », a fortiori si la négritude tient plus dans un combat culturel que politique, sans avoir à se dédire, et promouvoir une assimilation revendiquée dans les termes de l’égalité juridique. C’est donc moins l’identité intégrale que l’égalité pure et simple qui est exprimée par le rapporteur de la loi sur la départementalisation. C’est ce que souligne très bien Michel Giraud en montrant que l’échec relatif des effets de la départementalisation ne doit pas conduire à ce qu’il appelle avec Moses Finley une « erreur téléologique » (faire du résultat de la départementalisation un critère de l’évaluation de la revendication initiale de la mesure). D’où la nécessité de bien comprendre dans le contexte qu’« en cherchant à acquérir la citoyenneté de la France, les peuples de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Martinique ne visaient pas, dans leur grande majorité, à s’approprier l’identité culturelle française, mais à supprimer l’injustice coloniale en se donnant les moyens de bénéficier, sur un pied d’égalité avec les autres Français, des droits que cette citoyenneté est censée garantir44 ».

33Néanmoins, le caractère unitaire et indivisible de l’assimilationnisme républicain à la française, sous toutes ses acceptions, ne tolère point de particularisme (d’où la confusion possible entre identité et égalité), sauf lorsqu’il s’agit d’exclure des catégories de populations jugées, à l’aune du stigmate colonial, « inassimilables45 ». Il semble difficile ainsi d’affirmer que la « départementalisation est fille de la Négritude46 », surtout si elle débouche dans la revendication de droits culturels ou politiques spécifiques. Aller trop loin dans la revendication particulariste risquait paradoxalement après-guerre, sauf à faire le pari de l’indépendance, de reproduire le préjugé colonialiste en vertu duquel les « indigènes », bien que sujet nationaux, ne pouvaient par nature s’assimiler à la République. En appeler au contraire à une forme d’assimilation devait pouvoir contribuer à abolir ce qu’il restait encore de domination coloniale dans les territoires d’outre-mer encore sous l’emprise des descendants de familles esclavagistes (les « békés ») qui considéraient les descendants d’esclaves comme des « Français par décret » par opposition aux « Français de sang ». Tant que les colonies bénéficiaient d’un statut juridique d’exception continuait à régner une citoyenneté de second degré pour les familles descendantes d’esclaves.

34Bien que critiquée par certains indépendantistes au moment du débat sur la loi de départementalisation, la voix de Césaire était loin d’être isolée au sein de la « petite et moyenne bourgeoisie de couleur » des Antilles. On peut considérer avec Armand Nicolas47 et Mikaëlla L. Périna, que Césaire ne fait qu’exprimer – et il est dans son rôle en tant que maire et surtout comme député –, la volonté de ce groupe social « très imprégné de culture française – et en particulier de culture politique française ». Ce groupe social « fut pendant longtemps porteur des idées revendicatrices de l’égalité civique et politique entre les Blancs et les gens de couleur. Sa principale revendication était l’accession à la citoyenneté française, l’assimilation à ce qui était déjà appelé la “mère patrie”. Les principes républicains étaient considérés comme fondamentaux dans la mesure où ils demeuraient ce qui avait rendu possibles la liberté et la citoyenneté pour les anciens esclaves48 ». Ces revendications assimilatrices, bien que portées par cette composante de la bourgeoisie, étaient également largement partagées par toutes les couches sociales dans une lutte commune contre les Créoles blancs soucieux de maintenir un régime d’exception dans les colonies49. Parmi ces couches sociales, ce sont les fonctionnaires (qui espéraient un traitement équivalent à leurs collègues de métropole) et les ouvriers (qui espéraient profiter des lois sociales de la métropole) –soutenus et encouragés par le Parti Radical, les socialistes et le Parti Communiste– qui avaient le plus intérêt à la départementalisation50. Les communistes attendaient en particulier de la départementalisation, via notamment la nationalisation des industries sucrières et des organes de crédit, une amélioration des conditions sociales.

35À ce titre, la République, dans ses principes, n’est pas tenue responsable des restes de colonialisme et de la situation économique et sociale catastrophique que vivent les Antillais, d’autant que les principes républicains sont censés dépasser la stigmatisation raciale des sociétés coloniales. Le choix de 1946 en faveur de la départementalisation ne manifeste donc pas « un choix par défaut », pour reprendre l’analyse de Périna, mais un choix assumé : l’espoir qu’une meilleure intégration dans la « Mère patrie » pourra accroitre le processus d’égalisation sociale et économique et vaincre les sédiments colonialistes. C’est exactement en ce sens que Césaire, au cours de son allocution à la Sorbonne, parlait de l’abolition de l’esclavage par la République comme une « œuvre immense et insuffisante ». Il faut donc prendre dans une même configuration de sens –dans une sorte de « mouvement des droits civiques à la française »– la départementalisation, l’assimilationnisme républicain et la Commémoration du Centenaire de l’abolition de l’esclavage. Cette configuration est le produit d’une « alliance historique » de la population de couleur « et de la fraction républicaine de la bourgeoisie métropolitaine, favorable à l’assimilation » contre « la coalition des Blancs créoles et des conservateurs républicains51. »

36L’attachement de la petite et moyenne bourgeoisie de couleur en particulier à cette configuration de sens ne peut en même temps se comprendre sans prendre en compte les vecteurs de la socialisation post-esclavagiste que l’on a déjà brièvement évoqués. Sans alléguer de « forces sociales inconscientes » et s’en remettre à une sociologie trop frontalement déterministe, on ne peut passer sous silence le rôle capital de l’école publique dans le processus d’attachement/consentement aux principes républicains. Il ne serait pas faux en ce sens d’affirmer que les revendications particularistes (négritude, créolité, antillanité) d’une partie de l’élite politique et intellectuelle de couleur sont sans cesse contrariées par un ethos assimilationniste acquis pour une large part dans les écoles de la République (soulignons notamment l’importance du lycée Victor Schœlcher à la Martinique) et dans les filières d’excellence de la République (Lycée Louis-Le-Grand, puis l’École Normale Supérieure et l’agrégation de lettres par exemple pour Césaire). Toutes les grandes figures intellectuelles antillaises (Césaire, Gontran, Fanon, Glissant…) ont été abreuvées pendant des décennies des « leçons républicaines » et en particulier celles apprises sous le sceau du « schœlcherisme ».

37Alors que certains békés voyaient dans l’instruction, « un brevet de paresse », une menace pour « la vie active des champs », la petite et la moyenne bourgeoisie de couleur, dans le contexte d’une lutte contre le cléricalisme, se mobilise pour appliquer aux Antilles les lois de 1881-1882 sur l’école laïque et obligatoire52. C’est également en ce sens qu’Édouard Glissant montre que « l’école publique était devenue une revendication et une arme d’émancipation sociale et raciale, pôle de résistance aux békés les plus nostalgiques de l’ancien système esclavagiste, mais tradition qui s’est transformée peu à peu en un engagement inconditionnel de fidélité envers la France53 ». Cet espoir considérable placé à l’endroit de l’école publique, considérée comme le creuset de la méritocratie républicaine et donc de l’ascenseur social, s’explique également par le fait que la « culture de la terre », outre qu’elle dépendait encore du pouvoir des propriétaires békés et des parcelles « grappillées à force de ténacité » par les Hindous, a été pour partie délaissée par les descendants d’esclavage54 : « en Guadeloupe et en Martinique, les descendants des Africains préférèrent les prestiges de l’instruction publique et les espoirs qu’ils font naître à la possession de la terre55 ». Ce rôle capital de l’école publique –bien que rares étaient ceux à pouvoir obtenir leur baccalauréat56– dans la formation de l’éthos républicain parmi l’élite de couleur transparaît de manière encore éclatante chez le Guyanais Monnerville lorsqu’il évoque une rencontre avec Félix Éboué :

« 1908 était une époque où –juste après le certificat d’études alors obligatoire– assoiffés de culture et d’instruction civique, pleinement attentif aux leçons de nos formateurs, nous aspirions à servir un jour la Guyane, la collectivité régionale qui nous avait vu naître et aussi la collectivité nationale, la France, patrie de Victor Schœlcher, qui avait fait de nos pères –donc de nous-mêmes– des hommes libres57. »

38C’est la prise en considération de ce contexte sociologique et historique qui permet de comprendre en quoi et pourquoi est consacrée une grammaire mémorielle abolitionniste de l’esclavage au moment de la commémoration du Centenaire en 1948. On ne peut isoler cet événement de l’ensemble des paramètres de sens de l’époque. Cette grammaire s’inscrit dans un régime de sens plus vaste sous-tendu par l’imaginaire républicain et par les révolutions françaises. L’hommage rendu par une part de la bourgeoisie intellectuelle et politique de couleur, à travers les voix de Césaire, de Monnerville ou de Senghor, à la République abolitionniste devant un auditoire composé de ministres et du Chef de l’État ne saurait s’expliquer, sans en évacuer l’importance, par la seule rationalité opportuniste du moment en vertu d’intérêts bien compris : le renoncement (au moins provisoire) à l’indépendance des colonies en échange d’une transformation du sujet colonial en citoyen à part entière (départementalisation pour les Antilles et la Réunion, suppression du code de l’indigénat pour les autres colonies, Union française…).

39À ce temps court des calculs et des stratégies des acteurs sociaux et politiques, il faut ajouter le temps long des structures mentales et les vecteurs institutionnels de socialisation républicaine de la petite et moyenne bourgeoisie de couleur qui forment un véritable ethos assimiliationniste au cœur des colonies (plus encore dans les anciennes colonies esclavagistes). Cet ethos, en dépit de la force du dispositionnel qu’il charrie, n’empêche pas un sens de la réflexivité critique, des pratiques de distanciation, et des ruses de subversion : revendications particularistes, retournement contre la « République coloniale » de principes républicains (droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, égalité devant la loi…) qu’elle propage à ses « sujets ».

Mémoire officielle et mémoire collective de l’esclavage

40La consécration de la grammaire abolitionniste tend à effacer d’autres grammaires de l’esclavage. Soulignons déjà que la commémoration du décret d’abolition de 1848 tend à masquer la première abolition de l’esclavage de 1794, sous la Révolution française, qui fut pourtant la première au monde. Schœlcher tend à faire passer dans l’oubli Sonthonax, l’un des pères de la première abolition58. Il est vrai que la commémoration conjointe de la Révolution de 1848 et de la Seconde République est pour beaucoup dans cet oubli relatif.

41Mais le jeu de langage abolitionniste tend surtout à passer sous silence la grammaire de l’esclavage centrée sur les victimes, très peu présente, on l’a vu, dans les commémorations officielles à la Sorbonne. C’est vrai aussi bien en Métropole que dans les territoires d’outre-mer. À travers les dispositifs commémoratifs de l’abolition, c’est bien la République qui s’auto-célèbre. Ce n’est pas un hasard si la commémoration de l’abolition est intégrée dans la célébration de la Révolution républicaine et démocratique de 1848. Peu de mots seront prononcés en hommage aux libérateurs noirs comme Toussaint L’Ouverture, Delgrès, aux esclaves émancipés et aux révoltes d’esclaves. Rien ou peu de choses seront dites en souvenir des générations d’esclaves qui ont eu à subir souffrances et humiliations. Rappeler le passé esclavagiste de la France serait une nouvelle blessure narcissique pour l’identité nationale, au moment où celle-ci a besoin de nouveaux mythes (comme « le mythe résistantialiste ») pour se reconstruire. Alors même que l’article 6c du tribunal de Nuremberg de 1945 fait de l’esclavage un crime contre l’humanité59, les discours officiels sont étrangement muets sur la responsabilité de la France dans ce crime de masse. Tout se passe comme si l’auto-célébration de la République devait faire oublier en même temps les crimes commis par les régimes antérieurs. Se joue ici un certain rapport à la dette originaire propagée par les autorités officielles : non pas la dette de la France à l’égard des victimes de crimes contre l’humanité, mais la dette des esclaves et de leurs descendants à l’égard d’une République qui les a libérés de leurs chaînes, qui leur a permis d’être Français « par décret ». L’acte commémoratif de l’abolition ne cesse de rappeler cette dette : la fin des servitudes n’a pas été conquise par les esclaves eux-mêmes, la liberté leur a été donnée par une République généreuse, presque personnifiée. C’est pourquoi c’est la République qui devient le personnage héroïque du Centenaire.

Nous parlons d’oubli-omission dans le cadre de la typologie des politiques d’oubli que nous avons dressée dans nos travaux antérieurs (« Podemos falar de uma politica do esquecimento ? », Revista Memoria em Rede, Pelotas, v. 2, no 3, août-nov. 2010, p. 14-26) dans une lignée ricoeurienne (Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, LeSeuil, 2000, p. 575-585). L’oubli-omission se présente comme une condition même du fonctionnement de la mémoire. Le fait est qu’il est impossible de se souvenir de tout. On serait tenté ici de parler d’oubli passif ou involontaire dans le fait, pour les autorités publiques, de passer sous silence certains événements passés, a fortiori lorsqu’il n’existe plus de traces pour attester l’avoir-été. Toutefois, si aucune décision n’est intentionnellement prise dans le fait d’omettre de raconter certains événements, on peut difficilement parler de politique publique d’oubli ou de politique publique d’anti-mémoire, même s’il y a indéniablement des effets bel et bien concrets sur le contenu et la transmission de la mémoire officielle. L’oubli-refoulement relève également d’une forme involontaire d’oubli. À la différence néanmoins de l’omission involontaire qui procède du fonctionnement normal de la mémoire, le refoulement apparaît clairement comme une forme pathologique de la mémoire. Tout se passe donc comme s’il y avait bien des effets de politiques mémorielles dont les intentions et les motivations étaient en partie cachées aux décideurs eux-mêmes. Dans les cas de l’oubli-manipulation et de l’oubli-commandement, il s’agit bel et bien d’une entreprise active et volontaire, parfois concertée, d’oubli directement attribuable aux acteurs publics chargés d’élaborer et de transmettre la mémoire publique officielle. Cette forme d’oubli est souvent la contrepartie d’un excès ou d’un trop de mémoire pour reprendre encore le lexique de Ricœur. L’oubli-destruction relève de la catégorie d’oubli, la plus violente, la plus radicale. Cette forme instituée d’oubli est utilisée dans le but de construire une mémoire officielle hégémonique, au détriment de mémoires collectives concurrentes qui font l’objet d’une entreprise systématique d’anéantissement (destruction de documents publics, autodafés…). À travers une telle entreprise, c’est bien entendu l’identité collective (sa reproduction physique, sociale et symbolique) que l’on cherche à bafouer, voire à exterminer. Parmi les cinq idéaux-types d’oubli (l’oubli-omission, l’oubli-refoulement, l’oubli-manipulation, l’oubli-commandement, l’oubli-destruction) que nous avons dégagés, seuls les trois derniers relèvent rigoureusement d’une politique publique d’oubli dès lors que des événements du passé ou des personnages historiques sont sciemment évacués, si ce n’est de la mémoire collective, au moins de la mémoire publique officielle. Il est plus difficile en revanche de parler de politique publique d’oubli ou de politique publique d’anti-mémoire pour les deux premiers types d’oubli dans la mesure où l’occultation du passé (comme effet) n’est pas précédée d’intentions volontaires de la part des acteurs publics. Sans une décision publique clairement identifiable, sans le projet délibéré de passer sous silence des événements historiques, l’oubli ne peut se traduire en politique d’oubli.

42Cet effacement originaire de la mémoire officielle des victimes de l’esclavage au moment de l’abolition est largement reconduit au moment de la commémoration du Centenaire. Tout se passe comme si le rituel commémoratif répétait l’acte originel du « refoulement » ; comme si l’événement de l’abolition devait en même temps coïncider avec une injonction officielle à l’oubli de l’horreur de siècles de l’esclavage, comme si l’abolition de l’esclavage et l’abolition du passé devenaient les deux faces d’un même drame. Cet effacement originel de la mémoire officielle n’est pas le fruit d’une simple négligence, d’un oubli-omission mais résulte d’une volonté politique délibérée qui se met en place dès l’acte fondateur de l’abolition à l’instar des recommandations émanant de gouverneurs des Antilles (par exemple le Général Rostoland, Gouverneur de la Martinique en 1848) ou d’hommes politiques de couleur dont le symptomatique Charles Cyrille Auguste de Bissette60. Dans ce cas de figure, il faut donc parler d’oubli-commandement ou, pour parler comme Ricœur, « d’amnésie commandée ». Chacun à sa manière en appelle à tirer un trait sur le crime de l’esclavage. L’école républicaine contribuera de manière décisive, par l’absence d’un enseignement de la traite et de l’esclavage, à perpétuer, auprès de générations d’élèves, cette injonction à l’oubli.

43Cette mémoire officielle ne signifie pas qu’elle soit partagée par l’ensemble des « descendants d’esclaves ». C’est tout l’enjeu de la distinction entre commémoration officielle et mémoire collective : si la première a bien l’ambition d’infléchir la seconde grâce à des instruments propres, rien ne dit que la mémoire collective coïncide avec la mémoire officielle. Nul doute que l’injonction officielle à l’oubli et à l’auto-célébration républicaine de l’abolition aux Antilles ont eu des effets décisifs sur la mémoire collective, c’est-à-dire des effets profonds d’amnésie de la tragédie de l’esclavage. À cela s’ajoute le sentiment de honte que partageaient nombre d’ultra-marins d’avoir une telle filiation. L’identification avec le roman national et le modèle assimilationniste républicains devait pouvoir permettre de gommer cette honte : l’oubli de l’esclavage pour mieux se fondre dans le creuset républicain. L’heure n’est pas à la présentation de soi comme « descendant d’esclaves ».

44Cette injonction à l’oubli n’est pas venue entièrement à bout cependant, dans certains territoires ultra-marins –par exemple à La Réunion, où il existe encore des lieux de mémoire comme des cimetières d’esclaves61– d’une mémoire orale et populaire qui parle de la souffrance et des résistances des esclaves62. Au cours de son enquête historique à la Réunion, Prosper Ève nous livre des analyses tout à fait passionnantes sur les rituels mémoriels qui témoignent de la persistance d’une mémoire populaire de l’esclavage et de l’abolition. Alors que le pouvoir colonial local s’est évertué, comme on l’a vu, à gommer à la Réunion jusqu’à la fin de la Seconde Guerre mondiale le passé esclavagiste et le moment abolitionniste, la mémoire populaire du 20 décembre 1848 se réfugie dans les « cours et les cases63 » :

« Le 20 décembre n’étant pas un jour férié, la préparation de la fête familiale se déroule après le retour du travail et la fête a lieu la nuit. Quelques-uns commencent la journée en assistant à une messe demandée en l’honneur des âmes du purgatoire […]. Le repas préparé par les femmes se compose jusqu’au lendemain de la Seconde Guerre mondiale de manioc et de maïs bouillis, d’un gâteau de patates douces. Quand il est prêt, il est servi sur des feuilles de bananier. Il doit être arrosé de rhum arrangé et de limonade. Dans certaines familles, tous les assistants portant des vêtements usagés mais propres, non pour imiter les esclaves, mais pour mieux communier avec eux. Le plus vieux se met à raconter les souffrances de leurs parents à l’époque de l’esclavage. Souvent il commence son récit par ce préambule : “Souvenez-vous mes enfants de la vie de nos ancêtres, c’est notre famille qui a connu la joie de la libération, n’oubliez jamais ce que je vais vous raconter64…” »

45Le repas commémoratif est souvent suivi d’un bal populaire –raillé par les Blancs comme « danse des Cafres » (du nom péjoratif désignant les affranchis)– où de la farine est jetée sur les danseurs, « certainement pour symboliser le passage du monde de la servitude au monde libre des blancs. » À la fin du bal, « une poupée blanche fabriquée en coton et en tissu est brûlée pour symboliser certainement les douleurs subies sous le fouet des maîtres auxquelles on ne veut plus attacher d’importance65. » Ces processions se mêlent à des rituels plus anciens en l’honneur des ancêtres et de la terre perdue (le maloya), que cultivaient les anciens esclaves, autant de résistances d’hier au pouvoir esclavagiste et de résistances d’aujourd’hui à l’amnésie coloniale : « Le maloya dérange parce qu’il fait partie de la culture de l’esclavage, il porte la souffrance des esclaves exilés sur la terre bourbonnaise, leur révolte, leurs espoirs. Il passe même pour être satanique car les danseurs entrent en transe66. »

46La situation aux Antilles suscite, par contraste avec celle que l’on vient d’évoquer à la Réunion, des controverses parmi les spécialistes. Contre la thèse de ce qu’il appelle « l’aliénation coloniale », héritée de Glissant et reprise par nombre de spécialistes dont Myriam Cottias, Michel Giraud conteste de manière virulente ce qu’il assimile ni plus ni moins à une « idéologie » de l’air du temps, à savoir le refoulement généralisé de la tragédie de l’esclavage au profit de l’accès à la citoyenneté. Faute d’une enquête qui serait de son fait, Michel Giraud s’en remet à la « vraisemblance » qui lui fait supposer qu’après « seulement quelques années, quelques décennies ou même, au grand maximum, un siècle, le souvenir d’une condition aussi horrible que celle qu’ont connue les esclaves des plantations américaines ait pu être effacé de la mémoire des groupes qu’ils ont fondés67 ». D’autre part, le sociologue trouve confirmation de cette vraisemblance dans certaines études d’anthropologie historique68 qui témoignent de formes de continuité de résistance des descendants d’esclaves en entretenant le souvenir des déchirures de l’esclavage. La thèse de Michel Giraud prend une tournure volontiers polémique lorsqu’il défend la position selon laquelle la spéculation aujourd’hui largement partagée sur l’oubli généralisé, plutôt que de s’appuyer sur des études scientifiques sérieuses, relève d’une pure et simple instrumentalisation des victimes du passé –imputée à des porte-parole autorisés–, qui sert à masquer les échecs et les contradictions des stratégies indépendantistes aux Antilles.

47La thèse de Myriam Cottias sur l’oubli, prise notamment pour cible par Michel Giraud, ne porte pas sur la mémoire collective antillaise, mais sur la mémoire officielle locale portée par la bourgeoisie politique de couleur. Il ne s’agit donc pas d’un oubli généralisé de l’esclavage, mais d’une injonction officielle à l’oubli portée par une élite soucieuse de gommer tout ce qui pouvait particulariser et donc renvoyer aux origines de l’esclavage : « l’objectif qu’ils proposent est une lutte pour être citoyen français et ce compromis passe par l’oubli du passé […]. Dès l’instauration de la Seconde République, ces compromis politiques sont élaborés par les principaux acteurs de « couleur » de la vie martiniquaise : Bissette, Perrinon, Pory-Papy69 ». Les analyses de M. Cottias confirment ici sur le plan empirique les analyses de Ricœur sur la connivence entre amnistie et amnésie. L’application en effet du décret d’abolition s’accompagne dans les colonies de politiques d’amnistie mises en place par les Gouverneurs généraux qui s’adressent à ceux qui ont violé le droit existant pendant la période esclavagiste (par exemple les marrons) et au cours des révoltes anti-esclavagistes (surtout en Martinique à travers les insurrections du 22 mai 1848) au moment de l’abolition. Oubli commandé au nom de la concorde nationale, de la paix sociale, l’amnistie ne vise pas seulement à lever la dette mais « à raturer la mémoire ». En effaçant les crimes commis d’un côté sans porter préjudice aux horreurs commises de l’autre pendant des siècles parce que légalisées par le droit, le pouvoir cherche à faire oublier le passé qui va avec.

48Cette politique délibérée d’oubli ne signifie nullement qu’elle soit partagée par l’ensemble des Antillais, d’autant moins que « l’univers mental » de la Martinique « se réfère constamment à l’esclavage70 ». Et c’est précisément parce que l’oubli n’est point généralisé que les rancunes de l’esclavage se transmuent dans la société martiniquaise en ressentiment et en révolte, autour notamment d’une « demande de terre », contre le pouvoir colonial. C’est précisément entre l’oubli officiel prôné par l’élite politique et sa sourde présence auprès du reste de la société martiniquaise que vient se greffer une logique du ressentiment.

49C’est en complément de cette thèse que vient se greffer l’enquête minutieuse d’anthropologie historique menée par Christine Chivallon qui s’emploie à traquer la matrice esclavagiste à travers l’insurrection de 1870 dans le sud de la Martinique. L’originalité de son travail, au regard de la controverse posée précédemment, consiste à réfuter la thèse de l’oubli s’agissant de la mémoire populaire martiniquaise non en s’appuyant sur les données de souvenirs mis en récits et à distance à travers les générations mais à partir de la mémoire incorporée de la domination esclavagiste, raciale, coloniale qui resurgit au cours d’un moment historique critique ranimant la hantise du rétablissement de l’esclavage. À travers notamment le massacre par les insurgés « descendants d’esclaves » d’un dénommé Codé, ancien esclavagiste réputé cruel, se rejoue –dans le présent tumultueux du rétablissement de la République en Métropole, aggravé par la période précédente du Second Empire qui durcit le mode d’exploitation de la force de travail aux Antilles– la scène primitive du rapport maître-esclavage qui renvoie à un « ethos mémoriel » :

« Au moment de l’Insurrection du Sud, l’esclavage « submergeant » continue à construire une mémoire de l’ébranlement de soi creuse une blessure fondatrice dont il ne pourra plus être question que de la panser par la mise à distance nécessaire des schèmes de l’univers de plantation et/ou par l’acte révolutionnaire radical. Le colonisé et son « double », ou encore le « double habitus », c’est ce moment où se superposent deux mémoires antagonistes qui se nourrissent mutuellement. L’esclavage fait encore retenir sa terreur, préside à l’action face à la peur de son rétablissement, et fonde l’habitus d’un corps portant la mémoire de l’oppression raciale en tant qu’héritage dont le refus nourrit les dynamiques tendues vers la formation de lieux où ce rejet devient possible71. »

50Cette thèse repose sur le principe anthropologique –que l’on trouve théoriser notamment dans la sociologie de P. Bourdieu (voir notamment ses études sur les stratégies matrimoniales des paysans du Béarn72) et reprise par exemple dans le cas de l’esclavage par Jean-Luc Bonniol73– en vertu duquel une structure sociale et raciale peut perdurer –effets d’hystérésis– alors que son assise juridique a disparu. Ainsi la suppression de l’institution esclavagiste n’a pas fait disparaître la violence symbolique de la domination raciale, la structuration de la monopolisation de l’outil de production par la caste des planteurs blancs : « L’acte insurrectionnel ne peut donc s’extraire de ce réseau de significations où la suprématie blanche qu’incarne Codé s’associe au souvenir tenace de l’esclavage, aux résonnances de la menace de son rétablissement, à l’équation impossible entre l’avènement républicain et le maintien de la plantocratie74. » Fut-il moins violent, c’est un phénomène semblable que Christine Chivallon observe, au début des années 1980, à la Guadeloupe et à la Martinique (et notamment dans la commune de Rivière-Pilote prise comme lieu d’enquête) lors du mouvement d’occupation des terres quand de jeunes agriculteurs plantent des banderoles sur les propriétés békés : « nous voulons la terre pour travailler ». Ce mouvement fait donc rejouer dans le présent les rapports socio-raciaux de dominations issus de l’esclavage (la majorité des terres agricoles, des supermarchés, des entreprises appartient encore à la minorité blanche). Il ne s’agit pas de dire que rien n’aurait changé depuis l’abolition mais qu’une matrice sociale, économique, raciale issue de l’esclavage poursuit son travail dans les sociétés post-esclavagistes antillaises. En ce sens peut-on considérer par analogie les insurrections de 1870 et les occupations de terre des années 1980 comme une rémanence des luttes anti-esclavagistes. La célébration du 22 mai à la Martinique devient ainsi pour ces jeunes agriculteurs, souvent diplômés et syndiqués, un puissant levier de légitimation de leurs luttes post-coloniales et post-esclavagistes :

« Le mouvement d’occupation des terres enregistre bien évidemment les effets de la vague mémorielle. Certaines actions forment une caisse de résonnance de ce qui est à l’œuvre dans l’île, avec par exemple des célébrations s’effectuant sur les sites comme à Providence en 199275. »

Notes de bas de page

1 Françoise Vergès, « Les troubles de la mémoire. Traite négrière, esclavage, et écriture de l’histoire », Cahiers d’Études africaines, XLV (3-4), 2005, p. 1145.

2 Marie-José Jolivet, « La construction d’une mémoire historique à la Martinique : du schoelcherisme au marronisme », Cahiers d’études africaines, 27, 107-108, p. 292.

3 Ibid., p. 295.

4 Ibid., p. 296-297.

5 Jean-Claude William, « Les origines de la loi de départementalisation », Historial antillais, VI, Fort-de-France, Éditions Dajani, 1981, p. 58.

6 Prosper Ève, Le 20 décembre et sa célébration à La Réunion, Paris, L’Harmattan, 2000. La date du 20 décembre sera très rapidement abandonnée –pour prévenir tout risque de confusion avec le souvenir de l’abolition–, au profit d’une autre date (le 4 mai, jour anniversaire de la proclamation de la seconde République).

7 Ibid., p. 139.

8 Ibid., p. 159.

9 Cité dans Jean-Luc Mayaud, « Le centenaire de la révolution de 1848 en France : unité et éclatement », Revue d’histoire du XIXe siècle [Online], 14 | 1997, Online since 27 June 2005, connection on 18 September 2012. URL : [http://rh19.revues.org/108].

10 Jacques Dumont, « Mémoires de l’esclavage : 1948, la célébration du centenaire de l’abolition et ses suites », [http://www.esclavages.cnrs.fr/pdf/J.Dumont-chap_4_def_Corr-1.pdf].

11 Ibid., p. 7.

12 Discours du Préfet, cérémonie du Centenaire, dimanche 2 mai 1948, Pointe-à-Pitre.

13 Prosper Ève, Le 20 décembre 1848 et sa célébration à la Réunion, op. cit., p. 180.

14 Ibid., p. 181.

15 Ibid., p. 182.

16 Édouard De Lépine, Dix semaines qui ébranlèrent la Martinique, Paris, Servédit, Maisonneuve et Larose, 1998, p. 101.

17 Gaston Monnerville, discours prononcé à la Sorbonne le 27 avril 1948 pour la commémoration du Centenaire de l’abolition (discours disponible en intégralité sur le site du CPMHE : http:fr/IMG/pdf/1948_Monnerville.pdf], consulté le 18/09/2012)

18 Ibid.

19 Cette initiative est précédée par celle du groupe du « Souvenir de Victor Schœlcher » qui propose le transfert des cendres de ce dernier au Panthéon. Cette proposition, soumise dès 1938 à Gaston Monnerville, alors secrétaire d’État aux colonies, est différée à cause de la guerre.

20 Archives du Sénat : [http://www.senat.fr/evenement/archives/D36/1949.html] (consulté le 19/08/2012).

21 Aimé Césaire, Commémoration du centenaire de l’esclavage. Discours prononcés à la Sorbonne le 27 avril 1948, Paris, PUF, 1948, p. 23. Césaire s’inscrit au Parti Communiste Français en 1946 ; il était alors maire de Fort-de-France (depuis mai 1945), député et conseiller général (depuis octobre 1945). Césaire rompt avec le PCF en 1956, dans une lettre publique adressée à Maurice Thorez, suite à la répression de l’insurrection hongroise par les chars soviétiques. Mais des raisons plus profondes expliquent cette rupture, à la fois esthétiques (le refus du poète de s’aligner sur le réalisme socialiste), politiques (la bureaucratisation croissante des partis communistes) et idéologiques (l’occidentalisme de l’idéologie communiste).

22 Cette critique est déjà préfigurée dès la publication en 1939 du Cahier d’un retour au pays natal et reprise et systématisée en 1950 avec la publication du Discours sur le colonialisme.

23 Ibid., p. 29.

24 Gary Wilder, « Race, raison, impasse. Césaire, Fanon et l’héritage de l’émancipation », L’Esclavage, la colonisation et après…, Stéphane Dufoix et Patrick Weil (dir.), Paris, PUF, 2008, p. 470.

25 Aimé Césaire, Commémoration du centenaire de l’esclavage. Discours prononcés à la Sorbonne le 27 avril 1948, op. cit., p. 32.

26 Ibid., p. 33.

27 Ibid., p. 25.

28 Ibid., p. 32.

29 Léopold Sédar-Senghor, « Discours prononcé à la Sorbonne », Commémoration du centenaire de l’esclavage. Discours prononcés à la Sorbonne le 27 avril 1948, op. cit., p. 16.

30 Gary Wilder, « race, raison, impasse », op. cit., p. 470.

31 Léopold Sédar-Senghor, « Discours prononcé à la Sorbonne », Commémoration du centenaire de l’esclavage. Discours prononcés à la Sorbonne le 27 avril 1948, op. cit., p. 17.

32 C’est en réaction au racisme colonial que ces étudiants émigrés à Paris aspirent à sortir des représentations dominantes issues du colonialisme. Dans un contexte historique où les valeurs occidentales sont mises à l’épreuve après la Première Guerre mondiale, où des mouvements nationalistes apparaissent notamment en Afrique du Nord, A. Césaire, L. Senghor, et L. Gontran-Damas subissent une pluralité d’influence à l’origine de ce renouveau littéraire et politique : la « Renaissance noire » dans la littérature américaine (Langston Hugues, Claude Mac Kay, Countee Cullen), le développement de l’anthropologie africaniste qui jette un regard nouveau sur la richesse des « civilisations nègres », la découverte de « l’art nègre » chez les fauvistes et les cubistes, le surréaliste dans son appel à rompre avec la rationalité occidentale (les surréalistes militent en outre contre le « brigandage colonial ») et enfin le marxisme pour son combat contre l’impérialisme. Un premier « forum » se constitue autour d’étudiants antillais (R. Ménil, J. Monnerot, A. Césaire, L. Damas) et d’étudiants africains (L. S. Senghor, B. Diop, O. Socé) pour fonder La revue du monde noir. Un second « forum » se constitue autour de « dissidents » (A. Césaire, L. Senghor, et L. Gontran-Damas) de la première revue pour fonder une autre revue qui deviendra à Paris l’étendard de la négritude : l’Étudiant noir.

33 Bruno Jobert, « Le retour du politique », Le Tournant néo-liberal en Europe, Paris, L’Harmattan, p. 9-20, 1994.

34 Martin Steins, « Pour une nouvelle approche de la négritude », L’Afrique littéraire, 50, 1978, p. 42-46.

35 Et chose remarquable ni Senghor ni Césaire, au moment de leur allocution en Sorbonne, ne font allusion à l’affirmation particulariste de la négritude.

36 La matrice assimilationniste s’est renforcée antérieurement au cours de la Première Guerre mondiale suite à l’enrôlement de plusieurs milliers d’ultra-marins dans l’armée française ; ultra-marins qui ont versé « l’impôt du sang », qui sont « morts pour la France ». La reconnaissance de la patrie à ses enrôlés contribue à consolider auprès de ces populations l’appartenance au roman national républicain.

37 Armand Nicolas, Histoire de la Martinique de 1939 à 1971, Paris, L’Harmattan, 1998.

38 Cité dans le Rapport no 1378 enregistré le 10 février 1999 à l’Assemblée nationale, fait par Mme Christiane Taubira-Delannon, Archives de la XIe législature (1999).

39 Prosper Ève, Le 20 décembre 1848 et sa célébration à la Réunion : du déni à la réhabilitation, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 190.

40 Idem.

41 Les Antillais et les Réunionnais bénéficiaient dès leur émancipation en 1848 des droits politiques d’accès à la citoyenneté, à la différence des autres peuples des colonies –sujets coloniaux et nationaux dépossédés de leur souveraineté–, régis par le « code de l’indigénat » (à l’exception de certains citoyens comme les Juifs d’Algérie suite au décret Crémieux de 1870) ; les « sujets français » des quatre communes de plein exercice de Dakar, Gorée, Rufisque et Saint-Louis, étaient juridiquement dans une « situation intermédiaire »). Le code de l’indigénat est aboli après la Seconde Guerre mondiale, même si certains principes perdureront dans certaines colonies françaises.

42 Emmanuel Jos, « Identité culturelle et identité politique : le cas martiniquais », op. cit., p. 347.

43 JO Débats Assemblée Nationale Constituante, 12 mars 1946, p. 659-666.

44 Michel Giraud, « Les enjeux présents de la mémoire de l’esclavage », L’Esclavage, la colonisation, et après…, op. cit., p. 546.

45 Comme le montre E. Saada dans ses travaux sur la disjonction de la citoyenneté et de la nationalité dans les anciennes colonies françaises, le refus de l’assimilation est d’abord l’expression de la volonté impériale, en vertu le plus souvent de préjugés culturels ou raciaux, d’accorder le statut de citoyens aux « sujets coloniaux ». Soulignons encore avec Emmanuelle Saada l’équivoque historique de l’usage de la notion d’assimilation. Originellement, l’assimilation sous le régime colonial reste cantonnée à la sphère du droit au sens de la transposition (ou non) des statuts juridiques de Métropole aux colonies (ici l’assimilation se pense davantage en termes d’égalité). On assistera surtout à partir de la fin du XIXe siècle à une extension et un glissement sémantique dont le droit n’est plus qu’un produit ou une composante. L’assimilation tend à désigner l’adoption par le sujet colonial et de plus en plus par l’immigré des normes de civilité dominantes au sens d’un « rapprochement avec la civilisation française », d’une « francisation ». Ici l’assimilation se pense davantage dans les termes de l’identité (E. Saada, « Une nationalité par degré », L’esclavage, la colonisation, et après…, op. cit., p. 212-213).

46 Michel Giraud, « De la négritude à la créolité. Une évolution paradoxale à l’ère de la départementalisation », 1946-1996. Cinquante ans de départementalisation outre-mer, op. cit., p. 375.

47 Armand Nicolas, La Révolution antiesclavagiste de mai 1848 à la Martinique, Fort-de-France, Imprimerie populaire, 1967.

48 Mikaëlla L. Périna, « Construire une identité politique à partir des vestiges de l’esclavage ? Les départements français d’Amérique entre héritage et choix », L’Esclavage, la colonisation, et après…, op. cit., p. 528. Voir également son ouvrage Citoyenneté et sujétion aux Antilles francophones, post-esclavage et aspiration démocratique, Paris, L’Harmattan, 1997. C’est l’importance de cet ethos assimilationniste parmi l’élite de couleur qui permet de comprendre pourquoi, à l’exception de certaines versions radicales de la négritude, les revendications de cette élite ne se sont pas traduites en France –jusque dans les années 2000– en termes de luttes de reconnaissances raciales. La neutralisation républicaine de l’appartenance raciale tranche très clairement avec les mouvements de solidarités raciales qui se développent très précocement aux États-Unis autour d’auteurs comme F. Douglass ou W. E. B. Du Bois.

49 Philippe Blérald, « La citoyenneté française aux Antilles et ses paradoxes », 1946-1996, cinquante ans de départementalisation outre-mer, Fred Constant et Justin Daniel (dir.), Paris, L’Harmattan, 1997, p. 193-199. Avant la loi de départementalisation, ce n’est pas un préfet mais un gouverneur (qui symbolise pour les assimilationnistes le pouvoir colonial) qui a le pouvoir de promulguer ou non les décrets d’application.

50 Jean-Claude William, « Aimé Césaire : les contrariétés de la conscience nationale », Cinquante ans de départementalisation outre-mer, Fred Constant et Justin Daniel (dir.), op. cit., p. 319.

51 Philippe Blérald, « La citoyenneté française aux Antilles et ses paradoxes », op. cit., p. 196.

52 Ibid., p. 197.

53 Édouard Glissant, Mémoires des esclavages, Paris, La Documentation française/Gallimard, 2007, p. 103.

54 Ce constat ne doit pas faire oublier, comme le montre Myriam Cottias, que la « demande de terre » a été forte après l’Emancipation parmi les descendants d’esclavages pour lesquels les salaires, souvent miséreux, étaient de nature à générer un ressentiment généralisé (Myriam Cottias, « “L’oubli du passé” contre “la citoyenneté” : troc et ressentiment à la Martinique (1848-1946) », 1946-1996, Cinquante ans de départementalisation outre-mer, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 309-311.

55 Édouard Glissant, Mémoires des esclavages, op. cit., p. 121.

56 Selon le recensement établi par exemple par Antoine Abou (L’école dans la Guadeloupe coloniale, Paris, éditions caribéennes, 1988) la Guadeloupe comptait 14 bacheliers en 1890, 11 en 1911, et 13 en 1931. À la différence des bacheliers de Métropole, les bacheliers des Antilles et de Guyane recevaient le brevet de capacité colonial : « Bien que l’enseignement dispensé dans les lycées de Guadeloupe, de Martinique et de Guyane fût modelé sur celui des établissements de l’Hexagone, il était impératif d’obtenir un baccalauréat en bonne et due forme afin de pouvoir s’inscrire dans une université française (Véronique Hélenon, « Races, statuts juridiques et colonisation », L’Esclavage, la colonisation, et après… », p. 237).

57 Cité dans Élise Castor et Raymond Tracy, Felix Éboué, Paris, L’Harmattan, 1984, p. X.

58 Au cours de son allocution prononcée à la Sorbonne, le 27 avril 1948, Gaston Monnerville rend toutefois hommage, au début de son texte, à la première abolition, au tournant de 1794 et au personnage de Sonthonax.

59 Notons toutefois que la définition du crime contre l’humanité par le tribunal de Nuremberg s’inscrit explicitement dans la répression d’actes commis pendant la Seconde Guerre mondiale (et n’inclut pas explicitement des actes qui auraient été perpétrés antérieurement).

60 Édouard De Lépine, Dix semaines qui ébranlèrent la Martinique, Paris, Maisonneuve & Larose, 1999, p. 183.

61 Il existe également quelques cimetières d’esclaves dans les Antilles, par exemple le cimetière des esclaves de Capesterre-Belle-Eau en Guadeloupe (voir les analyses ethnographiques de ce lieu de mémoire par Christine Chivallon, « Mémoires antillaises de l’esclavage », Ethnologie française, 32, p. 601-612).

62 Françoise Vergès, op. cit., p. 1148.

63 Prosper Ève ne montre pas que cette mémoire collective était partagée et vécue par l’ensemble des descendants d’esclaves. La présence de rituels atteste seulement qu’une frange de la population réunionnaise, fût-elle minoritaire, n’a pas fait table rase de ce passé.

64 Prosper Ève, Le 20 décembre 1848 et sa célébration à la Réunion, op. cit., p. 165.

65 Ibid., p. 167.

66 Ibid., p. 169.

67 Michel Giraud, « Les enjeux présents de la mémoire de l’esclavage », op. cit., p. 550.

68 Notamment celle de Dany Bébel-Gisler, Léonora ou la mémoire enfouie de la Guadeloupe, Paris, Seghers, 1985.

69 Myriam Cottias, « L’oubli du passé », op. cit., p. 301.

70 Ibid., p. 304.

71 Christine Chivallon, L’Esclavage, du souvenir à la mémoire, op. cit., p. 319.

72 Pierre Bourdieu, Le Bal des célibataires, Le Seuil, 2002.

73 Jean-Luc Bonniol, « Racialisation ? Le cas de la colorisation coloniale des rapports sociaux », Faire savoirs, 6, p. 37-46.

74 Ibid., p. 252. Dans la mesure où, historiquement, le rétablissement de la République est allé de pair avec un projet abolitionniste et progressiste dans les Antilles, comment comprendre que les insurgés –au moment justement où la République, la troisième du nom, renaît de ses cendres– aient pu craindre à un retour de l’esclavage, au-delà du cas du Codé et de la caste des planteurs ? La République n’a-t-elle pas été au XIXe siècle la meilleure garantie de la défense des esclaves contre la cause des planteurs ? L’insurrection n’aurait-elle pas eu plus de chance de voir le jour au moment justement de l’établissement du Second Empire (par renvoi au rétablissement de l’esclavage sous le Premier Empire) ?

75 Christine Chivallon, L’Esclavage, du souvenir à la mémoire, op. cit., p. 478.

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