Préface
p. I-IV
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Index géographique : France
Texte intégral
1C’est une œuvre magistrale, fruit d’une thèse brillamment soutenue à l’Université du Maine, que Martine Barilly-Leguy publie aux Presses Universitaires de Rennes. Il s’agit de deux livres jumeaux : l’un est l’édition des 257 folios du livre d’une famille mancelle du Grand Siècle, les Bodreau (1567-1675), l’autre est l’ouvrage de Martine Barilly-Leguy qui, de ces folios, a tiré la substantifique moelle. La lecture de la transcription intégrale du manuscrit permet de jouer au jeu des miroirs lorsqu’on aborde le texte de Martine Barilly-Leguy ; on goûte alors l’art avec lequel elle donne vie aux Bodreau, dans le contexte de la fin du xvie siècle et du xviie siècle, sans jamais se départir de ses exigences scientifiques. À l’autorité d’un chercheur accompli l’auteur joint le don d’empathie ; elle en témoigne dès ses premières démarches. J’ai vu Martine Barilly-Leguy accueillir les Bodreau dans son quotidien et participer à leur existence jour après jour ; cette cohabitation a donné à son écriture la saveur des choses familières qu’on ne saurait décrire sans les avoir vécues. Martine Barilly-Leguy nous fait entrer dans ce petit monde des xvie et xviie siècles en nous faisant entendre les cloches de l’église Saint-Benoît du Mans, où après Jehan sont baptisés et inhumés les Bodreau, en nous faisant entrer dans la maison de la rue Dorée, construite par Julian pour lui et pour sa lignée, et en nous invitant à partager les émotions des occupants. On constate que la maison de pierre avec perron a mis les Bodreau à l’abri des terribles incendies et de la montée envahissante des eaux, et que les greniers apparemment pleins les ont préservés de la disette. Et l’on remarque que c’est lorsque croît leur sécurité que Julian et surtout Julien s’intéressent au sort des victimes des grands fléaux du siècle dans la ville du Mans. Le lecteur découvrira le fort attachement conjugal, la qualité du sentiment paternel, l’amitié, en ayant l’impression d’entrer par effraction dans l’intimité de Jehan, Julian, Julien et Charles, chacun étant le fils du précédent ; intrusion dans des vies privées qui, pour l’historien, témoignent, au cours des ans, de l’évolution des comportements d’une lignée.
2Le grand plaisir de lire que donne l’ouvrage de Martine Barilly-Leguy est dû tout autant à la qualité du verbe qu’à la fécondité d’une réflexion critique qui n’a pu être menée à terme qu’après un travail considérable. Une très longue quête a été entreprise dans les minutes notariales et dans les registres de catholicité, en particulier ceux du Mans ; l’étude de la paroisse de Saint-Benoît, faite systématiquement de 1606 à 1679, a permis de mettre les Bodreau en relation avec leur voisinage. L’invention des autres sources a exigé beaucoup de ténacité et de compétence dans la recherche. L’état des fonds a pesé sur le choix des interrogations qui privilégient la vie familiale et la vie mancelle, y compris dans « la tourmente du Grand Siècle ». Les Bodreau évoquent essentiellement ce qui se passe dans leur région et tout particulièrement les violences, les méfaits des armées ; mais ils ne mentionnent les événements extérieurs au Maine que lorsque l’écho en parvient dans cette province. Quelles ont été les relations de Julien, l’avocat, avec Paris ? Il n’en parle pas, Martine Barilly-Leguy non plus, qui fait état de l’étude bien connue de Julien sur la Coutume du Maine, mais ne la commente pas, à l’exemple de l’avocat qui se contente de mentionner son œuvre dans le livre de famille. L’analyse des travaux de Julien Bodreau appartient à une autre histoire.
3Ce que Martine Barilly-Leguy a voulu découvrir dans le livre des Bodreau, c’est la spécificité du « regard écrit », du regard porté par les quatre « écrivants » qui sont aussi des « lisants », sur leur temps, sur leur famille, sur eux-mêmes. Ce qui a été tenté, c’est de percevoir le comportement social des auteurs à travers leurs propres yeux, en relation avec les yeux de leurs contemporains. Travail reposant sur la confrontation des sources et l’évaluation du champ sémantique. Ce qui a été principalement étudié, c’est le poids des mots dans le livre, de ces mots qui, enracinés dans un moment et un lieu étroits, permettent à l’historien, nécessairement spécialiste du contexte, de donner sens à une analyse sociale et culturelle. La problématique s’inscrit dans les travaux qui, à la fin du siècle dernier, ont porté sur le processus de la constitution du social, et de l’affirmation identitaire. L’accent a été mis sur le fait que le livre des Bodreau recouvre le laps de temps pendant lequel les officiers des présidiaux ont eu un rôle important. Ce temps correspond à la conviction de plus en plus forte qu’ont les Bodreau, d’une génération à l’autre, d’appartenir à un groupe social, ce qui engendre des comportements spécifiques exprimés dans leurs dires, et leur manière de dire.
4C’est d’abord dans le quotidien que se nouent, pour cette famille de sédentaires, les liens les plus significatifs et que s’élaborent les références identitaires. On voit comment s’associent ceux qui ont éprouvé les mêmes formes d’expérience, par exemple le logement des gens de guerre, et comment cela crée une manière propre d’être au monde, qui évolue dans le temps en fonction des changements de condition de vie. Mais ce n’est pas seulement dans la confrontation commune avec les difficultés matérielles que se constitue le social, mais aussi dans un certain type d’affrontement entre les hommes. On songe aux solidarités de corps lorsque sont mentionnées, en détail, les querelles de préséance au Mans. Les liens personnels jouent un grand rôle dans l’intérêt porté aux désaccords manceaux. Pourquoi Julien raconte-il longuement la violente résistance des « anciens » de l’abbaye bénédictine de La Couture à l’introduction de la réforme mauriste ? Julien a des relations amicales avec les Le Vayer et François Le Vayer est un des adversaires de la Congrégation de Saint-Maur.
5Mais comment les Bodreau réagissent-ils face aux événements extérieurs au Maine ? N’est-il pas remarquable que soient absentes du manuscrit les querelles religieuses entre catholiques et protestants ? Que dire de la relation que fait Julien de la Fronde Parlementaire, seulement à partir de 1649, lorsqu’avec la Régente le petit roi fuit Paris pour Saint-Germain, « enlevé » par le Cardinal Mazarin que le Parlement déclare « criminel et perturbateur du repos publiq » ? Julien ne cache pas son intérêt pour les décisions du Parlement dont il loue même la « prudence », mais il ne s’engage pas. Julien se contente-t-il de ces « idées de derrière la tête » qui caractérisent une partie de ses pairs dans la première moitié du xviie siècle ? Une seule chose est claire : dans les propos de Julien le roi n’est jamais contesté.
6Dans le temps long du livre, pour les Bodreau le roi est « le Roy » avant d’être Henri III, Henri IV, Louis XIII et Louis XIV. « Le Roy », c’est ainsi que Jehan nomme le souverain, sans lui donner de nom, la première fois qu’il en parle. Jehan trouve irrecevable que Henri de Navarre sorte de Paris « sans le vouloir du Roy ». Lorsque Henri de Navarre devient Henri IV il est, pour Julian « le plus grand et absolut Roy en touttes ses actions ». Cette fidélité au roi des officiers royaux (Martine Barilly-Leguy fait, en particulier, référence à Le notaire et son roi de Robert Sauzet) n’est pas entamée par les désordres des guerres civiles. Ce qui importe, c’est la pérennité du pouvoir royal. Sont valorisés les événements qui rassurent, en particulier la naissance du dauphin Louis en 1638, mais aussi ceux qui inquiètent, voire qui font horreur, comme l’assassinat du roi Henri en 1610 par « le misérable paricide Ravaillac » ou la brutale nouvelle, en 1649, de la décapitation de « Charles Stuard, roy d’Angleterre » qui « fut inhumainement et cruellement faict mourir ».
7La lignée des Bodreau revendique implicitement l’appartenance à une société structurée où le roi de France est « le Roy » et où le Dieu des catholiques est Dieu. Les perturbations civiles et religieuses dont ils ne subissent pas les retombées directes au Mans ne les troublent profondément que si elles mettent en cause l’architecture sociale, monarchique et catholique, qui se met en place pendant qu’ils rédigent leur livre, et à laquelle ils ont, au cours des ans, adhéré charnellement avec leurs sensibilités particulières. Sensibilités que Martine Barilly-Leguy a su découvrir dans les comportements religieux. Les mots du manuscrit qui estampillent l’appartenance à l’Église catholique ne signalent pas seulement une pratique, mais donnent vie aux pratiquants. C’est avec émotion qu’on accompagne le dévot Charles et sa femme au pèlerinage de Vendôme pour y adorer « la Ste Larme de nostre Signeur qu’il pleura sur le Lazare ». L’émotion est d’une autre nature lorsque l’on écoute le credo de Julien en « la résurrection générale » : son couple et sa lignée se retrouveront lors de la Parousie. Et Martine Barilly-Leguy remarque que la dernière note de Julien, qui meurt en juin 1662, concerne, en mai 1662, la célébration, à la Visitation du Mans, de la canonisation de saint François de Sales.
8Le livre des Bodreau, passé à la postérité sous le titre de « Livre de mes Anciens grand pères », ouvert en 1567 par Jehan, terminé en 1675 par Charles, fermé en 1767 par Marin Dominique Chesneau de la Drourie, arrière petit-fils de Julien Bodreau, ce livre n’est pas exactement un livre de raison, dit Martine Barilly-Leguy, mais une chronique qui a pour but de laisser une trace de la famille. En donnant à sa féconde étude, savamment conclue, les couleurs d’un roman vrai, Martine Barilly-Leguy a répondu aux voeux des Bodreau au-delà de leurs espérances.
9Michèle Ménard
10Professeur honoraire des Universités
Auteur
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