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Préface

p. I-VIII


Texte intégral

1On se souvient de la célèbre formule de Simone de Beauvoir, « on ne naît pas femme, on le devient », qui avait pu, à son époque, faire prendre conscience du caractère construit de l’identité féminine, ne correspondant pas à une nature donnée d’avance, mais se constituant au fil des processus de socialisation et d’enculturation qui aboutissent aux distinctions de genre… Johann Michel, dans cet ouvrage, reprend le verbe devenir pour souligner la dimension processuelle d’un choix identitaire, devenir descendant d’esclave, qui se fonde sur la reconnaissance d’une ancestralité jusqu’alors largement occultée pour tous ceux issus de l’ancien segment servile des sociétés qui ont été un jour façonnées par le système esclavagiste colonial.

2Johann Michel nous livre d’abord une réflexion générale sur les phénomènes mémoriels, à partir d’un remarquable cadrage conceptuel. La « mémoire » qu’il allègue s’inscrit à l’évidence dans un certain usage du terme, popularisé depuis les années 1970 par les historiens, usage qui s’écarte délibérément du sens premier du mot qui renvoie, on peut le rappeler– lorsqu’est activée, de manière volontaire ou involontaire, la conscience du sujet –à une faculté psychique individuelle de remémoration du passé, ramenant vers le présent de la personne des souvenirs, vacuoles mentales dont les contenus peuvent être éventuellement transmis de génération en génération ou partagés au sein de groupes, rendant de ce fait possible une mémoire collective. C’était là la conception qu’en avait Halbwachs dans les années 1930… On sait que le terme signale désormais une certaine modalité de connaissance du passé, socialement construite, diffusée ensuite dans l’ensemble du corps collectif, dotée toutefois de propriétés cardinales de la mémoire personnelle, à savoir l’adhérence au présent et la propension aux investissements affectifs.

3Cette forme de mémoire ne se constitue pas au long d’une transmission verticale, mais relève d’une communication horizontale, d’une « contagion des idées », selon la formule de Dan Sperber (1996) : éventuellement fabriquée à partir des retombées de la production savante des historiens (qui ne peuvent contrôler l’usage mémoriel de leurs travaux…), elle se construit aussi de bric et de broc, à partir de toutes les représentations, transitant par la voie orale ou par l’écrit, proposées par ceux qui tiennent boutique du passé : écrivains, journalistes, hommes politiques… C’est en cette mémoire que s’ancrent les « usages publics de l’histoire » - expression lancée d’abord par Jürgen Habermas (1990) qui s’est aujourd’hui imposée pour désigner toute affirmation ou toute action se référant à l’histoire dès lors qu’elle se développe dans l’espace public sans être forcément le fait d’historiens reconnus comme tels. Le passé mis en récit est ainsi constitué en ressource cognitive, argumentative, symbolique, affective, gisement susceptible d’être exploité pour les pensées et les actions… La précision conceptuelle apportée par Johann Michel est de prendre en compte cette diffusion en proposant l’expression de « mémoire publique », pouvant selon les circonstances faire irruption dans l’arène politique, en fonction d’un certain nombre de variables affectant les différents régimes de sens qui peuvent être mis en œuvre dans sa production. L’émergence de cette mémoire s’inscrit dans un mouvement de fond affectant les sociétés contemporaines, celle de l’inflation d’un tropisme mémoriel fortement corrélé à l’affirmation croissante des identités particulières, dont les quêtes s’articulent à des mémoires spécifiques, qui peuvent se révéler concurrentes, voire conflictuelles… Afin de rendre compte des mises en récit de ces mémoires, sur le mode historien, Paul Ricoeur (1985) a pu proposer sa notion d’identité narrative, au fondement de la conscience de soi, tant du point de vue individuel que collectif : le récit national en est certainement le paradigme, mais tout être collectif aspire à cette forme de reconnaissance.

4L’originalité de la démarche de Johann Michel est de se situer dans une approche relevant de la science politique, alors même que celle-ci a jusqu’à présent peu abordé un champ de recherche déjà défriché par les autres sciences sociales (l’histoire au premier rang, mais aussi la sociologie et l’anthropologie). Elle interroge au premier chef l’action publique mémorielle dans les démocraties contemporaines, où celle-ci se partage essentiellement entre acteurs associatifs (qui, même en dehors de l’appareil d’état, veulent peser sur la production de la mémoire publique, notamment lorsqu’ils proclament un trouble mémoriel) et acteurs politico-administratifs (qui cherchent à produire et à imposer des souvenirs communs à la collectivité dont ils ont la charge). Les premiers élaborent des matrices de sens, qui organisent en systèmes symboliques des ensembles particuliers de souvenirs destinés à être partagés, fondant des appartenances et inspirant les actions des sujets concernés, que Johann Michel dénomme grammaires mémorielles, mettant par là l’accent sur les règles de co-présence ou d’exclusion réciproque des éléments constitutifs de ces ensembles. L’objectif poursuivi étant, pour ceux que l’on peut désormais dénommer des « entrepreneurs de mémoire », d’incorporer ces grammaires à une mémoire publique que l’on peut dès lors dénommer « mémoire officielle » (à savoir l’ensemble des injonctions, de la part des autorités politiques légitimes, à partager des souvenirs spécifiques), tant au niveau national, international que local, afin qu’une institutionnalisation puisse s’accomplir dans le cadre de politiques publiques. Cela grâce aux instruments dont disposent les pouvoirs établis, à savoir l’élaboration de lois, l’établissement de lieux de mémoires (non réductibles à des espaces fixes, mais pouvant correspondre à des performances éphémères), l’organisation de commémorations, la définition des programmes scolaires… C’est dans cet accomplissement politique que Johann Michel propose son concept central de « régime mémoriel », qui figure dans le titre de son ouvrage, renvoyant aux configurations de sens mobilisées dans le cadre de ce qu’on peut dénommer une institution de la mémoire.

5La réflexion de Johann Michel s’inscrit dans un intérêt préalable pour les traumatismes collectifs et leurs conséquences intergénérationnelles. C’est là retrouver la puissance identitaire de la mémoire des tragédies, déjà pointée par Ernest Renan : « La souffrance en commun unit plus que la joie. » On peut rappeler que la notion de traumatisme est issue du vocabulaire médical, et que c’est à partir du traumatisme individuel que s’est effectuée la mise en évidence d’un éventuel traumatisme collectif, constitué en catégorie de la pathologie de la mémoire collective, enregistrant les effets psycho-sociaux des violences du passé, à l’aide de concepts issus de la psychanalyse : refoulement, travail de deuil, névrose, obsession (Garcia, 2008). L’élection d’un traumatisme comme souvenir à cultiver (apte donc à la patrimonialisation) semble être la spécificité de notre époque qui privilégie la figure de la victime par rapport à celle du héros. Or on ne peut que conférer des droits à la victime, avec le sentiment d’une dette imprescriptible à son égard, du fait même de son innocence… De là la mobilisation d’un registre moral, qui transforme ce trope mémoriel en un mode de plaidoyer public, servant à légitimer des actions entreprises au présent en les rapportant à un héritage des injustices passées (Jewsiewicki, 2008)… Mais une telle élection est exposée à la concurrence des démarches similaires : s’impose en la matière le modèle de la Shoah, constituée comme unique et indépassable, se parant d’une aura de sacralité, mais installant malgré tout une échelle de proximité par rapport à l’holocauste, un étalon de reconnaissance de la souffrance pour d’autres groupes de descendants de victimes de tragédies plus ou moins anciennes, qui se comportent comme si leur identité était en jeu à travers le souvenir du malheur de leurs ancêtres. Ainsi a-t-on pu évoquer les « guerres de mémoires » ayant occupé l’espace public ces dernières années (par exemple mémoire « noire » contre mémoire juive…), qui font naître le besoin d’extirper ces passés de l’historicité (même si leur factualité a été validée par une évaluation historienne) et à les placer sous la protection des lois (ibid.)…

6Johann Michel applique, dans une juste distance par rapport à son objet, cet arsenal conceptuel à la mémoire de l’esclavage en France. Dans le mouvement d’ensemble de la reconnaissance croissante des mémoires particulières, celle-ci y est en effet devenue un formidable enjeu d’identité collective et a acquis par là une forte dimension politique. Dans cette tâche, il se confronte dès l’abord à la question cruciale, souvent mise en avant par certains acteurs et analystes de cette mémoire, de l’existence en la matière d’une amnésie collective… Parmi les principaux griefs présentés dans le débat relatif à la mémoire de l’esclavage colonial, on peut en effet noter la place centrale d’une absence de mémoire dont sont accusés l’État et la société française. Mais cette stigmatisation de l’oubli concerne d’abord, au premier chef, les sociétés post-esclavagistes elles-mêmes, du fait de leur dépendance coloniale : autour du thème de l’amnésie collective, et sous le signe de l’absence de traces et de l’impuissance de la mémoire, se profilent des formations sociales malades, sujettes à une pulsion névrotique d’assimilation, refusant d’assumer leur histoire douloureuse… Ceux qui flétrissent cette occultation de la mémoire de l’esclavage insistent toutefois, également, sur la force d’impact du passé esclavagiste, sur sa longue résonance, et sur le façonnement du présent au sein de la matrice d’une souffrance « qui ne passe pas ». On retrouve ici le schéma général qui encadre aujourd’hui un certain discours relatif à la mémoire coloniale (dont la mémoire de l’esclavage constitue sans doute la figure paroxystique…) : affirmation (selon le modèle psychanalytique dont il vient d’être question) d’un trauma issu d’un passé qui n’est pas réglé, alors même qu’il n’en finit pas de persister dans ses effets…

7Il est un fait que le récit national, tel que les historiens, par le relais des manuels scolaires, ont contribué à le mettre au point à la fin du XIXe siècle, est étrangement peu loquace par rapport à l’esclavage : seule l’Abolition y est mentionnée, et encore de manière marginale (jusqu’en 2001, en particulier lors de la commémoration de 1998, ce récit ne prenait effectivement en charge que l’Abolition, sans évoquer le sort des esclaves, ni leur résistance à leur condition…). Il y avait là une zone de silence, ou un point aveugle, que la science historique française elle-même, dont le champ de recherche est surdéterminé par des contingences sociales, identitaires (et mémorielles…), s’est révélée incapable de réellement investir jusqu’à ces dernières années. Une « politique de l’oubli » fut-elle pour autant officiellement instituée par le pouvoir colonial, au fondement de l’entrée dans le cercle de la citoyenneté républicaine, imposant l’amnésie ? La distinction opérée par Johann Michel, entre oubli-omission (si l’oubli est passif ou involontaire…), oubli-manipulation, oubli commandement et oubli destruction, emporte l’adhésion. Ces trois dernières formes, qui impliquent une entreprise volontaire, relèvent effectivement d’une politique publique d’oubli, qui semble bien caractériser l’attitude du pouvoir colonial français, bien illustrée par la déclaration du gouverneur de la Martinique au moment de l’Abolition en 1848 : « Je recommande à chacun l’oubli du passé » (Cottias, 1997, 2000)… Mais une telle politique fut-elle réellement efficace ? Peut-on réellement taxer, comme certains ont pu le faire, les ressortissants des vieilles colonies (Antilles et Réunion) d’avoir été contraints d’oublier leur ancienne servitude ? Avancer dans un tel débat implique d’examiner comment, dans le contexte des sociétés post-esclavagistes, purent se profiler les phénomènes mémoriels relatifs à l’institution servile, en particulier durant la période post-abolition (soit la seconde moitié du XIXe siècle, à une époque où pouvait se maintenir dans les esprits une mémoire vive de l’esclavage). Michel Giraud (2005) a pu quant à lui contester la thèse de l’amnésie et rejeter le terme d’oubli, interprétant le refoulement du passé servile comme une certaine forme de mémoire, évoquant davantage un refus de remémoration, la blessure fondatrice impliquant une certaine mise à distance dans les consciences, en phase avec une volonté des masses antillaises d’en finir définitivement avec l’esclavage pour mieux accéder à l’égalité citoyenne… Il est un fait que s’impose au premier chef, encore aujourd’hui, l’empreinte indéniable laissée par l’esclavage dans ces sociétés, correspondant à des schèmes de pensées et de comportements transmis de génération en génération (par exemple en matière de catalogage racial, mais aussi d’organisation familiale, de rapports de sexe, de rapports au travail de la terre…). On peut par ailleurs faire le constat d’une certaine absence de repères communs d’identification, générant des antagonismes mémoriels (Chivallon 2002, 2012). Sans doute est-il possible d’affirmer que, dans son segment majoritaire issu en grande partie de l’ancien secteur servile, la société post-esclavagiste est restée imprégnée par une mémoire de l’indicible, une mémoire qui se dit peu, tout en repérant dans le même temps la persistance d’une mémoire populaire (notamment à la Réunion, où l’on trouve par exemple, dans la localité de Saint-Louis, le cimetière du Père Lafosse, ou « cimetière des âmes perdues »…). C’est précisément parce que l’oubli n’a pas été généralisé et que se manifeste la sourde présence de l’esclavage passé que les rancunes persistent, entretenant une logique du ressentiment…

8C’est dans un tel contexte de débats sur la mémoire que Johann Michel propose une sédimentation de différents régimes mémoriels : le premier de ces régimes, qui ne peut être assimilé à une pure et simple amnésie, est le régime mémoriel abolitionniste, inscrit dans une longue durée depuis 1848, pour lequel l’auto-célébration de la République devait faire oublier en même temps les crimes commis lors des régimes antérieurs, en accord avec l’ethos d’une République unie, glorieuse et libératrice, et avec pour principe premier la reconnaissance des héros morts pour la France… Le plus récent, opposé au précédent, est le régime « victimo-mémoriel », apparu dans les années 1990, impulsé par la mise en comparaison de la mémoire de l’esclavage avec le modèle mémoriel sacralisé de la Shoah, qui relève d’une conception plurielle ou fragmentée de la nation : l’hommage est dans ce cas rendu aux morts à cause de la France, en référence aux souffrances endurées par les esclaves : un crime a été commis contre certains ancêtres, et sa trace en est encore tangible… Entre ces deux régimes Johann Michel intercale avec sagacité un troisième régime mémoriel, qui s’est essentiellement manifesté à l’échelle locale au sein des départements d’outre-mer à partir des années 1970, issu des mouvements autonomistes ou indépendantistes ultra-marins, le régime nationaliste/anticolonialiste qui magnifie les héros de la résistance à l’esclavage, Marrons ou protagonistes des soulèvements populaires.

9Ce que l’auteur montre avec bonheur, c’est que ces régimes ne sont pas incompatibles entre eux, et qu’ils peuvent cohabiter, en fonction de l’ajustement des différentes grammaires mémorielles portées par les acteurs évoluant dans le champ. Ainsi est par exemple éclairé le paradoxe de la concomitance du développement de la pensée de la créolisation (qui met l’accent sur le métissage, les sources culturelles multiples et l’identité en rhizome) avec l’émergence d’une mémoire victimaire qui, suivant une logique du ressentiment et de l’exigence de réparation, aurait plutôt tendance à fractionner le corps social. En fait les tenants de la créolisation reconnaissent eux aussi le crime fondateur, mais ils pensent dans le même temps que de ce traumatisme collectif sont nées des créations originales qui font le génie des sociétés post-esclavagistes (ces « germinations » et « bourgeonnements » évoqués par Patrick Chamoiseau…).

10Le régime mémoriel abolitionniste, et la grammaire qui l’inspire, mis en place dès 1848, a perduré au moins un siècle, jusqu’en 1948, imposant sa marque au centenaire de l’Abolition. Sa remise en question débute dans les années 1950, concurremment à la montée des déceptions face à la départementalisation. C’est un nouveau régime qui monte alors localement en puissance, le régime nationaliste/anticolonialiste, repris partiellement au niveau national avec la loi du 30 juin 1983 impulsée par la gauche au pouvoir qui, dans un compromis équivoque avec les thèses nationalistes, fixe des dates commémoratives particulières de l’abolition de l’esclavage pour chaque territoire d’outre-mer. Mais c’est à partir de l’année 1998 qu’est opéré un tournant décisif. La commémoration du cent cinquantenaire de l’Abolition révèle en effet la distance entre les propositions commémoratives officielles et l’attente mémorielle émanant de tous ceux qui s’estiment issus de la souffrance originelle de l’esclavage, qui se reconnaissent mal dans les rituels civiques proposés en ces occasions… Un facteur nouveau prend alors toute sa place : la migration issue des DOM constitue désormais un volant de population important en France métropolitaine, qui peut se rassembler en groupe de pression efficace, et c’est elle qui prend l’initiative des opérations, avec une montée des mobilisations collectives. C’est alors le régime victimo-mémoriel qui prend le devant de la scène, se déployant, au nom d’un « devoir de mémoire » revendiqué avec force affects. Ce régime finit par s’imposer avec la loi Taubira de 2001, portant reconnaissance de la traite et de l’esclavage comme crime contre l’humanité. Ce qui n’implique pas la fin des controverses, comme l’illustre le choix contesté de la date de commémoration, entre le 10 mai, (auto-célébration nationale par la République de sa propre loi mémorielle) et le 23 mai (commémoration de la journée du 23 mai 1998, célébration donc d’une conscientisation collective, devenant journée d’hommage aux ancêtres esclaves organisée par les militants du régime victimo-mémoriel…).

11Car une nouvelle catégorie d’acteurs, qui va tenir désormais un rôle prépondérant dans les mobilisations, est apparue sur la scène publique française, celle constituée par ceux qui se proclament « descendants d’esclaves » : il s’agit pour eux de reconstruire une ancestralité niée à leurs yeux par la République. Cette posture concerne en fait toutes les sociétés issues de l’esclavage colonial au sein desquelles les lignées qui s’enracinent dans l’ancien univers servile se greffent sur un vide généalogique insurmontable : il est impossible, pour les sujets qui leur appartiennent, du fait de l’absence de documents d’état civil jusqu’aux différentes abolitions, de retrouver la trace de leurs ancêtres capturés en Afrique, transportés à travers l’Atlantique puis soumis au travail forcé dans les ateliers de plantation… Ce qui explique que, face à ce vide, certains de ces sujets, notamment aux USA, décident de faire appel aux tests génétiques pour bénéficier d’une lumière, fût-elle illusoire, sur leur lointaine origine…

12Ainsi peut se distinguer une lignée de victimes reproduisant une interaction antérieurement définie par l’histoire, en dépit de la longue distance temporelle entre la tragédie et aujourd’hui, de l’impossibilité désormais de reconnaître des « victimes directes » et de la difficulté, dans une comptabilité générale de la traite et de l’esclavage, à rendre compte du monde qui en est issu, dans lequel sont nés et ont procréé tous ceux que ce monde englobait –des maîtres aux esclaves– jusqu’aux individus vivants d’aujourd’hui… Mais on est là dans la fondation sélective de l’identité personnelle : l’individu choisit, selon un certain mode de tri et de validation, certaines informations sur le passé tout en occultant d’autres.

13L’un des apports principaux de cet ouvrage est de prendre en compte l’écheveau d’interactions sociales et les processus à l’œuvre dans l’affirmation de cette nouvelle fore de mobilisation, en considérant la mémoire publique comme quelque chose en train de se faire, s’appuyant sur des épreuves et des performances : la mémoire comme pratique, art de faire et de dire… Une telle entreprise implique une méthode d’investigation ethnographique, qui seule permet une description dense, imprégnée de la signification incorporée aux actions, notamment à ces mises en scène et mises en intrigue d’événements passés reconfigurés dans le présent. Johann Michel a choisi de mener l’enquête, de manière précise, sur les actions organisées par le principal mouvement qui a développé le régime victimo-mémoriel, le CM98 (Comité de la marche du 23 mai), dont l’objectif est de rassembler tous ceux qui ont choisi d’être labellisés comme « descendants d’esclaves ». Le cœur de la démarche de cette association réside dans le postulat ethno-psychiatrique d’un trouble psychique transgénérationnel : tous les sujets ayant des ancêtres esclaves seraient atteints d’un ensemble de maux supposés venir d’un refoulement de la tragédie esclavagiste et de la rupture généalogique, susceptibles d’être guéris par l’anamnèse d’un passé enfoui… Il s’agit, comme nous le rapporte Johann Michel, de soigner le « corps-ensemble » des vivants en activant un rituel qui s’inscrit dans plusieurs dimensions : émotionnelle, morale et même religieuse (avec la présence éventuelle de représentants des différentes confessions ; par ailleurs le terme de stations, qui pu être employé dans certaines occasions cérémonielles, a une connotation qui relève de cette dernière dimension), ce qui l’apparente à un véritable culte des ancêtres. Différents registres sont mobilisés pour l’occasion : mémoriel (« se souvenir de »), moral (« rendre hommage à »), identitaire (« faire corps ensemble »), public (« attirer l’attention vers ») et politique (« demander reconnaissance »). D’autres initiatives mémorielles sont par ailleurs menées, particulièrement frappantes, comme l’exposition, chaque 23 mai, de panneaux portant les noms des esclaves libérés qui ont reçu un patronyme au moment de leur libération, qui a été prolongée par la publication d’ouvrages consignant ces noms de famille et par la création d’un site internet, ce qui permet aux sujets concernés de véritablement retrouver leurs aïeux…

14On perçoit là de manière remarquable comment cette labellisation est construite : elle ne correspond pas simplement à un état, mais elle est le produit d’un processus : on ne naît pas descendant d’esclaves, mais on le devient… Se souvenir ensemble permet de faire corps avec les autres et de construire par là même une communauté imaginée. Ce qui ne veut pas dire qu’un tel constat aboutit à nier la condition historique réelle de ces descendants et la transmission effective de la matrice esclavagiste : l’esclavage a eu lieu, et n’en finit pas de produire des effets. Mais s’auto-catégoriser comme ayant des ancêtres esclaves s’inscrit, correspondant parfaitement en cela à l’air du temps, dans une demande de reconnaissance et donne une raison d’agir, installant la connivence primordiale d’une ancestralité partagée, surtout entre les sujets d’origine antillaise, qui donne immédiatement le sentiment d’en être, ou pas… Avec le risque de racialiser une telle appartenance (l’entrée en scène du CRAN, en tant que concurrent du CM98 sur la scène mémorielle, est à cet égard significative…).

15À travers cette analyse lucide des enjeux d’un choix mémoriel, qui n’empêche pas l’empathie avec ceux qui s’y livrent, Johann Michel a parfaitement réussi son pari : rendre compte des implications politiques d’un tel choix, tout en fournissant à partir de cet exemple des armes particulièrement efficaces pour aider, de manière plus générale, à la compréhension des phénomènes mémoriels, tant du côté des processus qui les structurent que des systèmes de représentation où ils trouvent les réservoirs de sens indispensables à leur éclosion.

Bibliographie

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Références citées

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