1. Les syndicats et l’immigration : (re)définir les frontières de la solidarité
p. 21-38
Texte intégral
1« Les ouvriers n’ont pas de patrie » affirmaient Karl Marx et Friedrich Engels dans le Manifeste du parti communiste. L’histoire ultérieure allait cependant rapidement montrer la place des conflits et des concurrences nationales au sein du mouvement ouvrier. Si les syndicats ont tenté relativement tôt de se coordonner par-delà les frontières, ils s’organisent principalement sur une base nationale. Ils développent par ailleurs des caractéristiques spécifiques à chaque pays, au point d’être décrits comme « les institutions les plus idiosyncrasiques qui soient dans le capitalisme moderne1 ».
2Le rapport à l’immigration renvoie les syndicats à la question plus générale de la définition des frontières de la solidarité, c’est-à-dire des limites de la syndicalisation et du groupe jugé pertinent pour la défense des revendications sociales. Au XIXe siècle, les syndicats de métiers étaient partagés sur la question de la syndicalisation des ouvriers non qualifiés ou des femmes. Avec la consolidation des États nations et la définition des droits sociaux au plan national, il s’agit désormais pour le syndicalisme de prendre position sur les frontières de la citoyenneté dans ses dimensions civiques, politiques et sociales2. La catégorie de la nationalité (et la division immigré/autochtone) se croise alors avec d’autres principes de division, qu’ils soient liés aux statuts socioprofessionnels, aux secteurs d’activité ou aux appartenances politiques ou confessionnelles.
3Après avoir discuté les principaux enjeux posés par les rapports entre syndicats et immigration, nous retracerons les évolutions de cette question au Luxembourg. Nous montrerons comment les termes des débats se renouvellent avec le processus d’unification européenne et l’augmentation du nombre de travailleurs immigrés au Luxembourg.
Les termes du débat : immigration, internationalisme ouvrier et concurrence sur le marché du travail
4Les migrations du travail ont suscité des réponses contradictoires de la part du mouvement ouvrier. En effet, le mouvement ouvrier a été partagé entre, d’un côté, ceux qui considèrent que les travailleurs immigrés renforcent la concurrence sur le marché du travail et, de l’autre, ceux qui défendent des positions internationalistes et mettent en avant la communauté d’intérêts des ouvriers. Par conséquent, la position des syndicats face à l’immigration a oscillé entre des tentatives de fermeture du marché du travail et la recherche d’une syndicalisation de tous les salariés afin d’obtenir des protections collectives3.
La concurrence sur le marché du travail
5Dès 1897, Sydney et Beatrice Webb avaient distingué deux stratégies syndicales possibles pour diminuer la concurrence sur le marché du travail et améliorer les conditions d’emploi : la device of the common rule et la device of the restriction of numbers. La première vise à obtenir des régulations qui s’appliquent à tous les travailleurs, alors que la deuxième vise à diminuer le nombre de compétiteurs du côté de l’offre de travail, afin d’augmenter le prix du travail. Les deux approches ont des implications différentes pour la politique de syndicalisation. La défense des conditions de travail de tous les travailleurs présuppose l’inclusion du plus grand nombre possible de travailleurs dans le syndicat, alors que les tentatives d’exclusion de certaines catégories de travailleurs du marché du travail tendent à entraîner leur exclusion du syndicat4.
6La définition des catégories de travailleurs à exclure peut se faire sur la base de leur niveau de qualification, de leur sexe, de leur origine ethnique ou de leur nationalité. Aux États-Unis, les principaux syndicats regroupés dans l’American Federation of Labor (AFL), fondée en 1886, ont ainsi mené des campagnes au tournant du XIXe et du XXe siècle, en alliance avec le Parti démocrate, d’abord pour limiter l’immigration en provenance de la Chine et d’autres pays asiatiques, puis pour limiter l’immigration tout court. Le but des syndicats de métiers affiliés à l’AFL était de préserver leur pouvoir de négociation en endiguant la substitution de travailleurs qualifiés par des travailleurs non qualifiés rendue possible par la mécanisation. Des arguments racistes ont également tenu une place importante dans ces débats. Ainsi, le président de l’AFL, Samuel Gompers, déclarait en 1905 : « Les Caucasiens ne vont pas laisser des Noirs, des Chinois, des Japonais ou quiconque d’autre détruire leur niveau de vie5. »
7Si la prégnance des enjeux raciaux est spécifique au syndicalisme américain, les syndicats en Europe se montrent également ambivalents dans leur relation à l’immigration. D’un côté, les immigrés sont défendus au nom de l’internationalisme prolétarien ; de l’autre, ils sont vus comme acceptant de moins bonnes conditions de travail que la population autochtone, soit parce qu’ils n’ont pas l’intention de rester dans le pays, soit parce qu’ils ont des attentes moindres en matière de salaire ou de conditions de travail.
8Dans une optique évolutionniste, les Webb associaient la stratégie exclusionniste au old trade-unionism lié au syndicalisme de métier, focalisé sur les travailleurs les plus qualifiés ainsi que sur la maîtrise du placement et de l’apprentissage, et la stratégie universaliste au new trade-unionism, soucieux de syndiquer les non-qualifiés6. L’exemple du rapport des syndicats à l’immigration montre cependant que les débats sur le tracé des frontières de la syndicalisation ne se limitent pas à la distinction entre un syndicalisme ancien et un syndicalisme nouveau. Le mouvement syndical a en effet développé des pratiques hétérogènes à l’égard de l’immigration non seulement dans une perspective diachronique, mais aussi dans une perspective synchronique.
9Aux États-Unis et dans de nombreux pays européens, des pratiques d’exclusion de l’immigration ont perduré au-delà du remplacement du syndicalisme de métier par le syndicalisme industriel. En même temps, le rapport à l’immigration a fait l’objet de luttes de concurrence entre organisations syndicales et entre courants politico-syndicaux. Les tensions entre les deux stratégies de lutte, universaliste et exclusionniste, ne sont pas seulement liées à des considérations économiques, mais également à des facteurs politiques et sociaux. En effet, les immigrés étaient souvent perçus comme introduisant une hétérogénéité dans le salariat, qui s’opposait aux tentatives des syndicats de faire exister un groupe social homogène, de le mobiliser et de le représenter.
10Au-delà de l’alternative binaire entre inclusion et exclusion de l’immigration, les syndicats peuvent préconiser, en cohérence avec des pratiques patronales, des stratégies de segmentation du marché du travail. Au Luxembourg, les syndicats et les employeurs ont longtemps considéré les immigrés comme un élément de flexibilité. Alors que les entreprises, en particulier dans la sidérurgie, cherchaient à stabiliser une partie de leur main-d’œuvre en lui offrant des primes d’ancienneté et en encourageant l’accès à la propriété immobilière, les immigrés étaient considérés comme une force de travail d’appoint. Des théories sur le rôle de l’immigration comme « soupape de sécurité » du marché du travail luxembourgeois ont d’ailleurs été développées dès les années 1930 par deux économistes proches des milieux patronaux, Paul Weber et Carlo Hemmer7. En quittant le pays après un licenciement, les immigrés exporteraient les problèmes sociaux et contribueraient à des relations sociales pacifiées au Luxembourg.
L’internationalisme ouvrier
11Le socialisme, courant politique transnational, s’est fixé comme but de dépasser les divisions nationales. L’Association internationale des travailleurs, créée en 1864, visait ainsi à unifier le mouvement ouvrier par-delà les frontières.
12À l’image de la classe ouvrière en formation, le mouvement ouvrier est très internationalisé au Luxembourg au tournant du XIXe et du XXe siècle. Les migrations du travail et la composition internationale de la main-œuvre ont contribué à la transmission de techniques d’organisation et de mobilisation, et à l’instauration de collaborations entre organisations syndicales de différents pays. Les premiers syndicats se forment effectivement au Luxembourg dans des métiers artisanaux qui ont gardé la tradition des migrations professionnelles et du compagnonnage.
13Des brasseurs de Munich, venus importer leurs recettes de fabrication de la bière, sont les pionniers du syndicalisme au Luxembourg lorsqu’ils adhèrent vers 1860 au syndicat des brasseurs bavarois. Lorsque le syndicat des typographes voit le jour en 1864, ses fondateurs sont d’anciens membres de syndicats professionnels allemands, suisses et français, notamment de la Société typographique parisienne. La grande grève menée en 1862 dans les imprimeries parisiennes incite les typographes luxembourgeois à former un syndicat. Selon les mémoires d’un typographe luxembourgeois : « L’issue heureuse de la grève de Paris eut pour résultat en 1863 la fondation de la Société typographique du Grand-Duché de Luxembourg8. » Le premier trésorier du syndicat des typographes, Pierre Merl, quitte le Luxembourg quelques mois après avoir contribué à fonder le syndicat. Il se fait embaucher à Paris dans l’une des entreprises à la pointe de la grève parisienne de 1862, tout en restant en contact avec les typographes luxembourgeois. Lors d’une réunion des typographes luxembourgeois en décembre 1868, une lettre de Merl est lue, dans laquelle il rend compte de « l’heureux déroulement de l’arrêt du travail des typographes de Paris9 » et fait part de ses réflexions sur les possibilités d’améliorer la situation au Luxembourg. De même, les ouvriers de l’industrie gantière, restés attachés aux migrations professionnelles, s’inspirent de leurs expériences internationales en Belgique, en Allemagne et en France lorsqu’ils créent un syndicat en 1871. C’est également en 1871 que se tient à Luxembourg une réunion pour créer une section locale de l’Association internationale des travailleurs, la Première Internationale10.
Les Mémoires d’un typographe luxembourgeois
La profession des ouvriers du livre est emblématique de la contribution des formes de mobilité populaires et des voyages de perfectionnement professionnel à la circulation internationale des idées politiques durant la seconde moitié du XIXe siècle. Le typographe luxembourgeois François Martin (1848-1937) a rédigé des mémoires détaillées, qui illustrent le rôle du compagnonnage non seulement comme système d’entraide et de formation professionnelle par le voyage, mais aussi comme moyen de « comparer les conditions de travail, de s’affranchir de son patron et de s’appuyer sur un réseau de soutien national et international11 ». Ainsi, les typographes avaient le droit de demander un travail dans n’importe quelle ville et, en l’absence d’emploi disponible, de solliciter une indemnité de voyage appelée viaticum auprès de l’association locale des typographes afin de pouvoir poursuivre leur périple.
En 1865, à l’issue de son apprentissage, Martin devient compagnon et membre du syndicat des typographes luxembourgeois. Dès 1866, il entreprend un Tour de France qui le conduit notamment à Mulhouse, Strasbourg, Paris, Nantes, Orléans, Angers et Tours. Il effectue des voyages d’une durée moyenne de deux ans, interrompus par des séjours au Luxembourg. Lors de ses voyages à l’étranger, Martin participe le plus souvent activement à l’organisation professionnelle et à la vie politique. Si l’on en croit ses mémoires, il adhère à Nancy au Club des Amis de la liberté, une société secrète dirigée par des typographes qui se réclame de l’héritage d’Auguste Blanqui. À Zurich, il est membre de la Typographia et fréquente les conférences du parti social-démocrate allemand, avant de se rapprocher de l’anarchisme. En 1891, il se rend à Chicago où il est élu délégué de la Central Labor Union locale.
14Dans les années 1900, des militants socialistes italiens au Luxembourg contribuent à renouveler le répertoire d’action du syndicalisme luxembourgeois en organisant des manifestations du Premier Mai ou des grèves. Ces grèves sont souvent spontanées, circonscrites à un seul atelier et de courte durée, à l’exemple de la sidérurgie à Dudelange12. Le premier syndicat de la métallurgie adhère en 1904 à la fédération allemande Deutscher Metallarbeiterverband. En 1905-1906, des socialistes luxembourgeois essaient de lancer une action concertée avec des militants italiens en organisant des réunions publiques où des militants syndicaux tentent de gagner à leur cause tant les ouvriers luxembourgeois qu’italiens13.
15Les échanges transnationaux et les transferts de techniques de mobilisation et d’organisation caractérisent ainsi la genèse du mouvement ouvrier au Luxembourg. Avant 1914, le syndicalisme est surtout implanté dans les secteurs préindustriels. Un syndicalisme de masse dans les mines et la sidérurgie se développe à partir de 1916, avec la fondation du Berg-und Hüttenarbeiter-Verband (Fédération des mineurs et métallurgistes), qui proclame sa neutralité politique, et du Luxemburger Metallarbeiterverband (Fédération luxembourgeoise des métallurgistes), d’orientation socialiste. Les deux fédérations fusionnent en 1920 pour former le Berg-und Metallindustriearbeiter-Verband (BMIAV, Fédération des mineurs et ouvriers métallurgistes). En 1921, le syndicat chrétien LCGB se constitue. Aujourd’hui encore, l’espace syndical reste marqué par la division entre le LCGB et l’OGBL, lequel revendique sa filiation avec le BMIAV.
16L’historiographie luxembourgeoise du syndicalisme établit un rapport entre la structuration relativement tardive du syndicalisme dans le pays et la forte présence d’étrangers sur le marché de l’emploi, considérant les migrations avant tout comme un obstacle à la syndicalisation14. La constitution réussie d’un syndicalisme de masse à partir de 1916 serait le résultat de l’homogénéisation ou de la « nationalisation » de la force de travail, en particulier dans la sidérurgie, après le départ de nombreux immigrés au début de la Première Guerre mondiale. L’hétérogénéité de la main-d’œuvre, les différences linguistiques ou encore le caractère rotatif d’une partie de l’immigration auraient ainsi fait obstacle à la syndicalisation. En réalité, il semble que les difficultés de la syndicalisation dans la sidérurgie et dans les mines au Luxembourg, comme d’ailleurs aussi en Lorraine, doivent être attribuées à un ensemble de facteurs, dont l’industrialisation relativement tardive, le fractionnement des tâches, le cloisonnement des groupes professionnels, la différenciation des modalités de paiement des salaires ou encore l’attachement de la main-d’œuvre à la terre agricole15. La création tardive d’un parti social-démocrate et sa faible autonomie par rapport à la bourgeoisie libérale ont sans doute également contribué à rendre plus difficile l’unification de la classe ouvrière.
Entre protection de l’emploi national et solidarité internationale : l’entre-deux-guerres
17La naissance d’un syndicalisme ouvrier de masse durant les années 1916-1921 ouvre une nouvelle période dans l’histoire du mouvement ouvrier. À l’instar d’autres pays européens, la sortie de la guerre et la fin de l’occupation militaire allemande s’accompagnent d’une crise généralisée qui voit s’exacerber les conflits sous-jacents à l’industrialisation : conflits sociaux, conflits sur l’unité nationale et sur la répartition du pouvoir au sein de l’État16.
18Les problèmes de rationnement, l’inflation et le chômage apparus durant la Première Guerre mondiale provoquent une puissante mobilisation de la classe ouvrière dans la sidérurgie et dans les mines. Deux grèves majeures sont menées en 1917 et en 1921. Sur le plan politique, le suffrage masculin censitaire est aboli et le suffrage universel introduit en 1919, ouvrant l’ère de la démocratisation et mettant un terme à la prédominance politique de la bourgeoisie libérale, au profit du parti de droite étroitement lié à la hiérarchie de l’Église catholique17.
La protection de l’emploi national
19Au sortir de la guerre, alors que le gouvernement rompt l’union douanière avec l’Allemagne, les syndicats font pression sur les pouvoirs publics afin d’obtenir une préférence nationale à l’embauche et une limitation de l’immigration. Les conseils ouvriers et paysans qui se créent au Luxembourg en 1918 proposent de réserver aux Luxembourgeois les emplois dans les entreprises. En 1918, le Berg-und Hüttenarbeiter-Verband demande aux pouvoirs publics qu’au moins 95 % des emplois dans la sidérurgie soient réservés à des ouvriers luxembourgeois. Pierre Kappweiler, secrétaire général de ce syndicat et député du parti populaire, dépose la même année à la Chambre des députés une proposition de loi « ayant pour but d’éliminer le plus possible les éléments étrangers, tant ouvriers qu’employés, dans notre grande industrie sidérurgique ». Cette proposition de loi est soutenue par les députés socialistes, dans une optique antiallemande. Alors que l’occupation militaire par les Allemands a exacerbé les ressentiments contre la présence économique allemande, le député socialiste Ad Krieps proclame : « Il faut que cela cesse une fois pour toutes, il ne faut plus que les Luxembourgeois soient des sujets de second ordre et forment des colonies allemandes. » Face à l’opposition de la Chambre de commerce, qui estime que cette loi équivaudrait à un « suicide national », la proposition de loi est abandonnée18.
20D’autres mesures de protection de l’emploi national sont mises en œuvre. Une autorisation administrative préalable est introduite avant l’embauche d’ouvriers étrangers dans l’industrie, le commerce et la plupart des autres entreprises (arrêté du 20 août 1920), et les ouvriers étrangers doivent demander une nouvelle autorisation lorsqu’ils changent d’employeur (arrêté du 21 août 1923).
21Le recrutement massif d’étrangers lors de la reprise économique de 1924 à 1929 suscite des protestations de la part de fédérations syndicales et de chambres professionnelles19. Une immigration rotative continue à prédominer, qui voit les immigrés effectuer de fréquents allers-retours entre le Luxembourg et leur pays d’origine. Outre l’immigration allemande et italienne qui perdure, les étrangers qui viennent au Luxembourg sont surtout des Polonais et des Espagnols. Un rapport du BMIAV, soumis en 1926 au comité central de la fédération internationale de la métallurgie, montre que les migrations sont avant tout perçues comme une concurrence déloyale par le principal syndicat luxembourgeois : « L’immigration représente un problème important. Les ouvriers luxembourgeois pâtissent lourdement de cette situation et les acquis que la classe ouvrière luxembourgeoise a obtenus au cours de sa lutte, d’un côté la législation sociale, de l’autre la ratification de l’accord sur la journée de huit heures, risquent d’être remis en cause20. »
22De nombreux immigrés sont licenciés lors de la crise des années 1930. Les syndicats ne s’opposent pas à cette manière d’exporter le chômage, soutenue aussi bien par le gouvernement que par l’opinion publique. L’organe de presse des syndicats d’inspiration socialiste réclame en 1935 des mesures contre « le préjudice porté à nos propres compatriotes par des éléments étrangers immigrés » (Tageblatt, 3 mai 1935) et demande que l’on en revienne à la proposition de loi déposée par Kappweiler en 1918.
23Pourtant, une certaine ambivalence caractérise la position des syndicats. Le BMIAV demande ainsi que certaines mesures de protection de l’emploi national, telles que les arrêtés du 20 août 1920 et du 30 novembre 1929 concernant les autorisations de travail, ne s’appliquent pas intégralement aux ouvriers étrangers déjà présents dans le pays. Le mouvement syndical se montre solidaire des réfugiés antifascistes italiens ou allemands menacés d’expulsion21.
24Les syndicats essaient aussi à cette époque de syndiquer des travailleurs immigrés – sans beaucoup de succès toutefois. À la fin des années 1920, le BMIAV estime ainsi dans un rapport adressé à la fédération syndicale internationale de la métallurgie qu’à peine 5 % des ouvriers étrangers sont membres du syndicat22. Des tentatives de syndicalisation transfrontalières sont également menées dans le bassin industriel de la région Saar-Lor-Lux : un comité regroupant des syndicats allemands, français, belge et luxembourgeois, instauré lors d’une conférence syndicale internationale tenue au Luxembourg en 1927, essaie de mener des campagnes de syndicalisation dans la sidérurgie en Lorraine.
25Par ailleurs, la solidarité internationale ne cesse de se pratiquer en actes pendant les années de l’entre-deux-guerres. Des immigrés, venus parfois avec leur fanfare, participent en nombre aux manifestations du Premier Mai. Lors de la guerre civile espagnole, de nombreux volontaires partent du Luxembourg pour rejoindre les rangs républicains : 49 Luxembourgeois, 30 Italiens, 6 Allemands et un Polonais23.
Représentations hiérarchisantes
26La vision de l’immigration comme obstacle à la syndicalisation va de pair avec des représentations sociales qui hiérarchisent les différents groupes de migrants, en fonction de leur proximité culturelle ou politique supposée, et donc de leur capacité d’assimilation. Des oppositions sont ainsi développées entre migrations dites de proximité, au sein du bassin industriel Saar-Lor-Lux, et migrations plus lointaines, notamment originaires des pays du sud de l’Europe.
27Dès 1909, le futur dirigeant socialiste luxembourgeois René Blum établit, dans une étude juridique, une hiérarchie des migrants : « Il est naturel qu’aux frontières un échange se fasse entre les ouvriers des pays limitrophes : ainsi la population ouvrière du Grand-Duché est fortement mélangée d’éléments allemands, belges et français, qui avec les indigènes, forment, en règle générale, le contingent des ouvriers qualifiés. Mais ce qui est plus anormal et plus bizarre, c’est qu’un transport de main-d’œuvre se produise à aussi grande distance et dans des proportions aussi considérables que celui de l’Italie au Grand-Duché24. » Alors que les critères de hiérarchisation des groupes de migrants restent le plus souvent implicites ou du domaine de l’impensé, Blum invoque des théories raciales, relativement répandues à l’époque dans les cercles républicains en France, opposant races industrieuses et races inférieures25.
28Ces représentations hiérarchisantes sont également développées dans les organisations syndicales. Lors du congrès du BMIAV en août 1928, le secrétaire général du syndicat, Antoine Krier, souligne les difficultés que son organisation rencontre dans la syndicalisation de l’immigration latine, en invoquant des différences de langues et de « mentalités » (qui semblent renvoyer à des conceptions divergentes de l’action syndicale) : « En ce qui concerne la syndicalisation des immigrés, des difficultés se présentent en particulier en ce qui concerne les camarades de langue latine. Il est relativement facile de syndiquer les germanophones parce qu’ils comprennent notre journal syndical et qu’ils viennent aussi de pays où l’organisation syndicale est déjà puissante. […] Nous rencontrons la plus grande difficulté dans la mentalité même de nos camarades étrangers, qui ne se plient que difficilement à notre contexte et font amplement usage à chaque occasion de leur droit à la critique. » Enfonçant le clou, Antoine Krier ajoute encore que de nombreux « provocateurs et semeurs de ragots26 » se trouvent parmi les ouvriers étrangers. Alors que le mouvement syndical commence à s’institutionnaliser durant l’entre-deux-guerres à travers les délégations du personnel dans les entreprises et la négociation des premières conventions collectives dans l’industrie lourde27, les oppositions politiques entre courants réformistes et révolutionnaires s’aiguisent et s’énoncent sous forme de catégorisations ethniques ou culturelles.
29Les hiérarchisations des groupes de migrants ne sont pas seulement liées à la distance géographique ressentie, mais aussi à la durée de présence sur le territoire national. L’exemple des Italiens établis en Lorraine a permis de montrer comment le point de vue sur un groupe d’étrangers peut évoluer de la stigmatisation à la valorisation, en fonction de la temporalité de sa présence, de telle façon que le processus de passage du statut d’outsiders à celui d’insiders « renvoie à la construction de la vision de l’Autre par un phénomène de mise à l’écart collectif où l’inclusion des uns dans une acceptabilité décidée par le groupe dominant s’effectue par la dévalorisation du rôle social des autres à travers la stigmatisation, les préjugés et la relégation28 ».
30Au Luxembourg, l’effacement de la mémoire de l’immigration allemande, qui constituait le premier groupe d’immigrés jusqu’à la Première Guerre mondiale, au profit d’une immigration italienne mythologisée, témoigne également du caractère sélectif de la mémoire collective29.
31Ces hiérarchisations sont renforcées par des luttes de concurrence entre courants politiques. Les conflits dans les syndicats ne mettent alors pas nécessairement en présence des « étrangers » et des « nationaux », mais aussi des militants qu’opposent des conceptions politiques et syndicales en concurrence.
L’attitude des pouvoirs publics
32À l’image des courants syndicaux prédominants, les pouvoirs publics ont longtemps regardé les activités politiques ou syndicales des étrangers avec suspicion. Avant la Première Guerre mondiale, les gouvernements cherchaient surtout à se prémunir contre les troubles à l’ordre public et les agitateurs étrangers. Durant l’entre-deux-guerres, le souci de la préservation de la neutralité, vue comme garante de l’indépendance nationale, prédomine. L’attitude partagée des partis politiques, à l’exception du jeune parti communiste, est que les étrangers ne doivent pas se mêler de politique. Une forte répression policière s’exerce contre des militants étrangers au Luxembourg, et nombre d’entre eux sont expulsés30.
33La méfiance politique vis-à-vis des étrangers s’exprime dans des dispositifs législatifs qui limitent le droit de vote des étrangers aux élections des délégués du personnel dans les entreprises en le conditionnant à une durée de séjour dans le pays, ou qui restreignent le nombre d’élus étrangers parmi les délégués du personnel.
34Lorsque les conseils d’usine (ancêtres des délégations du personnel) sont créés en 1919 dans les établissements industriels, le droit de vote est donné à tous les ouvriers, sans distinction de nationalité. Les étrangers sont également éligibles avec un délai de carence d’un an, que le patronat souhaite voir prolongé. En 1920, l’éligibilité des ouvriers étrangers est supprimée avant d’être rétablie quelques années plus tard.
35Les conseils d’usine sont supprimés après la grève de 1921, sur décision du gouvernement qui agit sous la pression de la France, pour être réintroduits en 1925, sous le nom de délégations ouvrières. Si les étrangers disposent désormais du droit de vote, ils ne peuvent être élus qu’à hauteur d’un tiers des membres des délégations ouvrières et doivent travailler et résider depuis cinq ans au Luxembourg. Par la suite, l’arrêté de 1925 est à nouveau modifié à plusieurs reprises dans ses dispositions régissant le droit de vote et le droit d’éligibilité.
36Après la Deuxième Guerre mondiale, dans le contexte de l’épuration, le droit de vote aux élections des délégations ouvrières est complètement retiré aux travailleurs étrangers par l’arrêté du 16 décembre 1945. Lorsque le droit de vote est restauré par étapes en 1958 et 1962, les restrictions concernant le nombre d’étrangers dans les délégations restent cependant en vigueur, aboutissant à limiter de facto ce droit aux entreprises de plus de 50 salariés, dans lesquelles au moins trois délégués sont élus. Ces dernières restrictions sont finalement levées pour les ressortissants de la Communauté économique européenne (CEE) en 1970, et pour les ressortissants de pays tiers en 1979.
37En ce qui concerne la participation des étrangers aux élections des chambres professionnelles, la législation a longtemps exclu les travailleurs migrants du droit de vote. En effet, au moment de la création des chambres professionnelles en 1924, le droit de vote est réservé aux ressortissants de nationalité luxembourgeoise. Ce n’est qu’en 1993 que le droit de vote et le droit d’éligibilité sont donnés aux travailleurs étrangers, suite à une décision de la Cour de Justice de l’Union européenne31.
Le tournant vers l’intégration syndicale des travailleurs migrants
38Au cours des décennies qui suivent la Deuxième Guerre mondiale, le protectionnisme de l’emploi défendu par les courants majoritaires du mouvement syndical s’érode progressivement. À la fin des années 1960 s’engage un tournant vers l’intégration des étrangers dans les syndicats et vers la défense d’un ensemble de revendications concernant leur intégration sociopolitique. L’accroissement du nombre de travailleurs immigrés, le passage d’une immigration vue comme temporaire à une immigration durable et familiale, de même que l’élargissement des droits des étrangers ressortissants de la CEE et, plus tard, de l’UE, contribuent à rendre les discours protectionnistes inopérants.
Les effets de la construction européenne et de la liberté de circulation
39Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, les syndicats continuent de pratiquer des politiques de protection de l’emploi national. Les principaux syndicats s’opposent à l’attribution d’autorisations de séjour pour les familles d’immigrés en invoquant le danger de concurrence sur le marché du travail32. Cependant, avec l’accroissement de l’immigration, réclamée notamment par le patronat qui invoque le risque de pénurie de main-d’œuvre33, et avec l’instauration progressive de la liberté de circulation, la syndicalisation des immigrés redevient un enjeu pour les syndicats.
40Avec la mise en œuvre graduelle de la liberté de circulation des travailleurs et le développement d’une immigration familiale, l’immigration commence à être perçue comme un phénomène structurel et non plus transitoire. Le rôle de l’immigration comme soupape de sécurité du marché du travail se réduit en effet sous l’effet de l’unification européenne qui apporte un certain degré de protection et de stabilité aux travailleurs migrants issus des États membres de la CEE. La création de la CECA en 1950, puis de la CEE en 1957, entraîne une diminution des prérogatives nationales en matière d’immigration. Le traité de Rome fait ainsi de la liberté de circulation une des « quatre libertés » garanties dans le marché unique. Les dispositions relatives à la libre circulation des travailleurs contribuent notamment à l’adoption de mesures plus favorables au regroupement familial.
41Les deux principaux syndicats de l’époque au Luxembourg, le Lëtzebuerger Arbechterverband (LAV, Fédération des ouvriers du Luxembourg) et le LCGB, soutiennent le processus de construction européenne, à l’instar de leurs familles politiques, les courants social-démocrate et chrétien-démocrate. Les dispositions européennes en matière de libre circulation des travailleurs sont intériorisées par les syndicats. Un rapport d’activité du LAV affirme ainsi en 1961 : « Les syndicats sont en principe pour la mise en œuvre intégrale de la liberté de circulation et ne veulent voir celle-ci limitée que par le manque de logements adaptés ou par des conditions de rémunération et de travail insuffisantes34. » En 1963, lorsque le LAV est consulté par le ministère du travail à propos de l’extension aux immigrés du droit de vote aux élections des caisses d’assurance sociale, le syndicat répond qu’il ne voit aucun obstacle à cette modification. Le compte rendu de la réunion de l’exécutif note à ce propos : « La modification de notre législation devient nécessaire dans le cadre de la liberté de circulation35. »
« Endiguer l’affluence exagérée d’étrangers »
Les négociateurs gouvernementaux luxembourgeois ont tenté de faire inscrire dans le traité de Paris instituant la CECA une clause de sauvegarde protégeant le pays d’une trop forte immigration. Lorsque le gouvernement est invité en octobre 1950 à répondre à un questionnaire relatif aux migrations, ses réponses sont dénuées d’ambiguïté : « Les directives de notre politique générale de l’immigration se trouvent dans le texte de l’esprit [sic] de la loi du 28 octobre 1920, destinée à endiguer l’affluence exagérée d’étrangers sur le territoire du Grand-Duché dont l’exiguïté impose en effet une vigilance particulière. [...] Quant aux besoins actuels de main-d’œuvre dans les secteurs sidérurgique et minier, il est à noter qu’ils sont complètement couverts et que la question d’une campagne d’embauchage d’ouvriers étrangers à l’étranger même ne se pose pas. » Le traité de Paris prévoira néanmoins que les États signataires s’engagent « à écarter toute restriction fondée sur la nationalité à l’emploi dans les industries du charbon et de l’acier […]. Ils interdiront toute discrimination dans la rémunération et les conditions de travail entre travailleurs nationaux et travailleurs étrangers ». La position adoptée par le gouvernement luxembourgeois à l’occasion de la négociation du traité de Paris ouvre une longue période où le Luxembourg n’a de cesse de rechercher des exemptions et des mesures transitoires en sa faveur sur la question de la mobilité de la main-d’œuvre au sein de l’UE36.
42Les débuts de la construction européenne conduisent à une redéfinition des frontières de l’inclusion et de l’exclusion. Des différenciations sont introduites entre ressortissants de la CEE et ressortissants de pays tiers. Ainsi, une réunion de l’exécutif du LAV en décembre 1962 donne lieu à une discussion sur la position à adopter par les représentants syndicaux au sein de la commission de l’administration de l’emploi en charge des autorisations de travail pour étrangers. Il s’agit en l’occurrence d’autoriser 2 000 Espagnols à venir travailler au Luxembourg. L’exécutif du LAV décide de s’opposer à ces autorisations en invoquant la priorité à accorder aux ressortissants de la CEE : « Les représentants du syndicat ont pour mandat de continuer à défendre la position, en cohérence avec le règlement numéro 15, qui consiste à accorder la priorité à la main-d’œuvre issue des pays membres, c’est-à-dire de se positionner, en principe, contre l’attribution d’autorisations à des Espagnols37. »
43En même temps, les ressortissants de pays tiers peuvent s’appuyer sur les nouveaux droits créés dans le cadre de l’unification européenne. Ainsi, des immigrés portugais, membres du LCGB, demandent en 1973 « une large assimilation aux travailleurs des pays du Marché commun » (Soziale Fortschrëtt, novembre 1973).
Les débats syndicaux dans le secteur de la construction : refuser l’immigration, syndiquer les immigrés ?
44Le secteur de la construction est emblématique des débats qui ont précédé et accompagné le tournant vers l’intégration des immigrés dans les syndicats. Du fait de la forte présence d’ouvriers immigrés dans la construction, des contradictions entre la revendication d’une limitation de la présence étrangère sur le marché de l’emploi et la syndicalisation des immigrés se profilent dès la fin des années 1950.
45Durant les années de l’immédiat après-guerre, le LAV adopte un discours aux tonalités relativement nationalistes dans le secteur de la construction. Le thème de l’Überfremdung (du « trop-plein d’étrangers » ou de « l’envahissement par les étrangers »), qui avait émergé avec virulence sur le champ politique luxembourgeois dans les années 193038, est fortement présent. Le rapport d’activité du LAV pour la période 1948-1950 défend ainsi l’emploi national dans la construction : « L’industrie de la construction est l’industrie la plus terre à terre, car elle continuera d’exister aussi longtemps que le pays existera et que des hommes libres voudront habiter des logements décents. Au Luxembourg, c’est justement cette industrie qui devient de plus en plus étrangère aux Luxembourgeois. Si un changement radical n’intervient pas bientôt, les Luxembourgeois ne seront bientôt plus que les supplétifs des ouvriers étrangers39. »
46Tout au long des années 1950, les rapports d’activité du LAV mettent en avant des statistiques sur le nombre de travailleurs étrangers dans la construction. En 1951, le LAV laisse entendre que la présence d’immigrés est acceptable à condition qu’ils occupent des emplois subordonnés : « Sur 2 541 manœuvres, 2 007 sont des Luxembourgeois et seulement 534 des étrangers. Cela est révoltant. La proportion inverse serait compréhensible. Il faut donc que les Luxembourgeois se réapproprient le métier pour que, s’il y a un manque de main-d’œuvre, les étrangers soient les manœuvres des Luxembourgeois40. »
47Paradoxalement, la mobilisation du thème de l’Überfremdung, que le journal quotidien des syndicats met également en avant41, va de pair avec des tentatives de syndicalisation des immigrés à partir de la fin des années 1950. Ainsi, le rapport d’activité du LAV couvrant la période 1956-1961 explique que l’Überfremdung risque d’avoir des conséquences « catastrophiques pour le pays et son économie », tout en notant que la convention collective du secteur de la construction a été traduite de l’allemand vers l’italien afin de la rendre accessible aux « collègues italiens42 ».
48Au début des années 1960, des actions de syndicalisation des travailleurs immigrés, en particulier italiens, sont mises en place dans la construction. Ainsi, le secrétaire syndical du LAV en charge du secteur souligne l’allongement de la durée de présence de l’immigration italienne au Luxembourg et met en évidence en 1962, dans un document interne destiné à la direction du syndicat, la nécessité « d’accroître les efforts pour améliorer la syndicalisation des étrangers » afin d’éviter que « le nombre de travailleurs syndiqués au Luxembourg ne diminue ». Il établit également un lien entre syndicalisation des immigrés et libre circulation des travailleurs : « Avec la liberté de circulation, on peut s’attendre à ce que de plus en plus d’Italiens viennent s’établir ici avec leur famille. […] Tant que les étrangers étaient surtout des travailleurs saisonniers, cela n’était pas si grave, puisque chaque année de nouveaux immigrés entraient dans le pays. Si une certaine stabilisation devait toutefois intervenir, et ce d’autant plus que de nouveaux droits vont être attribués aux étrangers, le rapport de forces va à la longue évoluer en défaveur des syndicats43. »
49Le même document évoque ensuite différentes pistes qui pourraient être suivies en cas de conflit sur la négociation d’une nouvelle convention collective. Des démarches spécifiques sont envisagées afin de mobiliser les travailleurs immigrés italiens : distributions de tracts, réunions publiques avec un syndicaliste italien ou encore convocation d’une réunion des immigrés italiens avec l’assistance d’un traducteur pour permettre aux responsables du LAV de s’adresser à eux.
50L’évolution des débats dans le secteur de la construction est représentative des débats syndicaux sur l’immigration et la syndicalisation des immigrés. Ainsi, en 1966, un rapport d’activité du LAV, établi en vue du congrès du syndicat, évoque le risque d’un affaiblissement du syndicalisme au cas où il ne parviendrait pas à syndiquer les travailleurs immigrés : « Dans certaines entreprises et branches, les négociations deviennent plus difficiles, voire impossibles, à cause du comportement peu syndical des étrangers. Dans l’intérêt des ouvriers autochtones en général, et des ouvriers syndiqués en particulier, le syndicat ferait bien d’accorder une attention accrue à ce problème qui gagne en proportion. Sinon, non seulement le pouvoir d’action syndical au niveau des conventions collectives, mais aussi le pouvoir d’influence sur des décisions nationales, pourraient s’en trouver amoindris44. » Ce même rapport d’activité montre aussi la teneur paternaliste de cette volonté de recruter des immigrés : « Conscient de l’importance grandissante d’année en année de la problématique des travailleurs étrangers […], le syndicat a tout fait pour convaincre les collègues étrangers de la nécessité de s’organiser dans un syndicat et pour les aider et soutenir dans la mesure du possible. La plupart d’entre eux manquent pratiquement de tout sens syndical car ils proviennent d’un milieu qui n’est pas comparable au nôtre. Le manque de connaissances le plus total, y compris de choses élémentaires, ne doit pas surprendre45. »
L’intégration des étrangers dans les syndicats
51À partir de la fin des années 1960, les syndicats cherchent de plus en plus à syndiquer les immigrés et à défendre leurs intérêts spécifiques. Le tournant s’accélère dans le contexte de l’effervescence contestataire dans la société luxembourgeoise marquée notamment par la grève générale du 9 octobre 1973, l’apparition de mouvements de soutien aux immigrés et l’élection d’une coalition libérale-socialiste modernisatrice en 1974, après des décennies de prédominance chrétienne-démocrate. Au début, les syndicats préconisent l’égalité des droits, pour s’engager ensuite dans la lutte contre les discriminations et le racisme.
52Dès les années 1970, les principaux syndicats plaident pour une plus forte solidarité entre travailleurs autochtones et immigrés. En 1973, la Confédération générale du travail du Luxembourg (CGT-L), qui regroupe principalement le LAV et le syndicat des cheminots FNCTTFEL, exige une « intégration absolue » des étrangers et de leur famille, notamment dans le domaine du logement et de l’école46. Alors que des approches utilitaristes de l’immigration prédominaient jusqu’alors dans la société luxembourgeoise, considérant que l’intégration dépendait avant tout de la capacité d’absorption de l’économie, une politique d’intégration commence à voir le jour dans les années 197047. Ainsi, un Commissariat aux étrangers est créé en 1972 pour prendre en charge les dimensions sociales de l’immigration et promouvoir l’intégration.
53Les recompositions syndicales de la fin des années 1970 contribuent à l’adoption par les syndicats de positions plus inclusives vis-à-vis de l’immigration. La crise de la sidérurgie pousse le LAV à élargir sa base sociale à travers la création d’une centrale syndicale unique, dépassant les clivages idéologiques et les divisions catégorielles (surtout entre ouvriers et employés). Ce projet, qui n’aboutit que partiellement avec la création de l’OGBL, s’inscrit dans une volonté de diversification de l’implantation syndicale, en particulier en direction des salariés du secteur des services, par rapport au syndicalisme ouvrier dominé jusque-là par le groupe des ouvriers de la sidérurgie.
54Par ailleurs, les syndicats tiennent de plus en plus compte des revendications des immigrés en ce qui concerne les dimensions politiques et sociales de l’intégration (droit de vote, logement, enseignement, sécurité sociale, culture, loisirs et sport48). En 1981, l’OGBL réclame le droit de vote et le droit d’éligibilité pour les étrangers aux élections communales, contribuant à légitimer l’intervention des immigrés dans la vie politique. Deux sujets de revendication récurrents concernent le logement et l’école. De nombreux immigrés éprouvent en effet des difficultés à trouver des logements adaptés et abordables. Les syndicats réclament la construction de nouveaux logements et l’intensification des contrôles des conditions de logement et des loyers. Les enfants d’immigrés, surtout de langue latine, rencontrent de nombreuses difficultés avec le système scolaire luxembourgeois dans lequel l’alphabétisation se fait en allemand. Les syndicats revendiquent une meilleure prise en compte des enfants d’immigrés et la transmission des différentes langues d’origine des immigrés. L’OGBL se prononce aussi, dès les années 1980, pour un allégement de l’accès à la nationalité luxembourgeoise et préconise d’examiner la possibilité d’introduire la double nationalité, qui sera seulement mise en place en 2008.
55Durant les années 1980, les syndicats sont amenés à prendre position contre la discrimination et le racisme sur le lieu de travail et également dans la société. Face à la constitution d’un parti d’extrême droite, l’OGBL prend en 1988, à un an des élections législatives, l’initiative de lancer une campagne contre la xénophobie et le racisme aux côtés de représentants des médias, des partis politiques, d’autres syndicats et des communautés religieuses.
56Les principaux syndicats, OGBL et LCGB, s’inscrivent désormais dans une coalition d’associations et de courants politiques qui plaident pour l’intégration des immigrés et pour une politique d’asile ouverte. Ils prennent parti pour la régularisation des sans-papiers durant les années 1990 et 2000, aux côtés des deux principales associations d’immigrés (l’Association de soutien aux travailleurs immigrés et le Comité de liaison et d’action des étrangers), ainsi que d’organisations liées à l’Église catholique (Caritas et le Service socio-pastoral intercommunautaire). Après les guerres en ex-Yougoslavie, un grand nombre de demandeurs d’asile se trouvent en effet sur le territoire du Luxembourg sans avoir obtenu le statut de réfugié. Lorsque le gouvernement luxembourgeois conduit une campagne de régularisation des sans-papiers en 2001-2002, les syndicats et les associations critiquent le caractère jugé restrictif des critères de régularisation et plaident pour une régularisation plus massive. Aux côtés de l’Association de soutien aux travailleurs immigrés, l’OGBL dénonce aussi l’expulsion de sans-papiers non régularisés.
57Lors de l’adoption d’une nouvelle loi sur la libre circulation et l’immigration en 2008, les syndicats s’inscrivent à nouveau dans une coalition avec les associations d’immigrés et des organisations liées à l’Église catholique. À cette occasion, ils plaident notamment, dans un avis juridique commun destiné à la Chambre des députés, en faveur du rapprochement des statuts juridiques des ressortissants de l’UE et des ressortissants de pays tiers.
58Après avoir longtemps balancé entre la protection de l’emploi national et l’internationalisme ouvrier, les syndicats ont noué aujourd’hui de nombreux liens avec les travailleurs migrants, cherchant à améliorer leur situation professionnelle et à promouvoir leur participation sociopolitique. Les syndicats se sont faits les vecteurs des attentes et revendications des travailleurs migrants dans la sphère du travail, mais aussi au-delà, en s’engageant pour leur intégration sociale et politique plus large. En outre, les syndicats ont eu recours à des stratégies d’intégration diversifiées en fonction des configurations migratoires.
Notes de bas de page
1 Freeman R. B. (dir.), Working Under Different Rules, New York, Russel Sage Foundation, 1994, p. 15 [Toutes les citations ont été traduites par nous].
2 Marshall T. H., Citizenship and Social Class and Other Essays, Cambridge, Cambridge University Press, 1950.
3 Penninx R. et Roosblad J. (dir.), op. cit.
4 Webb S. et Webb B., Industrial Democracy, Londres, Longmans, 1902.
5 Cité dans Moody K., An Injury to All: The Decline of American Unionism, New York, Verso, 1988. Sur le rapport à l’immigration du syndicalisme aux États-Unis, voir Mink G., Old Labor and New Immigrants in American Political Development: Union, Party, and State (1875-1920), Ithaca, Cornell University Press, 1986; Briggs V., Immigration and American Unionism, Ithaca, Cornell University Press, 2001.
6 Voir à ce sujet : Grégoire M., « La clôture comme seule protection ? Syndicats du spectacle et marché du travail dans l’entre-deux-guerres (1919-1937) », Sociologie du travail, vol. 51, no 1, 2009, p. 1-24.
7 Scuto D., « Historiographie de l’immigration au Luxembourg », Hémecht. Revue d’histoire luxembourgeoise, vol. 60, no 3-4, 2008, p. 396-397.
8 Cité dans Wehenkel H., « Le Tour de France d’un typographe luxembourgeois », in H. Wehenkel (dir.), Luxembourg – Paris – Luxembourg 1871. Migrations au temps de la Commune, Luxembourg, Publications scientifiques du Musée d’histoire de la ville de Luxembourg, 2001, p. 71-96.
9 Ibid.
10 Weber P., Le régime juridique des organisations professionnelles dans les pays membres de la CECA, Luxembourg, Communauté européenne du charbon et de l’acier – Haute Autorité, 1966 ; Wehenkel H., « Sternstunden der Luxemburger Gewerkschaftsbewegung », in Collectif, 100 Joer FNCTTFEL Landesverband (1919-2009), Luxembourg, Landesverband, 2009, p. 7-21.
11 Wehenkel H., op. cit. Henri Wehenkel a retracé l’itinéraire de François Martin à partir de ses mémoires non publiés, qui comptent plus de 2 000 pages.
12 Trinkaus F., « “... aus allen Himmelsgegenden wird die Bevölkerung durch den gebotenen Erwerb herbeigelockt.” Zuwanderung und Industriearbeiterschaft in den Hüttenstädten Neunkirchen/Saar und Düdelingen/Luxemburg vor dem Ersten Weltkrieg », Jahrbuch für westdeutsche Landesgeschichte, vol. 38, 2012, p. 339-367.
13 Wehenkel H., « L’immigration politique au Grand-Duché de Luxembourg (1900-1945) », Passerelles, no 22, 2001, p. 101-112 ; Trausch G., « L’immigration italienne au Luxembourg… », art. cit.
14 Trausch G., Contributions à l’histoire sociale de la question du Luxembourg 1914-1922, Luxembourg, Imprimerie Saint-Paul, 1974 ; Hoffmann S., « L’immigration dans la tourmente de l’économie (1913-1940) », Galerie : revue culturelle et pédagogique, no 3, 1988, p. 339-353 ; Trausch G., « La société luxembourgeoise depuis le milieu du XXe siècle dans une perspective économique et sociale », Cahiers économiques du STATEC, no 108, 2009.
15 Zahlen P., La sidérurgie de la région Sarre-Lorraine-Luxembourg dans les années 1920, Thèse de doctorat, Institut universitaire européen, Florence, 1988.
16 Kocka J., Das lange 19. Jahrhundert: Arbeit, Nation und bürgerliche Gesellschaft, Stuttgart, Klett-Cotta, 2001.
17 Scuto D., Sous le signe de la grande grève de mars 1921. Les années sans pareilles du mouvement ouvrier luxembourgeois (1918-1923), Esch-sur-Alzette, Editpress, 1990 ; Trausch G., Contributions à l’histoire sociale…, op. cit.
18 Scuto D., « Entre solidarité et concurrence : syndicalisme ouvrier luxembourgeois et immigrants dans l’entre-deux-guerres », Mutations, no 4, 2012, p. 47-63.
19 Hoffmann S., « L’immigration dans la tourmente… », art. cit.
20 Cité dans Internationaler Metallarbeiterbund, Berichte des Sekretärs und der Landesorganisationen 1927-1929 an den 12. Internationalen Metallarbeiter Kongress in Kopenhagen, Berne, Unionsdruckerei, 1930.
21 Scuto D., « Histoire des immigrations au Luxembourg (XIXe-XXIe siècles) », in Collectif, 25 ans d’action pour l’immigration, Luxembourg, OGBL - Département des immigrés, 2010, p. 13-38.
22 « Bericht des Luxemburger Berg-und Metallarbeiter-Verbandes pro 1927-1929 », in Internationaler Metallarbeiterbund, op. cit.
23 Scuto D., « Entre solidarité et concurrence… », art. cit. ; Wehenkel H., D’Spueniekämpfer. Volontaires de la guerre d’Espagne partis du Luxembourg, Dudelange, Centre de documentation sur les migrations humaines, 1997.
24 Blum R., « La durée légale du travail au Grand-Duché de Luxembourg. Étude d’histoire législative et économique », Ons Hémecht, vol. 18, no 5, 1912, p. 162-182.
25 Reynaud-Paligot C., La République raciale. Paradigme racial et idéologie républicaine (1860-1930), Paris, Presses universitaires de France, 2006.
26 Protokoll des 7. Ordentlichen Verbandstages des Industrieverbandes der Berg-und Metallarbeiter stattgefunden in Dommeldingen am 25. und 26. August 1928, Esch-sur-Alzette, Genossenschaftsdruckerei, 1928.
27 Kieffer M., « Reconstruction et essor du mouvement syndical : les années 1922-1930 », Tageblatt, 11 octobre 1991.
28 Galloro P. D., « La trace des Italiens établis en Lorraine : de l’exclusion à la légitimation », in Collectif, Actes du colloque international, Traces de mémoire, mémoire des traces. Parcours et souvenirs de la présence italienne au Luxembourg et dans la Grande Région, Luxembourg/Esch-sur-Alzette, 12-13 mai 2006, p. 91-118.
29 Reuter A., « Rendre compte de l’histoire des migrations au Luxembourg ? », Migrance, no 20, 2002, p. 4-9 ; Werner H., Präsenz, Wirken und Integration von Deutschen in Luxemburg vom Wiener Kongress bis zum Ersten Weltkrieg (1815-1914), Luxembourg, Deutscher Verein, 2013.
30 Fayot B., « Les forces politiques et sociales face à l’immigration », in ASTI, Lëtzebuerg de Lëtzebuerger ? Le Luxembourg face à l’immigration, Luxembourg, Éditions Guy Binsfeld, 1985, p. 49-61 ; Wehenkel H., « Le commissaire et les Italiens. Inventaire des rapports de police consacrés aux Italiens du Luxembourg (1900-1940) », in Collectif, Luxembourg-Italie. Hommage au père Benito Gallo, Dudelange, Centre de documentation sur les migrations humaines, 1999, p. 153-168.
31 Thomas G., « La bataille pour la participation des immigrés aux Chambres professionnelles : le rôle de l’Europe », Mutations, no 4, 2011, p. 105-131.
32 Delvaux M., Structures socio-politiques du Luxembourg, Luxembourg, Institut universitaire international Luxembourg, 1977.
33 Une série d’articles parus durant les années 1960 dans la publication de la Fédération des industriels luxembourgeois, l’Écho de l’industrie, insiste sur la pénurie de main-d’œuvre (Zahlen P., Repères bibliographiques concernant l’évolution économique et sociale au Luxembourg à partir du début du XXe siècle, Luxembourg, STATEC, 2008).
34 LAV, Der Verband und seine Tätigkeit (1956-1961), Esch-sur-Alzette, Luxemburger Genossenschaftsdruckerei, 1961.
35 Document LAV, « Kurze Notiz für die Mitglieder des Hauptvorstandes über die Sitzung der Exekutive vom 5. Juni 1963 » (Fonds d’archives LAV à la Bibliothèque nationale de Luxembourg, par la suite Fonds d’archives BNL).
36 Pauly M., « Vaines dérogations. Les frilosités luxembourgeoises en matière de libre circulation européenne », Forum, décembre 1994, p. 3-8.
37 Document LAV, « Kurze Notiz über die Sitzung der Exekutive vom 10. Dezember 1962 » (Fonds d’archives BNL).
38 Scuto D., La nationalité luxembourgeoise (XIXe-XXIe siècles), Bruxelles, Éditions de l’Université de Bruxelles, 2012.
39 LAV, Der Verband und seine Tätigkeit (1948-1950), Esch-sur-Alzette, Luxemburger Genossenschaftsdruckerei, 1951.
40 « Entschliessung des Verbandstages Bau und Handwerk », daté du 8 avril 1951, cité dans ibid.
41 Scuto D., « Le Tageblatt et la question de l’immigration », in D. Scuto, Y. Steichen et P. Lesch (dir.), Un journal dans son siècle. Tageblatt 1913-2013, Esch-sur-Alzette, Éditions le Phare, 2013, p. 181-192.
42 LAV, Der Verband und seine Tätigkeit (1956-1961), Esch-sur-Alzette, Luxemburger Genossenschaftsdruckerei, 1961.
43 Document LAV, « Note zur Vertragskündigung im Baugewerbe. Gedanken und Anregungen des zuständigen Sekretärs zusammengestellt für die Exekutivsitzung vom 3.9.1962 » (Fonds d’archives BNL).
44 LAV, Der Verband und seine Tätigkeit (1964-1966), Esch-sur-Alzette, Luxemburger Genossenschaftsdruckerei, 1966.
45 Ibid.
46 Delvaux M., op. cit.
47 Willems H. et Milmeister P., « Migration und Integration », in W. H. Lorig et M. Hirsch (dir.), Das politische System Luxemburgs, Wiesbaden, VS Verlag für Sozialwissenschaften, 2008, p. 62-92.
48 Voir OGBL, Tätigkeitsbericht 1979-1983, Esch-sur-Alzette, OGBL, 1985 ; voir aussi la plate-forme de l’ASTI « Vivre, travailler, décider ensemble » de 1981, signée par l’OGBL et le LCGB (avec certaines réserves).
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