Postface. Les « rouages » de la représentation
p. 291-307
Texte intégral
1La question de la représentation est évidemment centrale pour l’analyse des systèmes politiques officiellement présentés comme relevant d’une « démocratie représentative ». On n’est donc pas étonné qu’elle soit l’objet de multiples approches et développements partiels et dispersés. Mais il est rare qu’elle soit abordée frontalement. Sans doute parce que la complexité de l’objet décourage les initiatives individuelles1. De fait, c’est souvent à l’occasion de congrès, de colloques et de numéro de revue que le thème est abordé dans sa globalité2. Ce fut le cas à nouveau en avril 2013 à Bordeaux, à l’initiative de Delphine Dulong, Alice Mazeaud et Antoine Roger, et grâce au soutien du Centre Émile Durkheim et du Centre Européen de Sociologie et de Science Politique. Cet ouvrage est issu de ce colloque. Il est remarquable par la diversité et l’originalité des sujets abordés. Si son contenu est structuré par les intentions des organisateurs du colloque et par l’appel à communication qu’ils avaient lancé, il est aussi le résultat des propositions en réponse, et donc de l’état des recherches en cours et des disponibilités. Ce résultat est riche de multiples observations et analyses dont le foisonnement décourage la synthèse. On voudrait toutefois souligner ici que les diverses contributions abordent, sinon l’ensemble, du moins un grand nombre de « rouages » constitutifs de l’activité de représentation. Cette « postface » se propose de les recenser et d’analyser leurs articulations.
2L’activité de représentation est protéiforme. Elle n’est pas l’apanage des seuls acteurs et organisations socialement définis comme « politiques ». Camille Floderer analyse par exemple dans cet ouvrage l’action d’une association qui intervient sur la question du logement, dans le cas particulier du Costa Rica. Elise Roullaud décrit l’institutionnalisation de la Coordination Paysanne Européenne qui revendique une action en faveur des « petits et moyens paysans ». Hélène Michel analyse dans le même sens la mise en place d’une représentation du « patronat européen ». Julie Le Mazier, Julie Testi et Romain Vila montrent que diverses organisations, qui se présentent comme des « corporations » ou des « syndicats », prétendent « défendre » les étudiants. Diverses catégories d’acteurs « politiques » développent aussi une activité de représentation. Les députés ou les maires parlent au nom de leurs électeurs, de leur commune et/ou de leur parti (Cécile Vigour). Martin Baloge explique que, quand les parlementaires allemands ou français débattent de questions fiscales, ils s’expriment explicitement ou tacitement au nom et en faveur de diverses catégories (les « classes moyennes », les « infirmières », les « enseignants », les « chefs d’entreprise », les « propriétaires ») et parfois en opposition à d’autres (par exemple les « riches », les « héritiers »).
3La représentation des points de vue et des intérêts sociaux est multiforme. La notion d’« intérêt » ne doit pas être réduite aux aspects « matériels » ou « économiques », ni aux « appétits de pouvoir ». Elle doit être entendue dans toute son extension : l’intérêt, étymologiquement, c’est ce qui importe et ce qui convient. Cette notion désigne aussi bien des intérêts « matériels » que « symboliques » ou « moraux ». Certains parlementaires cherchent par exemple à limiter l’imposition des patrimoines en proposant d’exclure la résidence principale de l’assiette de l’impôt ou de relever les seuils d’imposition. Mais les mêmes, ou d’autres, répondent aux attaques contre les « riches » en célébrant la légitimité de la réussite économique. L’extension des intérêts « pris en charge » à travers le travail de représentation est variable. On opposait classiquement le travail d’articulation des intérêts, développé par des organisations spécialisées (associations, syndicats), au travail d’agrégation, par lequel des partis politiques s’efforcent d’intégrer la défense d’intérêts plus composites (à la fois sociaux, sociétaux, professionnels, religieux, scolaires, territoriaux, idéologiques). L’articulation, comme l’agrégation, des intérêts peuvent résulter des luttes internes aux entreprises de représentation, ainsi que des luttes entre ces entreprises dans le cadre d’espaces de représentation3. H. Michel rappelle en ce sens que plusieurs organisations rivalisent pour parler au nom de l’ensemble, ou de certains segments, du patronat européen, et que, au sein des organisations généralistes, la domination de la sidérurgie dans la représentation patronale semble s’être érodée au profit du secteur des services.
4Des connexions s’établissent entre ces divers espaces de représentations. Les associations costariciennes en charge des questions de logement cherchent l’appui de diverses organisations et institutions publiques, dont le ministère spécialisé, pour tenter de résoudre les problèmes de logement de leurs affiliés. La légitimité de leurs dirigeants dépend de leur capacité à résoudre ces problèmes. Pour ce faire, ils sont amenés à construire et à occuper une position d’intermédiaire entre le quartier et le champ politique central (C. Floderer). Des revendications autour de la question de l’habitat social sont ainsi intégrées au programme d’un ou plusieurs partis. Des attentes politiques en matière de logement sont construites et activées à travers de tels processus. Des acteurs cherchant à s’imposer dans leur propre champ de lutte, au niveau du quartier, sont conduits à aller chercher (ou peuvent trouver sans les rechercher) des soutiens dans d’autres espaces sociaux, notamment dans le champ des luttes politiques centrales du Costa Rica. À travers de multiples jeux multi niveaux de ce type, certains protagonistes s’efforcent de peser sur les rapports de force propres à un espace pour infléchir les rapports de force dans un autre espace. Ainsi, des acteurs tentent de renforcer leurs positions dans les luttes politiques en intervenant dans les rivalités qui opposent des associations en charge des questions de logement. Dans le même sens, les organisations « étudiantes » cherchent la reconnaissance des administrations des universités, des syndicats de salariés, des médias et du gouvernement. La Coordination paysanne européenne a recherché et obtenu la reconnaissance de la Commission européenne par l’intermédiaire d’une rencontre avec le Conseiller de son président.
5La représentation des intérêts est plus largement inséparable de l’organisation et de l’activité de l’État4. Les entreprises et les champs de représentation se développent par exemple dans le ressort des espaces territoriaux, par exemple locaux ou nationaux, créés par l’État. H. Michel montre comment l’apparition d’un champ de représentation du patronat européen s’inscrit dans le processus de construction d’institutions européennes. De même que, par exemple, les organisations des partis dupliquent les ressorts territoriaux de l’État, de même, l’organisation Businesseurope produit une démonstration de son existence, et indissociablement du groupe socio-territorial qu’elle représente, en installant son quartier général à Bruxelles, en augmentant le nombre de ses fédérations au fur et à mesure des politiques d’élargissement et de voisinage de l’Union, et en établissant des règles de vote copiées de la répartition des voix attribuées aux États membres au Conseil de l’UE.
6La représentation est une entreprise continue en finalités5. La finalité officielle est la défense des intérêts de toute nature, donc aussi des points de vue, du « groupe » – professionnel, territorial, religieux, ou autre – représenté. Cette activité est concurrentielle. La prétention à promouvoir les intérêts d’un groupe ou d’un ensemble de groupes se définit et se développe en relation avec des entreprises concurrentes au sein d’espaces différenciés de compétition. Cet ouvrage développe divers exemples de rivalités entre associations de quartier agissant en faveur du logement, entre associations « étudiantes » en France, entre organisations « paysannes » ou « patronales » au niveau européen, ou encore de luttes pour la représentation de groupes territoriaux aux niveaux locaux, régionaux ou nationaux.
7Les points de vue et les intérêts « pris en charge » dans le cours de l’activité de représentation n’existent pas, ou n’existent qu’à l’état diffus et sérialisé, en dehors du travail de représentation qui les fait advenir, au moins sous une forme générale, abstraite, systématique, publique et, dans certains cas, « politique ». Contre le présupposé de sens commun, qui est aussi le présupposé de toute entreprise de représentation, l’observation enseigne que le groupe ne préexiste pas ou, à tout le moins, ne préexiste pas complètement ou nécessairement, à sa représentation. Ce sont les représentants qui s’efforcent de créer, ou de contribuer à créer, le groupe représenté6. Le travail de construction du groupe et des intérêts du groupe est comme amnésié dans le cas des entreprises de représentation réussies. L’existence du groupe paraît alors naturelle et antérieure à la prétention de ses divers représentants à défendre les intérêts de ses membres. On observe en revanche plus nettement la contribution du travail de représentation à la construction du groupe, dans les cas où cette construction est en cours. H. Michel montre bien en ce sens comment un « patronat européen » émerge progressivement des luttes pour sa représentation et, en particulier, des activités de l’une des fédérations patronales européennes dans ses relations avec les institutions de l’Union Européenne.
8La construction d’un groupe et des intérêts de ses membres et la réussite d’une ou de plusieurs entreprises de représentation de ce groupe sont indissociables. La représentation des intérêts est donc aussi inséparable de la légitimation de la prétention à la représentation. Cette légitimation passe notamment par un travail de représentation. Ce travail est borné par les multiples contraintes qui pèsent sur les pratiques de représentation, dans les divers espaces où elles se déploient. Il est variable selon les types de représentation7. Rémi Lefebvre note par exemple en ce sens que les Maires développent plus souvent un travail politique rapproché que les Conseillers régionaux. La position de porte-parole se construit à travers les efforts déployés au service de ceux dont on prétend porter la parole, par exemple en obtenant des terrains ou des subventions pour construire des logements dans le cas analysé par C. Floderer. R. Lefebvre rappelle que certaines catégories d’élus sont (notamment) jugées à l’aune de leurs réalisations, par exemple dans le domaine de l’urbanisme, des écoles, et des transports et doivent devenir des prestataires de services et des entrepreneurs de politiques publiques. Les services rendus aux administrés reposent aussi, pour une part, sur diverses imputations et stratégies d’imputation des réalisations aux représentants. L’imputation peut être opérée par les représentants, les représentés, et/ou des observateurs extérieurs.
9Le travail de représentation peut être donné à voir de manière plus ou moins ostentatoire. On ne peut toutefois supposer en chaque cas que les représentants putatifs se posent en défenseur d’un groupe pour s’attirer le soutien des membres du groupe. Il est difficile de décider si un tel résultat a été recherché comme tel, ou obtenu par surcroît, et, de toute façon, c’est le résultat, positif ou négatif, qui importe pour le succès de l’entreprise de représentation. Que la sollicitude à l’égard des démunis soit « sincère » et sans arrière-pensée ou « calculée » et instrumentale, ou encore, à travers diverses scotomisations, indissociablement sincère et calculée, l’enjeu pratique est le crédit que cette sollicitude parvient à susciter. Il s’agit par exemple de savoir si et dans quelle mesure la nuit passée dans un precario afin d’inciter les députés à voter un impôt sur les maisons de luxe contribue à la reconnaissance d’une proximité avec les démunis et d’un statut de « ministre des pauvres » (C. Floderer). La sollicitude d’un élu local pour les intérêts multiformes de ses administrés et de ses électeurs est visible à travers sa présence tout aussi multiforme sur le « terrain » : brocantes, braderies, marchés, promenades dans la ville, mariage, rencontre avec les représentants de groupes d’administrés, par exemple les représentants des cultes, permanences, traitement de cas individuels (R. Lefebvre)8.
10Si le travail de représentation n’est pas, où n’est que rarement, complètement calculé et instrumental, c’est qu’il suppose des dispositions à la prise en charge d’un type ou d’un ensemble d’intérêts. Ces dispositions peuvent résulter d’une communauté de position et de situation, et donc d’intérêts. H. Michel rappelle que, au-delà de la bureaucratie syndicale, les dirigeants des organisations patronales nationales et européennes sont aussi des dirigeants d’entreprise, ce qui les prédispose à exprimer des points de vue partagés par leurs semblables. M. Baloge montre dans le même sens le lien qui s’établit entre les attaches sociales des parlementaires (origine et liens familiaux, formation scolaire et universitaire, carrière professionnelle avant la professionnalisation politique, fréquentations amicales, proximité avec des organisations, associations ou syndicats) et leur propension à exprimer, et donc à prendre en charge, certaines préoccupations à travers leurs interventions dans les débats fiscaux. L’élu qui a fait carrière dans le monde de l’entreprise est mieux à même de partager les attentes de ses dirigeants, notamment en matière fiscale. Ces liens personnels peuvent être renforcés par des relations formelles et informelles avec des membres et des représentants des univers de références9, par exemple les adhérents et les porte-parole des associations de contribuables, ou de patrons d’entreprise.
11Dans cette logique, les oppositions politiques renvoient, entre autres choses, à un système de différences relatives aux trajectoires de leurs personnels politiques, système qui est en relation avec un ensemble de prises de positions antagonistes sur un grand nombre d’enjeux, constitutives de clivages sociaux de portée variable10. Dans le cas français, les représentants de gauche sont, en moyenne, d’origine familiale plus basse que leurs homologues de droite. Ils ont été plus souvent scolarisés dans l’enseignement public laïc. Relativement à ses adversaires, le personnel politique de droite est plus souvent issu de l’enseignement privé, ce qui dénote également une intégration plus fréquente dans les milieux catholiques. Les élus de droite sont plus souvent passés par les grandes écoles et sont (proportionnellement) plus nombreux à avoir bénéficié d’une formation pratique (gestion, médecine, droit), quand leurs homologues de gauche ont été plus souvent formés dans les universités, notamment dans des spécialisations plus théoriques et intellectuelles. Les dirigeants de gauche ont occupé des positions socioprofessionnelles en moyenne plus basses, soit dans l’espace social global, soit dans des régions plus ou moins limitées de cet espace. Ainsi, quand ils appartiennent à la fonction publique supérieure, c’est plus souvent dans les grades inférieurs. Ceux qui sont issus des grands corps de l’État appartiennent au Conseil d’État plutôt qu’à l’Inspection des finances. Ils sont plus souvent salariés, alors que leurs opposants sont plutôt issus des professions indépendantes. Ils ont appartenu au secteur public, et aux professions intellectuelles, alors que leurs adversaires de droite ont plus souvent occupé des positions de pouvoir dans le secteur économique privé. Du fait de ces différences de trajectoires, de positions et de situations relatives, et donc d’expériences sociales, l’opposition entre la droite et la gauche est susceptible de réactiver des oppositions sociales et idéologiques multiples, notamment entre le haut et le bas dans divers espaces ou sous espaces sociaux, l’enseignement privé et public, les universités et les écoles, les disciplines intellectuelles et pratiques, les indépendants et les salariés, les agents du secteur privé et les fonctionnaires, les patrons et les syndicats, le camp catholique et les milieux laïcs, les milieux ruraux et urbains, les bourgeoisies économiques et intellectuelles, l’assurance individuelle et la protection collective, les propriétaires et les locataires, l’argent et la culture, le marché et la création, la famille traditionnelle et les minorités sexuelles... Une telle agrégation des intérêts par les représentants politiques est au principe des déterminations sociales externes de l’activité politique et donc de l’hétéronomie des champs politiques et aussi d’autres champs de représentation.
12La professionnalisation de la représentation (syndicale, politique ou associative) distend les expériences et les solidarités sociales antérieures, sans les faire disparaître, en renforçant les intérêts propres des représentants qui sont inhérents à toute entreprise de représentation11. Le représentant est inévitablement intéressé au succès de l’entreprise de représentation. La prise en charge des intérêts des représentés s’opère comme par surcroît, dans la logique et dans la limite des profits de représentation. La distance inhérente à la représentation s’accroît encore, et atténue les effets de solidarité, à mesure que la communauté d’appartenance s’éloigne dans le passé familial. Ainsi, le lien avec les milieux populaires s’estompe à mesure que l’on va des députés qui en sont personnellement « sortis » (au double sens), notamment du fait de leur activité de représentation12, vers ceux qui les connaissent à travers leurs parents, voire leurs grands-parents. Mais, même ainsi estompé, il peut ne pas être sans effet, notamment dans la logique des compétitions avec d’autres représentants ancrés de longue date dans d’autres régions de l’espace social. Les liens entre des univers sociaux et des professionnels de la représentation sont sans doute encore plus ténus et ambigus quand ils ne reposent que sur des bases homologiques, qui conduisent par exemple ceux qui occupent une position basse dans un univers élevé (par exemple dans les milieux intellectuels ou dans la fonction publique supérieure) à manifester des formes de sollicitude pour ceux qui occupent des positions basses dans l’espace social général. Dans cette logique, les dispositions à la représentation sont affectées par la position dans les espaces de lutte pour la représentation, notamment dans les champs politiques. Les dispositions socio-idéologiques sont plus ou moins activées ou inhibées selon la position dans les rapports de forces au sein de ces espaces. Chacune de ces positions est définie par diverses censures, contraintes et opportunités. Un parti libéral adopte des positions plus nettement libérales, par exemple dans le domaine fiscal, quand il est dans l’opposition ou en campagne électorale, que lorsqu’il est en charge des responsabilités exécutives. Les contraintes de l’action et la nécessité de composer avec les adversaires imposent aux gouvernants de passer des compromis et d’édulcorer les positions qu’ils définissent dans des contextes où leurs marges de manœuvre sont moins bornées. C’est l’absence de telles contraintes de pouvoir qui explique que ceux qui occupent des positions à l’écart des responsabilités institutionnelles, comme les marginaux établis ou les nouveaux entrants dans un champ, sont prédisposés à la dénonciation généralisée et à la politisation d’un ensemble composite d’intérêts et de préoccupations, parfois contradictoires13. Les groupes politiques ne doivent donc pas être seulement caractérisés par leurs orientations idéologiques – dont on sait de surcroît quelles sont variables dans le temps et quelles doivent être appréciées, non pas de manière substantialiste, mais relativement dans le système des prises de position à un moment donné – mais aussi par leur position dans les rapports de forces qui structurent un champ de représentation, par exemple « politique » ou « syndical », à ce même moment.
13Mais les dispositions à la représentation se construisent encore dans la relation qui s’établit entre, d’une part, la structuration, notamment la hiérarchisation, d’un champ de représentation et, d’autre part, la division du travail de représentation qui s’y développe. Clément Arambourou analyse l’exemple d’une femme médecin, chef d’une unité du CHU Bordelais, devenue conseillère municipal, conseillère générale, députée, puis ministre déléguée, chargée des personnes âgées et de l’autonomie. Dans le cours de sa carrière politique, elle s’est spécialisée dans les questions du vieillissement, de la dépendance, de la précarité professionnelle des femmes, des identités de genre, des transsexualités, et de la place de la femme dans la cité. On comprend alors le lien qui s’établit entre ses expériences de femme et de médecin et ses prédispositions à intervenir sur certains sujets politiques. Mais ses interventions sont aussi inséparables d’une division et d’une hiérarchie du travail de représentation qui réservent aux occupants des positions (relativement) plus basses dans les univers politiques – par exemple les moins titrés, les nouveaux élus et/ou les femmes – les questions relativement moins prestigieuses dans la hiérarchie des domaines d’intervention politique, par exemple la hiérarchie des commissions parlementaires ou des départements ministériels, qui s’établit à un moment donné. Il ne suffit pas, par exemple, que des parlementaires s’intéressent à certains domaines de l’action publique pour qu’ils/elles puissent siéger dans la commission spécialisée où ces domaines sont débattus et pris en charge. Dans la mesure où l’appartenance à une telle commission est recherchée, il faudra posséder et faire valoir des titres politiques suffisants pour l’emporter sur les prétentions concurrentes.
14L’enjeu de la reconnaissance de la prétention à parler au nom d’une ou de plusieurs catégories conduit, ou peut conduire, à développer aussi des activités de représentation de la représentation14. Dans cette perspective, le candidat à la représentation s’efforce d’apporter des « preuves » de son intérêt pour ceux dont il prétend porter la parole et les attentes. La capacité ou, souvent, l’imputation d’une capacité, à résoudre les difficultés de ceux que l’on prétend représenter est certainement la preuve la plus décisive, mais aussi la plus difficile à produire, notamment à mesure que s’accroît l’hétérogénéité du « groupe » « représenté » et les difficultés de ses « membres », relativement aux moyens limités que les représentants peuvent mobiliser. De manière plus indirecte, et avec des résultats plus incertains, les manières d’être des candidats à la représentation servent souvent d’indice déchiffrable pour les personnes concernées qui cherchent à apprécier la réalité des manifestations d’intérêt à leur égard. La représentation (au double sens de manière de se représenter et de mise en scène) de la représentation s’opère donc du côté des représentants, mais aussi du côté des représentés.
15La présentation individuelle ou collective de soi est du même coup un enjeu important pour toutes les entreprises de représentation. Sans doute difficile à contrôler dans son intégralité, elle est pourtant l’objet d’une attention et d’efforts souvent soutenus pour renforcer la plausibilité des liens revendiqués entre les candidats à la représentation et ceux qu’ils se proposent de représenter. Le travail de présentation des représentants est en ce sens une composante sensible de l’activité de représentation. Les « représentants » comme les « représentés » putatifs ont recours aux mêmes « ethnométhodes » pour apprécier la plausibilité des prétentions à la représentation. Les plus communes sont des tests de proximité, de ressemblance, de compétence et/ou de capacité. C’est l’une des raisons pour lesquelles beaucoup de candidats à la représentation s’efforcent (individuellement et/ou collectivement) de mettre en avant des éléments susceptibles d’attester leur rattachement, et donc leur attachement, au « groupe » dont ils recherchent le soutien, ainsi que leur efficacité potentielle ou avérée dans la défense de ses « membres ». Ces stratégies – car il s’agit bien en ce cas de stratégie, même si elles ne sont pas nécessairement explicitement calculées de part en part – sont variables sous divers rapports. Elles dépendent notamment des attentes en matière de preuve qui existent à un moment donné15. Christian Le Bart montre que certains représentants « politiques » prennent parfois la plume pour exposer leurs projets ou leurs accomplissements personnels, mais aussi pour donner à voir une identité (individuelle) idéale. Dans un contexte démocratique, l’identité (individuelle ou collective) idéale repose sur une forme d’effacement de soi par la mobilisation d’un ou plusieurs éléments communs aux membres du groupe ou/et dont les membres du groupe s’accordent à reconnaître l’excellence. Les partis communistes ont déployé dans le passé beaucoup d’efforts pour poser les conditions, mais aussi pour administrer des preuves multiples du bien-fondé, de leur prétention à être « le parti de la classe ouvrière », à commencer par l’invention et l’imposition de principes de sélection des cadres, mais aussi par la mise en scène de dirigeants issus des rangs ouvriers, sélectionnés en raison de leurs mérites politiques, mais continuant à vivre aux milieux des leurs, dans des cités ouvrières, avec des revenus et des styles de vie analogues à ceux des autres ouvriers16. C. Le Bart observe que, dans le passé, la référence à l’attachement censément partagé aux « racines » et aux « petites patries », ou au modèle, supposé universellement reconnu, du « bon élève », étaient les formes les plus courantes de promotion de soi des acteurs politiques. Il soutient que la médiatisation, la personnalisation et la présidentialisation des pratiques politiques, ont favorisé l’imposition d’un nouveau modèle du représentant, centré sur la banalité sociologique, avec des autoportraits en personnalité attachante et proche, aimant le foot, la moto, les carottes râpées et la « star académie ».
16Le test de la « représentation miroir » est l’un des plus communément pratiqués17. Il est lui aussi socialement construit et soumis à des évolutions. Il a fallu par exemple qu’un espace de la cause des femmes s’institue progressivement18 pour que se développe le souci généralisé de la représentation des femmes, par exemple dans les institutions publiques et les partis politiques19, mais aussi dans les conseils d’administration des grandes entreprises économiques. La tendance à l’augmentation du nombre et de la proportion « de femmes », à divers niveaux, dans la plupart des institutions représentatives, doit beaucoup à l’action des militantes pro-parité en faveur de l’égalité, notamment politique, des genres (C. Arambourou)20. La construction en cours d’une cause des « minorités visibles » issues de l’immigration est à l’origine d’une préoccupation en faveur d’une représentation de la « diversité21 ». Inversement, le souci de la représentation des milieux populaires et, en particulier, de la « classe ouvrière », qui avait été historiquement développé, dans et par divers secteurs sociaux, notamment par les composantes syndicales et partisanes du mouvement ouvrier, a été progressivement déconstruit, sous l’effet d’un ensemble complexe de transformations qu’il serait trop long de recenser ici. Ces conceptions de la représentation miroir pèsent sur les stratégies des entreprises individuelles ou collectives de représentation. La femme politique dont l’exemple est analysé par C. Arambourou, valorise son genre dans son travail de représentation22. Elle met en scène les attributs domestiques de la féminité dans son « blog de fille ». Elle les mobilise pour marquer sa différence avec ses adversaires locaux, issus du personnel politique masculin traditionnel, et aussi dans sa lutte contre ses adversaires politiques nationaux quand elle oppose les manières de se comporter des « femmes du Parti socialiste », heureuses de leur élection et prévenantes à l’égard du personnel de l’Assemblée nationale, aux élues de l’UMP, d’abord soucieuse de leur téléphone de fonction. Valentin Behr et Sébastien Michon montrent dans le même sens que ceux qui décident de la composition des gouvernements sont soucieux de leur représentativité. Ils prennent soin par exemple de longue date de « représenter » en leur sein des parlementaires des divers courants politiques de la majorité et de diverses régions. Une attention à la « présence » de « femmes », de « jeunes » et de « personnes issues de la diversité » est perceptible dans la période récente. En revanche, la question de l’étroitesse du recrutement « social » des élites gouvernementales n’est que rarement posée dans le débat public, sauf dans quelques-unes de ses marges. Ces points de focalisation sont observés et discutés, notamment par les médias, même si les médias ne font que répercuter et prolonger les revendications de représentation de divers mouvements sociaux. La force sociale de ces perceptions et jugements sélectifs incite ceux qui disposent d’un pouvoir sur les nominations à se conformer plus ou moins à diverses attentes de représentation qui s’imposent progressivement comme des impératifs de représentativité.
17Toute entreprise de représentation doit administrer des « preuves » de sa représentativité. Ces preuves sont notamment produites, mais peuvent venir à manquer, dans les nombreuses épreuves, institutionnalisées ou pas, qui jalonnent leur activité23. Les élections sont une épreuve de représentativité parmi d’autres. Dans un contexte démocratique, leurs verdicts sont investis d’une force particulière, comme on le voit, exemple parmi beaucoup d’autres, quand on observe une manifestation d’élus (S. Dechezelles et M. Olive). Cette représentation théâtrale24 d’un collectif d’élus arborant leur écharpe tricolore, retient « naturellement » l’attention des médias. Dans ce cas particulier, il n’y a pas de polémiques et de batailles de chiffres sur la mesure du nombre de manifestants, comme c’est le cas avec les cortèges de rue, dès lors qu’ils sont interprétés comme des « manifestations » ou (en anglais) des « démonstrations » d’une prétention à la représentativité. Leur élection au suffrage universel clos par avance toute controverse sur leur prétention à parler au nom de leurs communes et de leurs habitants. Mais, même si elles sont dotées d’une force particulière, les élections ne sont qu’une épreuve de représentativité parmi d’autres. La représentativité peut être revendiquée et (plus ou moins) accordée en l’absence de test électoral. Les distributions statistiques des enquêtes d’opinion publiées dans les médias, le nombre des adhérents, des manifestants, des participants à une réunion publique, des téléspectateurs qui suivent une émission consacrée à une personnalité politique, le volume des financements collectés par un candidat à une élection, l’accès à des positions officielles dans des institutions représentatives, sont des instruments de « mesure » de la représentativité, et donc des épreuves, qui peuvent se cumuler, se substituer les uns aux autres ou se contredire. Une entreprise de représentation peut donc se voir couronnée de « succès » autres qu’électoraux. Les organisations « étudiantes » peinent à rassembler des adhérents et des électeurs (cf. J. Le Mazier, J. Testi et R. Vila). Elles cherchent d’autres éléments de preuve de leur « représentativité » dans la reconnaissance par les organisations syndicales représentatives de salariés ou par les pouvoirs publics, par exemple sous la forme de sièges dans une institution « représentative », comme le Conseil Économique, Social et Environnemental. Comme si la « représentativité » pouvait magiquement se transmettre d’organisation ou d’institution à organisation. La prétention à la représentativité se joue à l’occasion de ces multiples épreuves. Du fait de l’importance de l’enjeu, chaque épreuve se prolonge par des luttes sur l’interprétation de ses résultats. Même assortie de chiffres, la « mesure » déclenche quasi inévitablement des débats et des polémiques sur sa valeur et sa signification. Les polémiques sur le nombre des manifestants, sur les significations « véritables » des votes, sur les « messages » envoyés par les électeurs ou les manifestants, et sur la validité des sondages, sont des exemples de ces polémiques. Il est rare qu’une interprétation commune s’impose et que l’épreuve fournisse ainsi un « résultat objectif ».
18En dépit de ces ambiguïtés, la réussite ou l’échec aux épreuves de représentativité conditionne le capital de confiance et de crédit des entreprises de représentation. Ce capital est une variété de capital symbolique25. Comme tout capital symbolique, il est labile, incertain et difficile à objectiver. Il repose sur la croyance et sur les innombrables opérations individuelles et collectives par lesquelles des individus – ici des « représentés », mais aussi des observateurs médiatiques, des partenaires alliés ou des pouvoirs publics – accordent, ou sont censés accorder, dans certaines limites et conditions bien difficiles à recenser, à d’autres individus – ici des « représentants » –, les pouvoirs que ces derniers revendiquent pour parler au nom et à la place des membres du groupe. Le capital de confiance qui fonde la représentation est « mesurable », on l’a dit, à l’occasion des épreuves toujours ambiguës de représentativité. Comme toute espèce de capital, il peut être accumulé, notamment par le travail de représentation. Il peut se dévaluer et doit être entretenu. Il peut aussi se transmettre. Le capital politique est l’espèce particulière de capital de confiance dont les représentants socialement définis comme « politiques » et agissant dans des espaces de compétition également considérés comme tels, sont censés bénéficier.
19La représentation repose sur un échange. La prise en charge des aspirations et des intérêts des membres d’un « groupe » se développe à mesure que des membres du groupe accordent ou paraissent accorder leur confiance à ceux qui se proposent de les représenter, et aussi à mesure que d’autres acteurs individuels ou collectifs extérieurs valident les revendications et imputations de confiance. La confiance est une forme de « prêt symbolique » dans la mesure où les membres du groupe qui l’octroient, ou qui sont censés l’octroyer, n’exigent pas le plus souvent une contrepartie immédiate, et allouent donc une sorte de crédit pour laisser aux représentants le temps et les marges de manœuvre pour déployer leurs activités au service des membres du groupe. Cet échange est asymétrique dans la mesure la contrepartie des engagements plus ou moins avérés en faveur du groupe consiste en une autorité à parler au nom et à la place du groupe, c’est-à-dire en un pouvoir sur le groupe26. Ce caractère asymétrique est renforcé par les obstacles qui s’opposent à toute contestation éventuelle de ce pouvoir. Il faut en réalité se lancer dans une entreprise concurrente pour être en mesure de contester la légitimité à parler au nom du groupe.
20Ces échanges sont historiquement construits et stabilisés. Produit d’un processus de différenciation et de professionnalisation, le travail de représentation est affecté par les intérêts propres des représentants tels qu’ils se structurent dans les luttes qui se développent dans les espaces de compétition pour la représentation. Dans ces espaces, les entreprises de représentation s’efforcent de mobiliser de la manière la plus extensive et construisent des intérêts généraux abstraits, qui ne correspondent jamais exactement avec les intérêts pratiques individuels, plus ou moins hétérogènes et dispersés, des membres du groupe qu’elles cherchent à unifier. L’activité de représentation produit ainsi des effets de déconcertement et de mise à distance et des stratégies de retrait d’une partie de ceux qu’elle cherche à intéresser. Ces effets sont renforcés dans le cas particulier des entreprises politiques, qui dans une logique d’agrégation d’attentes encore plus composites, produisent des intérêts d’un niveau d’abstraction encore supérieur, dans la logique des luttes proprement politiques. Toute représentation est une transfiguration plus ou moins prononcée des préoccupations qu’elle prend en charge27, mais l’effet de métamorphose est sans doute maximum dans le cas des représentations « politiques ». C’est la raison pour laquelle une partie du ou des publics que les entreprises politiques tentent d’intéresser et de mobiliser demeurent indifférente à leur égard et se sent (et se déclare) incompétente pour les départager. Les relations d’échange constitutives des liens de représentation ne concernent donc pas nécessairement l’ensemble des membres des groupes supposés intéressés. Une partie se tient à l’écart et d’autres peuvent se mobiliser dans l’incompréhension et le malentendu, parfois contre « leurs » représentants proclamés, spécialement lorsque les transactions présentent un caractère « politique ». Quand elle advient, la résolution à s’engager dans l’échange est souvent inégale28. Elle peut reposer sur des attentes communes et/ou variables29. Elle peut être soumise à des sollicitations concurrentes dans les espaces de luttes qui opposent les entreprises de représentation. Elle peut varier dans le temps et doit être constamment entretenue, travaillée et réactivée par les représentants. Ces échanges incertains et précaires reposent sur divers facteurs, notamment des affinités de dispositions diversement fondées30, le travail de représentation accumulé, la production des « preuves » de « commune appartenance » et de dévouement aux intérêts du groupe, et rattachement de membres du groupe à leurs représentants.
21Ce capital de confiance et de crédit est source de profits actuels ou escomptés pour les partenaires. Du point de vue de certains représentés, la confiance accordée aux représentants est gagée par le travail fourni ou espéré en leur faveur. Pour les représentants, c’est le volume (diversement « attesté » ou supposé) de ces opérations de crédit qui donne du « poids » et de la force dans les espaces de représentation et au-delà31. Le capital de confiance constitue l’espèce spécifique de capital dont la distribution structure les rapports de force au sein d’un espace de représentations. Il donne des titres à parler, des accès aux médias, à diverses arènes, à des lieux de pouvoir et à des postes politiques à ceux qui peuvent s’en prévaloir avec succès. Certains de ces postes peuvent donner du pouvoir sur des instruments de pouvoir, notamment politique. Leur occupation ouvre des possibilités de maintenir ou d’élargir les avantages obtenus pour les membres du groupe représenté, et donc de consolider, voire d’élargir, le capital de confiance dont bénéficient les représentants. On comprend le souci constant des organisations représentatives, à l’exemple des organisations étudiantes, patronales ou paysannes analysées dans cet ouvrage, de se faire coopter par les dirigeants de diverses institutions pour accéder à des instances consultatives ou de codécision. Les représentants élus ont accès à des services administratifs, des hauts fonctionnaires, des experts, et des dirigeants d’entreprise (S. Dechezelles et M. Olive). La multipositionalité des représentants permet encore d’augmenter leur capital de relations et de le mobiliser, le cas échéant, pour accéder à des ressources stratégiques, par exemple juridiques, fiscales, financières, techniques, d’expertise. Dans la mesure où il est juridiquement possible, le cumul des mandats représentatifs est une stratégie d’accumulation du capital de confiance.
22Le travail « externe » en direction des « représentés » n’est donc qu’un élément du travail de représentation. Il est complété par un travail « interne » en direction et au sein des milieux institutionnels. De même, le capital de reconnaissance « externe » que les membres du groupe « représenté » accordent, et/ou sont censés accorder, à leurs représentants, est complété et renforcé par un capital de reconnaissance « interne » aux milieux représentatifs institutionnels. Le capital de confiance, donc de représentativité, individuel ou collectif, est la somme de ces « reconnaissances » internes et externes. La dimension hétéronome de la prise en charge des intérêts externes, nécessairement affectée par les réactions des intéressés, est complétée par une dimension plus autonome, qui résulte de l’action en direction des institutions partenaires, et donc en direction des pairs, également engagés dans diverses actions de représentation, éventuellement concurrentes32. Le capital politique, par exemple, se constitue et se donne à voir, non seulement à travers les épreuves, ou mieux, les interprétations des épreuves, « externes », mais aussi à travers les épreuves internes aux milieux politiques que sont, entre autres exemples, les élections à des postes de responsabilité dans des institutions représentatives ou dans les organes dirigeants des partis, les investitures électorales, ou les nominations dans des fonctions exécutives, par exemple au sein des gouvernements. La part relative du capital de confiance externe et du capital de confiance interne est variable. On observe que dans le cas particulier de la représentation du patronat européen, c’est principalement dans ses relations avec les Directions Générales de la Commission Européenne que l’UNICE/Businesseurope se construit, apparemment avec succès, comme organisation représentative du patronat européen. Les chapitres de cet ouvrage consacrés à la représentation des paysans européens ou des étudiants français suggèrent dans le même sens le caractère déterminant des actions en direction des « pairs » en représentation, et donc l’autonomie relative de l’activité des entreprises de représentation.
23Les représentants doivent donc sans cesse cumuler présence sur le « terrain » en direction de ceux qu’ils s’efforcent de représenter, et dans tous les autres lieux où ils interviennent pour faire valoir les intérêts qu’ils prennent en charge. Ainsi, les parlementaires européens agissent au sein de plusieurs espaces institutionnels, politiques et partisans, européens, mais aussi nationaux et locaux (S. Michon). Un tel cumul de charges et de responsabilités suppose que chaque acteur puisse mobiliser des collaborations. Willy Beauvallet observe un renforcement des équipes autour des élus nationaux. Les parlementaires bénéficient de l’aide d’un secrétariat, d’un-e assistant-e local-e, d’un-e chargé-e de communication, d’attaché.e.s parlementaires et d’un-e directeur-trice de cabinet. Ils ou elles font parfois appel à des stagiaires, à des membres de l’entourage familial et amical, certains étant rémunérés et d’autres pas. Quand le ou la parlementaire cumule des mandats, il ou elle bénéficie de l’appui du personnel de l’exécutif local. W. Beauvallet ajoute que les groupes parlementaires ont également augmenté le nombre de leurs collaborateurs, jusqu’à cinquante pour le groupe Socialiste Républicain et Citoyen. Quand ils appartiennent à une coalition majoritaire, certains peuvent également prendre appui sur le secrétariat administratif des commissions.
24L’activité de représentation, notamment des acteurs « politiques », est donc de plus en plus collective. La tendance est avérée pour toutes les organisations, spécialement pour celles dont l’emprise sur leurs membres est plus développée, par exemple davantage en moyenne à gauche qu’à droite. Mais les entreprises collectives de représentation sont aussi des confédérations ou des fédérations d’entreprises individuelles. Elles sont plus ou moins souples selon les disciplines internes, donc de manière plus marquée à droite qu’à gauche, et aussi selon le volume de crédit et de ressources propres dont dispose chaque entreprise individuelle.
25Le cumul des charges et responsabilités et les multi appartenances impliquent des arbitrages qui sont aussi fonction des ressources de chaque acteur et de ses chances de se faire entendre dans les diverses arènes au sein desquelles elle/il intervient. L’enquête de Cécile Vigour recense en ce sens deux modes d’implication privilégiés des parlementaires. Certains élus donnent la primauté au travail parlementaire et d’autres préfèrent leur mandat de Maire à celui de député. Ceux qui ont des positions de pouvoir au Parlement préfèrent leur mandat parlementaire, alors que ceux qui pèsent peu à l’Assemblée nationale préfèrent leur mandat de Maire. Les députés qui privilégient leur mandat local estiment qu’ils doivent davantage leur élection à leur notoriété qu’à leur étiquette. Ils se considèrent d’abord comme des représentants de leur circonscription et de leurs électeurs, et ils se vivent comme delegate, dépendant de leurs mandants, plus que comme trustee, agissant plus librement pour le compte et à la place de ceux qu’ils représentent.
26On comprend qu’un tel cumul d’activité soit chronophage et ce d’autant plus que le capital de représentativité augmente. L’un des résultats originaux de cet ouvrage est l’attention accordée au travail, notamment au volume et au temps de travail, des représentants « politiques ». L’enquête de R. Lefebvre décrit de manière saisissante la course perpétuelle et compulsive après le temps, les excès de dossiers, de rendez-vous, de soucis, de requêtes, de courriers, de repas et de déplacements, les sacrifices au détriment des vacances et de la vie de famille des élus cumulants. Laurent Godmer et Guillaume Marrel ouvrent de nouvelles pistes d’enquête avec leur analyse pionnière de l’agenda électronique et de l’emploi du temps d’une élue régionale. Ils confirment le caractère trépidant de la vie quotidienne d’élus qui sont en représentation permanente. Là encore, l’activité politique se paie de sacrifices de la vie de famille. En l’état de la division des tâches entre les genres, de telles conditions de travail font obstacle à la féminisation du personnel politique. L’exemple de l’élue régionale analysé dans leur chapitre confirme que les femmes qui parviennent à entrer dans les cercles politiques sont dans une situation familiale – dans son cas une situation de célibataire sans enfant – qui ménage une disponibilité suffisante pour faire face aux charges de la représentation. Le temps consacré aux divers aspects du travail de représentation est une indication de son degré d’autonomie. On apprend en ce sens que les trois quarts du temps de cette vice-présidente d’un Conseil régional sont consacrés à « l’action publique » et aux pilotages des politiques publiques, contre un quart pour les activités considérées comme « politiques » (politics). S’agissant des interactions avec les diverses catégories de partenaires, les contacts avec les élus entrent pour 26 %, contre 25 % avec les acteurs associatifs, 23 % avec des fonctionnaires, contre 9 % avec des militants et 5 % avec le « public ». Dans ce cas particulier, la dimension autonome interne de l’activité de représentation l’emporte à nouveau largement sur la dimension hétéronome externe.
27Les univers institutionnels au sein desquels se déploient les activités de représentation sont hiérarchisés. S. Dechezelles et M. Olive soulignent par exemple les inégalités qui séparent les élus des petites communes, qui exercent souvent un mandat unique à l’écart des partis politiques, des dirigeants des villes centres, qui sont souvent députés ou sénateurs-maires, et qui disposent d’accès divers aux services de l’État local et central, à la haute fonction publique, à des experts et au patronat local. C. Vigour souligne dans le même sens que l’espace parlementaire est également structuré par des divisions hiérarchiques, sans doute moins visibles, mais aussi prégnantes, que les oppositions partisanes, politiques et idéologiques. Au sommet, certains parlementaires occupent des positions de pouvoir au sein de leur assemblée, des commissions permanentes et des groupes parlementaires. Ce sont surtout des hommes, âgés, élus de longue date, et parfois héritiers d’un capital politique familial. Ils font état d’un sentiment de liberté et d’indépendance et d’une capacité d’influence dans l’exercice de leur mandat. Au bas de la hiérarchie, des parlementaires du rang, backbenchers, souvent nouveaux élus, notamment des femmes, sans responsabilité dans les organes de pouvoir de l’institution, se sentent tenus par diverses disciplines et n’ont pas le sentiment de pouvoir orienter les décisions.
28L’activité de ces univers institutionnels de représentation est pour une part orientée par ces clivages spécifiques autonomes. S. Dechezelles et M. Olive observent des affrontements ponctuels, comme celui qui oppose les élus qui sont intéressés au tourisme vert et ceux qui sont liés à la filière éolienne industrielle, et des luttes plus générales, notamment celles qui mettent aux prises les représentants des petites communes et des métropoles. Ces divisions ne recoupent pas les luttes partisanes et en sont même relativement indépendantes. Elles sont le produit de positions inégales dans les espaces de luttes entre les entreprises de représentation et de rivalités et d’alliances pour acquérir du pouvoir sur des instruments de pouvoir. Les heurts et les coopérations concernant les usages diversifiés de l’espace et des paysages, pour la maîtrise des sols, des financements et des ressources fiscales, ou à propos de l’emprise sur les projets d’aménagements, par exemple les parcs éoliens, se font au nom et pour le compte des populations représentées. Mais c’est aussi le capital de crédit des représentants qui est en jeu dans ces luttes autonomes entre pairs. La force au jeu dépend du volume des soutiens dont les protagonistes sont censés bénéficier. C’est par exemple la taille des populations représentées qui distingue les « grands » des « petits » élus. Mais ces inégalités de taille commandent des inégalités d’accès à des positions institutionnelles, et à des réseaux d’alliés et de partenaires (administrations, experts, représentants d’intérêts spécialisés) qui les renforcent. Comme toujours, le capital va au capital. Dans le cas présent, le capital de représentativité « externe » va au capital de représentativité institutionnalisé et réciproquement. La part de l’engagement dans les jeux internes et le poids de la dimension autonome de l’activité de représentation semble même à augmenter avec le capital de crédit des entreprises de représentation.
Notes de bas de page
1 En sens inverse, Bourdieu P., « La représentation politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 36/37, février/mars 1981, p. 3-24.
2 D’Arcy E, La Représentation, Paris, Economica, 1983, 250 pages. Plus récemment, « La représentation politique », Raisons politiques, 50, mai 2013.
3 La compétition porte non seulement sur la reconnaissance de la légitimité de la prétention à représenter, mais aussi sur la délimitation du groupe représenté et des intérêts qu’il convient de défendre. En ce sens, Corcuff P., « Le catégoriel, le professionnel et la classe », Genèses, 3, 1991, p. 35-72.
4 Il faudrait s’intéresser de plus près aux multiples relations qui s’établissent entre les entreprises de représentation et l’État, analysé sous le rapport des multiples voies de son emprise (en ce sens, Bourdieu P., Sur l’État, Paris, Le Seuil, 2012, 663 pages). Les entreprises de représentation sont « étatisées » de multiples manières. En ce sens, elles comportent toutes des dimensions « politiques », en dépit de stratégies de labellisation alternatives.
5 Je m’inspire évidemment ici de Weber M., Economie et société, Paris, Plon, 1971, (1956), notamment p. 55.
6 Cette question doit beaucoup à Boltanski L., Les cadres. La formation d’un groupe social, Paris, Éditions de Minuit, 1982, 523 pages. Voir aussi Bourdieu P., « Espace social et genèse des « classes » », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/53, juin 1984, p. 3-15 ; Guillemin A., « Pouvoir de représentation et constitution de l’identité locale », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/53, juin 1984, p. 15-17.
7 Pour un exemple en ce sens, voir Roger A., « Représenter les pauvres. Construction et gestion des clientèles politiques dans une métropole roumaine », Politix, 92, 2010, no 4, p. 31-51.
8 Voir aussi Le Bart C., Lefebvre R. (dir.), La Proximité en politique. Usages, rhétoriques, pratiques, Rennes, PUR, 2005, 305 pages.
9 Sawicki R, Les Réseaux du Parti socialiste. Sociologie d’un milieu partisan, Paris, Belin, 1997, 335 pages.
10 J’ai développé et cherché à étayer ce point in « Les logiques du recrutement politique », Revue française de science politique, 30, février 1980, no 1, p. 5-45 ; Enjeux municipaux. La constitution des enjeux politiques dans une élection municipale, Paris, PUF, 1984, notamment p. 245 sq., (avec P. Lehingue) ; « Detours to Modernity : Long-Term Trends of Parliamentary Recruitment in Republican France 1848-1999 », inBest H., Cotta M. (ed.), Parliamentary Representatives in Europe 1848-2000 Legislative Recruitment and Careers in Eleven European Countries, Oxford, Oxford University Press, 2000, p. 88-137, (avec H. Best).
11 Cf. ma présentation du débat théorique sur cette question in Les professionnels de la politique, Paris, PUF, 1973, 98 pages. La référence majeure demeure Schumpeter J., Capitalisme, Socialisme et Démocratie, Paris, Payot, 1967, (1942).
12 Pour un exemple de sortie du groupe du fait de l’activité de représentation du groupe, ici la paysannerie, voir Maresca S., « La représentation de la paysannerie. Remarques ethnographiques sur le travail de représentation des dirigeants agricoles », Actes de la recherche en sciences sociales, 38, mai 1981, p. 3-18.
13 Pour un exemple en ce sens, cf. mon article « Des penchants vers les ultra-droites », inCollovald A., Gaïti B. (dir.), La Démocratie aux extrêmes. Sur la radicalisation politique, Paris, La Dispute, 2006, p. 223-243.
14 B. Lacroix note à juste titre que « la Représentation » est aussi et irréductiblement le système des raisons qui justifie la délégation. Cf. sa « Conclusion », ind’Arcy F. (dir.), La représentation,
op. cit., p. 181.
15 Voir en ce sens Neveu E., « Métier politique : d’une institutionnalisation à une autre », inLagroye J., (dir.), La Politisation, Paris, Belin, 2003, p. 103-121. Également LeGrignou B., Neveu E., « Intimités publiques Les dynamiques de la politique à la télévision », Revue française de science politique, 43, no 6, décembre 1993, p. 940-969.
16 En ce sens, parmi de nombreux travaux, Kriegel A., Les Communistes français, Paris, Le Seuil, 1968, 320 pages ; Pudal B., Prendre parti Pour une sociologie historique du PCF, Paris, Presses de la FNSP, 1989, 329 pages ; Pennetier C., Pudal B. (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002, 368 pages, notamment « l’avant-propos, La volonté d’emprise », et le chapitre 9 « Les autobiographies des « fils du peuple » », rédigés par C. Pennetier et B. Pudal.
17 Pour une analyse de l’exemple des perceptions de femmes en campagne électorale, notamment dans les médias, cf. Dulong D., Matonti F., « L’indépassable « féminité » La mise en récit des femmes en campagne », inLagroye J., Lehingue P., Sawicki F. (dir.), Mobilisations électorales Le cas des élections municipales de 2001, Amiens, PUF/CURAPP, 2005, p. 281-303.
18 Bereni L., « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes », inBard C., Les Féministes de la 2e vague, Rennes, PUR, 2012, p. 27-41.
19 Catherine Achin a souligné le lien entre le poids des organisations de femmes au sein des partis politiques allemands et la féminisation de leurs personnels politiques inAchin C., Le Mystère de la chambre basse. Comparaison des processus d’entrée des femmes au Parlement France-Allemagne 1945-2000, Paris, Dalloz, 2005, 637 pages.
20 Achin C. et al., Sexes, genre et politique, Paris, Economica, 2007, 184 pages.
21 Fassin E., « Les couleurs de la représentation. Introduction », Revue française de science politique, 60, no 4, 2010, p. 655-662 ; Avanza M., « Qui représentent les élus de la « diversité » ? Croyances partisanes et points de vue de « divers » », Revue française de science politique, 60, no 4, 2010, p. 745-767.
22 Dans le même sens, D. Dulong, « Des actes d’institution d’un genre particulier. Les conditions de légitimation des femmes sur la scène électorale (1945 et 2001) » inLagroye J. (dir.), op. cit., p. 425-443.
23 J’ai développé ce point dans La Démocratie représentative, Paris, Montchrestien, 1re ed 1993, p. 39 sq. ; « Gouvernabilité et transformations structurelles des démocraties », in La gouvernabilité, Paris, PUF-CURAP P, 1996, p. 249-273. Une source d’inspiration a été l’ouvrage Boltanski L., Thévenot L., Les Économies de la·grandeur, Paris, PUF, 1987, 361 pages. Voir aussi Lehingue P, « Mais qui a gagné ? Les mécanismes de production des verdicts électoraux (Le cas des scrutins municipaux) », inLagroye J., Lehingue P, Sawicki F. (dir.), Mobilisations électorales, op. cit., p. 323-360.
24 En ce sens, Champagne P, « La manifestation. La production de l’événement politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/53, juin 1984, p. 19-41.
25 Bourdieu P., « La représentation politique », art. cit.
26 Voir en ce sens Bourdieu R, « La délégation et le fétichisme politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 52/53, juin 1984, p. 49-55.
27 Collovald A., Gaïti B., Gaxie D., Lehingue P., Poirmeur Y., Le « social » transfiguré – Sur la représentation politique des préoccupations « sociales », Paris, PUF-CURAPP, 1990.
28 Les votes sont par exemple inégalement investis. Gaxie D., « Le vote désinvesti. Quelques éléments d’analyse des rapports au vote », Politix, no 22, 1993, p 138-164.
29 Il y a par exemple plusieurs manières de s’orienter à droite ou à gauche, ou en faveur d’un parti comme le Front national. Pour des analyses en ce sens, voir Gaxie D., « Droite ou gauche ? Usages et non-usages d’instruments courants d’orientation politique », inLe Digol C., Le Bohec J. (dir.), Gauche/droite. Genèse d’un clivage politique, Paris, PUF, 2012, p. 449-475 ; « Des penchants vers les ultra-droites », art. cit.
30 Gaxie D., Lehingue P, Enjeux municipaux, op. cit., notamment p. 245-256.
31 Les sources d’inspiration sont Bourdieu P., Questions de sociologie, Paris, Éditions de Minuit, 1980, notamment « Quelques propriétés des champs », p. 113 sq. ; plus récemment, Manet une révolution symbolique, Paris, Le Seuil, 2013, 776 pages ; « Théorie du champ », Actes de la recherche en sciences sociales, 200, décembre 2013, p. 5-37. Voir aussi les développements sur la cité civique et les épreuves de la grandeur in Boltanski L., Thévenot L., Les Économies de la grandeur, op. cit.
32 Il faudrait ici développer les enquêtes en raisonnant par analogie avec les conditions paradoxales de fonctionnement des champs scientifiques, au sein desquels le capital d’autorité dépend de la reconnaissance de pairs qui sont aussi des concurrents. Voir en ce sens Bourdieu P., « Le champ scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales, no 2-3, juin 1976, p. 88-104.
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