8. Pour une sociologie des auxiliaires politiques et parlementaires
L’exemple de l’Assemblée nationale
p. 163-178
Texte intégral
1Répéter que Parlement et parlementaires sont marginalisés dans le régime politique français finit par fonctionner comme un écran de fumée, conduisant à délaisser l’étude des échanges et usages multiples dont les assemblées parlementaires sont les lieu. L’intérêt pour ces institutions ne se résume pourtant pas à leur potentielle influence législative, faible sans être nulle. Outre qu’elles restent le lieu de multiples ajustements normatifs, elles jouent un rôle central dans la structuration du « monde politique » et la socialisation aux rôles et compétences politiques. Elles sont aussi des lieux essentiels de productions symboliques et d’accumulation des capitaux permettant l’accès aux échelons supérieurs des espaces politiques nationaux ou locaux1.
2Si les élus en sont le centre, les parlements abritent quantité d’autres acteurs dont le nombre et les statuts se sont considérablement étoffés ces dernières décennies avec la rationalisation croissante des activités politiques2. Ces personnels concourent directement aux activités de représentation et à leurs produits, tant matériels (les outputs législatifs) que symboliques (les prises de position) selon des modalités à chaque fois différentes selon leur statut et la position des élus qu’ils sont amenés à servir. Si les membres des cabinets ministériels3 ou les collaborateurs d’élus4 ont fait l’objet d’études fouillées ces dernières années, une partie des acteurs concourant à la construction de ces institutions et à leurs sous-espaces, tels les groupes politiques qui abritent plusieurs dizaines de salariés ou les administrateurs5, reste cependant méconnue. Peu d’études s’interrogent par ailleurs sur les relations que ces acteurs entretiennent entre eux ou avec les journalistes et groupes d’intérêt, la plupart des études centrées sur les assemblées n’y portant qu’un intérêt limité6. Cela conduit à se priver d’un angle d’analyse de l’activité politique elle-même, en laissant dans l’ombre les « ouvriers » du travail de sélection, d’uniformisation, de négociation et de mise en forme progressive qui est au fondement des prises de positions des élus. Cet angle mort masque enfin toute la logique des carrières autres que strictement électives que les assemblées contribuent à structurer dans l’ensemble du champ politique7. Collaborateurs d’élus, conseillers des groupes, conseillers parlementaires, représentants de groupes d’intérêt ne sont pas seulement des fonctions différentes, ce sont aussi, très souvent, des étapes différentes de trajectoires professionnelles de fait entremêlées8, mais qui s’opposent, de manière historique, entre elles et aux fonctionnaires de l’institution. La restitution de ces clivages et de ces tensions est en cela susceptible de renseigner sur le fonctionnement et la structuration sociale des espaces supérieurs de l’activité politique.
3Les institutions parlementaires se présentent donc comme des espaces complexes associant, outre les élus, une pluralité d’acteurs, selon des logiques qui ne se réduisent pas forcément à leur raison d’être théoriques (« servir l’élu, conseiller le groupe ») mais peuvent renvoyer à des objectifs propres, comme ceux fondés sur la volonté d’accroître une autonomie d’action ou d’acquérir diverses formes de crédit politique et/ou professionnel susceptible de faciliter l’accès à d’autres positions politiques9. En servant les élus, autrement dit, ces acteurs jouent aussi leur propre jeu, dessinant un champ de force dont les actes et prises de positions des élus sont en partie le produit10. L’activité d’un élu peut difficilement être appréhendée comme le fait d’un individu isolé. Elle est au contraire celle d’un collectif, dont les membres, détenteurs de ressources particulières, sont orientés vers des objectifs pluriels et potentiellement contradictoires. C’est ce que nous proposons de montrer ici en revenant, à partir du cas de l’Assemblée nationale (AN), sur la composition et les interactions entre trois groupes d’acteurs : les entourages d’élus11, les collaborateurs des groupes et les administrateurs12
Acteurs et auxiliaires du travail politique à l’AN
L’entourage salarié des élus
4L’élection génère des revenus grâce auxquels les élus peuvent recruter13, mais aussi équiper14 des personnes qui leur sont spécifiquement « attachées », constituant ainsi des équipes, certes très restreintes au regard de ce qui existe dans d’autres contextes et notamment aux USA15, mais dont la composition peut renvoyer à des profils et des situations de travail relativement différentes. La variété du poste dans les trajectoires sociales dessine en cela un tableau plus contrasté que ce qu’en disent les commentaires habituels sur cette activité16.
5« La/le secrétaire » constitue une première figure souvent rencontrée, plus fréquemment en poste en circonscription. Plus souvent une femme, moins doté en ressources scolaires que les autres collaborateurs, son travail repose sur les activités perçues comme les plus éloignées du travail proprement politique ou législégislatif : mise en forme des documents produits par les autres membres de l’équipe, suivi des rendez-vous, gestion d’éléments relevant de la vie privée du député, etc.
6« L’attaché-e local-e » est associé à l’importance que les élus portent aux activités de circonscription. Les logiques liées à la rétribution du militantisme17 ou des fidélités politiques locales sont déterminantes dans ce profil : il/elle est d’abord recruté pour sa capacité à entretenir l’insertion de l’élu dans son territoire. Gestion de l’agenda local, réception des administrés et préparation des interventions en leur faveur, suivi des relations avec les élus, les militants, les cadres du parti ou les représentants des intérêts existants dans l’espace public local : telles sont les fonctions premières de ce collaborateur18.
7Le troisième type de collaborateur correspond au « chargé-e de com » dont l’activité se concentre sur l’ensemble des procédures et supports assurant la mise en scène et la mise en récit de l’activité de l’élu. Blogs et lettres d’information, communiqués de presse et relations avec la presse locale, réseaux sociaux (dont Facebook et désormais Twitter) : ces supports dessinent autant d’espaces sur lesquels les acteurs ont la conviction qu’il est nécessaire d’exister, tant par le texte que par l’image. Ils requièrent cependant un temps considérable, justifiant du même coup de nouvelles formes de division du travail et offrant de nouvelles modalités d’investissement pour des collaborateurs aux profils plus hétérodoxes, sans doute moins souvent diplômés de science-po ou de droit mais pouvant justifier d’expériences militantes ou dans le secteur de la communication.
8Cas de figure le mieux connu et le plus étudié, « l’attaché-e parlementaire » reste donc un profil parmi d’autres, plutôt caractéristique des salariés positionnés à Paris mais dont l’activité reste polyvalente selon les configurations : secrétariat du bureau parisien, suivi de l’activité législative, préparation des questions écrites ou orales, rédaction de « notes », « d’éléments de langage », d’amendements ou de proposition de lois, etc. C’est d’une certaine façon le premier niveau du travail d’écriture politico/juridique caractéristique des auxiliaires politiques19. Plutôt jeune, souvent une femme20 elle/il est en général titulaire d’un diplôme de troisième cycle de droit ou de science politique21 même si ce sont ici les IEP de province ou les masters universitaires qui dominent, marquant en cela un clivage net avec d’autres fonctions politico-administratives pour lesquelles les anciens de Sciences-Ρο Paris sont, a priori, plus fortement représentés.
Un collaborateur de groupe interviewé à Paris, ancien collaborateur d’élu et diplômé (au master) de Science Po Paris explique ainsi, en relatant son parcours et les choix qui s’ouvraient à lui au sortir de la prep. ENA qu’il a effectué après Sciences Po : « Je ne savais pas trop quoi faire. J’étais plutôt service public et les boîtes de consultants qui recrutaient à ce moment ne m’intéressaient pas beaucoup. Assistant n’était pas très bien vu à Sciences Po, c’est un peu considéré comme la voie des loosers... » (Entretien, juin 2013)
9Plus âgé-e et plus souvent de sexe masculin que les figures ci-dessus, le/la « directeur-rice de cabinet » se distingue par une expérience professionnelle plus ancienne et des conditions de travail (autonomie, salaire, statut cadre22) plus valorisées. Avocat, fonctionnaire de catégorie A, cadre supérieur dans le privé, ancien (et futur) membre de cabinet ministériel, directeur de cabinet d’une collectivité locale, élu local de niveau intermédiaire (pour citer des cas de figure rencontrés), en poste à Paris ou en province, le directeur de cabinet circule dans tous les cas fréquemment entre les deux espaces. Il gère l’équipe parlementaire en maîtrisant la répartition des tâches entre les uns et les autres, assure la supervision directe du travail législatif, assure le portage de dossiers auprès du Gouvernement ou auprès des collectivités locales, autant d’éléments matérialisant la délégation d’autorité dont il bénéficie. Les tâches considérées comme les moins nobles (car les plus éloignés du travail parlementaire et des centres du pouvoir) sont au contraire renvoyées vers d’autres collaborateurs ou vers les équipes administratives des collectivités que les élus dirigent par ailleurs.
10L’unité des conditions juridiques (un CDI au nom du député) masque ainsi une forte diversité des profils, conditions de travail et pratiques réellement exercées. Bien que certains profils s’imposent numériquement sur d’autres, il est difficile, en théorie comme en pratique, d’appréhender ces collaborateurs comme une profession unifiée, ce dont témoignent précisément les difficultés à définir un véritable statut, les mobilisations incertaines du groupe ou encore les incertitudes fortes quant aux dénominations de la fonction23.
Les entourages non salariés
11Parallèlement aux collaborateurs employés à plein (ou mi-) temps directement par le, ou la, député, se distinguent d’autres acteurs dont les modalités étroites d’association aux élus renvoient à des logiques différentes.
12Les personnes rattachées à un autre cadre institutionnel en sont une première catégorie. C’est le cas des directeurs de cabinets des maires et présidents de Conseil général et régional ou encore des directeurs généraux des services (DGS) de ces différentes institutions24. C’est aussi le cas d’experts sectoriels aux statuts divers (administratifs, consultants...) avec lesquels l’élu a été amené à travailler par le passé au niveau local ou central25, qui le sollicitent ou qui sont régulièrement sollicités par lui. Bien qu’extérieurs, ils sont détenteurs de positions ou ressources déterminantes dans la configuration dont l’élu est à la fois le centre et le produit, interagissant de façon permanente avec les équipes plus spécifiquement parlementaires dans des logiques qui sont loin d’être toujours à l’avantage des « parisiens ». La maîtrise de l’agenda, la gestion d’une communication centralisée, la formulation d’une position sur un dossier donné, la maîtrise d’un certain nombre de contacts en circonscription ou dans les ministères, la gestion des interfaces avec les acteurs socio-économiques sont autant d’éléments structurant des relations tout à la fois coopératives et concurrentes.
Bien que chaque configuration soit spécifique et par conséquent difficilement généralisable, l’exemple suivant demeure une bonne illustration de ces logiques concurrentielles. La stagiaire d’un député par ailleurs maire d’une ville importante m’expliquait combien était déterminante, dans l’équipe de son élu, le DGS de la commune en question. C’est lui qui maîtrise et décide de l’agenda aussi bien localement qu’à Paris. C’est vers lui que sont redirigées les sollicitations dont l’élu est l’objet. C’est lui qui est en charge d’un certain nombre d’arbitrages à réaliser entre des priorités ou des incitations contradictoires. S’appuyant sur ses propres services de secrétariat, il marginalise complètement le collaborateur parisien dont les marges d’action sont très réduites et confinées à des fonctions d’exécution des directives transmises. Quant aux deux assistants locaux, et au directeur de cabinet de la Mairie, ils n’ont aucune activité parlementaire réelle, leur recrutement s’expliquant essentiellement par des logiques de rétribution de fidélités politiques locales. L’importance du mandat local dans l’activité générale du député-maire trouve ainsi son prolongement dans la configuration particulière de son entourage. (Notes de terrain, avril 2013).
13Les membres de la famille et de l’entourage amical de l’élu constituent une autre catégorie. Salariés ou non, on aurait tort de penser qu’ils ont une influence nécessairement résiduelle dans l’organisation concrète du travail politique et parlementaire, perturbant parfois fortement l’ordonnancement des équipes et la distribution des fonctions d’autorité, non sans provoquer des tensions d’autant plus vives qu’elles restent difficilement dicibles aussi bien par les salariés que par les services. Il importe autrement dit de ne pas négliger, dans certaines configurations, le poids des ressources familiales, de proximité et d’antériorité, qui permettent d’objectiver les interférences fréquentes entre sphères professionnelle (publique) et privée.
14Issu des modalités historiques d’institutionnalisation des fonctions d’assistanat26 l’association des proches permet d’abord de résoudre une partie des contradictions liées à la suractivité des élus qui les privent du temps susceptible d’être partagé avec leurs familles27. Il semble ensuite, que le fait de diriger vers les intimes une partie des avantages matériels ou financiers liés à l’occupation de mandats électifs relève d’une forme de rétribution, moins du militantisme que des sacrifices et du soutien consentis par les proches à l’activité politique, dans la mesure où celle-ci implique des investissements et des renoncements qui ont, des années durant, lourdement pesés sur les autres membres de la famille. Une troisième raison relève de la volonté de s’attacher les services de fidèles, en qui l’élu peut avoir une grande confiance en raison précisément de liens détachés de considérations exclusivement politiques ou salariales, plus poreuses aux manipulations ou défections.
15Ces pratiques témoignent aussi bien aux résistances au mouvement historique de professionnalisation de ces fonctions que de la continuité des effets associés à la patrimonialisation des mandats électifs28, dont une partie des élus associent les ressources à des revenus dont ils pourraient disposer à leur guise. Elles renvoient plus largement à l’économie d’activités politiques qui continuent de se présenter comme des « entreprises familiales » dans lesquelles sont enrôlés les proches29.
Les conseillers et assistants des groupes politiques
16Les collaborateurs rattachés aux groupes constituent un troisième ensemble d’acteurs étroitement associés aux pratiques politiques30. Au fondement de la dynamique de collectivisation des prises de positions internes à l’institution31, les groupes s’imposent comme des éléments centraux du travail parlementaire, incarnant et matérialisant, au moment des votes notamment, ce que sont concrètement une « majorité » et une « opposition ». Les prises de positions (discours, amendements, propositions de lois) recouvrent ainsi une dimension indissociablement collective et individuelle qui se met progressivement en forme au fil des échanges internes à ces espaces. Au sein des groupes s’opère par ailleurs la distribution d’une partie des biens politiques associés à la vie parlementaire, permettant aux élus d’exister, aussi bien aux yeux de leurs pairs que de leurs électeurs : positions internes (présidence et vice-présidence du Parlement et des commissions, questure) ; rapports et responsabilités législatives diverses sur les textes examinés (whips) ; soutien collectif aux amendements individuels ; distribution des temps de parole ; attribution de questions orales ; soutien à ou attribution de propositions de lois (PPL), etc.
17Ce travail de formalisation des positions collectives et de distribution sélective des « trophées » de l’activité parlementaire repose sur des agents directement salariés par les groupes politiques (jusqu’à près de 50 pour le groupe SRC) et assurant l’interface concrète entre plusieurs ensembles différenciés : les élus du groupe eux-mêmes (290 dans le cas du groupe actuellement majoritaire à l’ΑΝ) et leurs collaborateurs personnels ; les membres de l’administration parlementaire ; le Gouvernement, c’est-à-dire les multiples agents que ce terme recouvre ; le public et les médias à travers l’action déployée par le service de communication qui compte au groupe SRC jusqu’à 8 salariés.
18Parmi eux, se distinguent les agents en charge du suivi des textes législatifs significativement dénommés « conseiller-e-s », dans une dynamique de distinction/association assez nette vis-à-vis des « collaborateurs » de députés d’un côté, des « conseillers » ministériels de l’autre. Ils constituent le second niveau de traduction politico/juridique : traduction juridique des prises de positions politiques (par la production de PPL ou d’amendements) et traduction politique de données juridiques (par le biais des multiples « notes »). Harmonisation des positions collectives dans un contexte politiquement hiérarchisé, centralisation des amendements, répartition des temps de parole constituent autant de pratiques éminemment sensibles, tant ces dimensions sont au cœur des pratiques et stratégies des élus pour lesquels « amender, c’est exister32 ». Ils/elles assurent ainsi l’articulation concrète d’un ensemble de compétences à la fois techniques, procédurales et politiques indispensables à l’existence des groupes comme institutions dans l’institution, mais aussi à la visibilité des élus, notamment dans l’hémicycle.
19En situation d’opposition et donc en l’absence de disponibilité du secrétariat administratif des commissions, les collaborateurs des groupes bénéficient d’une position centrale puisqu’ils ne sont encadrés ni par les conseillers ministériels, ni par les administrateurs et qu’ils s’imposent dès lors comme les pivots de la « guérilla33 » mise en œuvre par le groupe. Cette configuration tend à faciliter les relations avec les élus et leurs équipes, l’espace d’action au regard des procédures et des possibles politiques étant maximal. En situation majoritaire, la situation est plus délicate. Alors que l’essentiel du travail législatif échoie aux administrateurs, les responsables du texte et conseillers ont pour mission première la « gestion politique » de la majorité (entretien septembre 2013), c’est-à-dire la mise en ordre du groupe et sa continuité comme entité majoritaire, sous supervision étroite des cabinets ministériels.
20Analogues de ce point de vue aux oppositions caractéristiques des collaborateurs d’élus, les polarisations dans les profils sociopolitiques de ces conseiller-e-s illustrent bien les tensions au cœur de ces fonctions, entre politisation et technicisation fonctionnelle. D’un côté, se trouvent les conseillers recrutés sur une base essentiellement technique, assise, la plupart du temps, sur un haut niveau de diplôme en droit, recrutés à l’extérieur de l’institution voir du monde politique34. D’un autre côté, se trouvent des personnes issues des rangs des collaborateurs d’élus et de fait « promus », par la hiérarchie administrative du groupe, au grade de « conseiller », souvent grâce à l’entregent des réseaux politiques constitués au fil des ans. Dans ce deuxième groupe, les profils sont plus généralistes et politiques que dans le précédent, du fait d’un recrutement associé aux positions qu’ils ont occupées dans l’appareil du parti, aux moments des élections ou dans l’institution elle-même35. Entre ces deux types de profils se dessine un clivage latent autour de conceptions du travail parlementaire et d’attentes de carrière partiellement différentes. L’entretien des fidélités politiques au fondement du recrutement des uns a en effet toutes les chances de s’opposer aux légitimités essentiellement techniques des autres.
Les administrateurs de l’Assemblée
21Le troisième cercle est celui des administrateurs ou administratrices de l’Assemblée. Si les fonctionnaires sont nombreux36 renvoyant à des métiers et des fonctions très diverses (gardiens surveillants, agents, chauffeurs, huissiers, etc.), le corps des administrateurs constitue le groupe le plus important au regard des fonctions remplies, aussi bien en ce qui concerne la gestion quotidienne de l’institution que l’accompagnement du travail législatif. Les administrateurs sont répartis à travers les différents secrétariats administratifs des commissions, au sein desquelles ils/elles accompagnent les élus dans les fonctions officielles dont ils héritent : organisation des réunions de commissions, écriture des rapports signés par les députés (législatifs, d’information), organisation et suivi des auditions réalisées par la commission ou les rapporteurs, assistance des rapporteurs en commission et dans l’hémicycle, etc. Ils assurent aux élus un appui technique et pratique essentiel au regard de la charge de travail qu’impliquent ces multiples activités dans un contexte d’accélération des rythmes parlementaires et de rareté du temps dont disposent concrètement les élus.
22Ces spécialistes du travail législatif bénéficient de la forte autonomie conférée par un cadre statutaire privilégié, leur assurant stabilité, indépendance et des conditions de vie très confortables ainsi qu’une réputation d’excellence rarement contestée quand bien même est, parallèlement, rarement questionnée la nature des dispositifs tout à la fois techniques et cognitifs qui guident leurs activités concrètes. Comment rédige-t-on, concrètement, un rapport de 150 pages ou plus en quelques jours sinon même quelques heures ? Comment sélectionne-t-on les personnes dont l’audition sera proposée aux députés ? Quelles représentations, techniques et savoir-faire sont engagés dans ce type de pratiques ?
23La position dominante des administrateurs dans l’institution – qui s’exprime concrètement dans un ensemble de dispositifs dont le plus marquant symboliquement est la présence du corps dans l’hémicycle, derrière le président et le rapporteur – semble par ailleurs reposer sur l’entretien d’une croyance dans la parfaite neutralité politique de ces agents, dont le travail se limiterait à un accompagnement technique qui n’empiéterait aucunement sur les arbitrages politiques dont les élus sont supposés rester, en toute circonstance, les maîtres absolus. De fait, à la différence des collaborateurs d’élus ou de cabinets, les administrateurs ne sont pas supposés être nommés ou recrutés sur des bases politiques. L’AN, tout comme le Sénat, nagent ainsi en permanence dans l’univers des croyances et pratiques associées à l’idéal wébérien d’une dissociation nette du politique et de l’administratif37. Cette « illusion bien fondée » (Durkheim) repose sur un ethos professionnel qui en assure la permanence et auquel s’astreignent les membres de cette administration, sous l’étroite surveillance des pairs : ne pas prendre part à une discussion d’ordre politique mais se borner à en prendre note ; veiller à entretenir une égale distance déférente avec l’ensemble des élus ; s’abstenir en tout état de cause de prises de positions politiques en interne comme en externe, ce qui implique d’une part de marquer une distance avec les catégories de travailleurs les plus politiques (collaborateurs d’élus et conseillers des groupes) et d’autre part de s’abstenir de tout engagement politique ou militant, tant la crédibilité du corps tout entier risque d’en être atteinte dans son essence même, par le soupçon d’un « parti pris » politique ou idéologique qui réduirait à néant la réputation d’excellence patiemment construite et, au-delà, la rentabilité sociale d’une position dominante au cœur d’une institution dominée.
Les structures sociales de l’espace politique et parlementaire : oppositions et circulation des postes et ressources
24Ces personnels dessinent une configuration complexe qui se superpose à celles caractéristiques des élus tout en relevant de dynamiques propres, fondées sur les enjeux liés aux positions occupées, aux trajectoires dans lesquelles elles s’insèrent mais aussi aux logiques de (non) circulation des postes et des ressources entre ces différentes catégories.
Les équipes parlementaires comme ensembles concurrentiels
25Incarnant concrètement des entreprises politiques et électives de fait éminemment collectives, les collaborateurs forment autant d’espaces relationnels qu’il existe d’élus, les configurations pouvant varier très fortement et s’avérer éminemment instables lorsque cette multiplicité des statuts se traduit par de fortes concurrences, parfois directement entretenues par des élus soucieux d’éviter une dépendance trop forte vis-à-vis d’un entourage dont, salarié ou non, la présence permanente et durable peut vite devenir déterminante dans un secteur ou un autre de leur action. D’autant plus forte que les équipes sont récentes, cette concurrence repose sur des enjeux aussi divers que la définition du statut de chacun (qui est le cadre, qui est l’exécutant, qui a l’oreille la plus attentive de l’élu, etc.), la conquête et la maîtrise d’un espace d’action, la maîtrise des contacts internes (avec le groupe politique) ou externes (cabinets ministériels ou groupes d’intérêts), autant de dimensions facilitant l’accumulation de différentes formes de capitaux, susceptibles d’être mise au service d’une mobilité professionnelle ascendante vers le groupe, les cabinets ministériels, les lobbys38 ou la profession politique elle-même39.
La définition de l’agenda des élus est un exemple de ces luttes. Pour un député cumulant, et d’autant plus que son territoire est éloigné de Paris, se pose régulièrement les problèmes liés aux arbitrages relatifs à son lieu de présence (Paris ou province), celle-ci s’avérant toujours, à un moment ou un autre, indispensable au suivi d’un dossier, comme lorsqu’il s’agit de défendre un amendement en commission ou en séance. L’intervention officielle de l’élu dans ces arènes peut être le produit de semaines de travail d’un ou plusieurs collaborateurs, tant sur les plans techniques que politiques, avec le groupe, les ministères ou groupes d’intérêt. À chaque fois, le collaborateur en question investit une part déterminante de sa disponibilité et de sa crédibilité. Dès lors, ce n’est pas seulement son propre crédit qu’un élu joue dans une intervention politique en séance plénière, dans une réunion conclusive avec un ministre ou une discussion technique en commission, mais aussi celui des divers collaborateurs qui ont préparé le dossier en amont et dont l’image ou les ressources vont nécessairement pâtir d’une éventuelle défection liée à l’espace politique concurrent. Le caractère saturé des agendas désigne en cela des indisponibilités aux conséquences potentiellement lourdes pour toute une série d’acteurs dont la rentabilité des investissements dépend de la présence de l’élu, suscitant du même coup des concurrences dont les actes ou prises de position de l’élu dépendent en partie.
26De cette concurrence parfois vive témoigne entre autres choses la fréquence des conflits salariaux, dénoncés de manière régulière par les organisations syndicales internes ou encore le turn-over des équipes parlementaires. Il n’est pas surprenant que ces conflits se multiplient lors des moments propices à l’évolution des rapports de force, comme avant ou après les périodes électorales40.
Titulaire d’un diplôme de troisième cycle en droit, Pierre a été à plusieurs reprises collaborateur d’élu avant de prendre la tête du service juridique d’une société puis de devenir avocat, une activité qu’il abandonnera quelques années plus tard pour devenir « directeur de cabinet ». Outre lui-même et le député, l’équipe qu’il supervise se compose d’une chargée de communication, d’une assistante locale, et d’une secrétaire auxquelles s’ajoute de facto le directeur de cabinet de la collectivité que le député dirige par ailleurs. Rapidement cependant, les relations avec les autres membres de l’équipe s’avèrent si problématiques qu’il transférera son poste de travail du bureau local à l’ΑΝ, l’une de ses collègues ayant tenté de s’attribuer la direction de fait de l’équipe parlementaire, celle-ci se clivant alors autour de cette rivalité.
C’est donc depuis Paris que Pierre assure le suivi du travail législatif ainsi que la gestion des dossiers trop complexes juridiquement ou trop sensibles politiquement pour être traités par l’équipe locale. 11 relate par exemple comment, lors d’une réunion entre plusieurs élus et les membres d’un cabinet sur une question sensible localement, il était intervenu, avec l’accord de son patron, pour renverser le rapport de force qui s’était installé au détriment des élus. Mobilisant les savoir-faire que lui confère son expérience d’avocat, il avait alors publiquement attaqué le conseiller ministériel de sorte à « créer du clivage » et à « rebattre les cartes » de l’échange (selon ses termes) et permettre ainsi aux élus de reprendre l’avantage.
Les relations avec l’élu restent cependant complexes, tant les qualités que présente ce collaborateur peuvent vite se transformer en défauts, lorsqu’elles mettent en péril la continuité de l’ordonnancement symbolique supposé structurer la relation entre l’élu et son salarié. C’est le cas quand, à l’occasion d’un échange avec un tiers, le collaborateur en vient à « prendre l’ascendant » sur le député en raison de sa plus grande maîtrise technique du dossier ou d’une aisance plus affirmée. De fait, aussi bien les ressources objectives de Pierre que sa prestance ou les réseaux structurés sur lesquels il peut s’appuyer peuvent conduire à perturber cet agencement symbolique, suscitant des tensions entre les deux hommes et les membres de l’équipe. Ces tensions s’imposent en cela comme une dimension structurante de l’entreprise politique elle-même, dont on ne pourra dès lors comprendre pleinement la logique de fonctionnement en dehors de leur prise en compte. (Entretien, novembre 2012)
27Bien entendu, les relations au sein des équipes peuvent aussi donner lieu à des coopérations étroites, les complicités facilitant alors des entreprises communes qui accroissent l’autonomie des collaborateurs et renforcent l’influence qu’ils peuvent exercer sur l’élu, une telle situation ayant du même coup toutes les chances de réduire sa marge de manœuvre et l’emprise des arbitrages qu’il est susceptible de se réserver.
Conseillers des groupes et collaborateurs de députés : entre convergence et concurrence
28Les conseillers de groupe entretiennent de fortes proximités avec une fraction des collaborateurs d’élus en poste à Paris. Outre qu’ils sont en relation fréquente en raison des interfaces qu’ils assurent entre le groupe et les élus, cette proximité s’appuie sur des propriétés sociales sensiblement équivalentes, en termes de statuts (salariés recrutés hors concours), de parcours universitaires et de parcours politiques. À la différence des relations entre administrateurs et collaborateurs, cette proximité s’exprime par la relative confusion des lieux et réseaux de sociabilité. Une partie des collaborateurs et des conseillers partagent en outre des aspirations proches. Non seulement une partie des conseillers sont d’anciens collaborateurs, mais les uns et les autres peuvent accéder à des positions similaires, comme conseillers parlementaires dans les cabinets, très largement issus de ces deux catégories41. Occupant le pôle politique de l’espace des auxiliaires internes à l’institution, ils sont de fait beaucoup plus proches les uns des autres qu’ils ne le sont des administrateurs dont les trajectoires, ressources, ethos et espaces d’action sont pour le coup très différents. La similitude des parcours tout autant que la circulation des postes et des ressources renseignent ainsi sur les dispositifs sociaux accompagnant la forte intégration des élus au sein des groupes politiques d’un côté, la forte intégration des équipes ministérielles avec les membres de la majorité parlementaire de l’autre.
29Collaborateurs et conseillers sont aussi, cependant, des concurrents directs. Au sein du groupe SRC, par exemple, le nombre croissant de collaborateurs d’élus au cours des années 1990 et 2000 a pu être perçu comme une remise en cause de la prééminence historique des conseillers et du groupe lui-même (entretien, juillet 2013). À l’inverse, la présence des conseillers limite fortement l’autonomie des élus ou de leurs équipes. Les groupes (SRC comme UMP) n’hésitent d’ailleurs pas à encourager leur membre à densifier les équipes locales (où sont déjà affectés les deux tiers des collaborateurs42 au détriment des équipes parisiennes, limitant ainsi les risques d’un entrechoc avec les stratégies initiées par les groupes dont les conseillers sont les chevilles ouvrières. Le dispositif des groupes fonctionne ainsi comme l’une des pièces du dispositif pratique d’infériorisation subit par les collaborateurs de députés : en s’assurant le monopole du travail politique proprement législatif au sein du groupe (et non simplement d’une tâche de coordination), les conseillers contribuent de fait au confinement des collaborateurs sur les tâches les moins gratifiantes, sans se priver parfois de bien marquer l’ordonnancement hiérarchique des fonctions, notamment lorsque la proximité des parcours accroît les risques de confusion.
30Il existe ensuite, sur le plan statutaire, des différences importantes entre ces deux catégories. Les collaborateurs d’élu subissent de plein fouet l’instabilité caractéristique de la fonction élective elles-mêmes. L’annulation d’une élection, le décès, la démission, l’échec électoral ou la dissolution signifient pour eux un licenciement économique aux effets incertains, surtout dans un contexte d’alternance politique : ce sont alors des centaines de personnes qui perdent leur emploi sans toujours pouvoir bénéficier de réseaux influents (à la différence des membres des cabinets) ni des protections associées aux plans de licenciement collectifs dans les structures privées, du fait de la nature même de la relation salariale43. C’est la même raison qui explique l’absence de convention collective susceptible d’imposer des procédures salariales adaptées aux caractéristiques de la fonction (rythmes horaires), à ses formes de précarité ou aux déséquilibres liés à l’atomisation des relations employés-employeurs (grilles de salaires inégales à diplômes, expériences et activités équivalentes44). Les salariés des groupes les plus importants profitent à l’inverse des bénéfices associés à des conventions collectives et des grilles de salaires liées à des postes définis. La durabilité du groupe offre enfin une stabilité professionnelle a priori plus forte.
31Les relations entre collaborateurs et conseillers peuvent ainsi s’avérer très concurrentielles, notamment lorsque les ressources des collaborateurs de députés sont en rupture avec le statut conféré à cette fonction et que les équipes parlementaires résistent aux forces centripètes produites par la dynamique du groupe politique auquel elles appartiennent.
Le collaborateur d’un élu UMP, dépositaire d’importantes ressources scolaires et professionnelles déclare ainsi mal supporter « le mépris » et « l’impolitesse » caractérisés des jeunes conseillers recrutés par le groupe UMP lorsque Jean-François Copé en prend la direction. Et ce d’autant plus que la démarche est explicitement présentée par le dirigeant du groupe lui-même comme visant à alléger les députés de leurs collaborateurs parisiens pour étoffer les équipes locales plus à même de relayer la « bonne parole » du Gouvernement en prévision d’échéances électorales s’annonçant difficiles. Outre les jugements sévères qu’il porte sur leur professionnalisme (« ils ne répondent jamais au téléphone et il y a plein de fautes dans leurs notes ! »), il affirme aussi ne jamais passer par leur intermédiaire pour déposer des amendements en séance publique, qu’il négocie par ailleurs directement avec les cabinets ministériels, contrariant du même coup les stratégies d’affirmation professionnelle de ces nouveaux intermédiaires. (Entretien, novembre 2012)
32On aurait donc tort de sous-estimer les débats relatifs à la dénomination des fonctions, dont l’intensité témoigne bien de l’indétermination relative des statuts et des luttes liées aux ajustements de la position symbolique des fonctions. Le déficit de reconnaissance subi par les « assistants » est d’autant plus mal ressentis qu’ils sont engagés dans des stratégies de consolidation d’horizons professionnels susceptibles d’assurer la rentabilité sociale d’importantes ressources universitaires, mais qui se heurtent au monopole et au différentiel qu’entendent préserver les membres de l’administration dont les positions se fondent sur l’obtention d’un concours et des trajectoires nettement plus centrées sur les écoles du pouvoir.
Lors d’un entretien, une conseillère SRC explique combien il avait fallu batailler, au milieu des années 1990, pour obtenir de n’être plus dénommé « assistant(e) », terme considéré comme incompatible avec les ambitions et prétentions de cette catégorie de personnels. C’est la même logique qui a conduit à substituer, quelques années plus tard, le terme « collaborateur d’élus » à celui de « assistant » dans les classements officiels de l’institution (sur les badges et contrats de travail). On peut d’ailleurs y associer la persistance d’une série de pratiques aux effets humiliants mais révélateurs des luttes symboliques internes, comme celle qui consistait, il y quelques mois encore, à positionner, dans la salle des Quatre colonnes, un panneau indiquant : « Pendant la séance des questions, les assistants parlementaires ne peuvent stationner. » (Notes de terrain, février 2012)
33On ne saurait donc comprendre les rapports concrets entre collaborateurs d’élus, conseillers des groupes, sans restituer d’une part les tensions générées par l’institutionnalisation de fonctions revendiquant simultanément des espaces d’actions similaires, d’autre part les logiques de la circulation des ressources et des postes entre ces trois catégories d’acteurs, ces éléments renseignant aussi bien sur la complicité qui les anime que sur les jeux de pouvoirs et de délimitation constamment rejouée des terrains d’actions réciproques qui les caractérisent.
Administrateurs et collaborateurs de groupe ou de député : une opposition structurelle et structurante
34Si les conseillers des groupes et collaborateurs d’élus se caractérisent par des profils socio-politiques, des ressources et des ambitions sensiblement équivalentes, tout oppose en revanche ces deux catégories aux administrateurs, attachés à préserver une prééminence indissociablement institutionnelle, sociale et statutaire.
35Les trajectoires sociales et professionnelles en sont une première illustration. Tout indique que la très forte sélectivité du concours assure une nette prédominance des candidats ayant transité par l’ΙΕΡ de Paris et une sélectivité sociale qui rapproche les administrateurs des profils sociaux caractéristiques de la « noblesse d’État45 », tout en les opposant aux profils des collaborateurs de groupes et de députés, dans l’ensemble plutôt issus du monde universitaire et des IEP de province.
36Les rapports au(x) politique(s) en sont une seconde illustration. Alors que les administrateurs cultivent une forte distance vis-à-vis du politique aussi bien dans le cadre de leurs parcours antérieurs que dans leurs pratiques concrètes, la politique est une dimension essentielle de l’activité et de l’identité professionnelle des collaborateurs et conseillers de groupe qui sont d’abord considérés comme étant au service d’entreprises politiques et partisanes.
Lors d’une (rare) réunion proposée par les administrateurs d’une commission économique aux collaborateurs des élus concernés au début de la nouvelle législature, l’un des administrateurs explique que ce qui pourrait bien apparaître difficile à comprendre aux « militants » qui l’écoutent, est en revanche tout à fait familier aux administrateurs. « Nous pouvons parfaitement écrire un jour exactement le contraire que ce que nous avons écrit les années précédentes, cela ne nous pose aucune difficulté, nous en avons l’habitude » dit-il en substance. (Notes de terrain, septembre 2012)
37Même s’il est fréquent que les collaborateurs ne soient ni des militants ni même de simples membres du parti politique auquel appartient le député, il est rare de ne pas considérer que la proximité politique entre l’élu et son collaborateur est l’une des conditions du bon exercice de la fonction. Sans être inexistant, le fait de travailler successivement ou en même temps pour des élus de droite et de gauche, ou même pour des députés de groupes différents au sein d’une même coalition, est vécu au mieux comme une anomalie au pire comme une faute et, en tous les cas, comme une situation exceptionnelle, contraire aux us et coutumes.
Le changement de majorité de juin 2012 a eu pour effet le licenciement d’un grand nombre de collaborateurs d’élus ou de groupe (comme ceux du Nouveau centre). Un ancien collaborateur UMP doté de bonnes qualifications professionnelles cherchait à obtenir un emploi ou, à tout le moins, une carte de collaborateur bénévole, en travaillant auprès d’un élu du paru socialiste, de sorte à pouvoir « rester dans la maison ». Ses démarches ont suscité une forte désapprobation dans le rang des collaborateurs socialistes. Une telle démarche était considérée comme contrevenant à une sorte d’éthique de la fonction et à une logique voulant que les nouveaux postes revinssent à des prétendants « de gauche » que l’expérience passée ou l’engagement rendaient prioritaires. Elle était également considérée comme dangereuse, non seulement parce qu’elle aurait conduit à « faire entrer un loup dans la bergerie », en donnant la possibilité à quelqu’un de l’autre camp d’avoir accès aux cercles les plus intimes de la vie politique du groupe, mais aussi parce que, ce faisant, elle pouvait contribuer à justifier l’exclusion des collaborateurs de certains espaces internes au groupe SRC, en réduisant du même coup une autonomie et une considération déjà vécues comme insuffisantes. (Notes de terrain, juillet 2012)
38Cette distance entre administrateurs et collaborateurs/conseillers est enfin très profondément inscrite, aussi bien dans l’organisation interne de l’institution (accès libre à l’hémicycle, aux commissions ou à « l’espace sacré » jouxtant immédiatement l’hémicycle) que dans une série de pratiques informelles mais fortement instituées (moindre familiarité, différenciation spatiale des lieux de vie et des activités sociales internes à l’institution). Toute une série de dispositifs et de représentations concurrentes actualisent en permanence cette opposition dont on retrouve les éléments structurants dans les « tenues » (vestimentaires et corporelles) des uns et des autres ou dans les divisions propres à l’espace, les administrateurs évoluant dans l’institution sans les limites ou contraintes imposées notamment aux collaborateurs d’élus.
39La prééminence et l’antériorité institutionnelles des administrateurs comme leur attachement à préserver le quasi-monopole qu’ils exercent sur la production législative trouvent ainsi à s’exprimer dans les moindres recoins de la vie parlementaire. On ne peut dès lors s’étonner que les réticences manifestées à l’égard des projets portées par les organisations collectives des collaborateurs d’élus se manifestent non seulement du côté des élus (attachés au maintien de l’autonomie dont ils bénéficient en matière de recrutement et de gestion de leurs salariés) mais aussi des fonctionnaires qui maîtrisent une part substantielle de la production normative interne à l’institution en encadrant notamment le travail des questeurs sur lesquels reposent les grandes décisions structurantes en ce domaine.
Notes de bas de page
1 Nay O., « Le travail politique à l’Assemblée : note sur un champ de recherche trop longtemps déserté », Sociologie du travail, vol. 45, no 4, 2003, p. 537-554.
2 Phelippeau E., « La division du travail en politique », in Cohen A., Laroix B. et Ruitort P. (dir.), Nouveau manuel de science politique, Paris, La Découverte, 2009, p. 100-105.
3 Mathiot P. et Sawicki L, « Les membres des cabinets ministériels socialistes en France (1981-1993). Recrutement et reconversion », Revue française de science politique, vol. 49. no 1 et 2, 1999, p. 3-29 et 231-264 ; Rouban L., « L’État à l’épreuve du libéralisme : les entourages du pouvoir exécutif de 1974 à 2012 », Revue française d’administration publique, 2012/2 – no 142, p. 467-490.
4 Courty G. (dir.), Le travail de collaboration avec les élus, Paris, Michel Houdiard Éditeur, 2005 ; Lelidec P., « Les députés, leurs assistants et les usages du crédit collaborateurs. Une sociologie du travail politique », Sociologie du travail, vol. 50, no 2, 2008, p. 147-168 ; Michon S. « Assistant parlementaire au Parlement européen : un tremplin pour une carrière européenne », Sociologie du travail, vol. 50, no 2, 2008, p. 169-183.
5 Fayat H., « Le métier parlementaire et sa bureaucratie », in Courty G. (dir.), op. cit., p. 29-48.
6 Abelès M., Un ethnologue à l’Assemblée, Paris, Odile Jacob, 2000 ; Costa O. et Kerrouche E., Qui sont les députés français ? Enquête sur des élites inconnues, Paris, Presses de science po, 2007.
7 Sur ce point voir par exemple Bargel L., « S’attacher à la politique. Carrières de jeunes socialistes professionnels », Sociétés contemporaines, 2011/4, no 84, p. 79-102.
8 Michon S., « Passer par un groupe d’intérêt. Entre pis-aller d’une carrière européenne et rite d’institution », in Michel H. (dir.), Lobbyistes et lobbying de l’Union européenne, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 2006, p. 89-111.
9 En ce qui concerne les ministres, voir par exemple : Behr V. et Michon S., « Les alternances modifient-elles le recrutement politique ? Étude des membres de gouvernement français (1986-2012) », Aldrin P., Bargel L., Bue N. et Pina C. (dir.), Une sociologie des alternances politiques. Conditions et temporalités du changement politique, à paraître.
10 Bourdieu P., « La représentation politique. Eléments pour une étude du champ politique », Actes de la recherche en sciences sociales, 36-37, 1981, p. 3-24.
11 Le terme « entourage » (Rouban L., art. cit.) est retenu en raison de sa capacité à englober des acteurs aux statuts et appartenances institutionnelles variés, sans préjuger de leur structuration concrète.
12 En cours, cette enquête est fondée sur les informations collectées dans le cadre d’une observation participante menée entre 2011 et 2013 à l’AN et d’une série d’entretiens semi-directifs réalisés à partir de novembre 2012.
13 Le crédit collaborateurs (9 304 euros par mois environ, hors charges sociales et primes diverses, destinés à la rétribution de salariés) et l’indemnité représentative de frais de mandat (IRFM, 5770 euros brut mensuels) au 1er janvier 2013.
14 Grâce au crédit informatique (jusqu’à 15 000 euros environ pour la durée de la mandature) et au forfait téléphonique, permettant d’ouvrir plusieurs lignes téléphoniques, fixes ou portables.
15 Romzek B. and Utter J., « Congressional Legislatif Staff : Political Professional or Clerks ? », American Journal of Political Science, vol. 41, no 4, 1997, p. 1251-1279 ; Darviche M.-S., Genieys W., Hoeffler C. et Joana J., « Des « long timers » au sommet de l’État Américain. Les secteurs de la défense et de la santé (1988-2010) », Gouvernement et action publique, vol. 2, no 1, 2013, p. 9-38.
16 « Foire aux petites mains à l’Assemblée nationale », Libération, 18 juillet 2012.
17 Gaxie D., « Rétributions du militantisme et paradoxes de l’action collective », Swiss Political Science Review, vol. 11, no 1, 2005, p. 157-188.
18 Lelidec P., art. cit. ; Kerrouche E., « Usages et usagers de la permanence du député », Revue française de science politique, vol. 59, no 3, 2009, p. 429-454.
19 Eymeri, J.-M., « Frontières ou marches ? De la contribution de la haute administration à la production du politique », in Lagroye J. (dir.), La Politisation, Paris, Belin, 2003, p. 47-77.
20 Gérard M., Colloratrices et collaborateurs parlementaires. Analyse du métier politique au prisme du genre, mémoire sous la direction de Réjane Senac, Université Pierre et Marie Curie, 2014.
21 Fretel J. et Meimon J., « Les collaborateurs parlementaires à l’Assemblée nationale (2002-2007) », Courty G. (dir.), op. cit., p. 135-136) ; Michon S., « Les assistants parlementaires au Parlement européen Sociologie d’un groupe d’auxiliaires politiques », in Courty G. (dir.), op. cit., p. 118-135.
22 Les salaires supérieurs à 2 900 euros représentaient 11 % de l’échantillon étudié en 2005 par J. Fretel et J. Meimon, art. cit., p. 151. En 2013, les salaires supérieurs à 3 000 euros représentaient 7 % de l’échantillon de M. Gerard dont l’étude porte exclusivement sur les collaborateurs des groupes de gauche à l’ΑΝ, mémoire cité, p. 73.
23 « Secrétaire », « assistant », « attaché », « collaborateur », « chef de cabinet », « directeur de cabinet », « conseiller » sont autant de termes plus ou moins valorisants à travers lesquels ces acteurs sont désignés ou se présentent eux-mêmes. Sur ce point, Courty G., « A la découverte du travail de collaboration politique », in Courty G. (dir.), op. cit., p. 7-26.
24 Roubieu O., « Des “managers” très politiques. Les secrétaires généraux des grandes villes », Dubois V. et Dulong D., La Question technocratique. De l’invention d’une figure aux transformations de l’action publique, Strasbourg, Presses universitaires de Strasbourg, 1999, p. 217-231 ; Gardon S. et Verdier E., « Entre travail politique et action administrative : les directions générales des services en région », Formation emploi, no 121, janvier-février, 2013.
25 Cadiou S., « La politique locale : une affaire de techniciens ? », in Bidegaray C., Cadiou S. et Pina C. (dir.), L’Élu local aujourd’hui, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 2009, p. 213-226.
26 Phelippeau E., « La formalisation du rôle d’assistant parlementaire », in Courty G. (dir.), op. cit., p. 63.
27 Voir la contribution de R. Lefebvre dans cet ouvrage.
28 Garraud R, Profession : homme politique. La carrière politique des maires urbains, Paris, L’Harmattan, 1989.
29 Achin C. et al., Sexes, genre et politique, Paris, Economica, 2007.
30 Les éléments présentés ici concernent essentiellement le groupe socialiste, républicain et citoyen (SRC), même si on peut être amené à évoquer ponctuellement d’autres cas.
31 Joana J., « L’invention du député. Réunions parlementaires et spécialisation de l’activité politique au XIXe siècle », Politix, vol. 9, no 33, 1996, p. 23-41.
32 Abeles M., op. cit.
33 Urvoas J.-J. et Alexandre M., Manuel de survie à l’Assemblée nationale. L’art de la guérilla parlementaire, Paris, Odile Jacob, 2012.
34 C’est le cas, par exemple, de François 38 ans, sans expérience politique ni parlementaire, titulaire d’un doctorat en droit, recruté sur un poste laissé vacant par le départ de son prédécesseur, devenu conseiller technique et rencontré dans le cadre d’un master de droit de Paris I au sein duquel les deux hommes enseignent (entretien, février 2013).
35 C’est le cas, par exemple, de Jérémy, 25 ans, recruté par un député courant 2010 alors qu’il était encore étudiant. Issu d’un double parcours de droit et de science politique finalisé par l’obtention d’un master à Paris I et parallèlement à des investissements militants et politiques déjà importants (bureau national MJS, conseiller municipal) (entretien, octobre 2013).
36 Ils étaient 1233 fin 2011 à l’ΑΝ. Botella B., Petits secrets et grands privilèges de l’Assemblée nationale, Paris, Éditions du moment, 2012, p. 40.
37 eymeri J.-M., art. cit.
38 Michon S., « Assistant parlementaire au Parlement européen : un tremplin pour une carrière européenne », Sociologie du travail, vol. 30, no 2, 2008, p. 169-183.
39 Bargel L., art. cit. ; Behr V. et Michon S., art. cit.
40 Le secrétaire général du syndicat des collaborateurs parlementaires (USCP-UNSA) estime ainsi à plus de 150 les licenciements engagés par des élus pourtant réélus en juin 2012.
41 En février 2013, parmi les conseillers parlementaires du Gouvernement de J.-M. Ayrault (n = 51), 43 % étaient d’anciens collaborateurs d’élus et 17 % d’anciens conseillers du groupe SRC.
42 Cf. notamment Le Lidec, art. cit.
43 Les élections de juin 2012 auraient ainsi occasionné plus de 900 licenciements (source : USCP-UNSA).
44 Fretel J. et Meimon J., art. cit.
45 Bourdieu P., La Noblesse d’État. Grandes écoles et esprit de corps, Paris, Éditions de Minuit, 1989.
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