2. Exemplarité et expressivité des représentants
p. 51-65
Texte intégral
1La démocratie participative établit une coupure entre représentés et représentants que la professionnalisation politique n’a cessé au fil du XXe siècle de renforcer. Cette coupure a souvent été pensée par la sociologie politique comme une ressource pour les gouvernants, tant elle participe à l’évidence de l’autonomisation du champ politique et donc de la domination politique. Mais elle peut également s’analyser comme contrainte : les élus sont en effet obligés d’adopter des formes de présentation de soi ajustées à la grammaire de la représentation démocratique en général et aux rôles politiques pour lesquels ils ont été désignés en particulier. Ils doivent apparaître à la hauteur du rôle endossé, et donc à la hauteur des attentes que l’élection a suscitées de la part des électeurs, des autres acteurs du champ politique, voire des commentateurs. Nous voudrions ici développer l’hypothèse selon laquelle les présentations de soi aujourd’hui adoptées par les élus ne sont plus tout à fait celles qui avaient cours dans les années 1970 et 80. À cette époque en effet, les politiques étaient jugés sur leur exemplarité et sur leur représentativité (nous verrons comment ces deux registres pouvaient s’articuler), ce qui les incitait à choisir avec d’infinies précautions les attributs individuels qu’ils pouvaient mettre en avant ; ils sont désormais davantage attendus sur le terrain de l’expressivité, de l’authenticité, et de la singularité. Ce second registre ne s’est pas purement et simplement substitué au précédent. L’un et l’autre cohabitent selon une logique de sédimentation qui complexifie le travail politique de représentation. Les élus doivent désormais alterner le registre de l’exemplarité et celui de l’expressivité en fonction des circonstances et des publics. La personnalité du représentant a droit de cité, alors que la logique institutionnelle l’incitait auparavant à s’effacer.
2Pour mener à bien notre démonstration, nous nous appuierons sur un matériau original : les livres politiques (entendons : publiés par des politiques). Nous puiserons pour cela dans un corpus de plus de 200 livres publiés depuis 1958, ce qui permettra la mise en perspective historique souhaitée1. Le livre a retenu notre attention parce qu’il construit une relation fortement individualisée et fortement personnalisée : il met en scène un auteur, il porte en lui la symbolique littéraire de la singularité et de l’expressivité auctoriales. Un triple constat sous-tend notre recherche, qui permet d’illustrer les hypothèses précédentes. On observe d’abord une augmentation significative du nombre de livres signés de professionnels de la politique, ce qui laisse penser que la communication d’individu-à-individu tend à s’affirmer comme une norme. On constate ensuite un élargissement incontestable du petit monde des personnalités politiques disposées (ou incitées) à publier : ce qui fut longtemps un quasi-privilège présidentiel (ou en tous cas au moins l’indice d’une présidentialité avérée) tend à devenir une stratégie ordinaire de marketing politique, stratégie ouverte à tout acteur ayant franchi un seuil minimal de notoriété. Dernier constat : cette production tend à faire une place de plus en plus nette à la personnalité des « auteurs » (autobiographie, confessions, récits, témoignages...), au détriment donc du propos politique stricto sensu (diagnostic des problèmes sociaux, propositions sectorielles, projet de société...). Retiendront donc en particulier notre attention les pages que les auteurs consacrent à leur propre personne, ce que Goffman appelait les stratégies de présentation de soi. Ces stratégies n’occupent pas l’essentiel du texte : les politiques publient pour parler politique, le propos est en général centré sur la société, ce qu’il faudrait faire pour la réformer, les décisions à prendre, le récit et le bilan des actions déjà menées, etc. Qu’il s’agisse de tirer les leçons du passé, de préparer l’avenir, ou de penser le moment présent, le livre politique porte sauf exception sur la société dans son ensemble. Rares sont pourtant les ouvrages dont le signataire se contente du rôle d’auteur. Le genre évolue vers une tendance de plus en plus forte à l’autobiographie, comme si la personnalité politique qui signe le livre revendiquait aussi d’en être le personnage principal. L’exercice de présentation de soi occupe une place de plus en plus significative. Certains ouvrages contemporains semblent même ne plus obéir qu’à cette logique : donner à voir une personnalité politique en chair et en os, un individu au sens plein du terme. Ce n’est plus l’individu qui se met au service d’un projet politique, c’est le projet qui met en valeur la personnalité politique qui l’énonce.
Le temps de l’exemplarité et de la représentativité
3Le modèle de démocratie représentative qui s’est progressivement imposé au fil des Troisième et Quatrième Républiques en France, et dont la Cinquième a hérité, repose sur un principe simple d’universalité : si les élus du suffrage universel peuvent se considérer (et être considérés) comme les représentants du peuple ou de la nation, c’est parce qu’ils renoncent à tout ce qui pourrait les singulariser2. D’où un travail politique d’effacement de soi qui prend des formes multiples. D’abord, étape primordiale et incontournable de toute prise de rôle politique, l’élu commence par effacer le clivage entre ses électeurs et ceux qui n’ont pas voté pour lui (ou pas voté du tout). Il sera, selon la formule consacrée, « l’élu de tous ». Cet effacement partisan se double d’un effacement sociologique : l’élu a tendance à euphémiser son appartenance de classe, de genre, de génération... S’inscrivant dans une logique de représentation et même d’incarnation, il doit devenir le symbole vivant et transparent de ce (ceux) qu’il représente. Ce travail politique d’effacement de soi est évidemment extrêmement difficile : nul n’ignore que le représentant est un individu situé, qu’il est habité par des intérêts personnels, qu’il occupe une position spécifique, qu’il appartient à une génération et à un genre... Comment rendre plausible l’adéquation entre l’universel (le collectif) et le singulier (l’individu) ? Les représentants développent deux stratégies complémentaires. La principale consiste à taire les attributs singuliers qui situent le représentant dans l’espace social. La seconde vise à neutraliser ceux-ci en s’efforçant de les universaliser.
L’universalisation des attributs singuliers
4Il y a universalisation du singulier (ou, comme on voudra, singularisation de l’universel) à chaque fois qu’un attribut particulier est symboliquement retravaillé dans le sens de l’universel. Exemple classique : la masculinité entendue non comme identité spécifique renvoyant à un genre spécifique, mais comme attribut neutre permettant d’évacuer la question du genre. Dans la société des années 1970 et 1980, l’assimilation du genre masculin à un genre neutre allait tellement de soi qu’on ne trouve nulle part trace, dans les livres politiques écrits à l’époque par des hommes, d’un quelconque travail explicite de neutralisation du genre. Ce travail est pré-effectué par exemple au niveau du langage : ainsi quand le substantif « homme » désigne en même temps l’un des deux genres et la catégorie générique qui les dépasse3.
5Au-delà du genre, ce sont tous les attributs statistiquement associés à la classe politique qui sont universalisés. Le plus évident est la classe sociale. Tout dans le comportement des professionnels de la politique traduit l’appartenance (et l’origine) bourgeoises : tenue vestimentaire, niveau de langage, références culturelles légitimes, hexis corporel... Mais jamais ces attributs objectifs (dont il faut rappeler à quel point ils sont à l’origine de la sélection du personnel politique) ne sont considérés comme faisant obstacle à la légitimité et même à la représentativité des intéressés. À droite, il est tout à fait possible de conjuguer élitisme et représentativité. Ainsi le représentant d’une grande famille aristocratique qu’est Michel Poniatowski peut-il, dans un livre-entretien avec Alain Duhamel, assumer ses origines et conjuguer distinction aristocratique et représentativité démocratique :
« A. Duhamel : Vous portez un nom connu, connu parce que vous l’avez fait connaître en politique, mais connu aussi, et chronologiquement d’abord, parce qu’il a une place dans l’Histoire. Commençons donc par votre famille.
M. Poniatowski : [...] Ma famille a [...] une étrange histoire qu’il n’est pas besoin de romancer pour lui donner du relief » (Cartes sur tables, 1974, p. 9)
6Evoquant son enfance, le même Michel Poniatowski se décrit en grand lecteur, empruntant au modèle universellement reconnu comme légitime du bon élève lecteur exemplaire :
« À douze ans, j’avais dévoré tout ce qu’il y a avait à lire dans la bibliothèque [familiale]. Mes parents ne trouvaient pas cela normal. Ils essayaient de canaliser cette espèce de boulimie intellectuelle. » (p. 39)
7Au-delà de cet exemple sans doute pour partie atypique, la culture républicaine désamorce assez efficacement le hiatus entre représentativité sociologique et élitisme bourgeois4. Systématiquement en effet, les marques de distinction sociale sont l’objet d’un travail de sublimation visant à les faire basculer du côté de l’universel. La norme bourgeoise distingue sur le modèle d’une excellence qui n’est jamais synonyme de séparation. On se souvient de l’analyse de la culture scolaire par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron5 : ces deux auteurs dénonçaient le camouflage d’une culture de classe en culture universelle. L’analyse est transposable dans le champ politique, précisément parce que les effets de la socialisation scolaire s’y font également sentir. La culture des élites politiques est perçue comme LA culture légitime, bien plus que comme une culture de classe. Elle est comme neutralisée sur le terrain de la représentativité, et comme déconnectée de toute référence à la hiérarchie et aux inégalités sociales. Rares sont les politiques qui n’empruntent pas à la culture bourgeoise la plus classique. On observera même, de façon évidemment paradoxale, que les élus de gauche, pour qui a priori le risque est (ou était ?) plus grand de voir se creuser un décalage entre leur habitus bourgeois et leur lectorat/électorat, empruntent tout autant à cette culture et à l’habitus bourgeois. C’est très évident dans le cas de François Mitterrand, jouant avec gourmandise à l’homme de lettres à la fois grand lecteur, ami des écrivains, et lui-même habité par des dispositions à l’écriture6.
8La seule alternative à ce modèle de l’universalisme bourgeois est constituée par l’universalisme populaire, dont le parti communiste fournit l’exemple le plus achevé. La logique métonymique prévaut là encore, qui assimile un segment de la société à la société tout entière, mais la classe sociale exemplaire n’est plus la même. La référence explicite à la classe ouvrière remplace la référence implicite à la bourgeoisie républicaine. Les leaders communistes exhibent leurs attributs ouvriers comme autant de ressources de légitimité. L’autobiographie « exemplaire » de Maurice Thorez s’ouvrait par ces mots :
« Fils et petit-fils de mineur, aussi loin que remontent mes souvenirs, je retrouve la rude vie des travailleurs : beaucoup de peines et peu de joies7. » (Fils du peuple, 1960, p. 7)
9En introduction de L’espoir au présent (1980), Georges Marchais écrit de même : « Moi qui suis ouvrier ». Le moi ainsi construit conduit sans surprise à un nous (« nous les travailleurs ») tout aussi typé socialement (p. 10). L’élu communiste peut (doit) dans ces conditions exhiber des attributs sociaux qui le rattachent à la classe ouvrière, celle-ci pouvant toutefois être élargie aux classes laborieuses. Ce glissement sémantique n’est évidemment pas innocent : il est stratégiquement plus opportun, dans la France des années 1980, de centrer le propos sur les « classes laborieuses » que d’en rester à la seule « classe ouvrière ».
10On retrouve cette tension entre le singulier et l’universel au niveau d’un autre attribut singularisant objectivement le politique : le territoire. L’élu local, le parlementaire doivent faire tenir ensemble deux territoires (le local et le national), et donc deux électorats (et finalement aussi deux lectorats). Au-delà des bricolages rhétoriques et des agendas acrobatiques, l’articulation des deux territoires est rendue possible par l’universalisation des petites patries que célèbrent les politiques. Le modèle de l’élu-du-sol est paradoxalement universel : à chaque politique ses racines, celles-ci témoignent moins d’un enfermement que d’une universelle disposition à l’attachement affectif pour un lieu8. Si le lieu est singulier, l’attachement, lui, est universel :
« Mes vraies racines sont dans la Somme ; cela compte énormément. Au point que mon « pays » me manque après seulement deux ou trois jours à Paris. Si j’y reste davantage, j’ai l’impression d’y être inutile et le sentiment que c’est du temps perdu pour ma ville où je peux prendre dix, vingt, trente décisions importantes dans la journée. » (Gilles de Robien, député-maire d’Amiens, Hors-la-loi, 1997, p. 13)
11La montée en universalité via le territoire est facilitée par la caractérisation de celui-ci en terrain. Chaque territoire est spécifique, mais le terrain est devenu une référence générique pour la classe politique. Ainsi sous la plume de Philippe de Villiers, candidat à l’élection présidentielle (on est en 2007), et qui fait de la Vendée le laboratoire qui lui a permis de tester les recettes d’action publique les plus efficaces.
« Très tôt, j’ai voulu rendre cet amour reçu, le restituer, apporter à mon tour à la Vendée et à la France ma petite obole, un peu de mes paysages intimes reçus en héritage [...]. Lorsque j’ai été élu président du conseil général de mon département, en 1988, j’ai voulu faire de la Vendée un exemple, dans tous les domaines, pour éprouver mes idées et les confronter au réel [...]. 11 n’est pas une idée nationalement et médiatiquement exprimée que je n’aie expérimentée sur le terrain [...] Je ne suis pas un homme politique hors-sol, nourri d’idéologie farineuse destinée aux poulets-en-batterie par les doseurs de marketing. J’ai vécu au grand vent (Philippe de Villiers, président du Conseil général de la Vendée et candidat à l’élection présidentielle, Une France qui gagne, 2007, p. 20-21)
12Ainsi se sont construites au fil de l’histoire républicaine des figures idéales-typiques de représentants territorialement incarnées : député du vin9 député rural, député des colonies ou de l’outre-mer, député de la banlieue..., tous s’efforçant avec plus ou moins de bonheur de décliner leur singularité sur le mode de l’universel et de défendre des intérêts particuliers dans la langue de l’intérêt général10.
L’effacement des attributs singuliers
13Au-delà de ces stratégies plus ou moins acrobatiques pour faire coïncider l’identité réelle et individuelle du représentant et l’identité idéale à laquelle il postule en référence à un collectif, la logique dominante des présentations de soi adoptées par les politiques demeure bien évidemment l’effacement de soi. Mis à part les attributs déjà évoqués et qui peuvent être codés dans le langage de l’universel (masculinité bourgeoise, territoire et terrain), rien ne doit être visible de la personne du représentant11. C’est en ce sens que l’on peut parler d’exemplarité : ce qui fait sens pour tous (ou ce qui est supposé tel) est exhibé, ce qui ne fait sens que pour quelques-uns est passé sous silence. Les élus jugent normal de faire silence sur leur « vie privée » ainsi délimitée : ce qui ne participe pas de leur exemplaire représentativité n’a pas à être mis en avant.
14Les personnages qui peuplent le théâtre politique des années 1970 et 1980 obéissent à cette logique. Qu’il s’agisse du notable, qu’il s’agisse de l’homme d’État, ou même du militant, les figures idéal-typifiées de l’imaginaire républicain ont en commun l’effacement de l’individu. Tenu de l’intérieur par un rôle fort, appelé et emporté par une vocation qui le transcende, le politique considère comme marginal et illégitime ce qui en lui déborde de l’accomplissement de son rôle politique. Si vie privée il y a malgré tout, celle-ci ne mérite pas d’être dite. Le meilleur indice de cet effacement est précisément le refus de s’exposer par l’écriture. Par comparaison avec la période actuelle, on publie peu. Si on le fait, c’est en restant dans son rôle le temps d’un livre-programme (Démocratie Française est exemplaire de ce point de vue, puisqu’il est écrit par le président en exercice, avec ce que cela suppose de solennité dans la prise de parole12). Les gaullistes n’écrivent guère qu’une fois en retraite, comme si le statut d’auteur traduisait un désir d’exister comme individu singulier incompatible avec le service de l’État (et du général). Et même en cette occasion, ils semblent comme tétanisés à la perspective d’user d’un je qu’ils réservent à leur leader. « Le mot “servir” » me plaît », écrit Olivier Guichard en conclusion de Mon général (1980). D’aucuns, à l’image d’Alain Peyrefitte, se satisferont du rôle assez discret de témoins du grand homme.
15Ceux des politiques qui se risquent à publier parlent souvent très peu d’eux-mêmes. Le propos est pratiquement politique de bout en bout. La dimension de présentation de soi est sacrifiée à l’argumentation politique. Ainsi du livre de Jean-Pierre Fourcade Et si nous parlions de demain (1979). L’auteur a été deux fois ministres de Valéry Giscard d’Estaing, il est sénateur-maire des Hauts-de-Seine : l’habitus du haut-fonctionnaire (il est énarque) le prédispose assez peu à parler de lui. L’ouvrage est aussi impersonnel que le portrait en quatrième de couverture (costume-cravate, stylo et dossier en main). Tout au plus trouvera-t-on en introduction une référence (bien peu intimiste en réalité) à son père... :
« En commençant ce livre, je me souviens de nos promenades dans la campagne marmandaise, de la manière dont nous évoquions les organisations trop lointaines qui décidaient de tout en dehors de nous et des fureurs de mon père à l’égard de ces “parisiens” qui ne comprenaient rien. » (p. 7)
16... et à sa famille :
« C’est [...] de mes expériences et de mes inquiétudes que sera tissée la trame de ce livre. J’y ajouterai les réflexions que les difficultés de la vie quotidienne et les échanges de vue avec ma femme et mes trois enfants n’ont pas manqué de susciter » (p. 11)
17Aucune trace ici de confession, on en reste au stade d’une présentation de soi impersonnelle et exemplaire (respect du père, harmonie conjugale...). L’auteur va plus loin encore dans l’effacement, puisqu’il reconnaît que la plupart des idées qu’il s’apprête à exposer ne lui sont pas personnelles :
« Personne ne s’étonnera de trouver sous ma plume quelques-unes des idées que les Clubs Perspectives et Réalités ont diffusées depuis leur création. Quant à mon adhésion aux thèses développés dans Démocratie française par le Président de la République, elle est forte et enracinée. C’est sur tout le reste que je m’interroge. Je suis trop jeune pour écrire mes mémoires et il est trop tôt pour relater les conflits qui m’opposèrent à tel ou tel de mes pareils. C’est pourquoi je préfère parler de demain. » (p. 12)
18À gauche, le poids des appareils partisans impose une sévère censure aux individualités. Les livres sont souvent collectifs : Un socialisme du possible (1970) est signé François Mitterrand, mais figurent également sur la couverture la référence au parti (la Convention des institutions républicaines) et les noms de plusieurs autres intervenants (Claude Estier, Pierre Joxe, Louis Mermaz). De même Le PSU et l’avenir socialiste de la France (1969), signé Michel Rocard, mais qui distribue en réalité la parole entre plusieurs personnalités et qui met en avant le parti lui-même (« les 17 thèses du PSU »). Si la logique de l’élection présidentielle favorise l’émergence de leaders avec ce que cela suppose de personnalisation, on est encore très loin de l’auctorialité dont se revendiquent les auteurs actuels. Le leader est alors encadré et condamné à une sévère exemplarité partisane. Le statut d’auteur ne lui est guère reconnu.
19Les ouvrages des années 1970 et 1980 oscillent donc entre plusieurs registres : affichage d’attributs attendus selon une logique de représentativité aussi universelle que possible ; silence sur tout le reste. Il en résulte des autoportraits qui empruntent très peu à ce que Philippe Le jeune appelait le pacte autobiographique13, et qui se situent donc au plus loin de toute littérature. Pour les politiques en exercice en particulier, il ne saurait être question d’emprunter aux logiques littéraires du dévoilement, de la confession intime. Il en résulte des formes pour le moins paradoxales d’auctorialité. Les élus publient, c’est pour eux une façon de gagner en visibilité et de peser sur le débat public (faire campagne, lancer un courant...), mais leur présence dans le texte demeure très discrète. Sujet de l’énonciation, à l’évidence, puisqu’ils signent les ouvrages et n’hésitent pas à se mettre en avant dans le péritexte (couverture, quatrième de couverture...) ; mais rarement sujet (et encore moins objet) de l’énoncé, l’analyse de la société prenant rapidement le dessus. L’auteur disparaît formellement, le discours expert déroule ses évidences sans que l’auteur éprouve le besoin de se rappeler à l’attention du lecteur. La prétention à l’objectivité (il s’agit de dire les choses comme elles sont) contribue à l’effacement du point de vue et confirme la disposition de l’auteur à l’impersonnalité : on sait de lui qu’il a les compétences nécessaires pour lire et écrire, qu’il est dépositaire d’une vaste culture historique et littéraire (références et citations ornent le texte), qu’il est capable d’analyser la société française dans son ensemble, tel secteur, tel enjeu international... Mais on ne sait rien de sa vie privée, de ses goûts personnels, de ses états d’âme ou des émotions qu’il éprouve.
Le temps de l’expressivité et de la singularité
20Les logiques que l’on vient de décrire n’ont pas disparu. Mais elles sont désormais contrebalancées par une logique alternative qui valorise, en particulier pour les personnalités politiques les plus exposées, l’expressivité et la singularité. Comme si l’exemplarité ne suffisait plus ; comme si, surtout, l’exigence de médiatisation imposait une contrainte de visibilité qui s’accommode mal de l’impersonnalité14. L’exemple de Jean-Marc Ayrault suggère l’insuffisance, aujourd’hui, des postures exclusivement fondées sur l’exemplarité. Le couple Hollande-Ayrault joue la carte de la « normalité » et du refus de la peopolisation politique, renouant avec une impersonnalité à l’ancienne qu’on peut juger efficace après les excès people du sarkozysme. Mais les critiques adressées au premier ministre en particulier montrent que l’exemplarité teintée d’effacement ne suffit plus. On regrette un déficit d’incarnation, un manque d’épaisseur ou de consistance. Le représentant ne peut plus être cette figure idéale transparente. Trop exclusivement arrimé à son rôle, il se voit par exemple reprocher sa langue de bois : si c’est l’institution qui parle, et jamais l’individu, l’ennui gagne. Sont ainsi stigmatisés toute une série d’attributs (prévisibilité, monotonie, sérieux, application...) qui certes valent encore ressources du point de vue des logiques institutionnelles mais qui handicapent désormais du point de vue des logiques médiatiques. Or, ces logiques sont entre-temps devenues dominantes15 : les médias imposent aux élus, en particulier à ceux qui sont positionnés au centre du jeu politique, d’offrir un profil de personnalité politique, ce qui suppose de ne pas rester cantonné à l’exemplarité. Via la figure présidentielle, l’individu a gagné en recevabilité dans le champ politique au fil de la Cinquième République. On observe que cette personnalisation déborde des seuls titulaires de la plus haute fonction. Elle s’étend à l’ensemble des personnalités politiques, c’est-à-dire à tous ceux qui existent dans le champ politique sur la base d’un capital de notoriété et de visibilité16 qui doit autant à la médiatisation de la vie politique qu’aux positions institutionnelles. Il y a en ce sens présidentialisme ordinaire : les personnalités politiques existent au regard des médias à partir du moment où elles offrent un profil singulier, ce qui suppose tout à la fois un physique identifiable, un tempérament typé, et un ou plusieurs actes lourds qui fassent mémoire auprès de l’opinion.
La stigmatisation de l’exemplarité
21Les représentants se doivent de susciter l’adhésion en encourageant des projections identitaires personnalisées et individualisées. L’impersonnalité qui pointe derrière l’exemplarité déçoit de ce point de vue. Observons par exemple la façon dont des personnalités politiques comme Alain Juppé et Laurent Fabius se sont efforcées de déjouer l’image d’exemplarité qui leur était associée. L’un et l’autre trop bons élèves, (ils sont énarques), l’un et l’autre précocement consacrés dans le champ politique (comme premiers ministres), l’un et l’autre douloureusement confrontés aux épreuves politiques (condamnation dans l’affaire des emplois fictifs à la mairie de Paris, affaire du sang contaminé), et l’un et l’autre finalement peut-être desservis par leur excellence-même. L’écriture a été pour tous les deux l’occasion de faire éclater cette image d’exemplarité pour tenter de donner à voir, au-delà des diplômes et des postes prestigieux, l’épaisseur (sinon l’intimité) d’une personnalité. La logique autobiographique est alors assumée pour corriger l’image ambivalente de l’homme d’État.
22Laurent Fabius ouvre ainsi Les blessures de la vérité (1995) :
« Laurent Fabius a-t-il une âme ? Cette question plutôt abrupte, j’ai constaté depuis longtemps qu’elle revenait d’une façon récurrente. Connu, je l’étais. Mais connu souvent pour être l’un de ces animaux politiques froids, sans convictions ni affects, tout entier inspiré par une forme chimiquement pure de l’ambition. À quoi s’ajoutait, pour faire bonne mesure et parce que, disait-on, trop souvent trop de choses m’avaient réussi, un côté enfant gâté et né coiffé. Pendant longtemps j’ai traité cela par l’indifférence [...] J’avais tort. Je porte en effet une part de responsabilité. Longtemps j’ai répugné à parler de moi, de mes sentiments, de mes émotions et même de mes idées. » (p. 9)
23Alain Juppé, pour sa part, amorçait en ces termes sa Tentation de Venise (1993) :
« Je représente, sans aucun doute et jusqu’à la caricature, ce que l’on décrie le plus aujourd’hui. Technocrate, parisien, apparatchik, je cumule les handicaps [...]. Suis-je en train de raconter ma vie ? [...] Je souhaite simplement, étant ce que je suis [...] montrer ce que je fais, dire ce que je vis17. » (p. 13-22)
24Devenu premier ministre en 1995, il éprouve à nouveau le besoin de corriger son image publique en convoquant sa personnalité vraie :
« Aujourd’hui, je bats tous les records d’impopularité [...]. Cela me laisse-t-il indifférent ? Assurément non. Dois-je avouer que cela me blesse ? Comme tout homme politique, comme tout homme de pouvoir, comme tout homme qui se projette sur le devant de la scène, j’ai besoin de reconnaissance, de considération, et même d’affection [...]. Je ne suis pas un monstre d’indifférence. » (Entre nous, 1996, p. 15-16)
25Unanimement célébrés comme hommes d’État, ces deux énarques sentent l’injonction qui leur est faite d’humaniser et de densifier leur image. « Je n’aime pas beaucoup parler de moi », avoue Alain Juppé (Entre nous, 1996, p. 14). Mais les règles de la représentation démocratique ont changé depuis 1958. Il faut désormais exister médiatiquement, ce qui suppose d’offrir un profil personnalisé qui déborde l’exemplarité institutionnelle.
L’homme politique pluriel
26Sont désormais recevables dans l’espace public des éléments aussi peu politiques que le goût artistique, le goût alimentaire, les loisirs, la vie de famille, les souvenirs d’enfance, les lectures... Les auteurs n’hésitent pas à troubler leur image publique en confessant des moments de relâchement, des périodes de doute. À rebours de l’image idéale du politique qui se sacrifie, on met en scène un individu pris entre sa vocation politique et ses épanchements personnels. Le paradigme de « la tentation de Venise » (pour reprendre le titre déjà cité d’Alain Juppé) confère aux élus une épaisseur inédite. Loin de l’exemplarité unidimensionnelle, ceux-ci s’alignent sur le modèle sociologiquement banal (mais longtemps resté politiquement irrecevable) de l’homme « pluriel18 ». Le politique n’est jamais seulement un politique : il a plusieurs vies, il a d’autres centres d’intérêt, il réagit en individu aux sollicitations du champ politique. Cette pluralité a pour effet de relativiser l’exclusivité de l’engagement politique. Celui-ci doit certes demeurer sincère, et il ne saurait dégénérer en un trivial carriérisme. Mais l’engagement politique n’est plus qu’une dimension parmi d’autres de l’engagement biographique. Il y a une vie en dehors de la politique. Et il peut être de bonne stratégie politique de laisser entrevoir cette autre vie, à défaut de la mettre en scène. Daniel Cohn-Bendit dira ainsi sa passion du football, François Bayrou des chevaux, Laurent Fabius de la peinture...
27L’expressivité se déploie donc aux dépens de l’exemplarité. Gagnant en humanité et en proximité ce qu’il perd en exemplarité, le politique peut espérer attirer la sympathie en confessant y compris des écarts par rapport aux normes constitutives des rôles institutionnels. Cette rhétorique de l’aveu de faiblesse doit évidemment obéir à un subtil dosage : pas question d’aller trop loin dans l’auto-dénigrement, pas question de saper les bases de sa prétention à gouverner. On confessera des moments de lassitude (l’exercice du pouvoir n’est-il pas qu’illusion ? Fa lutte politique n’est-elle pas qu’un jeu ?). Mais toujours le politique reprend finalement le dessus.
28On trouve trace de ce subtil dosage par exemple dans les ouvrages des candidats à l’élection présidentielle, mais selon une chronologie savamment orchestrée : le candidat a commis des erreurs par le passé, il en a aujourd’hui conscience, et c’est cette lucidité-même qui démontre sa présidentiabilité. Nicolas Sarkozy a insisté en 2007 (Ensemble) sur le fait qu’il avait non seulement mûri mais même changé :
« J’ai changé aussi. La vie m’a changé. À cinquante ans, je ne me pose plus la question du sens de ma vie de la même manière. Je ne me sens plus obligé de tout prouver. J’ai gagné en sérénité, peut-être aussi en sagesse. J’ai appris à prendre du recul. » (p. 14-15)
29François Hollande en 2012 reconnaît avoir eu au fil de sa pré-campagne des paroles malheureuses19... Les candidats cherchent à additionner les bénéfices de l’exemplarité et ceux de la sincérité, à jouer à la fois le rôle de l’homme d’État de stature internationale et celui de la personnalité attachante et proche. Comme chacun, ils commettent des erreurs. Ces aveux ne sont évidemment qu’en apparence des aveux de faiblesse. Ils constituent en réalité des tentatives pour renouveler la légitimité politique en puisant dans des gisements de légitimité plus médiatiques et moins institutionnels. Il en résulte des formes de représentativité inédites, moins fondées sur l’appartenance à une catégorie ou à un groupe social que sur le partage des émotions et de l’intime. En écrivant qu’il aime les carottes râpées, la moto et la Star Academy20, Laurent Fabius ne cherche pas forcément à faire peuple. Il cherche bien davantage à faire vrai. Les ouvrages politiques sont aujourd’hui de plus en plus écrits à hauteur d’individu, depuis les rôles ordinaires de la vie quotidienne : la rhétorique de l’étonnement face à un monde politique qu’on s’acharne à regarder comme extérieur à soi, la posture de témoin face à la comédie du pouvoir, tout cela conduit à une revendication systématique de marginalité (y compris chez les acteurs politiques les mieux placés au centre du jeu politique) qui fait prévaloir l’individu de chair et de sang sur le personnage social. Les politiques se donnent ainsi à voir comme tiraillés entre une part d’eux-mêmes qui a fait le choix de la carrière politique et une autre part qui ne se satisfait pas du jeu politique et qui regarde celui-ci avec distance. Mais cette revendication d’extériorité (ou au moins de décalage) n’est évidemment rien d’autre qu’une façon habile de jouer sur deux tableaux en même temps : revendiquer la légitimité institutionnelle fondée sur l’excellence et l’exemplarité ; revendiquer une légitimité personnelle et individuelle fondée sur la critique des institutions.
La représentativité émotionnelle
30Ces nouvelles formes de représentation politique par l’affirmation d’un moi authentique ne sont jamais aussi explicites que lorsque les élus témoignent des émotions qu’ils ont ressenties. Longtemps censurés chez les professionnels de la politique, les larmes, la colère, le rire, ont désormais droit de cité s’ils donnent chair et consistance aux individus. Les émotions bousculent la mécanique institutionnelle ; mais une fois médiatisées, elles servent à faire exister ceux qui les ont éprouvées. Ainsi les larmes de VGE, de Christine Boutin, de Ségolène Royal ; ainsi les fous rires de Roselyne Bachelot ou de Christiane Taubira. On glisse ainsi d’une représentation fondée sur la défense des intérêts ou des territoires à une représentation fondée sur la communauté émotionnelle. La proximité est moins affaire de position sociale ou de distance spatiale que d’émotion partagée. On voit ici le plus intime interférer avec l’universel : les émotions en principe refoulées (selon la logique institutionnelle) donnent à voir une personnalité singulière, mais cette singularité-même la rapproche du commun des électeurs. Tout ce qui en particulier révèle l’humaine faiblesse du politique peut être médiatisé au service d’une stratégie de rapprochement des électeurs. Cette stratégie suppose de rompre avec l’impersonnel endossement des rôles.
31Ce fut-là à l’évidence une dimension centrale du leadership sarkozyen : l’ancien président a joué la carte du partage des émotions (en particulier la compassion aux côtés des victimes) plus que celle de la représentativité sociologique. S’affichant aux côtés des plus riches, délaissant la province, il a malmené l’impératif d’exemplarité et d’impersonnalité pour privilégier une représentativité fondée sur l’appartenance à une même communauté émotionnelle. L’élu, selon cette logique, ressent les choses de la même façon que ses électeurs, et le leader commande les émotions collectives21.
32C’est donc par la montée en singularité que se construit la représentativité. Dans les livres politiques, l’affichage de cette singularité sollicite ce que Roland Barthes appelait des « effets de réel22 » : le représentant n’est pas seulement là par l’excellence de son intelligence, par l’étendue de sa culture, par la pertinence de son diagnostic, par l’exceptionnalité de son parcours, ni même par ses talents de plume. Il est là comme personnage d’un récit réaliste. Il prend le train, il s’ennuie en réunion, il arrive à sa mairie ou à sa permanence parlementaire, il rencontre telle ou telle personnalité... La singularité des péripéties qui font l’ordinaire de la vie politique est assumée par le choix de marqueurs temporels et spatiaux, comme dans les extraits suivants :
« L’autre jour, à Nanterre, j’étais l’invité de l’association Zy’va [...]. La réunion était chaleureuse, si émouvante que parfois il y avait des larmes dans les yeux. À la sortie, un groupe de garçons, peut-être de dix ou douze ans, jouait au football, après être venu jeter un coup d’œil à la réunion. Ils me faisaient des cris et des signes enfantins de victoire. Et tout d’un coup, comme pour exprimer quelque chose de plus amical ou de plus fort encore, tous les cinq, sur le parking, sur la dalle, ont entonné d’une seule voix, pour eux-mêmes, la Marseillaise. Bien sûr, je sais qu’on ne fait pas une loi de science politique avec cinq gamins de banlieue qui chantent dans un quartier fragile vers dix heures un soir d’hiver. Mais je ne rejette pas les signes. » (F. Bayrou, Projet d’espoir, 2007, p. 58)
« Mercredi 6juillet 2005, 13 heures. Je suis à mon bureau, à Bercy, au ministère des finances. J’ai allumé la télévision. Et j’attends, comme des millions de Français, la proclamation de la ville qui accueillera les Jeux Olympiques de 2012. » (J.-F. Copé, Promis, j’arrête la langue de bois, Hachette, 2006, p. 7)
33Les livres politiques sont de moins en moins des livres-diagnostics ou des livres-programmes, ils s’autorisent de moins en moins à parler en surplomb de la France telle qu’elle est ou telle qu’elle devrait être. Nourris d’anecdotes qui réduisent la société française à une collection de choses vues, ils développent un réalisme empirique qui s’oppose à la fois à l’idéologie et au diagnostic savant. Le rôle d’auteur se double alors d’un rôle de personnage central qui achève de placer la personnalité politique signataire au cœur de l’écriture. On glisse vers l’autobiographie, avec ce que cela suppose de moments de relâchement, d’hésitation, d’inquiétude, de lassitude. Pas de grand homme pour son valet de chambre, dit-on ; pas d’exemplarité sans fausse note au fil de ces autobiographies. Le questionnement sur soi devient omniprésent : qui suis-je ? Suis-je un vrai politique ? Ai-je su rester fidèle à mes convictions initiales ? Suis-je à la hauteur des espérances que les électeurs ont placées en moi ? Comment ne pas décevoir ? Pourquoi avons-nous échoué ? Pourquoi écrire un livre ? Etc. L’auteur est en permanence travaillé par le doute et l’incertitude, exhibant volontiers une fragilité qui tranche avec la solidité institutionnelle.
34La représentativité est donc moins affaire d’exemplarité et davantage de singularité, d’expressivité, et de visibilité. Insistons pour conclure sur la nécessité pour les politiques de jouer sur les deux registres en même temps. L’affirmation de soi ne peut se faire dans le mépris des normes définissant l’exemplarité républicaine : le champ politique continue à stigmatiser les gaffes de ceux qui effectuent des écarts trop manifestes. C’est l’exemple ancien de Rachida Dati largement décrédibilisée par des fous rires jugés « déplacés ». Ou plus récemment de François Hollande critiqué pour n’avoir pas su résister au plaisir minuscule de faire un bon mot contre son prédécesseur (interpellé au salon de l’agriculture par un enfant, il répond : « tu ne le verras plus »23). L’irruption du naturel constitue un exercice à haut risque surtout pour un président.
35Cette tension entre exemplarité et singularité, cet art de faire surgir la personne jusque dans l’exécution du rôle, s’observent particulièrement aisément à partir du matériau que nous avons choisi. Rappelons cependant que celui-ci est spécifique : plus que n’importe quel média, le livre incite à l’individualisation parce qu’il s’adosse à la figure littéraire de l’auteur. Mais la même démonstration n’aurait-elle pas pu être faite à partir des prestations télévisées des élus, tantôt figure dépersonnalisées de la représentation nationale (émission « politiques »), tantôt personnalités politiques pour ne pas dire people comme les autres (talkshows) ? La limite de notre analyse ne tient donc pas au média choisi. Elle tient au fait que ces stratégies de visibilité éditoriale et médiatique qui permettent de (et obligent à) sortir du registre de l’impersonnelle exemplarité ne sont ouvertes qu’à une fraction minoritaire de personnalités politiques. Ceux qui passent à la télévision, ceux qui parviennent à convaincre les éditeurs nationaux, ceux dont la cote de popularité est mesurée tous les mois, ceux qui disposent d’une marionnette aux Guignols de l’Info. C’est de ceux-là (mais de ceux-là seuls) qu’on attend désormais qu’ils s’affichent comme individus.
Notes de bas de page
1 Le Bart C., La Politique en librairie ; les stratégies de publication des professionnels de la politique, A. Colin, coll. « Recherches », 2012.
2 Rosanvallon R, Le Modèle politique français : la société civile contre le jacobinisme de 1789 à nos jours, Paris, Le Seuil, 2004.
3 Dans ceux des livres-programmes qui traitent de la condition féminine, tous signés par des hommes, nous n’avons jamais trouvé trace de la moindre explicitation du problème que pose un tel hiatus : ce sont des hommes qui parlent de « la femme » (au singulier en général !).
4 Deloye Y., « Se présenter pour représenter : enquête sur les professions de foi électorales de 1848 », in Offerlé M., (dir.), La Profession politique, XIXe-XXe siècles, Paris, Belin, 1999, p. 231-254.
5 Bourdieu R, Passeron J.-C., La Reproduction, éléments pour une théorie du système d’enseignement, Paris, Éditions de Minuit, 1970.
6 Hourmant E, François Mitterrand, le pouvoir et la plume : portrait d’un président en écrivain, Paris, PUF, 2010.
7 Sur les autobiographies communistes, Pennetier C., Pudal B., (dir.), Autobiographies, autocritiques, aveux dans le monde communiste, Paris, Belin, 2002.
8 Poussée à l’extrême, cette logique conduit (par exemple chez François Mitterrand avec le fameux « pèlerinage à Solutré ») à la symbolique du « haut-lieu ». Le singulier est symboliquement chargé au point de devenir universel.
9 Dedieu O., « Raoul Bayou, député du vin : les logiques de constitution d’un patrimoine politique », Pôle Sud, 1998, vol. 9, p. 88-110.
10 Sur la « représentation des intérêts sociaux », voir l’ouvrage classique de Daniel Gaxie, La Démocratie représentative, Montchrestien, 1993. Ainsi que : Costa O., Kerrouche E., Qui sont les députés français ?, Paris, Presses de Sciences po, 2007
11 Selon la formule de Pierre Bourdieu, « l’individu ordinaire doit mourir pour qu’advienne la personne morale ». Bourdieu P. « La délégation et le fétichisme politique », in Langage et pouvoir symbolique, Paris, Le Seuil, 2001(lre éd. 1984), p. 269.
12 Liseré bleu en couverture, portrait du président en costume-cravate sur la quatrième de couverture, entame pompeuse (« J’écris pour la France »)...
13 « Nous appelons autobiographie le récit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence, quand il met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa personnalité » Lejeune P., L’Autobiographie en France, Paris, A. Colin, 2010 (lre éd. 1971) p. 12.
14 Delphine Dulong observe ainsi « la multiplication des conduites de distanciation » qui allège, sous certaines conditions évidemment, « l’emprise » de l’institution sur les individus, Dulong D., Sociologie des institutions politiques, Paris, La Découverte, coll. « Repères », 2012, p. 70.
15 Brants K., Voltmer K., Political communication in postmodern democracy. Challenging the primacy of politics, Palgrave, MacMillan, 2011.
16 Heinich N., De la visibilité, Paris, Gallimard, 2012
17 Alain Juppé invoque la fameuse ouverture des Essais de Montaigne : « C’est icy un livre de bonne foy, lecteur... Je veus qu’on m’y voie en ma façon simple, naturelle et ordinaire, sans contention ni artifice... Ainsi, lecteur, je suis moy-mesmes la matière de mon livre. » La citation figure de même chez François Hollande (Changer de destin, 2012, p. 9).
18 Lahire B., L’Homme pluriel, Paris, Nathan, 1998.
19 « J’ai dit une fois, dans une phrase trop abrupte, que je n’aimais pas les riches. Rien d’idéologique dans cette remarque trop stigmatisante. » (Changer de destin, 2012, p. 22.)
20 Cela commence par une balade, 2003.
21 Lorsque Stéphane Gatignon, maire de banlieue, ou Jean Lassalle, parlementaire d’une circonscription rurale, effectuent une grève de la faim devant l’Assemblée Nationale, on entrevoit à l’échelle plus modeste d’un maire ou d’un parlementaire ce que peuvent être les nouvelles logiques de la représentation. Il s’agit certes de défendre un intérêt socio-économique, celui d’une ville de banlieue dans le premier cas, celui d’une circonscription rurale dans le second. Rien de plus classique que de voir ainsi un député ou un maire prendre en charge la défense du territoire qu’ils représentent. Ce qui peut apparaître plus nouveau tient dans la mise en scène, à destination de l’opinion publique nationale via les médias, d’une personnalité politique éprouvant personnellement la souffrance de ses administrés, acceptant de prendre sur elle une partie de cette souffrance, et faisant de son corps une arme (médiatique) pour influencer les décideurs du niveau supérieur. La mise en scène de la sincérité, de l’attachement passionnel au territoire conduit ces élus à personnaliser à l’extrême leur combat. La frontière qui séparait le politique de l’homme privé, et qui protégeait le second des contraintes imposées au premier, disparaît : c’est l’individu dans sa totalité, corps compris, qui s’engage ici.
22 Barthes R., « L’effet de réel », in Barthes R. et al., Littérature et réalité, Paris, Le Seuil, coll. « Points », 1982, p. 81-90.
23 Réactions indignées de la droite, gardienne en la circonstance de l’exemplarité. « Le propos est jugé pas très élégant » (F. Fillon). « J’attends un peu plus de hauteur de vue » (B. Le Maire) ; « Il a beaucoup de mal à rentrer dans les habits de président » (B. Hortefeux).
Auteur
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