4. Les cultures catholiques et le métier politique
p. 65-89
Texte intégral
1Il est rare d’assister au dialogue scientifique voire à la controverse entre études portant sur la culture et études traitant du métier ou de la profession politique. Ces dernières sont souvent d’inspiration interactioniste et de focale micro-analytique. Mais, dès lors que, au mot « culture » s’ajoute celui d’une dénomination religieuse, on songe d’emblée à Max Weber qui sut tisser des liens entre des configurations macro-politiques, – Église, Éthique protestante, Cité antique, Capitalisme – d’une part et, de l’autre, Beruf, des hommes politiques. On s’efforcera donc d’apporter un supplément d’âme holiste à des préoccupations d’ordinaire, empreintes d’individualisme méthodologique.
2Il est également assez peu fréquent de voir, dans l’espace européen, le vocable « culture catholique » mis au pluriel tant semble grande l’impression d’unicité que confère à la religion catholique son caractère d’universalisme, catholique signifiant d’ailleurs universel. Cependant du « catholique et Français toujours » au national-catholicisme hongrois ou polonais, que d’appropriations nationalistes du terme ! Culturellement, le vieil esprit gallican n’est pas mort et les instrumentalisations identitaires, au profit d’autres causes que celles de la foi, abondent toujours. Le pluriel nous convient donc parfaitement, d’autant plus que depuis ses lointaines origines, le catholicisme a su, en dépit de la rigidité que lui imposa la Contre-réforme post-tridentine, s’inculturer de multiples façons.
3Quelle est donc cette culture catholique qu’on déclinera au pluriel et comment définit-elle le métier politique ? Par ailleurs, s’accorde-t-elle avec les valeurs réifiées propres à la culture marchande qu’impose le monde de la Global Economy ?
Les cultures catholiques en Europe
4« Le catholicisme est un monde ». Tel est le titre d’un livre de l’un des meilleurs spécialistes du sujet, Émile Poulat, il est donc impératif de construire soigneusement notre objet et ce, d’autant plus que le mot culture est polysémique.
Définitions
5Dans le vaste registre des définitions que, depuis Tylor, l’anthropologie proposa, on retiendra, pour des raisons d’affinités et d’école, celle que proposa Claude Lévi-Strauss. À savoir un ensemble ethnographique qui présente, à l’analyse, des écarts significatifs. Les écarts, selon nous, seront posés comme des écarts de sens, des écarts entre valeurs, conceptions du monde, normes ou pratiques dont le sens est partagé par un certain nombre d’acteurs, appartenant au même groupe social, qu’ils intègrent dans leur habitus, et qui se transmet, tout en s’enrichissant, bon an mal an, d’une génération à l’autre.
6Le catholicisme qui imprégna et imprègne encore une partie de l’Europe est la version du christianisme enseignée et pratiquée par l’Église catholique romaine. Elle est issue du patriarcat d’Occident constitué aux IIe et IIIe siècles dans la « Grande Église » dont le primat, le pape et l’évêque de Rome, était également le patriarche. Le christianisme unifié mais très divers s’était construit et autonomisé lorsque sa forme primitive, le mouvement de Jésus, qui rassemblait plus ou moins harmonieusement, judéo-chrétiens et pagano-chrétiens, se vit exclu des synagogues entre 70 et la fin du Ier siècle. Une rupture avec le judaïsme qui correspondit, après l’échec de la première révolte juive contre les Romains, à une reprise en main du judaïsme par les pharisiens de l’École de Jabnée sous la direction du rabbin Yohanan Ben Zakkaï, fondateur du judaïsme rabbinique. Le christianisme tel que l’Europe le reçut le fut par le truchement de la culture hellénistique : les missionnaires venus en Gaule, en Germanie ou en Espagne, étaient de langue grecque, la bible était la version grecque dite des septante, le Nouveau Testament ayant été rédigé directement dans la langue d’Homère tandis que les premiers « intellectuels organiques » du christianisme occidental tels saint Irénée de Lyon, Hippolyte de Rome ou le philosophe Justin Martyr écrivirent en grec et non en latin.
7En fait, la situation du christianisme, dominé par l’Orient hellénistique que reflétait celle qui régnait dans l’Empire romain dont la Pars Occidentis, constituait selon les mots de Fernand Braudel, un véritable far west1. L’Orient fut dominé par Rome, alors que l’Occident fut colonisé. Tout en subissant l’hégémonie doctrinale et intellectuelle de l’Orient, le catholicisme latin s’autonomisa progressivement dès les IIIe et IVe siècles, en disposant avec saint Jérôme d’une traduction directe de la Bible à partir des textes hébreux et non plus, comme la Vieille latine, à partir de la Septante. De même avec l’œuvre de saint Augustin l’Occident chrétien disposa de sa propre philosophie. L’autonomisation intellectuelle du christianisme occidental s’opéra d’ailleurs à Carthage qui, avec saint Cyprien, Tertullien et, bien sûr, Augustin d’Hippone, en constituera le pôle. En revanche, et envisagé du point de vue de l’autorité, celle de l’évêque de Rome – le seul patriarche de l’Empire romain d’Occident – ne cessa de croître. Une version occidentale et latine s’instaura ainsi dont l’écart culturel avec l’Orient grec ne cessa de s’accroître et que renforcèrent les invasions germaniques, la chute de l’Empire romain d’Occident ainsi que sa reconstitution, sous l’égide du pape et au bénéfice des Francs. En fait, la cassure que consomma le schisme de 1054, s’avéra d’autant plus nette et profonde qu’elle correspondait à une faille culturelle ancienne.
L’espace du catholicisme
8Avec l’émergence d’un pôle chrétien occidental et malgré l’hégémonie exercée par les Églises d’Orient à travers les sept premiers conciles œcuméniques l’Église romaine possède sa propre théologie qui resta augustinienne jusqu’à l’avènement du thomisme et de la scolastique : le pape Grégoire le Grand, Hilaire de Poitiers, Isidore de Séville ou Prosper d’Aquitaine furent autant de disciples de saint Augustin. Dès avant la déposition de Romulus Augustule qui symbolise la fin « officielle » de l’Empire romain d’Occident, le christianisme ne se vivait plus de la même façon à l’Ouest que dans le monde byzantin de moins en moins latin et de plus en plus hellénique. Le débat théologique ne porte pas sur les mêmes objets, la représentation figurant le divin n’est plus la même traduisant un rapport au monde différent et, partant, une structure contrastée de la relation au politique.
9Les crises et hérésies qui secouent la grande Église offrent un contraste saisissant. Ainsi, en Orient, on disputa sur les natures du Christ ou sur le statut des personnes de la Trinité. On se déchire entre homéens et homéousiens, une crise provoquée par un prêtre d’Alexandrie, Arius qui soutient que le Fils n’est pas de même nature que le Père dont il est une créature. Nombre de subtilités sémantiques alimentent les tours et les détours du débat : car, lorsqu’il s’agit de définir l’identité des personnes de Dieu, Homéousiens et Homoiounios fondent des oppositions inconciliables. Saint Augustin lui-même, pourtant influencé par la philosophie néo-platonicienne, avouait qu’il maîtrisait mal le grec et, en la matière, les Latins avaient grand peine à saisir les nuances du débat. L’Occident connut des crises qui engendraient des querelles aussi intruses voire plus violentes qu’en Orient. Les hérésies portèrent, tantôt sur la réintégration des relapses et apostats qui avaient faillis lors des grandes persécutions, tantôt sur les voies et moyens du Salut. Déjà avant l’édit de tolérance de Constantin, l’Église d’Afrique avait dû faire face au montanisme, intransigeant et impitoyable envers les fidèles qui avaient accepté de sacrifier au culte impérial, une hérésie dont le rigorisme séduisit Tertullien et valut à ce père de l’Église de ne pas figurer au calendrier… Dans la même veine et au même endroit, le donatisme souleva la question de la validité des sacrements dispensés par les prêtres et les évêques qui trahirent lors de la persécution de Dioclétien. Les donatistes exigeaient que ceux-ci fussent conférés à nouveau et que, après une longue et dure pénitence, ceux d’entre les ministres apostats que la Communauté accepterait de réintégrer fussent à nouveau ordonnés. La réponse de l’Église fut de distinguer la validité d’un acte sacramentel d’une part, des mérites personnels de celui qui le pose, d’autre part dès lors que ce dernier est habilité à le poser et se conforme au rituel prescrit. On reconnaît ici l’influence du droit romain qui inspira très largement le Droit Canon pour connaître son apogée lors de la Réforme grégorienne avec Gratien et l’École juridique de Bologne. Plus profond encore fut le débat qui opposa saint Augustin à Pélage et au talentueux disciple de ce dernier, Julien d’Eclane. Le sujet de la controverse portait sur le salut : l’homme peut-il se sauver par ses propres moyens ? Oui, répondait le moine breton relayé avec brio par l’évêque italien : par la raison l’obéissance à la loi divine et à par ses œuvres. Non, répondit Augustin interprétant saint Paul : livrée à elle-même, la nature humaine est corrompue par le pêché originel et seule la grâce peut le sauver. Les thèses de l’évêque d’Hippone l’emportèrent mais la tension entre, d’une part la gratuité de la grâce divine et, de l’autre, l’agir moral et les œuvres, dictés par la Loi, subsume l’ensemble du christianisme latin marqué par l’influence paulinienne. Sola fide : une commune généalogie unit Paul à Augustin d’Hippone pour renaître avec Luther – qui fut, un temps, moine augustin – puis Calvin ou Pascal.
10Spécialiste de la Méditerranée, le grand historien Fernand Braudel ne cessa d’insister sur le caractère dual qui caractérise la Mare internum. Il transposait avec évidence à travers la façon de vivre le christianisme au quotidien : ainsi en va-t-il des fêtes pascales. Quel contraste saisissant entre, d’une part, un Orient où la semaine sainte qui précède Pâques se déroule « sous le signe de l’allégresse, des chants qui glorifient la résurrection du Christ-Dieu » et, d’autre part, un Occident où « la semaine sainte […] est sous le signe du deuil, de la passion, des souffrances du Christ-Homme2 ». Et si l’exemple pascal ne suffit pas à entraîner notre adhésion, laissons-nous aller à l’émotion qui peut nous saisir à la vue de purs chefs-d’œuvre comme les mosaïques fresques byzantines de l’Église saint Sauveur de Chora, aujourd’hui le Musée de Kariyé à Istamboul, ou le retable d’Issenheim exposé au musée de Colmar. Dans les deux cas le sujet est le même : illustrer l’histoire du salut par une série de scènes bibliques. Les premières, rendues au patrimoine universel par la Turquie kémaliste, nous élèvent l’esprit jusqu’à lever le voile mystérieux du divin ; mais c’est en vain que le visiteur chercherait quelque représentation de la passion et de la crucifixion, de mort du Sauveur ; seule l’Anastasis, c’est-à-dire le Christ ressuscité descendant aux Enfers pour en ramener Adam et divers personnages de l’Ancien Testament fait l’objet d’une fresque magnifique. L’impasse est volontaire et théologique : seul le Christ Pantocrator, le Christ en gloire se trouve représenté. La seconde œuvre, le polyptique, dû au génie du peintre allemand Matthias Grünewald, s’organise autour de la crucifixion, qui nous prend aux tripes par son expressionnisme : le corps du Christ en croix, stigmatisé montre une chair livide lacérée par la flagellation et plantée d’épines. Le Christ de Grünewald porte les souffrances du genre humain, souffrances passées, présentes – l’époque où vécut « Mathis le peintre » n’est guère réjouissante – et à venir, car on ne peut s’empêcher de songer à Auschwitz et au « silence de Dieu » selon l’expression de Martin Buber. L’art byzantin présente le Christ de la foi, représentation théologiquement plus correcte car conforme au kérygme qui fait de la Résurrection le fondement du christianisme. Après tout la crucifixion appartenait au registre ordinaire des peines capitales et le monde antique ne fut pas avare en supplices abominables, alors que la Résurrection… L’accent que l’art occidental mit sur la passion et ses représentations réalistes sinon toujours expressionnistes, exprime le souci d’appréhender le « Jésus de l’Histoire » et partant son humanité, son incarnation. On constatera la position axiale de l’Italie qui participe des deux systèmes de figuration du Christ : Rome fut capitale de l’Empire à la jonction géopolitique des deux bassins de la Méditerranée, elle recueillit intellectuels et manuscrits byzantins à la suite de la chute de Constantinople, et fut le berceau de la Renaissance.
11Le contraste culturel entre les deux formes de christianisme, entre les deux parties de l’Empire romain subsuma du rapport au politique, plus contrasté encore et que la force des événements rendit incompatibles. Déjà le christianisme naissant, refusant de reconnaître le culte impérial et, par surcroît, pacifiste était par nature difficile à transformer en religion officielle. Au temps des persécutions Tertullien n’hésita point à affirmer catégoriquement que les chrétiens étaient totalement étrangers à l’ordre politique. L’adoption du christianisme comme religion de l’Empereur par Constantin puis érigée par Théodose au rang de religion de l’Empire modifia profondément la donne politico-religieuse au bénéfice de l’Empereur. Ainsi les sept premiers conciles œcuméniques, communs aux orthodoxes et aux catholiques sont désignés du nom de « Conciles impériaux ». L’Église développa son organisation à l’ombre de l’Empire, selon les termes de Bertrand Badie, adoptant les contours des circonscriptions administratives pour devenir, comme le constatera Perry Anderson, l’un des principaux appareils de l’Empire chrétien. Comme les empereurs se piquaient souvent de théologie et que cette revendication infondée engendrait à temps, et le plus souvent, à contre temps des interventions dans la vie religieuse, papes, patriarches et évêques furent contraints de leur résister. En Occident l’augustinisme servit d’aliment théologico-politique à la résistance face aux empiètements impériaux. En effet, inspiré par le sac de Rome, l’évêque d’Hippone avait, dans la Cité de Dieu, présenté l’Empire Romain comme une forme transitoire, Cité des hommes marquée inévitablement par le pêché originel, soumise à l’inévitable corruption et vouée à disparaître pour faire place à la Cité de Dieu, libérée du pêché. Une arme intellectuelle dont des papes comme Léon le Grand, aidé par son conseiller Gélase, se servirent pour affirmer l’indépendance du siège de Pierre. Gélase devenu pape à son tour définit la doctrine dite des « deux glaives » qui traduisit la position de l’Église face au pouvoir jusqu’à la Réforme grégorienne. Pour Gélase Ier Dieu confia le pouvoir spirituel au pape détenteur de l’Auctoritas, tandis qu’il institua l’empereur comme détenteur du pouvoir temporel par la Potestas : Auctoritas et Potestas représentant les deux pouvoirs que le Sénat romain attribua à Auguste au titre de Pontifex Maximus pour l’une et de dictature pour l’autre.
12La lettre du pape Gélase s’adressait à l’empereur Anastase qui siégeait à Constantinople et que le naufrage de l’Empire d’Occident sous la pression des barbares avait rendu seul souverain légitime de l’imperium. En réalité le principe des deux règnes, le spirituel et le temporel, ne devint effectif que lors de la Renovatio imperii, un acte incroyable par lequel Rome, en la personne du pape Léon III décida de tourner le dos à Constantinople incapable de défendre la ville éternelle contre les Lombards. En vertu de quoi l’Empire Romain se vit restauré au profit de souverains germaniques plus efficaces : les Carolingiens d’abord, les Othoniens plus tard. Tandis qu’à Byzance le césaro-papisme s’instaure durablement pour, plus tard, se dupliquer dans le monde orthodoxe, l’Occident expérimente avec l’empire chrétien ou, plus exactement la Res Publica Christiana, une forme politique de type dyarchique où le pape est soumis à l’empereur dans l’ordre temporel et l’empereur au pape dans l’ordre spirituel. Outre l’indépendance de l’Église vis-à-vis du pouvoir politique lorsqu’il s’agit de sa sphère propre, ce système combine des éléments hérités de la romanité – le pape, l’Église et l’empereur – avec le droit coutumier et patrimonial germanique dont les rois.
13Dans sa célèbre prophétie Joachim de Flore annonçait l’avènement prochain d’un pape angélique et d’un empereur justicier régnant conjointement entourés d’une cour de prélats, de princes et de rois. La réalité s’avéra bien différente. Bien sûr certains couples s’approchèrent quelque peu de cette impossible eschatologie théologico-politique : Othon Ier et son ancien précepteur Gerbert d’Aurillac – pape de l’An Mil sous le nom de Sylvestre II ; Othon III et Grégoire V, ou encore les initiateurs de la Réforme grégorienne Henri III et Léon IX ; sans parler des remarquables régentes que furent les impératrices régentes Adélaïde – également sainte – et Théophano. Cependant, on connut des papes trop fins politiques pour être angéliques s’opposant à des empereurs tantôt félons, tantôt aveuglés par la poursuite du dominium mundi. Ainsi, chacun des deux protagonistes voulut dominer l’autre, les empereurs entendaient dominer et régenter l’Église au nom du césaro-papisme imité de l’Orient et trouvèrent sur leur chemin des papes, au moins aussi déterminés qu’eux, revendiquant avec Grégoire VII la plenitudo potestatis. Par son Dictatus papae ce dernier affirmait non seulement l’indépendance totale de l’Église vis-à-vis du pouvoir temporel mais encore le droit de révoquer l’empereur. De ce conflit connu dans l’histoire sans ses avatars successifs de « Querelle des investitures » et de lutte du sacerdoce et de l’Empire, l’Église en sortit nantie d’une papauté indépendante tandis que l’Empire, prétendant au dominium Munidi, sombrait corps et biens. Si avec la mort de Frédéric II de Sicile le pape l’emporta sur le césaro-papisme impérial, son ambition théocratique échoua et, à terme, les seuls vainqueurs indiscutables furent les princes territoriaux qui tirèrent habilement les marrons du feu, à commencer par le roi de France. À se commettre dans les luttes de pouvoir, à user et abuser de la sanction suprême de l’excommunication, la papauté se discrédita. La Renaissance acheva le processus de déconsidération du Siège de Pierre, les papes qu’emportèrent le tourbillon de la construction des États territoriaux, se comportèrent en princes territoriaux guerroyant pour étendre les États pontificaux comme Jules II ou multipliant maîtresses et enfants tel Alexandre VI Borgia, tous pratiquant un népotisme frénétique, sinon au bénéfice de leur progéniture du moins au profit de leurs neveux.
14En définitive l’espace défini par le christianisme évita tant le césaro-papisme byzantin que la théocratie et le rapport qui s’établit entre le religieux et le politique reposa sur une tension entre deux ordres institutionnels bien distincts, fondateurs d’une forte différentiation entre un État fort d’une part et une société civile religieuse, également forte qui, le temps aidant – avec la Réforme et les Lumières – devint pluraliste et, progressivement, sécularisée. Au sein d’un christianisme qui n’est pas du monde tout en étant dans le monde, le catholicisme privilégia la présence au monde en s’incarnant dans une Église agissant au sein de la réalité sociale et politique. Une Église dotée d’un appareil, régie par son droit propre, le droit canon, et distinct sinon toujours indépendant du pouvoir temporel. De ce dualisme entre Église et État, procède une différenciation entre société civile et sphère politique. Ces trois variables permettent de distinguer politiquement le christianisme occidental, catholique et protestant d’une part, des autres formes de christianisme de l’autre. Dans les pays passés à la Réforme, singulièrement dans ses versions anglicanes et luthériennes, un équilibre devait s’établir au profit de l’État sans que – sauf l’épisode anglais qui s’étend des règnes d’Henry VIII à celui d’Elisabeth Ire – la Couronne se mêla de dogme ou de définition de l’orthodoxie. Tel est le socle commun au catholicisme et au protestantisme européen.
15Par contre les pays catholiques virent s’accentuer les effets d’une véritable contradiction entre une Église transnationale et un État-Nation poursuivant ses objectifs propres. De même se perpétua, au sein du catholicisme, l’Église hiérarchisée, hiératique, détentrice du sacerdoce et médiatrice entre Dieu et les hommes, donnant la juste interprétation des Écritures, remettant les pêchés. Le Concile de Trente convoqué pour réformer l’Église, la réforma certes mais se mua dès sa seconde session en Contre-Réforme car il prit le contre-pied des réformes protestantes, fut-ce parfois au détriment de la Tradition. Ainsi, l’Europe catholique post-tridentine maintint une culture holiste, opposant le sacerdoce, la chose des clercs, qui définit le dogme et la doctrine, qui énonce la Loi divine et la morale au laïcat qui la suit. Holistes, les sociétés marquées par le catholicisme, distinguant bien la totalité sociale des personnes – plutôt que des individus – qui la composent, fonctionnant à l’impératif catégorique et au bien commun. L’ordre du collectif constitue une réalité distincte, dotée de son éthique propre, de sa logique spécifique distincte des exigences régissant l’agir des individus perçus en tant qu’« hommes en société ». Seul un sociologue né dans une culture catholique, fût-il agnostique et d’origine juive comme Durkheim, pouvait inventer le concept de conscience collective. De même, pour rester au temps de l’auteur des Formes élémentaires de la vie religieuse, la différence entre le modernisme théologique protestant, illustré par Harnack et son homologue catholique3 incarné par Loisy, réside dans l’accent que ce dernier met sur la réalité historique de l’Église perçue comme un collectif se développant dans l’histoire : « Jésus annonçait le Royaume et c’est l’Église qui est venue4. »
Les cultures catholiques en Europe
16Le caractère holiste inhérent aux cultures catholiques se décline en Europe suivant quatre variantes qui procèdent d’occurrences historiques différentes : le national-catholicisme, le catholicisme d’État, celui de la contre-réforme et celui des Cités-Etats. Le premier cas se limite aux périphéries de l’Europe occidentale qui subirent la domination d’une grande puissance protestante ou orthodoxe. Le catholicisme revêt alors un aspect identitaire et fonde explicitement l’identité nationale assez contradictoire quant à la nature universaliste du catholicisme. Ce dernier n’est pas contesté et participe du patrimoine commun de la nation. Tel est le cas de l’Irlande où, en Ulster, catholiques et Irlandais sont synonymes indépendamment des convictions profondes de la personne ainsi identifiée. C’est également le cas pour la Pologne où existe une idéologie nationale : catholique explicité qui se traduit explicitement dans des partis politiques.
17Le second cas est différent, le catholicisme fut longtemps religion d’État mais dans un rapport de forces favorable à ce dernier. Ce fut le cas de la France et, jusqu’à Henry VIII et la rupture d’avec Rome, de l’Angleterre. Du concordat de Bologne – et même avant – jusqu’à la Loi de 1905, l’Église de France se trouva soumise à l’autorité de l’exécutif et à la juridiction des parlements qui devaient enregistrer les documents du Saint-Siège, y compris les encycliques pontificales, pour qu’ils fussent recevables en France. La Révolution, sauf sous le Directoire, ne sépara point l’Église de l’État. Bien au contraire, elle entendit la réformer par la Constitution civile du clergé visant à la doter d’une organisation conforme à l’idéal de 1789, par exemple les évêques furent élus par tous les citoyens y compris les non-catholiques. Forme extrême du gallicanisme, elle engendra schismes et persécutions jusqu’à ce que le concordat napoléonien rétablisse l’ordre au profit de l’État. Sous l’Ancien Régime, la sérénissime République de Venise, le Grand-Duché de Toscane sous les Habsbourg, la Bohème sous les mêmes Habsbourg ainsi que leurs territoires héréditaires connurent un système analogue à celui du Royaume de France. À part quelques traits subsistant en République tchèque, seule la France continue d’incarner cette occurrence qui assure l’héritage d’un État fort, garant du bien commun et du service public dont les citoyens attendent beaucoup.
18Troisième occurrence, le catholicisme marqué par la contre-réforme posttridentine représente, en quelque sorte, l’inverse du catholicisme d’État incarné par la France. En effet, il s’agit de l’antisymétrique du cas précédent où l’on voit le couple Église/État s’organiser au bénéfice de l’Église : dans cette occurrence l’État qui entend se constituer en nation doit, non seulement compter avec la puissance de l’Église, mais encore s’appuyer sur elle. Il s’agit de la Péninsule ibérique ainsi que de l’Italie méridionale qui partagea son destin dès la fin du règne des Angevins et, mutatis mutandis jusqu’à l’unification italienne. À l’origine de ce processus réside l’union personnelle entre les royaumes de Castille et d’Aragon, scellée par le mariage d’Isabelle la Catholique et de Ferdinand. Castille, Aragon et Portugal constituent des formations politiques issues de la Reconquista de l’Ancienne Espagne wisigothique conquise par les Maures à la fin du VIIIe siècle. En fait, l’union fondatrice de l’Espagne nouvelle amalgamait, plutôt mal que bien, l’État absolutiste castillan d’une part au domaine aragonais demeuré féodal et décentralisé d’autre part. Afin de conférer quelque cohérence identitaire à cet ensemble improbable, los Reyes catholicos usèrent et abusèrent de la religion catholique décidant d’expulser de la péninsule les communautés juives jusque-là prospères et culturellement rayonnantes. Afin de traquer les Marranes – les convertis suspectés de judaïser en cachette – ils obtinrent de Sixte IV, un pape aussi faible et soumis à l’influence de ces neveux corrompus que précocement gâteux, la Bulle créant l’inquisition espagnole. Le recours au mythe de l’ennemi à la fois extérieur et intérieur afin de solidifier le sentiment d’appartenance des populations autour du souverain valut à Ferdinand d’Aragon l’admiration de Machiavel qui le cita en exemple. Les Habsbourg, héritiers et successeurs des Trastamare et des Aragonais continuèrent la même politique et, au début du XVIIe siècle ce fut au tour des Morisques, convertis ou non, d’être expulsés. Or, de Charles Quint au dernier des Habsbourg d’Espagne, Charles II, la puissance militaire navale de l’État castillan s’épuisa dans des guerres sans fin menées par la Maison d’Autriche pour défendre tant la cause catholique contre le protestantisme en Allemagne, en Belgique et en Hollande, que ses intérêts familiaux en Italie. L’État espagnol manqua ainsi le tournant du Nation Buiding Process tandis que le processus de State Building se bloquait dès le XVIIe siècle, le gouvernement se mettant sous perfusion : l’or des Amériques, gagé auprès des banquiers gênois, lui permettant de plonger le pays dans un long sommeil économique et politique. Le Portugal et le Royaume des Deux Siciles connurent un sort pareil, sauf que le premier, sociologiquement plus homogène, s’il partagea le même déclin économique et politico-administratif, développa une forte identité nationale.
19Le romancier historien Daniel Rops, évoquant la situation de l’Église à la veille de la Révolution, considérait qu’il lui aurait fallu partout des évêques espagnols et des curés français. Il est vrai que nommés par le roi et, partant, objet de clientélisme au bénéfice des cadets des grandes familles aristocratiques, les prélats français brillaient plus souvent par leur train de vie fastueux et leur vie privée peu édifiante que par leur piété. Songeons au cardinal de Rohan – dindon de la farce dite du collier de la reine – ou à Talleyrand qui, au moins, eut l’élégance de prévenir – « on a voulu faire de moi un prêtre. On s’en repentira », avait-il proclamé – ou encore à Beau de Loménie, archevêque de Toulouse et ministre du roi, dont Louis XVI refusa la nomination au siège de Paris en déclarant : « il faudrait au moins que l’archevêque de Paris crût en Dieu ! » En revanche, le bas clergé très bien formé et motivé, prit une part essentielle en aidant à la rédaction des cahiers de doléances du Tiers-État et à la première phase de la Révolution de 1789. Le comportement des prêtres réfractaires dont nombre connurent le martyre est bien connu mais le clergé constitutionnel se composait en majorité de clercs qui vécurent le sacerdoce ou leur épiscopat avec conscience et dévotion. Par contre la situation des territoires d’Europe du Sud soumis aux Bourbon d’Espagne ou de Sicile était à l’opposé. Cette situation du catholicisme méditerranéen perdura, au moins jusqu’à la moitié du XXe siècle. Ainsi le cardinal Baudrillart, académicien et hispanisant distingué, décrivit, dans ses « Carnets » un bas clergé espagnol ou d’Italie centrale et méridionale, composé de prêtres incultes et fanatiques. Une ligne de démarcation dont les contours éclairent d’un jour révélateur les événements politiques qui suivirent par la suite.
20La quatrième et dernière forme de culture catholique connut un meilleur équilibre entre les niveaux de qualité respectifs de l’épiscopat et du presbyterium. Il concerne des régions européennes qui tantôt connurent le catholicisme d’État comme la Toscane, la Lombardie ou la République de Venise, tantôt furent marqués par la contre-réforme en tant que mobilisation contre le protestantisme tels la Bavière, la Belgique ou les pays rhénans ainsi que les cantons catholiques de Suisse. Le catholicisme revêt alors des formes « basistes », profondément populaires et organisées voire corporatistes qui se traduisent par l’influence historique de partis démocrates-chrétiens interclassistes. La Flandre, la Rhénanie ou les régions blanches d’Italie attestent d’une culture catholique à laquelle certaines périphéries françaises ne furent pas étrangères : Alsace, Lorraine, Nord ou Savoie en attestent.
La confrontation Église/État
21Avec la fin de l’Ancien Régime provoqué par la Révolution française, les guerres européennes qu’elle engendra et la dissémination qu’elle entraîna, le fragile équilibre entre l’Église catholique et l’État se trouva rompu. L’État bourgeois qui s’instaurait sur le continent reposait sur l’idée de Nation, communauté imaginée – selon les mots de Benedict Anderson-qu’il s’employa à transformer en réalité dans la conscience des masses promues à la citoyenneté. Afin de créer ce puissant levier de mobilisation populaire, il fallait contrôler les moyens de socialisation et singulièrement l’école ; or l’éducation se trouvait assumée par l’Église qui poursuivait ses fins propres, le salut, lesquelles ne coïncidaient pas forcément avec celles imposées par le Nation Building Process. Et comme, par ailleurs, l’Église catholique s’était souvent attachée à la défense de l’ordre ancien, le conflit s’avérait inévitable entre pouvoir temporel d’une part et spirituel de l’autre. Il se traduisit selon les conjonctures historiques spécifiques aux différents cas nationaux. Cependant, à partir d’une trame commune aux pays et régions composant l’Europe catholique on constate que ce conflit se décline en fonction des quatre cultures dont nous avons pu relever la présence.
Un catholicisme divisé
22L’émergence de l’État-Nation porté par la bourgeoisie triomphante raviva de vieux démons qui sommeillaient aux tréfonds de la conscience catholique. Déjà avec les Traités de Westphalie et l’affirmation du principe Cujus Regio ejus religio l’Église avait dû composer avec la présence de l’hérésie sans admettre la légitimité de sa présence et accepter la fin de l’idée de chrétienté. Avec la « Crise de la pensée européenne » qui marque la fin de l’âge classique ce sont les pays catholiques eux-mêmes qui éclairés par l’esprit des Lumières donnèrent du fil à retordre à la papauté.
23En effet, l’opposition déjà ancienne entre ceux qui considéraient que la puissance publique devait régir l’organisation de l’Église – selon des doctrines qui remontent à Marsile Ficin – au concilianisme en France les gallicans d’une part et ceux qui soutenaient la centralisation spirituelle et ecclésiastique autour du Saint-Siège et de la personne du pape, les ultramontains, se superpose une seconde opposition entre ceux qui acceptent de transiger avec la modernité incarnée par les Lumières et les intransigeants désignés à Rome du nom de zelante. Il s’agit non seulement de la politique que l’Église se devait d’adopter vis-à-vis du siècle mais aussi de la manière d’aborder, d’interpréter et, le cas échéant, d’adapter et de conceptualiser, à la lueur de la raison, le corpus de textes et de doctrines qui constituent le catholicisme. Le ban avait été ouvert dès la fin du règne de Louis XIV par l’œuvre du père Richard Simon fondateur de l’exégèse catholique moderne et continuée en Italie par Muratori.
24La rencontre entre le pouvoir politique inspiré par les Lumières d’une part et le catholicisme libéral de l’autre eût des effets déterminants : le souci de régenter l’Église conformément à la Raison. Un processus qui atteignit son sommet lors de la première phase de la Révolution française avec l’adoption de la Constitution civile du clergé. Mais on aurait tort d’en imputer la cause à la France révolutionnaire : on oublie souvent que les mesures prises à l’encontre des ordres monastiques contemplatifs datent du règne de Louis XVI. Or, le Roi de France ne faisait que s’aligner sur la politique des autres monarchies catholiques. Et ce fut lorsque ces dernières se rallièrent au despotisme éclairé que tant la modernité qu’une rationalisation de l’Église, toutes deux inspirées par les Lumières, s’instaureront dans l’Empire avec Joseph II – que le protestant et agnostique Roi de Prusse Frédéric II raillait en le surnommant « mon cousin le sacristain » – mais aussi en Toscane avec le Grand duc Léopold. Ces politiques furent emportées dans le tourbillon de la Révolution et de ses guerres, mais déjà sous l’Empire la France napoléonienne avait conclu avec le pape un concordat, gallican certes mais respectueux de l’autonomie de l’Église. Il résista à la chute de Bonaparte et survit encore en Alsace-Moselle, cependant que dans toute l’Europe triomphe la contre-révolution, consacrée par le Congrès de Vienne avec l’instauration de la Sainte-Alliance. Dans cette victoire des anti-lumières et portée par le Romantisme qui réhabilita le Moyen-Age, l’Église catholique occupe une place privilégiée et fait cause commune avec les forces réactionnaires en lutte contre la montée du libéralisme puis du socialisme.
25C’est avec l’élection en 1831 de Grégoire XVI au trône pontifical que la contre-révolution triomphe dans l’Église sous la forme de l’intégrisme, forme offensive et théorisée idéologiquement de l’intransigeantisme des zelanti. Avant lui Pie VII qui avait redressé la situation de l’Église et, encore évêque d’Imola, avait accepté le caractère légitime de la démocratie à côté des formes monarchiques. Le pontificat de Pie VIII fut trop bref, quant à Léon XII, le pape adulé par les romantiques et ultramontains, ses soucis principaux étaient de rétablir l’influence diplomatique du Vatican et de restaurer les États pontificaux. Tout zelanti qu’il fut, il avait évité de condamner le libéralisme et la démocratie dès lors que leurs partisans acceptaient l’ultramontanisme. Son successeur, l’ancien moine camaldule Mauro Cappellari, devenu Grégoire XVI, n’eut, quant à lui, aucun état d’âme. D’emblée (encyclique Mirari Vos) il condamna le catholicisme libéral et le libéralisme catholique. Ainsi s’ouvre une période interminable – 1831-1878 – avec un retour de flamme de 1904 à 1914, ou le Saint-Siège tira surtout ce qui bougeait théologiquement ou politiquement. Ainsi, Grégoire XVI condamna le libéralisme catholique et la démocratie chrétienne mais également les insurrections catholiques irlandaises ou polonaises. Il refusa également l’éclairage public et le chemin de fer. Son successeur Pie IX fit, par comparaison, figure de libéral mais effrayé par les révolutions de 1848 et le risque que le Risorgimento représentait pour les États pontificaux, il bascula dans le camp adverse et fut le pape du Syllabus, catalogue des erreurs modernes où le Magistère se prononçait contre le libéralisme, la liberté religieuse, le socialisme – y compris dans leurs formes chrétiennes – mais aussi le capitalisme. Après une accalmie provoquée par le pontificat de Léon XIII, l’intégrisme reprit de plus belle sous Pie X, pape religieux mais hostile au libéralisme catholique que, encore évêque de Mantoue, il décrivait sous les dehors d’un « loup vêtu d’une peau d’agneau ». Il s’empressa d’en condamner ses formes théologiques, le catholicisme libéral cloué au pilori sous le nom de modernisme et, pour faire bonne mesure, il étendit sa vindicte au « modernisme social » c’est-à-dire la démocratie chrétienne.
26Avec Pie X s’instaura une décennie de terreur au sein du catholicisme où sous la conduite de deux cardinaux espagnols, Merry del Val – cardinal secrétaire d’État – et Vivès y Tuto – surnommé « Vivès fa tutto » – une traque aux dissidents s’organisa recourant à des réseaux d’espionnage et de dénonciation. Le dernier de ceux-ci, dénommé La Sapinière, fut démantelé par Benoît XV durant la Première Guerre mondiale. Toute recherche exégétique qui ne postulait pas l’inerrance du texte biblique se vit condamnée pour « modernisme » et les auteurs réduits au silence sous peine d’excommunication ; mais, pire encore, le concept de « modernisme » qui désignait les biblistes comme Loisy le rebelle, qui sentait le soufre, ou Monseigneur Lagrange, le rigoureux et fidèle père de l’École le biblique de Jérusalem, ou encore Monseigneur Duchesne, fut étendu au champ politique et social. Ainsi dom Romolo Murri, l’abbé Lemire en France ou l’abbé Daens en Belgique furent suspendus a divinis alors que les deux derniers, entièrement voués à l’action politique présentaient un profil théologique très classique. La répression interne s’étendit aux laïcs : ainsi le philosophe catholique mais non thomiste Maurice Blondel ou, plus spectaculaire encore, Marc Sangnier et le mouvement démocrate chrétien le Sillon. Au pêché de modernisme théologique s’ajoutait celui de « modernisme social ». Extension très commode qui permettait de neutraliser tous les catholiques qui pouvaient, de près ou de loin, constituer une menace pour les puissants. Jusqu’à de très grands prélats sociaux et proches des humbles comme l’évêque de Bergame Monseigneur Radini-Tedeschi dont le futur pape Jean XXIII fut le secrétaire ou même l’archevêque de Milan le cardinal Ferrari, considéré de son vivant comme un saint et que Jean-Paul II béatifia, à être tenus en suspicions le second, intouchable, protégea d’ailleurs le second. En fait, c’est toute la gauche et même le centre catholique que la Curie romaine tenta d’éradiquer. Par exemple, un prélat libéral et tolérant, numéro deux de la sécrétairerie d’État comme Monseigneur della Chiesa – le futur Benoît XV – fit l’objet d’une promotion punitive : nommé archevêque de Bologne, un siège cardinalice, il dut attendre huit ans avant d’être créé cardinal… deux mois avant d’être élu pape !
27C’est que l’intégrisme catholique est comme une version religieuse de la droite contre-révolutionnaire. Joseph de Maistre, le principal fondateur de cette dernière, se rallia d’ailleurs à l’ultramontanisme qu’il théorisa dans son livre « Du pape ». L’Église en général et le pape en particulier apparaissent comme le meilleur rempart contre les idées de la Révolution et gardiens de l’ordre social naturel voulu par Dieu qu’on ne saurait remettre en cause. D’une part l’Église se doit de soutenir irréfragablement « les princes, nos très chers fils en Jésus Christ » – en fait surtout les Habsbourg – selon les termes de Grégoire XVI, c’est-à-dire les alliés de Rome, contre le Risorgimento et, par extension, condamner tout ce qui pouvait diviser le camp de la droite monarchiste et conservatrice. « Vous serez appelés papistes, rétrogrades, cléricaux, intransigeants : soyez en fiers ». C’est ainsi que s’exprimait le futur Pie X, alors évêque de Mantoue, s’adressant le 5 septembre 1894. D’autre part la droite contre-révolutionnaire voue un soutien absolu au pape et à son rôle temporel : la tendance majoritaire constituée au sein de la guerilla anti-bonapartiste en Espagne portait le nom d’Apostolicos ; lors de la Restauration en France on disait des ultras – la future droite légitimiste étudiée par René Rémond – « qu’ils étaient plus catholiques que le pape, plus royalistes que le roi et qu’ils n’avaient rien oublié et rien appris ». Les carlistes, nouvel avatar des Apostolicos, fourniront un indéfectible soutien à Franco. Monseigneur Lefèbvre, chef de l’intégrisme post-conciliaire dont on sait peu qu’il vota en faveur de la réforme liturgique tandis qu’il rompit avec Rome en refusant la Constitution Nostra Aetate, c’est-à-dire le texte de Vatican II qui reconnaissait la liberté religieuse et condamnait l’antijudaïsme, était un évêque maurrassien. Maurras lui-même, comme nombre de monarchistes, était agnostique mais ferme soutien de l’Église : antisémite virulent, il réussit le tour de passe-passe d’être catholique sans être chrétien, se mêlant sans complexe à des débats internes à l’Église dont la querelle surréaliste sur la prononciation du latin liturgique. Il est vrai que si l’Action française possédait un cercle dirigeant composé de tièdes ou d’agnostiques, les gros bataillons de la ligue étaient fournis par les catholiques pratiquants. Ces derniers comptaient des relais à Rome où le recteur du collège français, Monseigneur Le Floch qui forma Monseigneur Lefèbvre et surtout le cardinal Billot, théologien et intégriste forcené nommé à la Curie romaine par Pie X. Ce dernier dont le prophétisme fait encore recette dans certains cénacles lefébristes, fut à l’origine de la condamnation du Sillon et, quoique protecteur romain de la très nationaliste Action française, il n’en souhaitait pas moins le victoire des Empires centraux tant la haine qu’il nourrissait à l’encontre de la République – de la gueuse – l’emportait sur son patriotisme.
28Face à la puissance de l’intégrisme dont on peut dire qu’il occupa le siège pontifical de la mort de Pie VII à celle de Pie IX que pouvaient opposer les transigeants ? Rappeler la séparation gélasienne des deux ordres et laisser toute latitude aux catholiques afin de s’organiser politiquement comme ils l’entendent et selon les nécessités des temps et des lieux. Il convient de distinguer soigneusement le discours politique du magistère d’une part, de l’action politique des laïcs de l’autre.
29La centralisation du catholicisme romain qui ne cessa de se développer depuis la Révolution française et qui consacra le Concile Vatican I permettait au pape d’infléchir considérablement la ligne politique de l’Église. De fait Léon XIII, le successeur du Pie IX, élu en 1878 et mort en 1904, avait été nonce à Bruxelles aux beaux jours de l’union des catholiques et des libéraux. Avec un pape diplomate et intelligent peu de choses changent sur le fond car le catholicisme intégral demeure théologiquement la règle, mais il a rompu avec l’intransigeantisme pour adopter une ligne pragmatique qui distingue soigneusement l’intolérance théorique d’une part, de la tolérance pratique d’autre part. La politique dite du Ralliement en atteste, c’est un appel aux catholiques français pour qu’ils cessent de confondre la cause de l’Église avec celle de la monarchie et se rallient ainsi à la IIIe République. Sauf en ce qui concernait la question romaine et le non expedit, la diplomatie vaticane s’efforçait de négocier accords et concordats avec les pouvoirs en place quels qu’ils fussent. Léon XIII témoigne également d’une réelle ouverture à la « Question sociale », au sort des plus démunis et, singulièrement, à la misère et à l’exploitation dont le prolétariat souffrait dans le monde industrialisé. C’est comme auteur de Rerum Novarum en 1891, encyclique qui fonde la doctrine sociale de l’Église que ce pape, issu de la noblesse du Royaume des Deux-Siciles, restera dans l’Histoire.
30Cependant, Léon XIII fut plus qu’un pape politicante ou « transigeant » dans la lignée de Pie VII : il sut puiser dans la tradition de l’Église les munitions théologiques justifiant une ouverture au monde en rupture avec l ‘ intégrisme de ses prédécesseurs. La séparation du temporel et du spirituel définie par son lointain prédécesseur Gélase est restaurée ainsi que la théologie politique de Bellarmin, le thomisme ou, plus exactement le néo-thomisme, devient la philosophie officielle de l’Église. Selon le politiste et sociologue belge, Léo Moulin, le thomisme apparaît dans l’univers idéologique du catholicisme comme un centrisme s’opposant sur sa droite à l’augustinisme et sur sa gauche au pélagianisme. Quoi qu’il en soit le néo-thomisme, comme en général le thomisme, peut produire des effets politiques opposés. D’une part il peut engendrer la vision libérale et humaniste d’un « ordre juste » légitimant la démocratie chrétienne, la justice sociale et les droits de l’homme. C’est ainsi que le concevait son rénovateur, Monseigneur Mercier, fondateur de l’Institut de philosophie de Louvain qui, devenu cardinal-archevêque de Malines devint le porte-parole et le protecteur des Belges assujettis à l’occupation allemande durant la Première Guerre mondiale. Il fut ensuite à l’initiative d’une tentative de rapprochement entre catholiques et anglicans. C’était également la conception du cardinal Mermillod, fondateur de l’École de Fribourg qui inspira le syndicalisme chrétien. Et last but not least, l’humanisme intégral de Jacques Maritain participe également du néo-thomisme. D’autre part et sous le couvert du néo-thomisme peut se dissimuler la vision rétrograde d’un ordre médiéval figé et détaché des réalités du monde contemporain. C’est ainsi que l’entendait le cardinal Billot, qui comme membre de la Curie romaine ne cessa de protéger l’Action française, jusqu’à se faire révoquer et exclure du Sacré Collège par le pape Pie XI. Si Léon XIII soutint et encouragea longtemps un néo-thomisme d’ouverture qui protégeait d’autres philosophes élevant Newman au cardinalat et refusant catégoriquement de condamner Maurice Blondel, vers la fin de son pontificat il céda à certaines influences intégristes à l’origine de son encyclique Graves de communi qui limitait le vocable démocratie chrétienne à l’action sociale et syndicale.
31En définitive, et jusqu’à l’élection de Jean XXIII en 1958, le seul pape véritablement libéral tout en demeurant dans la plus stricte orthodoxie théologique, fut Benoît XV (1914-1921). On connaît son combat prophétique contre cette « boucherie », ce « massacre inutile », ce « suicide du monde civilisé » que fut la Grande Guerre et les efforts désespérés qu’il déploya afin d’arrêter les hostilités par une paix sans vainqueurs ni vaincus. Les propositions du pape et sa vision de l’ordre international rejoignent celles du Président Wilson : primat du droit des gens, arbitrage, etc. Sa vision de l’économie et de l’ordre social était typiquement celle d’un catholique libéral, en retrait par rapport aux positions de Léon XIII. Cependant c’est sa pratique du pouvoir pontifical qui fut libérale : suppression de « La Sapinière », levée de l’interdiction de l’abbé Lemire, attribution d’un diocèse symbolique in partibus infidelium à Monseigneur Lacroix. En fait, il faudra attendre Jean XXIII, Paul VI et le second concile du Vatican pour que l’Église « épouse son siècle », s’ouvre à la modernité, à l’œcuménisme, au dialogue avec le judaïsme et même avec les autres religions. Les catholiques seront ainsi mis en face de leurs responsabilités politiques.
Un catholicisme politique
32L’évolution du magistère romain face « au monde », à la « Crise de la pensée européenne », au siècle des Lumières, à la Grande Révolution et à celles qui s’ensuivirent, aux nationalismes, à l’industrialisation, orienta l’engagement des catholiques en même temps qu’elle suscitait des mobilisations hostiles au sein même des pays catholiques. Étienne Borne distinguait trois idéologies bien tranchées au sein du catholicisme : l’intégrisme, la démocratie-chrétienne et le progressisme ; en fait une droite, un centre et une gauche. Sauf pour la première, ces idéologies ne coïncident pas totalement avec les ecclésiologies politiques présentées ci-dessus.
33Système total, voire totalitaire, l’intégrisme ne se partagea pas entre vision théologique et vision politique. Il correspond, en France, à la droite que René Rémond qualifiait de légitimisme et qui s’inscrit dans le paysage politique français dès 1815 avec l’ultracisme. Ce fut pourtant en Espagne qu’elle fit son apparition et prospéra pour atteindre son zénith et disparaître avec la fin du franquisme. En effet la droite contre-révolutionnaire aligna de gros bataillons lors des guerres napoléoniennes et de l’usurpation du trône par Joseph Bonaparte : ce sont les Apostolicos qui réapparurent dès 1837 sous les dehors du carlisme. La guerre d’Espagne et la dictature de Franco constituèrent une victoire pour la communion traditionaliste, une victoire au demeurant toute symbolique car elle dut fusionner avec la Phalange pour former le parti unique et ne représentait plus qu’une coquille vide au moment de la Transición. Associée à la cause monarchiste devenue un principe théorique chez Maurras et à l’Action française l’intégrisme et sa compagne, la droite contre-révolutionnaire montra, dès le début du XXe siècle, qu’il pouvait parfaitement se passer de Roi… Ainsi au Portugal le légitimisme qui se développa sous les dehors du miguelisme puis du manuelisme se rangea, sans états d’âmes, derrière Salazar dont le traditionalisme devint la caution idéologique du régime de son parti unique, l’Union nationale. Des ralliements qui confinèrent à la trahison à l’encontre du souverain légitime, Charles de Habsbourg, dans le cas du clérico-fascisme du chancelier Dollfuss en Autriche et de son équivalent hongrois sous la férule du régent Horthy, amiral d’un pays qui ne touchait plus à la mer, au service d’un royaume sans roi. La proximité avec Pétain et le Régime de Vichy est patente : la droite légitimiste constitua l’un des piliers du pétainisme dont l’inspiration idéologique lui dût plus que ce qu’elle emprunta au fascisme. L’une et l’autre se revendiquèrent du corporatisme, doctrine économique pensée au sein de l’aile « sociale » du légitimisme français et du catholicisme social à la fin du XIXe siècle.
34Telle que la définissait Étienne Borne, la démocratie chrétienne correspond beaucoup plus au courant politique que Marcel Prélot désignait, quant à lui, du nom de libéralisme catholique. Il s’agissait pour ses fondateurs dont le plus éminent fut Montalembert, d’émanciper l’Église de la tutelle pesante de l’État et de libérer l’État du poids exercé par le cléricalisme : « une Église libre dans un État libre ». Formule archétypique du libéralisme catholique et que Cavour renvoya à Pie IX libera Chiesa in libero Stato. Comment ? Par l’acceptation des principes de 1789 et de la démocratie qui ne sont pas incompatibles avec la foi chrétienne. Dans les pays – Allemagne, Belgique, Pays-Bas Suisse où se constituèrent des partis catholiques, il joua un rôle essentiel. En revanche, la où la cause catholique se confondait avec celle de la monarchie, le libéralisme catholique s’efforça, avec peu de succès, d’offrir un choix politique à ceux d’entre les croyants qui, rejetés par l’anticléricalisme de la gauche, ne se reconnaissaient pas davantage dans la droite monarchiste. Du point de vue économique et social, rien ne le distingue du libéralisme classique si ce n’est, pour reprendre la formule de Raymond Poincaré, « toute l’étendue de la question religieuse ». Tout au plus relève-t-on chez ses principaux théoriciens, comme Charles Périn en Belgique ou Le Play en France, une sollicitude envers la misère du monde ouvrier, mais dont la solution réside dans un appel à la charité privée et à l’action secourable de l’Église.
35La démocratie-chrétienne issue de la mouvance catholique sociale au sein de la droite contre-révolutionnaire et traditionaliste, s’organise et se développe après la publication en 1891 de l’encyclique Rerum Novarum par laquelle Léon XIII reconnaît la légitimité du syndicalisme chrétien face au corporatisme qui semblait la norme jusqu’alors. Elle constitue une synthèse entre le catholicisme social d’une part et le catholicisme libéral auquel elle reprend l’acceptation de la démocratie politique. Les initiateurs du mouvement étaient des ultramontains et des intransigeants qui prirent conscience de l’inanité de toute tentative de restauration d’un ordre social médiéval à jamais révolu et, par conséquent qu’il fallait marcher vers l’avenir plutôt que de se tourner vers un passé mythique. L’hostilité envers l’industrialisation coupable de déchristianisation en déracinant des populations vouées à l’immoralité et par surcroît exploitées, engendra un socialisme chrétien ; l’ennemi socialiste de mon ennemi capitaliste devenant mon ami. Seul Buchez fait exception à cette règle qu’illustre à merveille Félicité de Lamennais. Cependant, mal défini et aux contours indistincts, le socialisme chrétien se distingue mal de la première démocratie chrétienne, celle du journal l’Avenir où à côté de Lamennais on retrouve le père Lacordaire et Frédéric Ozanam, celle qui en Belgique a pignon sur rue avec les députés démocrates Barthélémy Dumortier et Charles du Bus. On peut y rattacher, en Italie, don Vincenzo Gioberti et son mouvement néo-guelfe. Mais plus que Lamennais et ses « Paroles d’un croyant » ce fut l’œuvre immense d’Antonio Rosmini qui construisit le socle intellectuel – personnaliste avant la lettre – de la première démocratie chrétienne voire même de la démocratie chrétienne en général. La violente réaction du magistère animée par des papes intransigeants – Léon XII, Grégoire XVI et, après quelques atermoiements Pie IX – écrasa le mouvement dont les protagonistes virent leurs ouvrages mis à l’index comme Rosmini condamnés au silence ou à la révolte (Lamennais) ou à se réfugier dans l’action caritative.
36Favorisée par la mobilisation syndicale et ouvrière de la fin du XIXe siècle, la seconde démocratie chrétienne bénéficia, entre autres, de la bienveillance du pape Léon XIII inquiet de la montée du socialisme dans les couches populaires. Malheureusement pour elle, la démocratie chrétienne serait encore frappée par quelques coups de baculum vigoureusement assénés par l’encyclique Graves de Communi de 1901 obtenue par l’entourage intégriste d’un Léon XIII vieillissant qui refusait l’utilisation politique du vocable démocrate chrétien tandis que son successeur Pie X interdit, dès 1903 par un motu proprio, toute action politique au nom de la démocratie chrétienne qui doit rester confinée dans la sphère des œuvres de bienfaisance et, par surcroît soumise à l’épiscopat. Furent ainsi condamnés : Marc Sangnier, don Romolo Murri, l’abbé Lemire en France et l’abbé Daens en Belgique. Du côté des acteurs laïcs de la démocratie-chrétienne, les plus modérés continuèrent leur lutte sous le couvert de « démocrates » ou de populaires. D’autres, plus radicaux, attendirent des jours meilleurs (Sangnier) ou bravèrent interdits et censures pour militer sur des positions de gauche chrétienne (Murri, Daens, Lemire). Après la Première Guerre mondiale, l’ouverture de Benoît XV permit aux démocrates chrétiens de s’engager à nouveau dans l’action politique. Mais sous deux formes, l’une modérée, encouragée par Pie XI et hostile à la socialdémocratie, le PDP en France, l’autre prête à coopérer avec la gauche socialiste et qu’incarne la Jeune République créée par Marc Sangnier. Elle aura son heure de gloire au moment de la Résistance anti-fasciste et Pie XII prit soin de la ménager tout en veillant, en Italie, à imposer la rupture entre la DC et le PCI.
37Après la Seconde Guerre mondiale, les deux courants constituent la Démocratie-chrétienne coopérant au sein des mêmes partis. Qui plus est, là où existèrent des partis de défense catholique – Allemagne, Autriche, Belgique, Italie entre 1918 et l’avènement du fascisme, Pays-Bas et Suisse – les trois idéologies, intégrisme, libéralisme catholique et démocratie chrétienne cohabitèrent plus ou moins mal au sein d’une même formation politique. Aujourd’hui la « droite légitimiste » identifiée par René Rémond ne fait plus guère recette et ne se retrouve plus dans les rangs des formations démocratiques mais s’est retranchée dans les cénacles intégristes et politiquement maurrassiens : lefébristes et tradis du Front national5. De même les tendances les plus à gauche ont depuis plusieurs décennies rejoint la social-démocratie. À la dialectique composée par l’intransigeantisme, le libéralisme catholique s’ajoute une déclinaison anti-catholique également sécrétée par les positions que le magistère romain adopta tant en matière de régime politique que d’ordre social. C’est sur ce point que la confrontation opposant l’Église à l’État revêtit tout son sens.
Le catholicisme contre l’État
38Avec la progressive démocratisation des régimes politiques européens et la mobilisation politique autour de l’idée nationale qui accompagna ce processus, l’Église organisation internationale et hiérocratie où le pouvoir se distribue du haut vers le bas, devait se heurter à la volonté monopolitique de l’État. Cette confrontation souvent opposa un catholicisme minoritaire à un État protestant qui le ressentait comme une religion étrangère au corps national et dont la loyauté des membres envers la nation paraît suspecte, sa hiérarchie allant chercher mots d’ordre et instructions auprès d’une puissance extérieure, en l’occurrence le pontife romain. C’est là qu’il faut trouver la cause des Kulturkämpfe qui affectèrent l’Empire allemand et la Suisse au XIXe siècle.
39En revanche, la France, l’Italie, l’Espagne, le Portugal et, de façon légèrement différente, la Belgique connurent un clivage Église/État où le catholicisme affronta un substitut de libéralisme par ailleurs fort peu libéral. En fait, l’intransigeantisme pontifical sécréta sa propre négation dans une « gauche » très anticatholique dont l’objectif était, au XIXe et au début du XXe siècles, clairement « d’écraser l’infâme ». Cette formule empruntée à Voltaire convenait aux plus modérés tandis que l’aile la plus radicale entendait « pendre le dernier roi avec les tripes du dernier curé ». L’idéologie matricielle de la gauche dans ces pays catholiques est le républicanisme et le radicalisme qui puise ses racines chez les libertins du XVIIe siècle et surtout la philosophie des Lumières telle qu’elle fut portée par la Franc-maçonnerie et dans diverses sociétés de pensée. Cependant, l’expérience du monde protestant anglo-saxon ou scandinave montre que ni l’héritage des Lumières, ni la Maçonnerie n’auraient développé un anti-catholicisme virulent si l’Église ne les avait condamnés et combattus tout en liant son destin à celui des forces de la réaction monarchiste et anti-démocrate.
40Les républicains français étaient anticléricaux, c’est-à-dire qu’ils entendaient confiner l’Église dans la sphère privée sinon dans le for intérieur des citoyens, les radicaux et certains socialistes entendaient extirper la religion assimilée à la superstition au nom d’une idéologie rationaliste et positiviste. En ce sens les seconds, et parfois les premiers, ne respectèrent qu’approximativement la liberté religieuse sinon la liberté de conscience : épuration de la magistrature et de l’armée, affaire dite « des fiches ». La Loi de 1901 sur les associations excluait les congrégations religieuses qui devaient demander l’autorisation d’exercer leurs fonctions au Parlement. Or, ce dernier refusa toutes les autorisations et des ordres religieux qui ne concurrençaient en rien l’école publique comme les ordres contemplatifs furent expulsés manu militari et condamnés à l’exil. Ainsi, les paisibles Chartreux coupés du monde, dont le très beau film « le grand silence » révéla l’existence au grand public, virent la porte de leur monastère, la Grande Chartreuse, défoncée à coups de hache, leur prière interrompue pour se voir emmenés comme des malfaiteurs, délogés de leur vallée alpine. Jamais un gouvernement libéral n’eût agi de la sorte. Peu respectueux des libertés publiques, républicains et surtout radicaux étaient, qui plus est, défenseurs du monde rural et protectionnistes. En définitive, si la Loi de 1905 établissant la séparation entre les cultes et l’État devint la grande loi de liberté qu’on connaît aujourd’hui c’est au socialiste Aristide Briand – rapporteur du projet à la chambre des députés – et à la jurisprudence du Conseil d’État qu’on le doit. Cependant, tous les socialistes ne l’entendaient pas de cette oreille et le très ministériel Viviani déclara en 1906 à la tribune de la Chambre : « nous avons éteint dans le ciel des lumières qu’on ne rallumera plus ».
41Les républicains italiens, à la même époque, partageaient la même hostilité à l’encontre du catholicisme. Ainsi, lors des obsèques de Pie IX, le défunt pape ayant souhaité reposer, non au Vatican, mais à Sainte Marie Majeure, le cortège funèbre qui se rendait de nuit à destination fut attaqué par des manifestants qui voulaient jeter le cadavre du pontife dans le Tibre ! Quant au parti lui-même, il interdisait à ses membres, sous peine d’exclusion, de mettre les pieds dans une église fût-ce pour les funérailles de leurs parents. Le Parti républicain portugais ne lui cédait en rien en matière d’anticléricalisme : arrivé au pouvoir à la faveur de la révolution de 1910, il supprima toutes les fêtes religieuses du calendrier et décida la dissolution de tous les ordres religieux féminins comme masculins, ne laissant subsister que le clergé séculier. Cependant, la palme de l’anticléricalisme revint aux radicaux espagnols dont le leader Alejandro Lerroux finira comme le ministre qui appela Franco pour écraser les grèves des Asturies. En 1909 ses diatribes et sa démagogie antireligieuses transformèrent une grève générale en émeutes anti-catholiques qui déboucheront sur la destruction d’une vingtaine d’édifices religieux, c’est la semaine tragique de Barcelone. Député et notable, Lerroux fuyant la répression s’exila quelques temps tandis qu’un pédagogue, non-violent et étranger aux faits, Francesco Ferrer fut exécuté pour l’exemple. Un peu moins de trente ans plus tard, lors de la guerre d’Espagne, Andreu Nin le chef du POUM déclara à La Vanguardia : « la République ne savait comment résoudre le problème religieux. Nous l’avons résolu totalement en le prenant à la racine : nous avons supprimé les prêtres, les églises et le culte » (8 août 1938). Les massacres de membres du clergé et de religieuses imputés aux républicains durant la guerre furent le fait des secteurs laïcistes du camp républicain et non des communistes.
42Il est intéressant de noter que les PC qui s’organisèrent dans les pays catholiques sont étrangers à la matrice républicaine et prospérèrent du fait de l’absence de social-démocratie. En effet, les partis socialistes constituèrent l’aile gauche du républicanisme, ce qui explique leur caractère « intellectuel » et « petit bourgeois », les masses ouvrières se retrouvant médiatisées par les organisations syndicales et politiques communistes. Le Portugal et l’Espagne conquis par Salazar et Franco, restés à l’écart de la Seconde Guerre mondiale demeurèrent à l’écart de ce processus tandis qu’en France et en Italie les PC entrèrent dans la Résistance, contre le fascisme, alliés aux démocrates chrétiens, ce qui explique la fascination réciproque qui s’exerça entre communistes et catholiques. Mais, dès 1936, Maurice Thorez tendait la main aux catholiques et, dans ses écrits de prison, Antonio Gramsci, leader moral du PCI, préconisait déjà une stratégie tenant compte du caractère catholique de l’Italie. Le jeu de miroirs qui s’établit entre les grands PC occidentaux après la libération est perceptible dans le comportement des acteurs. Du côté communiste des philosophes, comme Garaudy, s’en font une spécialité, le PCF désigne un responsable des relations avec les chrétiens, le dialogue entre chrétiens et marxistes est instauré, etc. Du côté catholique malgré l’hostilité active de Pie XII et de la Curie des prêtres ouvriers, lorsqu’ils se syndiquent, adhèrent très majoritairement à la CGT et d’aucuns au PC. Nombre de sociologues et de politistes, comme Gérard Courtois, analysent le communisme à la manière d’une église avec ses schismes, ses hérésies, ses excommunications : adhérer au PC c’est comme entrer en religion voire au séminaire.
43Le communisme apparût longtemps plus comme une contre-Église que comme une social-démocratie. Cependant, la même constatation peut être faite de la comparaison entre le catholicisme et le républicanisme radical et laïc des années qui vont de 1870 à 1950 à la République qui, plus qu’un régime politique, devient un mode d’existence. Mais alors que dans le cas du communisme c’est le parti qui s’affirme à la fois lieu et objet du culte, dans le cas du républicanisme radical et laïc le parti – vecteur d’idées et instrument de conquête du pouvoir – est distinct de l’Église, à savoir les obédiences maçonniques, source des idées et lieu de culte là où comme en Belgique ou en Suisse par exemple, existe un parti de défense religieuse, la symétrie organique entre les deux versants du clivage Église/État est parfaite. Cependant qu’il y ait ou non un parti politique confessionnel médiatisant les intérêts matériels et idéels de la communauté catholique la conception que cléricaux ou anti-cléricaux se font du métier politique est la même.
Le métier politique : la « logique de l’honneur »
44Lorsque Nicolas Sarkozy lors de son voyage officiel au Vatican se rendit au Latran pour prendre possession du siège de chanoine honoraire de la basilique attribué depuis des siècles au chef de l’État français, il déclara dans son discours du 20 décembre 2007 : « l’instituteur ne pourra jamais remplacer le curé et le pasteur ». De tels propos tenus par n’importe quel dignitaire politique européen relèveraient de l’évidence la plus plate. Comment pourrait-on confondre, en effet, les rôles d’enseignant du primaire d’une part de ceux de ministre d’un culte d’autre part ? Selon les convictions spirituelles des uns ou des autres on les considéra soit comme complémentaires soit comme relevant de sphères totalement séparées. Pourtant en France les propos du Président de la République soulevèrent un tollé général. Non seulement les organisations vouées à la promotion de la libre-pensée ainsi que celles qui se sont auto-instituées gardiennes de la laïcité de l’État ne cachèrent pas leur profonde indignation, mais encore nombre de catholiques s’en émurent, tel François Bayrou dernier représentant français d’une démocratie chrétienne indépendante de la droite, donc authentique. C’est qu’en France, depuis Jules Ferry, l’instituteur est une espèce de ministre du culte républicain censé former les futurs citoyens à l’idéal des Lumières et de la raison.
45Évoquant son père, digne « hussard de la République », Marcel Pagnol consacra quelques pages pittoresques à la profonde similitude unissant le père catholique et son double mimétique l’instituteur laïc du début du XXe siècle. La formation, bien sûr, car éduqués dans des institutions spécifiques, les écoles normales primaires qui « étaient à cette époque de véritables séminaires, mais l’étude de la théologie y était remplacée par des cours d’anti-cléricalisme […] l’Église n’avait jamais été rien d’autre qu’un instrument d’oppression, et le but et la tâche des prêtres, c’était de nouer sur les yeux du peuple le noir bandeau de l’ignorance, tout en lui chantant des fables, infernales ou paradisiaques ». L’objet de leur vénération et la foi que les instituteurs devaient transmettre aux enfants était l’amour de la République, une République née avec la grande révolution qui libéra la France de l’oppression des rois, « ces tyrans libidineux [qui] ne s’occupaient guère que de leurs concubines quand ils ne jouaient pas au bilboquet ».
46On ne leur avait enseigné et ils n’avaient retenu de la Révolution que la vision d’une « époque idyllique, l’âge d’or de la générosité et de la fraternité poussée jusqu’à la tendresse : en somme, une explosion de bonté ». Il leur avait totalement échappé le fait « que ces anges laïques, après vingt mille assassinats suivis de vol, s’étaient entre-guillotinés eux-mêmes ». De son côté « le curé de mon village qui », continue Pagnol, « était fort intelligent, et d’une charité que rien ne rebutait, considérait la Sainte Inquisition comme une sorte de Conseil de Famille : il disait que si les prélats avaient brûlé tant de Juifs et de savants, ils l’avaient fait les larmes aux yeux, et pour leur assurer une place au Paradis ». À l’instar des prêtres qui pratiquaient leur sacerdoce dans la Foi, l’espérance et la charité gages d’une vie future radieuse, « ces maîtres d’autrefois […] avaient une foi totale dans la beauté de leur mission, une confiance radieuse dans l’avenir de la race humaine. Ils méprisaient l’argent et le luxe, ils refusaient un avancement pour laisser la place à un autre, ou pour continuer la tâche commencée dans un village déshérité ».
47« Car le plus remarquable » conclut Marcel Pagnol, « c’est que ces anti-cléricaux avaient des âmes de missionnaires. Pour faire échec à “Monsieur le curé” (dont la vertu était supposée feinte), ils vivaient eux-mêmes comme des saints, et leur morale était aussi inflexible que celle des premiers puritains. Monsieur l’inspecteur d’Académie était leur évêque, Monsieur le Recteur, l’archevêque, et leur pape, c’était Monsieur le Ministre : on ne lui écrit que sur grand papier, avec des formules rituelles6 ». Car en effet, l’instituteur français est un prêtre, un prêtre au service de la raison, du progrès et de la République dont il célèbre le culte. Méconnaître cette réalité plus que séculaire témoignait, de la part du Président, d’une vision anglo-saxonne des rapports entre la Religion et l’État… Tous les pays catholiques n’ont pu accomplir de façon aussi définitive la traduction du conflit Église/État dans les pôles d’oppositions constitués par les rôles du curé et de l’instituteur. Cependant, l’un et l’autre fourniront des cadres politiques et des élus au service de leurs camps respectifs. Les instituteurs permirent au parti républicain de tisser le réseau dont le maillage lui assure sa pénétration dans la France rurale, plus tard ce furent les socialistes et les communistes qui bénéficieront de leur dévouement. Les prêtres ne limitèrent pas leur action à encadrer de dociles paysans pour les amener, en procession, voter pour le « parti de l’ordre », à savoir pour le châtelain, image des élections qui suivirent la « fête républicaine » de 1848. Le tableau mérite d’être nuancé car plutôt que de servir les gens du château, ils furent souvent la voix des sans voix, les porte-paroles de ceux qui n’avaient pas droit à la parole politique. Souvent leur action leur valut d’être sanctionnés par la hiérarchie. On a déjà cité le cas des abbés démocrates – Garnier, Naudet et Lemire en France, en Belgique flamande l’abbé Daens, l’abbé Pottier en Wallonie – don Romolo Murri et tant d’autres en Italie. Mais, la présence des prêtres dans la politique élective fut considérable et à un point qu’on imagine mal en France où l’action politique du clergé ne fut guère favorisée par un épiscopat concordataire. Mais dès lors que l’engagement se faisait à droite, comme dans le cas de Monseigneur d’Hulst Recteur de l’Institut catholique de Paris, il ne posait pas de problèmes.
48Il en allait tout autrement en Europe, sauf en Italie où prévalut le non expedit. En revanche des prêtres italiens siégèrent au Reichrat de Vienne comme représentants des provinces italophones demeurées sous l’autorité des Habsbourg. Sous Pie IX déjà et, plus tard, lors du Kulturkampf bismarckien, Rome dut se résigner à voir des évêques résidentiels, dont le moindre ne fut pas Monseigneur von Ketteler, archevêque de Mayence, se lancer dans l’arène électorale. Il est vrai que leur leadership politique ne risquait pas de diviser la communauté catholique, au contraire ils agissaient en tant que « chefs naturels » de cette dernière. Après la Première Guerre mondiale et la crainte suscitée par la Révolution russe, des ecclésiastiques prirent la tête des partis catholiques en Europe centrale et devinrent même chancelier comme Monseigneur Seipel, chef des chrétiens sociaux autrichiens, Monseigneur Korosek chef du parti populaire slovène qui fut ministre dans l’un des rares gouvernements démocratiques de la monarchie yougoslave. Dans l’ancienne Tchéco-Slovaquie, le fondateur du Parti populaire slovaque en 1918 fut Monseigneur Hlinka qui eut pour successeur un autre ecclésiastique Monseigneur Tiso, de sinistre mémoire. Il est intéressant que tous ces prêtres-hommes politiques furent honorés par le Vatican qui leur attribua le titre de prélat. Par contre l’abbé Brauns, anti-nazi notoire, qui fut sous la République de Weimar l’animateur de l’aile démocratique du Zentrum ou don Luigi Sturzo, fondateur du Parti populaire et père de la démocratie chrétienne italienne demeurèrent de simples prêtres toute leur vie. Mais, quoi qu’il en soit de l’engagement politique des clercs – interdit par le droit canon depuis 1983 – ou des partis confessionnels ou de l’anti-cléricalisme militant qui caractérise la plupart des pays de culture catholique, des rôles emblématiques du curé et de l’instituteur c’est la figure du prêtre qui est matricielle, ne fusse que pour des raisons de présence historique du premier sur le second.
49Le métier politique est donc déterminé par cette figure cléricale, investie d’une mission sacrée et dévouée à autrui jusqu’à l’oubli de soi-même et, singulièrement, par le mépris de l’argent, du profit. Toutefois, si on considère les balbutiements du parlementarisme sur le continent européen et le profil des premiers élus catholiques, dans la Belgique d’après 1830, du Royaume de Prusse ou du Duché de Bade, on retrouve à côté de l’abbé Sterckx – futur cardinal-archevêque de Malines – ou de Monseigneur von Ketteler, un nombre important d’aristocrates. Une réalité qui n’affecte pas la conception du métier politique comme un sacerdoce. En effet, lorsque, au détour de L’esprit des lois, Montesquieu évoque la nécessité d’une noblesse héréditaire pour que puisse exister la forme de gouvernement modéré qu’il qualifie de Monarchie, il définit comme principe de celle-ci, une passion : l’honneur.
50On peut pousser le concept de noblesse plus loin que ne le fit le seigneur de la Brède et ancien Président du Parlement de Bordeaux en l’identifiant à toute aristocratie et pas seulement aux noblesses d’épée ou de robe. En effet, lorsqu’on étudie l’organisation des corporations de métiers sous l’Ancien Régime on constate que ces dernières étaient mues par ce que Philippe d’Iribarne désigne du vocable de « logique de l’honneur », D’Iribarne en décèle d’ailleurs plus qu’une simple trace dans l’ethos professionnel des salariés dans les pays de culture catholique, par opposition à ce qui se pratique dans les pays anglo-saxons. Une culture du métier que les artisans transmirent à « l’aristocratie ouvrière ». Cette logique de l’honneur transparaît de façon claire et évidente dans le principe de « l’élitisme républicain » que prônèrent de Jules Ferry à Jean-Pierre Chevènement tous les « grands ministres » de l’instruction publique. On comprendra, dès lors, sans peine que le corps des instituteurs issus des écoles normales représentait l’un des pans de la méritocratie républicaine dont instituteurs et institutrices procédaient en même temps qu’ils contribuaient largement à la reproduire sinon à la constituer.
51Dans les cultures catholiques le métier politique considéré comme un sacerdoce signifiait l’appartenance à une catégorie dirigeante, à une aristocratie de service, à la fois émanation du peuple, au-dessus du peuple et au service du peuple. Une élite du pouvoir régie par ses règles et sa morale propres où la vie privée reste totalement séparée de la vie publique et dont les membres ne sauraient être poussés par le profit personnel, par l’argent corrupteur.
52Là encore Nicolas Sarkozy, manifestement fasciné par les cultures anglo-saxonnes protestantes, s’est mépris quant à la façon d’exercer le métier politique. En effet, en 2007, après la soirée électorale et la folle nuit du Fouquet’s, il voulut se reposer et prendre du recul afin de préparer son entrée en fonction. La rumeur courut, un temps, que le Président élu allait se retirer dans un lieu calme : on cita divers monastères. En guise de cloître ce fut le yacht d’un grand patron d’un riche ami du nouveau chef de l’État… Le fait contribua à accréditer son image de « bling bling » au début de son quinquennat, ce fut bien plus le style de l’homme que sa politique qui déplut à une majorité de Français. On peut effectuer le rapprochement avec Berlusconi qui étale sans vergogne sa fortune et les frasques malodorantes de sa vie privée.
53Le fait que, malgré le fait que le premier est un homme d’État contrairement au second, entrepreneur qui entra en politique pour défendre les intérêts de son empire médiatique, l’un et l’autre purent accéder aux plus hautes fonctions, témoigne d’un changement culturel profond. L’hégémonie – au sens de Gramsci – des cultures protestantes portées par la mondialisation économique homogénéise les autres cultures sur le modèle utilitariste où l’honneur a de moins en moins de sens. La norme n’est plus désormais le bien commun mais l’utilité au service de la monade « individu » qui fonde des droits : droit au mariage, à l’enfant, à la beauté, à la jeunesse, etc. La raison d’État cède la place à une éthique qui ne se distingue plus de la morale individuelle, les hommes publics doivent faire leur « outing », éclairer les électeurs quant à leur vie privée, pour être évalués à l’aune de celle-ci. On ne s’en étonnera guère : le métier politique est devenu une profession comme les autres, pire que les autres activités, à forte valeur ajoutée.
54La logique de l’honneur disparaît de la sphère de l’ethos, elle disparaît aussi des divers canevas régissant la Comedia del Arte politique. La culture holiste cède la place à des cultures individualistes nées avec le Protestantisme. Le catholicisme n’est certes pas voué à disparaître, la culture qui l’accompagne reposait sur une société très largement rurale que résume le vieil adage totalement dépassé : « il faut que l’église soit au milieu du village ». Les églises rurales sont remplacées par des paroisses sans identité regroupant de nombreux clochers. Les villages n’ont donc plus d’églises ouvertes, comme ils n’ont plus de boulangeries ou de bistrots. Ils n’ont donc plus de curé ni d’instituteurs ; les écoles étant également regroupées : plus de classes uniques. D’ailleurs, la France qui inventa les instituteurs les a supprimés : tous les enseignants sont désormais professeurs, du primaire à l’universitaire s’impose le teacher. En réalité tous les métiers sont affectés et la profession politique n’échappe pas à la règle générale.
55Cultures catholiques, sociétés holistes ou logique de l’honneur dépérissent faute de transmission et appartiennent progressivement mais de plus en plus rapidement à ce que l’historien anglais Peter Laslet appelait « ce monde que nous avons perdu ». La culture catholique n’était ni meilleure ni pire que la culture protestante anglo-saxonne mais c’était la notre. « Mon prince, on a les dames du temps jadis qu’on peut7… »
Notes de bas de page
1 F. Braudel, La Méditerranée, Paris, Flammarion, 1985, p. 167.
2 F. Braudel, « L’histoire », in F. Braudel, La Méditerranée : l’espace et l’histoire, Paris, Flammarion, 1985, p. 167.
3 Cf. E. Poulat, Église, histoire, dogme et critique dans la crise moderniste, Paris, Albin Michel, 1995.
4 A. Loisy, L’Évangile et l’Église, Paris, Émile Nourry éditeur, 1902.
5 R. Rémond, Les Droites en France, Paris, Aubier, 1981 et le chapitre que nous consacrons au catholicisme politique, D.-L. Seiler, Clivages et familles politiques en Europe, Bruxelles, 2011.
6 Citations de Marcel Pagnol extraites de son roman auto-biographique : La Gloire de mon père, Paris, De Fallois, 1990.
7 Georges Brassens.
Auteur
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