1. Le bon Prince, dans l’Antiquité et au Moyen Âge
p. 33-41
Texte intégral
1Je ne sais pas si on peut parler aujourd’hui de l’imaginaire pré-moderne du pouvoir, du « bon Prince » justement, mais aussi de son contraire, « le mauvais Prince », comme d’un idéal-type au sens de la vulgate wébérienne1. Dans cette réduction d’une histoire complexe de mythes, de symboles, de rituels, de représentations du pouvoir à une catégorie, il y a peut-être le risque de ne faire du « bon Prince » rien d’autre qu’un modèle primitif ou « archaïque » du politique.
2Bien sûr, nous comprenons la nécessité, soulignée par les organisateurs de ce Colloque, d’interroger « la réalité et la dimension universelle » de la constitution du personnel politique en une classe politique professionnelle, dans la modernité, en passant « par un retour historique sur quelques grandes figures du dirigeant politique, antérieures à la stabilisation de la domination légale-rationnelle ». En d’autres termes, nous avons l’exigence d’interroger la subjectivité politique, ou pour mieux dire le rapport entre la subjectivité politique et les normes, entre l’individualité politique et les institutions dans la dimension de la modernité, en interrogeant ses fondations pré-modernes2.
3Il y a beaucoup d’éléments pré-modernes dans la modernité politique, bien que la vulgate de notre temps nous ait enseigné que la modernité est, très simplement, le bouleversement et l’anéantissement des anciennes structures, sociales, juridiques, politiques et mentales de la société occidentale3. Je dois avouer que je suis très heureux de parler du « bon Prince » ici, à Rennes, parce que c’est ici que le jeune Alfred Jarry, entre 1881 et 1888, à conçu son personnage littéraire, son Ubu, destiné à devenir le symbole universel de la voracité, de la cruauté et en même temps du ridicule du pouvoir moderne, émancipé de toutes bornes morales et juridiques, sauf les bornes fragiles que le pouvoir s’impose à lui-même.
4C’est le pouvoir qui a la curieuse propriété d’être étranger à toutes les règles, même les plus élémentaires : d’être étranger aux règles du droit et d’être, au sens strict, grotesque. Comme le disait Michel Foucault :
« J’appellerai “grotesque” le fait, pour un discours ou pour un individu, de détenir par statut des effets de pouvoir dont leur qualité intrinsèque devrait les priver. Le grotesque, ou, si vous voulez, l’“ubuesque”, ce n’est pas simplement une catégorie d’injures, ce n’est pas une épithète injurieuse, et je ne voudrais pas l’employer dans ce sens. Je crois qu’il existe une catégorie précise ; on devrait, en tout cas, définir une catégorie précise de l’analyse historico-politique, qui serait la catégorie du grotesque ou de l’ubuesque. La terreur ubuesque, la souveraineté grotesque ou, en d’autres termes plus austères, la maximalisation des effets de pouvoir à partir de la disqualification de celui qui les produit : ceci, je crois, n’est pas un accident dans l’histoire du pouvoir, ce n’est pas un raté de la mécanique. Il me semble que c’est l’un des rouages qui font partie inhérente des mécanismes du pouvoir. Le pouvoir politique, du moins dans certaines sociétés et, en tout cas, dans la nôtre, peut se donner, s’est donné effectivement la possibilité de faire transmettre ses effets, bien plus, de trouver l’origine de ses effets, dans un coin qui est manifestement, explicitement, volontairement disqualifié par l’odieux, l’infâme ou le ridicule. Après tout, ce mécanisme grotesque du pouvoir, est fort ancien dans les structures, dans le fonctionnement politique de nos sociétés […]. Le grotesque, c’est l’un des procédés essentiels à la souveraineté arbitraire4. »
5Le « grotesque », ou pour mieux dire l’ubuesque du pouvoir, dans ses formes modernes est né entre la fin du XIXe et le début du XXe siècle, lorsque au sein des sociétés occidentales se produit la rupture dans les logiques de recrutement et de fonctionnement du monde politique dont nous parlons aujourd’hui en ce Colloque.
6Ubu, que tous acclament comme un « bon roi » (« On n’en voyait pas tant du temps de Venceslas5 »), et que le peuple proclame, à la fin du deuxième Acte, « le plus noble des souverains » lorsque dans le palais du pouvoir « on entend le bruit de l’orgie qui se prolonge jusqu’au lendemain6 », est la véritable représentation de cette nouvelle espèce de despotisme dont Tocqueville avait parlé en 1835 dans sa première Démocratie en Amérique, sans être toutefois capable de lui donner un nom (I, II, ix, Importance de ce qui précède par rapport à l’Europe) :
« S’il était vrai que les lois et les mœurs fussent insuffisantes au maintien des institutions démocratiques, quel autre refuge resterait-il aux nations, sinon le despotisme d’un seul ?
[…]
Si le pouvoir absolu venait à s’établir de nouveau chez les peuples démocratiques de l’Europe, je ne doute pas qu’il n’y prit une forme nouvelle et qu’il n’y montrât sous des traits inconnus à nos pères.
Il fut un temps en Europe où la loi, ainsi que le consentement du peuple, avaient revêtu les rois d’un pouvoir presque sans bornes. Mais il ne leur arrivait presque jamais de s’en servir.
Je ne parlerai point des prérogatives de la noblesse, de l’autorité des cours souveraines, du droit des corporations, des privilèges de province, qui, tout en amortissant les coups de l’autorité, maintenaient dans la nation un esprit de résistance.
Indépendamment de ces institutions politiques, qui, souvent contraires à la liberté des particuliers, servaient cependant à entretenir l’amour de la liberté dans les âmes, et dont, sous ce rapport, l’utilité se conçoit sans peine, les opinions et les mœurs élevaient autour du pouvoir royal des barrières moins connues, mais non moins puissantes.
La religion, l’amour des sujets, la bonté du prince, l’honneur, l’esprit de famille, les préjugés de province, la coutume et l’opinion publique, bornaient le pouvoir des rois, et enfermaient dans un cercle invisible leur autorité.
Alors la constitution des peuples était despotique, et leurs mœurs libres. Les princes avaient le droit mais non la faculté ni le désir de tout faire.
Des barrières qui arrêtaient jadis la tyrannie, que nous reste-t-il aujourd’hui ? La religion ayant perdu son empire sur les âmes, la borne la plus visible qui divisait le bien et le mal se trouve renversée ; tout semble douteux et incertain dans le monde moral ; les rois et les peuples y marchent au hasard, et nul ne saurait dire où sont les limites naturelles du despotisme et les bornes de la licence.
De longues révolutions ont pour jamais détruit le respect qui environnait les chefs de l’État. Déchargés du poids de l’estime publique, les princes peuvent désormais se livrer sans crainte à l’enivrement du pouvoir7. »
7C’est une page justement célèbre, qui souligne non seulement l’affaiblissement du prestige de la royauté en Europe, mais surtout la nouvelle et dramatique réalité de « la faiblesse du droit » et de « la dureté du fait » dans les sociétés occidentales à l’aube de nouvelles révolutions8. Personne, à ma connaissance, n’a jamais si bien décrit la crise du constitutionnalisme pré-moderne, i. e. de ce « cercle invisible » qui bornait l’autorité et le pouvoir des rois, de cette barrière constituée par l’esprit de résistance et en même temps par « le respect qui environnait les chefs de l’État » : ce qui pour nous aujourd’hui est la « loi fondamentale », la Constitution comme un système de garanties données aux sujets afin de borner le pouvoir, c’était alors justement « la bonté du prince », un système de limites religieuses, éthiques et juridiques, qui assurait la fonction de « constitution9 ».
8Il est très difficile pour nous de comprendre cette valeur constitutionnelle, typiquement pré-moderne, du « bon Prince ». Notre difficulté à comprendre que l’exigence de la moralité de la politique était une exigence de la politique elle-même et non de la morale, est explicable. À propos de la manière dont le donné éthique peut se révéler un instrument efficace pour sauvegarder la légalité et la justice, il faudrait admettre qu’on est trop habitué, aujourd’hui, à vouloir que les problèmes politiques se résolvent par le recours à des critères normatifs, pour ne pas considérer l’appel à la bonne volonté d’un sujet comme un expédient méta-politique10.
9C’est le cas du double paradigme de la souveraineté hérité de l’Antiquité romaine par le Moyen Âge juridique et politique, où c’est l’honestas qui demande au Prince de se soumettre volontairement aux lois. En effet, il est difficile de comprendre comment coexistent, dans le corps du droit romain, et donc dans le système conceptuel qui en dérive, des principes à caractère, pour ainsi dire, absolutiste (princeps legibus solutus, « le souverain n’est pas lié par les lois », Dig., 1, 3, 31) et des principes à caractère, pour ainsi dire, légaliste. Par exemple, la loi digna vox, dans le Code de Justinien (Cod., 1, 14, 4), soutient qu’il est digne du Prince de se considérer assujetti aux lois, puisque son autorité « dépend » (pendet) de l’autorité du droit, et que soumettre le pouvoir aux lois signifie accroître et non diminuer la souveraineté (maius imperio est submittere legibus principatum). C’est pourquoi le système de limitations du pouvoir (ce que nous appellerions une « constitution ») réside, en dernière analyse, dans la volonté qu’a le pouvoir de se conformer au droit, s’auto-limitant en « proclamant ce que le pouvoir ne considère pas licite pour lui-même » (quod nobis licere non patimur indicamus11).
10L’idéal du « bon Prince » serait donc un idéal ambigu ? Il y a certes, dans la tradition politique occidentale, une ambivalence caractéristique de ce thème de longue durée (à la moitié du XIIIe siècle Thomas d’Aquin mettra en évidence cette ambivalence en écrivant : « Optimum et pessimum consistunt in monarchia » ; la principauté est la meilleure des formes politiques où il y a un bon Prince, mais c’est la pire où le Prince est mauvais12). C’est le risque intrinsèque de la dégénération tyrannique du pouvoir, qui donne au thème du « bon Prince » la nature et la force d’un thème fondamental dans la tradition politique en Occident13.
11Il n’y a pas uniquement la tradition romaine, cicéronienne et juridique, qui soutient et accompagne ce thème au Moyen Âge. Il y a aussi, et tout d’abord, la tradition biblique. Et dans la tradition biblique, l’image du « mauvais roi » précède l’image du « bon roi », parce que même le paradigme de la royauté est « double » et ambigu dans l’Écriture14. Il n’y a pas de « bons Princes » dans les livres historiques de l’Ancien Testament. Dieu seul est souverain, parce que la souveraineté ne peut pas appartenir au pouvoir humain. Par conséquent Dieu règne sur son peuple à travers des juges : leur gouvernement, c’est le gouvernement de Dieu lui-même15. Au contraire, le choix de la royauté humaine est présenté toujours comme un éloignement de Dieu et un rejet de sa loi, comme une idolâtrie étrangère et comme une espèce de répétition du péché originel. En effet, dans le Livre des Juges, Gédéon refuse la royauté en proclamant que Dieu seul est roi : « Les hommes d’Israël dirent à Gédéon : Domine sur nous, et toi, et ton fils, et le fils de ton fils, car tu nous as délivrés de la main de Madian. Gédéon leur dit : Je ne dominerai point sur vous, et mes fils ne domineront point sur vous ; c’est l’Éternel qui dominera sur vous » (Juges, 8, 22-23).
12Après cet épisode, que Martin Buber jugeait comme exemplaire de l’orientation anti-monarchique de la tradition deutéronomiste16, le Livre des Juges nous donne l’histoire de la tyrannie d’Abimélec et de la résistance de Jotham, le dernier de ses frères, qu’il avait tué pour régner. Le récit de Jotham est une des plus belles fables politiques de tous les temps (il y en a aussi une version grecque dans le Corpus Aesopicum17). Et c’est une fable définitivement anti-monarchique (Juges, 9, 6-15) :
« Tous les habitants de Sichem et toute la maison de Millo se rassemblèrent ; ils vinrent, et proclamèrent roi Abimélec, près du chêne planté dans Sichem.
Jotham en fut informé. Il alla se placer sur le sommet de la montagne de Garizim, et voici ce qu’il leur cria à haute voix : Écoutez-moi, habitants de Sichem, et que Dieu vous écoute !
Les arbres partirent pour aller oindre un roi et le mettre à leur tête. Ils dirent à l’olivier : Règne sur nous.
Mais l’olivier leur répondit : Renoncerais-je à mon huile, qui m’assure les hommages de Dieu et des hommes, pour aller vagabonder comme prince des arbres ? Et les arbres dirent au figuier : Viens, toi, règne sur nous.
Mais le figuier leur répondit : Renoncerais-je à ma douceur et à mon excellent fruit, pour aller vagabonder comme prince des arbres ?
Et les arbres dirent à la vigne : Viens, toi, règne sur nous.
Mais la vigne leur répondit : Renoncerais-je à mon vin, qui réjouit Dieu et les hommes, pour aller vagabonder comme prince des arbres ?
Alors tous les arbres dirent au buisson d’épines : Viens, toi, règne sur nous.
Et le buisson d’épines répondit aux arbres : Si c’est de bonne foi que vous voulez m’oindre pour votre roi, venez, réfugiez-vous sous mon ombrage ; sinon, un feu sortira du buisson d’épines, et dévorera les cèdres du Liban18. »
13C’est la même atmosphère prophétique qu’on trouve dans le Ier livre de Samuel, ou Ier livre des Rois. C’est là que le prophète Samuel, le dernier des juges, étant devenu vieux, Israël demanda un roi (constitue nobis regem, ut iudicet nos, sicut et universae habent nationes), « pour qu’il nous juge, comme toutes les autres nations » (I Sam., 8, 4). Ce dernier récit « montre que la notion même de royauté – entendue ici sur le modèle des monarchies orientales que connaissaient les peuples alentours – était alors étrangère à une tradition hébraïque considérant le règne de Dieu sur son peuple comme reposant sur la seule contrainte de la loi divine et comme excluant toute domination humaine19 » : c’est justement la théocratie dans son sens originaire, c’est-à-dire l’attribution à Dieu de la souveraineté et, par conséquent, la radicale désacralisation de toutes les formes de pouvoir humain20.
« La volonté manifestée par les tribus d’Israël de se donner un roi », écrit Yves Sassier dans son livre Royauté et idéologie au Moyen Âge, « vaut donc transgression de l’alliance avec Dieu : elle les rend semblables aux autres nations. À Samuel qui réprouve l’initiative du peuple Hébreu, Yahvé s’adresse en ces termes : “Satisfais à tout ce que te dit le peuple, car ce n’est pas toi qu’ils ont rejeté, mais moi, ne voulant plus que je règne sur eux.” Et Samuel accède à la volonté des tribus d’Israël non sans les avoir au préalable averties, sur l’ordre de Yahvé, de ce que la traduction latine du Premier Livre des Rois appellera le “ jus regis” : “Il prendra vos fils […], vos filles […], vos champs, vos vignes et vos oliveraies les meilleures […]. Il prélèvera la dîme sur vos cultures, vos vignes […] vos troupeaux et vous deviendrez ses esclaves. Ce jour-là, vous pousserez des cris à cause du roi que vous vous serez choisi, mais Yahvé, ce jour-là, ne vous répondra pas !”21 »
14Il y a une dizaine d’années, j’ai consacré à cette tradition vétéro-testamentaire un essai intitulé L’iniquo diritto (« Le droit injuste »), paru dans un livre publié par le Max-Planck Institut de Francfort et consacré a la littérature médiévale des « Miroirs des Princes » (specula principum22). En effet, comme on a écrit récemment, les sources vétéro-testamentaires « fournissent de l’institution royale et de son fondement diverses images apparemment contradictoires23 ». En effet, d’un côté la tradition biblique nous offre la vision d’une royauté fondée, non sur la volonté divine, mais sur une simple concession de Dieu au désir du peuple de se donner un maître :
« Signe et résultat du rejet d’une certaine forme de pastorat divin, cette royauté est d’intention – sinon d’invention – purement humaine : elle n’obéit à nulle forme de nécessité et, à l’inverse du règne direct de Dieu, elle n’est que domination et oppression24. »
15D’un autre côté, toutefois, cette description ne suffit pas pour caractériser la conception biblique de la royauté, parce que dans l’Écriture on trouve aussi une conception d’étroite soumission de l’institution royale à l’autorité divine.
« En outre, il existe un “code” de bonne conduite du monarque, celui que propose le Deutéronome par la bouche de Moïse qui, avant même l’entrée en Canaan, avait en quelque sorte prévu l’institution future du roi. Celui-ci, “sous la dictée des prêtres lévites”, devra recopier la Loi sur un rouleau, puis la lire chaque jour de sa vie et s’attacher à la mettre en pratique : “Il évitera ainsi de s’enorgueillir au-dessus de ses frères, et il ne s’écartera pas des commandements de la Loi”25. »
16C’est le modèle du bon roi, du « bon Prince », que les Miroirs des Princes du Moyen Âge opposent à l’image du mauvais roi, du « tyran », selon la description donnée par Samuel.
« Les Livres des Rois font de même état de comportements de rois jugés “agréables à Dieu”, le modèle du bon roi – et la constante référence à travers l’histoire de la royauté juive – étant bien sûr le roi David. Mais l’ensemble formé par le Deutéronome, les Livres des Rois et les Psaumes donne finalement l’impression d’une profonde ambivalence d’un pouvoir royal dont fort peu de détenteurs firent “ce qui est agréable à Dieu”, et nous livre une conception complexe et déroutante de la relation entre le roi et la divinité26. »
17Cette « conception complexe et déroutante » d’une royauté ambiguë, et du « bon Prince » risquant toujours de se changer en tyran, c’est la conception qui trouve son dépôt pendant la longue saison des specula principum, œuvres littéraires dominées par la métaphore du miroir et par les symboles qui y sont associés27. Cette symbolique n’est pas uniquement une « symbolique du pouvoir », parce qu’elle s’étend au domaine de la théologie et de la morale, en faisant de la littérature spéculaire un instrument très puissant pour la diffusion des règles de moralisation de la vie sociale.
18Il y a quelques années mon ami et collègue Jacques Krynen, dans son livre Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge, a écrit :
« Toute une frange de la littérature des derniers siècles du Moyen Âge vient donc révéler une des principales caractéristiques de la mentalité médiévale : la codification des comportements individuels et sociaux. L’explication de cette extraordinaire floraison d’écrits didactiques et moraux réside incontestablement dans la nature profondément religieuse des hommes du temps et dans leur naturel désir de réaliser une éthique idéale. Nourrissant un rêve de perfection, ils cherchent un embellissement de la vie par l’intégration de leur manière de penser ou d’agir dans un cadre rigide de formes conventionnelles et idéales. “La vie se trouve réglée comme un noble jeu” écrit Huizinga. Comment, dans la littérature politique, une tendance aussi profondément enracinée ne se manifesterait-elle point28 ? »
19Bien sûr, cette tendance se manifeste, notamment à partir du XIIe et jusqu’au début du XVIe siècle (de Jean de Salisbury jusqu’à Guillaume Budé), dans l’écriture d’une longue série d’œuvres, où l’héritage scripturaire s’accompagne à ceux qui viennent du droit romain et du domaine de la philosophie grecque et latine, surtout après la « redécouverte » de l’Éthique et de la Politique aristotéliciennes à la moitié du XIIIe siècle. Toutefois, au-delà des différentes inclinaisons de cette littérature pendant le Moyen Âge, ce qui caractérise les specula principum est leur relation avec l’exigence de ce qu’on pourrait appeler une éthique de la royauté, présupposée justement par l’ambiguïté du thème du « bon Prince ». Les deux paradigmes opposés du « bon roi » et du tyran (deux paradigmes encore très répandus à la Renaissance, même à travers les traductions latines des œuvres parénétiques d’Isocrate et surtout à travers la diffusion du modèle érasmien de l’éducation du prince chrétien) ont une importance capitale dans l’histoire politique occidentale29 : il faut rappeler, comme le faisait Bernard Guenée au début des années 1970, que l’éducation du prince à être un « bon Prince » à une importance capitale, « puisque le seul obstacle pratique à la tyrannie est l’horreur de la tyrannie qu’on aura su lui inspirer30 ».
20C’est l’ambivalence caractéristique du « modèle du Prince chrétien », comme je l’ai appelé il y a désormais plus d’une vingtaine d’années31, ou du modèle de « l’art de gouverner » en Occident, comme l’a appelée dans son livre mon ami Michel Senellart32, un modèle où la description des vertus chrétiennes, nécessaires pour bien régner, comme la justice, la miséricorde, la tempérance, est toujours accompagnée de la description des vices contraires comme l’iniquité, la cruauté, l’avidité sans bornes. Il s’agit d’une conception qui, justement avec son ambivalence, nourrit tout entière la tradition politique et juridique du Moyen Âge et, en se radicalisant à travers l’humanisme néo-platonicien et la Reforme religieuse du XVIe siècle (le complexe « tournant moderne » dont parlera justement M. Senellart) arrive jusqu’à Rousseau.
21Dans un célèbre passage du Contrat social (III, 6) consacré à la Monarchie, Jean-Jacques Rousseau évoquait ensemble, en les réunissant dans un sentiment anti-monarchique commun, le prophète biblique Samuel et Machiavel, le prophète de la modernité politique. Rousseau écrit donc :
« Les Rois veulent être absolus, et de loin on leur crie que le meilleur moyen de l’être est de se faire aimer de leurs peuples. Cette maxime est très belle, et même très vraie à certains égards. Malheureusement on s’en moquera toujours dans les Cours. La puissance qui vient de l’amour des peuples est sans doute la plus grande ; mais elle est précaire et conditionnelle, jamais les Princes ne s’en contenteront […]. Leur intérêt personnel est premièrement que le Peuple soit faible, misérable, et qu’il ne puisse jamais leur résister. J’avoue que, supposant les sujets toujours parfaitement soumis, l’intérêt du Prince serait alors que le peuple fut puissant, afin que cette puissance étant la sienne le rendit redoutable à ses voisins ; mais comme cet intérêt n’est que secondaire et subordonné, et que les deux suppositions sont incompatibles, il est naturel que les Princes donnent toujours la préférence à la maxime qui leur est le plus immédiatement utile. C’est ce que Samuel représentait fortement aux Hébreux ; c’est ce que Machiavel a fait voir avec évidence. En feignant de donner des leçons aux rois, il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains33. »
Notes de bas de page
1 Pour une critique de la méthode et de l’idéologie wéberiennes dans le domaine de l’histoire des idées politiques et juridiques de la modernité voir H. J. Berman, Law and Revolution, II. The Impact of the Protestant Reformations on the Western Legal Tradition, Cambridge (Mass.), London, The Belknap Press of Harvard University Press, 2003 (trad. italienne Dirittoe rivoluzione, II. L’impatto delle riforme protestanti sulla tradizione giuridica occidentale, ed. D. Quaglioni, Bologna, Il Mulino, 2010).
2 Cf. D. Quaglioni, À une déesse inconnue. La conception pré-moderne de la justice. Préface et traduction de l’italien par M.-D. Couzinet, Paris, Publications de la Sorbonne, 2003 ; trad. italienne La giustizia nel medioevo e nella prima età moderna, Bologna, Il Mulino, 2004.
3 Cf. B. Sordi, Recent Studies of Public Law History in Italy (1992-2005), « Zeitschrift für Neuere Rechtsgeschichte », 29, 2007, p. 260-276.
4 M. Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975). Édition établie sous la direction de F. Ewald et A. Fontana, par V. Marchetti et A. Salomoni, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1999, p. 12-13.
5 A. Jarry, Ubu roi [acte II, scène VII]. Édition présentée, établie et annotée par N. Arnaud et H. Bordillon, Paris, Gallimard, 2002, p. 64.
6 Ibid., p. 66.
7 A. de Tocqueville, De la Démocratie en Amérique I, Œuvres, II, A. Jardin (dir.) avec la collaboration de J.-C. Lamberti et J. T. Schleifer, Paris, Éditions Gallimard, coll. « Blbliothèque de la Pléiade », 385, 1992. p. 362-363.
8 Ibid., p. 363.
9 Cf. D. Quaglioni, Costituzione e costituzionalismo nella tradizione giuridica occidentale, La Costituzione Francese – La Constitution Française. Atti del convegno biennale dell’Associazione di Diritto pubblico comparato ed europeo (Bari, Università degli Studi, 22-23 maggio 2008), a c. e con prefazione di M. Calamo Specchia, Torino, Giappichelli, 2009, p. 7-16.
10 Voir E. Cortese, Il problema della sovranità nel pensiero giuridico medioevale, Rome, Bulzoni, 1982, p. 147 ; Id., Absolutisme et legalité dans le droit savant du Moyen Âge. Les deux faces d’une même medaille, Science politique et droit public dans les facultés de droit européennes (XIIIe-XVIIIe siècle), J. Krynen et M. Stolleis (dir.), Frankfurt am Main, V. Klostermann, 2008 (« Studien zur europäische Rechtsgeschichte », 229), p. 113-124 ; et cf. D. Quaglioni, « La souveraineté partagée au Moyen Âge », Le gouvernement mixte. De l’idéal politique au monstre constitutionnel en Europe, M. Gaille-nikodimov (dir), Saint-Étienne, Publications de l’université de Saint-Étienne, 2005, p. 15-24.
11 Cf. E. Cortese, La sovranità (storia), Enciclopedia del diritto, XLIII, Milan, Giuffrè, 1990, p. 205-224 ; D. Quaglioni, Sovranità, Roma-Bari, Laterza, 2004, coll. « Biblioteca Essenziale », 56, p. 25-29.
12 Thomas d’Aquin, De regimine principum ad regem Cypri, I, 5, J. Mathis (ed.), Taurini, Marietti, 1924, p. 9.
13 Cf. D. Quaglioni, « Empire et monarchie : aspects du débat juridique », Idées d’Empire en Italie et en Espagne (XIVe-XVIIe siècle). F. Crémoux et J.-L. Fournel (dir.), Mont-Saint-Aignan, Publications des universités de Rouen et du Havre, 2010, p. 37-46.
14 Voir surtout Ph. Buc, L’Ambiguïté du Livre. Prince, pouvoir, et peuple dans les commentaires de la Bible au Moyen Âge, préface de J. Le Goff, Paris, Beauchesne, 1991 ; et cf. R. Brague, Du prince au peuple. La sagesse politique dans la Bible, Le savoir du prince. Du Moyen Âge aux Lumières. R. Halévi (dir.), Paris, Fayard, 2002, p. 7-23 ; et plus en général Id., La Loi de Dieu. Histoire philosophique d’une alliance, Paris, Gallimard, 2005. Cf. aussi Politeia biblica, a cura di L. Campos Boralevi e D. Quaglioni, Firenze, Leo S. Olschki, 2003 [« Il pensiero politico », XXXV (2002), n. 3, p. 365-521].
15 Voir la péricope « In diebus illis non erat rex in Israel, sed unusquisque, quod sibi rectum videbatur, hoc faciebat » : Juges, 17, 6 ; 18, 1 ; 19, 1 ; 21, 25. Cf. T. Veijola, Das Königtum in der Beurteilung der deuteronomistischen Historiographie. Eine redaktionsgeschichtlicht Untersuchung, Helsinki, Suomalainen Tiedeakatemia, 1977. Voir aussi C. H. J. de Geus, The Individual in Relation to Authority in Ancient Israel, L’individu face au pouvoir, I, Antiquité, Bruxelles, De Boeck, 1989 (« Recueils de la Société Jean Bodin pour l’histoire comparative des institutions », XLVI), p. 53-71 : 61, et A. D. H. Mayes, Judges, A Dictionary of Biblical Interpretation, R. J. Coggins and J. L. Houlden (ed.), London, SCM Press – Philadelphia, Trinity Press International, 1990, p. 371-373, a écrit, à ce propos, qu’il y a ici une sorte d’« anarchie réglée ». R. Brague, Du prince au peuple. La sagesse politique dans la Bible, op. cit., p. 9.
16 Cf. D. Quaglioni, « La “politeia biblica” in Martin Buber », Politeia biblica, op. cit., p. 501-521.
17 Ésope, Fables. Texte établi et traduit par É. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1967, n. 252, p. 112.
18 Voir H. Gunkel, Das Märchen im Alten Testament, Tübingen, 1917 ; trad. italienne de O. S. Baghini, La fiaba nell’Antico Testamento, Milano, Medusa, 2007, p. 29-31. Pour d’autres références cf. G. E. Gerbrandt, Kingship According to the Deuteronomistic History, Atlanta (Georgia), Scholars Press, 1986, p. 129-134, et R. Brague, Du prince au peuple. La sagesse politique dans la Bible, op. cit., p. 11.
19 Y. Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Âge. Bas-Empire, monde franc, France (IVe-XIIe siècle), Paris, A. Colin, 2002, p. 29.
20 C’était l’idée de Martin Buber dans son livre, La souveraineté de Dieu (Königtum Gottes, Berlin, Schocken, 1931) ; cf. D. Quaglioni, La « politeia biblica » in Martin Buber, op. cit., p. 513.
21 Y. Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Âge, op. cit., p. 29.
22 D. Quaglioni, L’iniquo diritto. « Ius regis » e « regimen regis » nell’esegesi di I Sam. 8, 11-17e negli « specula principum » del tardo Medioevo, in Specula principum. A cura di A. De Benedictis con la collaborazione di A. Pisapia, Frankfurt am Main, Vittorio Klostermann, 1999 (« Ius Commune. Sonderhefte », 117), p. 209-242.
23 Y. Sassier, Royauté et idéologie au Moyen Âge, op. cit., p. 28.
24 Ibid., p. 29.
25 Ibid., loc. cit.
26 Ibid., p. 29-30.
27 Voir D. Quaglioni, Il modello del principe cristiano. Gli « specula principum » fra Medio Evo e prima Età Moderna, Modelli nella storia del pensiero politico, a cura di V.I. Comparato, Firenze, Olschki, 1987, p. 103-122.
28 J. Krynen, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge (1380-1440). Étude de la littérature politique du temps, Paris, A. et J. Picard, 1981, p. 52.
29 Cf. D. Quaglioni, Esortazioni al principe. La “monarchia evangelica” di Claude Baduel alla vigilia del regno di Enrico II, in Il principe e il potere. Il discorso politico e letterario nella Francia del Cinquecento. Atti del Convegno Internazionale di Studio (Verona, 18-20 maggio 2000), a cura di E. Mosele, Fasano, Schena Editore, 2002, p. 29-40.
30 B. Guenée, L’Occident aux XIVe et XVe siècles. Les États, Paris, 1971, p. 158. Cf. J. Krynen, Idéal du prince et pouvoir royal en France à la fin du Moyen Âge (1380-1440), op. cit., p. 55.
31 Cf. note 27.
32 M. Senellart, Les Arts de gouverner. Du regimen médiéval au concept de gouvernement, Paris, Le Seuil, 1995.
33 J.-J. Rousseau, Du contrat social ; ou, Principes du droit politique, éd. R. Derathé, Œuvres complètes, III, Édition publiée sous la direction de B. Gagnebin et M. Raymond, Paris, Gallimard, 1964, p. 409.
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