15. Parler de la justice pénale internationale
Cartographie des jugements moraux
p. 441-478
Texte intégral
1Dans un beau texte publié à titre posthume, Vladimir Jankélévitch voyait dans l’imprescriptibilité du crime contre l’humanité l’expression juridique de l’absoluité morale de sa condamnation1. Depuis 1945, les catégories du droit pénal international ou les dispositions à leur égard en sont venues à exprimer les exigences d’une morale minimale mais indépassable. La manière dont ces catégories, historiquement déterminées, peuvent incarner une prétention à l’universalité et à l’absoluité et devenir des normes du jugement moral au-delà de leur usage juridique peut s’éclairer par l’épreuve philosophique et anthropologique de la traduction2. C’est sous l’angle de leur valeur morale ou pratique que j’aborderai ces catégories. Les juristes, quoique défavorables à une interprétation du droit en ces termes, peuvent trouver un intérêt à cette approche anthropologique. Dans la Bosnie d’après-guerre, signification morale et signification sociale de la justice se recoupent et sont indissociables de leur contexte politique et géopolitique. Une cristallisation morale autour des catégories du droit international s’y opère, comme en France, avec une proximité et un décalage suffisants pour être éclairants. Le génocide est en Bosnie, comme en France, le crime des crimes, mais le crime contre l’humanité y reste étrangement absent des jugements moraux ordinaires.
2Cette absence fut longtemps pour moi source d’une profonde perplexité. Comment expliquer qu’en Bosnie, on dénonce si souvent un génocide et que l’on ne se réfère presque jamais à la catégorie de crime contre l’humanité ? Pourquoi certaines catégories ou procédures deviennent-elles des normes ou façonnent-elles les justifications morales alors que d’autres sont violemment rejetées ? L’entreprise criminelle commune a manifestement modifié les modes de justification morale des condamnés et des témoins de la défense, mais les plaidoyers de culpabilité qui sont davantage en leur faveur ne trouvent pas crédit à leurs yeux. Le rapport entre catégories juridiques et jugements moraux « ordinaires » pose une double question : selon quels critères le TPIY est-il évalué ? Comment ses catégories (violation des Conventions de Genève, crime de guerre, crime contre l’humanité, génocide, etc.) deviennent-elles des normes des jugements ordinaires ? Ce chapitre vise à tracer la cartographie des relations entre jugements pratiques et jugements sur le TPIY. Pour éclairer ces interrogations, il s’agit d’établir deux cartes : celle, conceptuelle, des catégories juridiques utilisées pour parler des crimes et de l’attente de justice ; celle, plus empirique, des distinctions géographiques, apparaissant dans le travail de terrain. La superposition de ces deux cartes dessine les articulations d’un sens local de la justice pénale d’après-guerre. Dans un premier temps, j’analyserai les principes généraux sous-tendant l’adhésion, le refus ou l’indifférence aux procédures juridiques. Dans un deuxième temps, j’analyserai les différences entre régions et municipalités en revenant sur la comparaison entre les trois municipalités voisines de Prijedor, Sanski Most et Ključ.
Principes d’un usage ordinaire des catégories juridiques
Différences d’usage et faible héritage du système judiciaire yougoslave
Contraste dans l’emploi des catégories juridiques
3En Bosnie, les modes d’accusation ou de défense face aux crimes de la guerre révèlent des usages communs des catégories judiciaires. La dénonciation des crimes et la relation avec le TPIY ne s’expriment guère dans le vocabulaire du ou des droits. Cette absence relative contraste avec la présence, même limitée, de la référence aux droits en matière de biens sociaux, de propriété ou de retour (chap. 4). Cette référence ne se trouve que pour la défense des inculpés : NK, bosniaque, considère que l’accusé « a le droit de se défendre », et Kos, qu’il y a « plus de droits de l’homme à La Haye qu’en Republika Srpska ». Cette rareté de la référence aux droits de l’homme contraste avec son usage dans les démocraties occidentales, mais n’étonne guère dans un pays anciennement communiste.
4La référence au génocide, omniprésente, représente le crime absolu, d’abord par analogie historique avec la Seconde Guerre mondiale. Au-delà, les usages diffèrent entre Serbes et Bosniaques. Les Serbes parlent plutôt de crimes, sans qualification particulière ; les Bosniaques se réfèrent plus fréquemment à des catégories spécifiques. Parmi elles, la distinction entre combattant et civil est répandue en référence, parfois explicite, aux Conventions de Genève. Victimes et témoins dénoncent une agression contre des civils démunis face à une armée. Ce faisant, ils parlent de crimes de guerre : cette catégorie est davantage un principe de description et de dénonciation qu’un objet de revendication : les Bosniaques n’en réclament pas la reconnaissance (d’ailleurs fréquente) par le TPIY. En revanche, ils attendent une reconnaissance du génocide dont ils ont été victimes, qui est une évidence pour tous, appuyée sur des analogies historiques avec le génocide des Juifs ou avec le massacre de Srebrenica, évidence que le droit peut reconnaître, mais qui n’en dérive pas.
5Les Bosniaques de Prijedor sont déçus que le TPIY n’ait pas reconnu un génocide dans cette municipalité, comme il l’a fait à Srebrenica ; ils en concluent que le génocide est resté impuni et non qu’il leur faut réviser la qualification du crime à la lumière des décisions du TPIY. La reconnaissance de crimes contre l’humanité à Prijedor les laisse indifférents. « Pourquoi est-il important de reconnaître un génocide et non seulement des crimes de guerre ou des crimes contre l’humanité », leur ai-je demandé ? « Le génocide est le crime le plus grave », « il a le plus de poids en droit international », « on a tué en grand nombre les hommes, les femmes, les vieillards et les enfants, c’était des civils désarmés », m’ont répondu les témoins victimes. Pour justifier la qualification de génocide, ils m’ont donné une description des faits correspondant plutôt à celle du crime contre l’humanité ou du crime de guerre.
6Le « crime contre l’humanité » est absent du langage ordinaire, même parmi les juristes : les crimes ne sont pas dénoncés en ces termes, les victimes n’en réclament pas la condamnation et les nombreuses inculpations et condamnations du TPIY à ce titre ne retiennent pas leur attention3. Cette absence est d’autant plus déroutante que cette catégorie est largement présente dans la couverture médiatique du TPIY et que d’autres catégories du droit pénal international sont passées dans l’usage.
Hypothèse linguistique
7Une première hypothèse pour expliquer cette absence est linguistique, tenant au caractère peu usuel de ce terme en BCS (« zločin protiv čovječnosti ») et même de la notion d’humanité. Si l’on peut entendre que telle personne est humaine, au sens moral, l’humanité est rarement utilisée comme substantif dans le langage ordinaire et le manque d’humanité n’y apparaît guère comme une explication de la cruauté. Toutefois, une telle hypothèse ne rend nullement compte des variations d’usage entre les catégories juridiques. Qu’un terme soit un néologisme « barbare » n’empêche pas son usage répandu, comme l’atteste l’usage des termes « génocide » ou « violation des Conventions de Genève ». Le terme humanité est certes rare sous la forme « čovječnost », dérivée du singulier (« čovjek » : homme, être humain), mais l’appellation « droits de l’homme » (« ljudska prava »), dérivée du pluriel « ljudi » (les gens), est familière.
8Au demeurant, le langage ordinaire permet d’exprimer le langage juridique sans une nécessaire adéquation entre leurs catégories. L’usage du terme « violation » (« kršenje ») n’est pas nécessaire pour expliquer que le tir contre une ambulance est contre (« protiv ») les Conventions de Genève. Les associations de familles de disparus demandent une modification du droit pour que soit reconnu leur statut et que la disparition soit reconnue comme un crime. Le terme ordinaire (nestati/nestao : disparaître/disparu) leur suffit pour parler de la disparition comme un crime sans la désignation technique de « disparition forcée » (« nasilnik nestanak »)4. Les variations d’usage des catégories juridiques ne dérivent pas du dictionnaire ou d’un déterminisme linguistique.
L’hypothèse d’un héritage judiciaire yougoslave
9Une deuxième hypothèse pour expliquer un tel contraste serait l’héritage du système judiciaire et du code pénal yougoslave. La Yougoslavie a ratifié en 1950 la convention de Genève de 1949 et la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide alors que la B-H n’a intégré les conventions internationales et européennes sur les droits de l’homme qu’après les accords de Dayton de 1995, et inclus le crime contre l’humanité dans son droit pénal qu’en 20035. Cette hypothèse est néanmoins insuffisante. La préexistence d’un code pénal et d’institutions judiciaires crée assurément un contexte de familiarité avec les pratiques d’un tribunal (chap 11). Au-delà, toutefois, les références au système judiciaire yougoslave sont rares dans le discours sur la justice pénale internationale.
10Il est ainsi commun d’entendre les Bosniaques critiquer les peines du TPIY, considérées trop clémentes6. Ce faisant, mes interlocuteurs ne se réfèrent guère au système yougoslave et à sa pratique des peines, ni même à son usage de la peine de mort7 (abolie en Bosnie après 1995). Ils comparent les peines du TPIY avec celles prononcées actuellement par les cours nationales ou étrangères pour des crimes de droit commun : alors qu’au TPIY, Erdemović a été condamné à cinq ans pour avoir tué soixante-dix personnes à Srebrenica, aux États-Unis, « on est condamné à la peine de mort pour en avoir tué deux ». Les procès pour crimes de guerre en Yougoslavie ne sont pas davantage invoqués. Les Serbes, déplorent fréquemment l’impunité des crimes de la Seconde Guerre mondiale, mais ne mentionnent pas les procès Mihailović ou Stepinac8. Les très rares références au Tribunal de Nuremberg n’évoquent pas ses jugements de crimes commis en Yougoslavie (en Serbie) par les nazis9, mais sont une défense générale de la justice pénale internationale, proche de celle de ses promoteurs internationaux. La référence historique principale reste les crimes de la Seconde Guerre mondiale et leur impunité.
11Ni la pratique, ni la justification théorique de la peine dans le système judiciaire yougoslave ne semblent non plus déterminer les jugements ordinaires. La justification principale de la peine était de type utilitariste en Yougoslavie10, mais celles données par mes interlocuteurs sont de type rétributiviste. Parmi les associations de familles de disparus, il est usuel d’évaluer les peines selon un calcul divisant le nombre d’années d’emprisonnement par le nombre de tués. Les peines sont ainsi évaluées selon un principe de proportionnalité avec le crime, en référence à des faits passés et non en vue de ses effets futurs et sans tenir compte du principe d’individualisation de la responsabilité, fondement du droit pénal. La peine est d’abord interprétée comme expression de la gravité des crimes par les victimes ou par les accusés. Bien que sa peine lui semble imméritée, Miroslav Kvočka (condamné à sept ans) reconnaît qu’elle pose un réel problème pour les victimes qui ne peuvent pas en être satisfaites : cette peine prouve « soit [que] l’on n’a pas inculpé les bonnes personnes, soit [que] les crimes n’étaient pas si graves11 ».
12En dépit de l’importance du principe de « réhabilitation socialiste » du criminel sous le titisme, l’idée que la peine puisse avoir un effet sur le criminel lui-même, pour l’amender (voire l’empirer) est absente, même sous la forme négative qu’une réhabilitation, possible dans d’autres cas, ne l’est pas dans ceux-là. Les Bosniaques de Prijedor se scandalisent du retour, trois ou quatre ans après, des criminels de guerre condamnés, mais n’y voient pas un danger : sauf cas de tueur pathologique, dangereux pour tout le monde, comme Žigić, ces criminels ne sont dangereux qu’en temps de guerre. L’absence de dangerosité est attribuée à une différence de circonstances et non à un quelconque effet de la peine.
13La formation professionnelle, même juridique, des interlocuteurs, n’affecte pas leur appréciation à ce sujet. De nombreux témoins n’ont pas de point de vue particulier sur les procédures de La Haye du fait, selon eux, qu’ils n’étaient auparavant jamais allés dans un tribunal. D’autres font valoir leur formation juridique et leur familiarité avec les tribunaux. La proportion relativement élevée (un quart) de témoins se réclamant d’une formation ou profession juridique ou judiciaire s’explique, pour ceux de l’accusation, par la forte proportion parmi les victimes de notables (dont les juges et chefs de la police), cibles premières du nettoyage ethnique et, pour ceux de la défense, parce qu’ils étaient collègues des inculpés, policiers ou personnels administratifs à l’hôpital. Ces policiers, juges ou avocats sont plus sensibles à la difficulté d’enquêter et de produire des preuves, certaines décisions du TPIY pouvant s’expliquer selon eux par leur insuffisance. Ils s’étonnent moins des divergences entre les peines selon les procès, usuelles dans les cours nationales. En revanche, aucune différence notable n’est observable entre juristes et profanes dans l’usage des qualifications juridiques, l’appréciation des effets des peines ou des fonctions de la justice. Le statut de victime est plus déterminant que le statut professionnel.
14De plus, les victimes ou témoins ne manifestent qu’un intérêt nul ou secondaire pour les procédures. Presque tous les témoins ont considéré les procédures, le principe du contre-interrogatoire comme normaux et les questions correctes, même quand elles étaient un peu provocatrices. Leur éventuelle formation juridique leur apparaît comme une aide, non comme un obstacle provenant de la différence de procédures entre le système national et celui du TPIY. Bien que trois témoins se soient sentis malmenés par des questions des juges ou des avocats, leurs reproches vont plutôt à ces individus, aux tribunaux en général qu’à un système spécifique de procédures. Ainsi, le Dr Z., serbe, témoin de l’accusation pour Čelebići, a mal vécu les questions des avocats et des juges à La Haye et a décidé de ne plus jamais témoigner, même dans des cours de RS. Seul Krejić, témoin de la défense, juriste de formation, plaidant pour une séparation entre les nations, a critiqué les procédures de La Haye comme une importation anglo-saxonne12. Ce relatif désintérêt pour les procédures s’étend aux questions de compétence, dans un clair contraste entre points de vue « international » et « local ». L’intense débat sur la compétence du Tribunal, qui a eu lieu lors du procès Tadić13, n’a pas d’écho parmi les témoins de Prijedor, qu’ils soient fervents partisans ou pourfendeurs du TPIY, qu’ils soient ou non juristes.
Interprétation de l’inscription des catégories juridiques dans les jugements ordinaires
15Au total, les catégories juridiques sont incorporées aux jugements ordinaires lorsqu’il y a adéquation entre une expérience vécue (voire une expérience historique), une catégorie juridique et la revendication d’un statut. C’est le cas de la distinction entre combattants et civils, fréquemment invoquée par les associations de victimes et les témoins bosniaques : cette distinction condense l’expérience personnelle d’une attaque où l’on était désarmé face à des forces militaires, une catégorie juridique prouvant le bon droit des victimes, et la revendication d’un statut, celui de victime civile de guerre, qui ouvre droit à une pension. Le crime de disparition forcée décrit l’expérience d’une disparition, permet des poursuites même en l’absence de cadavre, et la catégorie de « disparu » permet d’« hériter » sans avoir à déclarer la mort. Ce sont d’ailleurs les droits des familles de disparus que la Chambre des droits de l’homme a utilisés pour condamner la RS dans la décision Selimović de 2004. La référence au génocide est également liée à la plainte de la B-H contre la Yougoslavie devant la Cour internationale de justice (CIJ) en 1993, avec demande de réparations, de même que son usage s’était répandu lorsque la Yougoslavie avait demandé des réparations à l’Allemagne.
16Les droits de l’homme sont aussi invoqués dans des contextes pratiques, d’abord celui de la réclamation des propriétés immobilières, la Chambre des droits de l’homme permettant de faire valoir ses droits sur son logement d’avant-guerre. On s’y réfère rarement dans un contexte pénal et seulement pour désigner les droits des accusés. Cet usage rejoint ainsi, de facto, la philosophie et la pratique des droits de l’homme qui est avant tout celle des droits de la défense et non celle des victimes dans les procès. C’est seulement dans le cas de Kos que le TPIY a contribué à une culture des droits de l’homme comme défense des droits des accusés et de l’individu contre l’État. Kos s’y réfère dans le discours et dans la pratique, considérant qu’il y a plus de droits de l’homme à La Haye qu’en RS. Il reconnaît les faits, sa propre responsabilité et n’a pas fait appel de sa condamnation (« après avoir entendu la sentence, je me suis dit, voilà c’est ça – to je to – »). Il invoque fréquemment son avocat, américain, qu’il a choisi parce qu’il connaît les règles d’un tribunal international et que les avocats locaux ne se soucient que de leur intérêt et non de celui de leur client. Selon lui, chacun agit par intérêt (même s’il reconnaît que, surtout en temps de guerre, ce calcul d’intérêt est à très courte vue) : référence aux droits de l’homme et défense de son intérêt personnel coïncident, de même qu’acceptation de la peine et intérêt bien compris convergent manifestement dans sa décision de ne pas faire appel. De retour à Prijedor, considérant que la police de RS où il a été employé l’a lésé (ce qui n’est pas le cas, selon lui, des autres policiers condamnés), il veut lui intenter un procès pour faire valoir ses droits14.
17Des catégories sont donc entrées dans l’usage, malgré une intégration récente dans le système légal, comme les droits de l’homme, voire avant leur reconnaissance dans le droit national ou dans le statut du TPIY, comme le crime de disparition forcée. L’inscription tardive dans le code pénal ne suffit pas à expliquer l’absence d’une catégorie dans l’usage ordinaire. Celle du crime contre l’humanité tient plutôt aux raisons suivantes : d’une part, à la différence d’autres qualifications juridiques, le crime contre l’humanité ne correspond pas à une catégorie descriptive spécifique15, mais recoupe les descriptions du crime de guerre et du génocide ; d’autre part, il ne s’accompagne d’aucune revendication politique ou civile. En bref, il ne fait aucune différence dans l’expérience16. Dans son contraste même, la situation se révèle semblable à celle de la France. Le recours à la qualification de crime contre l’humanité y est bien plus important car, étant imprescriptible, il a permis des poursuites contre Paul Touvier ou Maurice Papon, devenues impossibles sous la qualification de crimes de guerre – prescriptibles17. Il y fait donc une différence notable dans l’expérience, et non en Bosnie où aucun des crimes de la dernière guerre n’est encore prescrit. Contrairement à ce que suggérait Jankélévitch, le statut d’imprescriptibilité et la catégorie de crime contre l’humanité n’ont pas de signification morale privilégiée, ni en soi, ni par référence à l’humanité, mais doivent être analysés à l’intérieur d’un dispositif juridique et de ses usages18.
18La cartographie des jugements moraux des Bosniens ne peut guère être interprétée comme une dérivation des catégories morales à partir des catégories et procédures judiciaires19. En termes philosophiques, une telle fonction pédagogique des procès peut puiser dans une tradition libérale ou utilitariste de la publicité et de la transparence20. Elle peut aussi puiser dans un paradigme généalogique nietzschéen. Nietzsche avance dans La Généalogie de la morale que le sujet moral est un produit du châtiment et des institutions judiciaires qui permettraient de combattre l’oubli naturel, de façonner la mémoire et de créer un animal qui tienne ses promesses. Depuis Nietzsche, l’idée d’exemplarité s’est déplacée de celle du châtiment et du spectacle de la cruauté vers celle des procès et procédures et du respect des personnes. Si la condamnation morale du crime passe en Bosnie par la demande de sanction pénale, rien n’indique que les normes morales dérivent des institutions judiciaires ou que les procès de la Yougoslavie aient formé la mémoire des Bosniens. L’empreinte des institutions judiciaires yougoslaves semble mince. L’exemple de la Bosnie engage à jeter un regard critique sur les théories de la justice internationale ou transitionnelle qui en promeuvent la valeur pédagogique et cherchent à inculquer des valeurs morales par la force et l’exemplarité des institutions judiciaires21. En Bosnie, le TPIY retient l’attention bien davantage à travers les arrestations et les peines que par les procès, et d’autant plus que les procédures pénales sont accompagnées de procédures civiles22.
19Pour rendre compte de l’intégration de catégories juridiques dans les jugements ordinaires, une hypothèse généalogique allant des catégories du droit pénal aux normes du jugement pratique est moins pertinente qu’une philosophie empiriste et pragmatique de la signification : les catégories retenues sont celles qui font une différence dans l’expérience – notamment perceptive – et qui permettent l’action. J’ai longtemps pensé que la force du TPIY auprès des Bosniaques relevait d’une attente de reconnaissance morale. J’avancerais maintenant que l’effet de la justice internationale est d’autant plus significatif qu’elle permet d’articuler une expérience personnelle de la violence à la restauration ou à l’affirmation de l’agent moral à titre collectif et individuel.
L’apparente exception des plaidoyers de culpabilité
20Cela ne signifie pas pour autant que les Bosniens ont du droit international un usage seulement pragmatique, au sens d’utilitaire, où la meilleure catégorie est celle qui marche dans un procès. C’est ce que manifeste le net écart entre juristes issus de la common law et l’opinion commune en Bosnie concernant les plaidoyers de culpabilité. Ceux-ci représentent une exception notable dans ce tableau général. Ils semblent marquer une nette opposition entre catégories de la justice internationale et catégories morales. Sur d’autres aspects, il y a des recoupements partiels, parfois des discontinuités, lorsque des débats vifs au plan international n’ont pas d’écho local et réciproquement. En revanche, les plaidoyers de culpabilité sont l’objet d’un vaste consensus réunissant victimes, témoins de l’accusation ou de la défense, condamnés ayant ou non plaidé coupable, opposants ou partisans du Tribunal : dépourvue de valeur « morale », cette procédure n’a rien à voir avec la justice. Elle est considérée comme un marchandage, un calcul d’intérêts ne devant rien à la sincérité ou au repentir : les reconnaissances de culpabilité et les remords ne visent qu’à réduire les peines (chap. 12).
21L’opposition entre points de vue international et local semble à son comble, les reconnaissances de culpabilité d’Erdemović et de Plavšić ayant été présentées par le TPIY comme une avancée considérable de la justice internationale. Toutefois, ce divorce est seulement partiel. Les critiques contre la substitution d’une logique de transaction économique à une logique judiciaire sont reprises mutatis mutandis dans les jugements Miroslav Deronjić et Momir Nikolić. La critique contre ces pratiques réunit dans des termes proches certains juges du TPIY, des analystes internationaux et les Bosniens. Or, la défense ou la critique de cette procédure par les juges du TPIY varient selon leur formation et selon que ceux-ci viennent de pays de common law ou de droit romano-germanique. Les procureurs et juges issus du droit romano-germanique tendent à voir dans les catégories du droit international, comme le génocide ou le crime contre l’humanité, l’expression de la gravité des crimes et s’opposent à une conception purement pragmatique où l’efficacité prime la normativité. La critique des plaidoyers de culpabilité pourrait dériver d’un héritage européen où ce type de procédure est marginal alors qu’il est usuel aux États-Unis. Ce contraste mènerait à une conclusion sceptique ou relativiste, la justice n’étant qu’un produit de la coutume : en définitive, comme le soulignait Pascal23, nous trouverions justes les procédures auxquelles nous sommes habitués24.
22Une telle situation représente assurément un défipour toute conception procédurale de la justice25 : il n’y a pas d’accord a priori, rationnel et formel sur des procédures équitables qui déterminerait la justice des institutions et façonnerait le sens du juste. D’une part, les plaidoyers de culpabilité permettent d’éviter des procès conformes aux règles du procès équitable, mais trop longs et coûteux. L’exemple de certains procès du TPIY, dont la longueur menace l’achèvement, attesterait que l’excellence formelle de procédures les rend, en pratique, inapplicables. Un système fondé sur leur respect exemplaire et scrupuleux ne peut fonctionner de facto qu’en évitant leur mise en œuvre ou en les modifiant a posteriori (chap. 12). D’autre part, loin des tumultes et passions de la guerre, les juges ne parviennent pas à un consensus rationnel sur les procédures de justice. Au contraire, ils s’opposent, jugeant les plaidoyers de culpabilité et la négociation sur les charges équitables ou iniques selon leur formation, constat qui ne valide guère une hypothèse rationaliste ou procédurale dans la constitution d’un sens de la justice pénale internationale. L’opposition n’est pas alors entre un accord formel et procédural, d’une part, et des valeurs substantielles, culturelles ou historiques, d’autre part, telle qu’entre Rawlsiens et communautariens. La difficulté est de définir l’équité des procédures qui sont elles-mêmes porteuses de significations et de divergences sur le sens de la justice.
23L’opposition aux plaidoyers de culpabilité en Bosnie refléterait ainsi la force de la coutume et l’héritage de long terme d’un système judiciaire sur les jugements ordinaires. Cette interprétation, assurément plausible, appelle des réserves. Si cet héritage est déterminant, il reste à comprendre pourquoi la différence de procédures entre le TPIY et le droit yougoslave choque autant en ce cas, alors qu’elle laisse relativement indifférent par ailleurs26. À mon sens, l’idée d’une incompatibilité entre morale et intérêt économique, qui n’est en rien spécifique au système judiciaire, est plus déterminante. La dénonciation des plaidoyers de culpabilité rejoind, côté bosniaque, les plus violentes critiques contre les interventions humanitaires ou diplomatiques comme arrangement avec les criminels au détriment des victimes, où tout est négociable, même le génocide27. Une conception « populaire » de la morale comme incompatible avec l’intérêt (qui se trouve également chez Kant) et une condamnation de la politique des interventions internationales constituent des facteurs plus décisifs du rejet de cette procédure, qu’un système de droit romano-germanique qui en est plutôt l’arrière-plan. Le sens du juste n’est pas déterminé par les procédures elles-mêmes. La réception des plaidoyers de culpabilité ne semble une exception, ni à la relative continuité de jugements entre « locaux » et internationaux sur la justice internationale, ni à l’absence de dérivation directe entre catégories judiciaires et jugement moraux.
L’apparente exception de l’entreprise criminelle commune
24Si l’héritage du système juridique yougoslave facilite mais ne détermine pas l’intégration ou le refus d’une catégorie juridique dans les jugements moraux ordinaires, n’en va-t-il pas différemment de certaines catégories du droit pénal international ? L’hypothèse d’une dérivation entre catégories juridiques et justifications morales semble en effet trouver une confirmation avec la catégorie d’entreprise criminelle commune (ECC), telle que le TPIY l’a promue28. Celle-ci, quoiqu’étant décriée par les condamnés comme une importation récente, façonne de facto leur mode de justification morale, ainsi que celui des témoins de la défense. Les témoins qui ont travaillé dans les camps et désapprouvent les crimes se distancient du groupe en se repliant sur leur conscience qui, elle, était propre. Des condamnés se présentent comme seuls, seuls innocents, comme s’opposant à leur groupe et menacés par les autres Serbes. Ils insistent aussi sur leurs bonnes actions propres et individuelles. Ils ne se présentent pas comme agissant ensemble, comme partie d’un système dont ils auraient été les simples instruments. Se présenter comme rouage ou simple relais, accuser le système ou les autres, tout cela contribuerait à s’incriminer soi-même. Les condamnés de Prijedor étaient parmi les premiers accusés du TPIY qui devait alors reconstituer et établir dans les procès la politique criminelle. Aussi les accusés ne plaidaient-ils pas non plus l’obéissance aux ordres et la soumission aux supérieurs qui auraient également contribué à prouver l’organisation du crime, les relations de pouvoir et leur participation personnelle, donc encore à s’incriminer eux-mêmes. D’où le vague des explications de Kvočka qui prétendait ne pas même connaître le directeur du camp et décrivait un monde de pouvoir anonyme.
25L’ECC a ainsi conduit les condamnés à abandonner le mode de défense popularisé par Eichmann, celui du rouage dans la machine, et d’une participation mécanique et irréfléchie aux crimes de masse par la logistique, le système bureaucratique ou la division du travail. Comme je l’ai montré par ailleurs dans une analyse du procès Eichmann29, loin de refléter une essence du mal moderne, de telles justifications doivent être replacées dans un contexte judiciaire. L’ECC modifie aussi des modes de justification bien antérieurs aux procès du nazisme. L’incrimination du système, de l’organisation et celle de la division du travail ne sont que des variations de types de défense classiques où l’on se défausse sur une nécessité, un mécanisme privé d’intention ou bien où l’on accuse les autres.
26Faut-il en conclure que la catégorie d’ECC suffit à elle seule à renverser des modes de défense et de justification bien ancrés ? Les juristes internationaux peuvent-ils ainsi façonner les normes morales ou les inverser ? Une telle conclusion, flatteuse pour ces derniers, renforcerait également des conclusions sceptiques, relativistes ou cyniques en montrant que les justifications morales dérivent des institutions et catégories judiciaires, étant aussi variables que ces dernières. Tel n’est pas le cas, aucune catégorie juridique n’a par elle-même le pouvoir de modifier automatiquement les accusations et les défenses judiciaires dont le choix est toujours relatif aux preuves à charge, au contexte, et aux visées des procureurs, des avocats et des accusés30. La défense judiciaire d’Eichmann était elle-même contrainte par des normes d’acceptabilité sociales et morales. Il en est de même en Bosnie : si l’entreprise criminelle commune affecte les modes de justification morale et sociale, c’est dans la mesure où elle trouve un écho dans les lieux communs d’une moralité populaire, comme l’appel à la pureté de la conscience, se plaçant à distance d’un système et d’un monde corrompus. Il ne suffit pas de changer les catégories juridiques pour transformer les appréciations morales. La différence entre les accusés l’atteste : Kvočka, DP et Došen persistent souvent dans une défense par les bonnes actions, pourtant dommageable judiciairement, préférant ainsi leur crédit social à leur crédit judiciaire. Pour Kos, prendre ses distances envers une telle défense revient à reconnaître les mauvaises actions commises et à accepter la signification morale de la catégorie judiciaire de discrimination, c’est-à-dire que la protection accordée à tel ou tel ne justifie pas la non protection de tous ceux pour qui il n’avait rien fait. Lorsque les catégories judiciaires ne peuvent trouver de traduction dans l’une des formes de moralité commune, qu’elles peuvent aussi infléchir, elles sont violemment rejetées comme les plaidoyers de culpabilité, et privent ceux qui y recourent de toute justification. Ainsi, en plaidant coupable, Došen n’avait, pour sa belle-sœur, plus de place sociale, ni de morale à enseigner à ses enfants : il était un criminel de guerre pour les Bosniaques, un traître pour les Serbes et un menteur à ses propres yeux31.
Distinctions pertinentes : contrastes géographiques
27La signification des catégories et procédures judiciaires s’éloigne d’un simple pragmatisme juridique en s’enracinant dans une expérience personnelle ou collective et dans les normes d’une moralité ordinaire. Ces dimensions s’éclairent lorsque l’on considère la réception du TPIY, sous l’angle, non plus de ses traits communs, mais de ses différenciations les plus saillantes. L’un des facteurs les plus déterminants et les moins remarqués est celui des différences régionales et municipales en Bosnie, au moins aussi importantes que les divisions nationales. Une perspective internationale se concentre sur les distinctions nationales ou étatiques. Pour le procureur du TPIY, des inculpations dans tous les États (Croatie, Bosnie-Herzégovine, Serbie, Macédoine), et dans toutes les nations (Serbes, Croates, Bosniaques, Kosovars), sont un critère d’équité. Plusieurs facteurs concourent à une focalisation sur le niveau étatique : l’idée que le droit international est celui des États ; un héritage du Tribunal de Nuremberg où l’on a jugé les plus hauts responsables nazis ; une représentation des génocides et des crimes contre l’humanité comme crimes d’État ; l’idée que la finalité des TPI est de juger les dirigeants politiques et non les seconds couteaux qui relèvent de tribunaux nationaux et locaux.
28Néanmoins, les effets du TPIY se manifestent fortement à une échelle régionale et/ou municipale. Les lieux se distinguent d’abord selon qu’il y avait ou non présence internationale durant la guerre. Quant aux municipalités, elles désignent des entités administratives et politiques officielles, correspondant à une ville et aux villages environnants, administrées par un maire. Ces différences affectent la signification existentielle de la justice, le sentiment d’injustice, l’évaluation des effets du Tribunal et un langage commun de la justice pénale.
Contraste entre anciennes enclaves sous contrôle international et autres régions
29Le TPIY, comme incarnation de la justice internationale, est pris entre demande de justice et dénonciation de la politique internationale. Sa crédibilité dépend de sa capacité à s’en distinguer. À divers degrés, les politiciens internationaux sont considérés comme responsables de la guerre, particulièrement du siège de Sarajevo et du massacre de Srebrenica. La crédibilité du TPIY est diminuée par la croyance qu’il ne juge pas les vrais responsables de la guerre. Cet arrière-plan explique partiellement des différences notables. Plus la guerre s’est déroulée sous contrôle international, comme à Sarajevo et Srebrenica, plus les Bosniens accusent la communauté internationale, moins le TPIY est susceptible de répondre à leurs attentes32. Moins la guerre s’est déroulée avec une présence internationale, comme à Prijedor, plus le TPIY les concerne et rencontre leurs attentes. Et ce d’autant plus qu’à Prijedor, les reportages de journalistes anglais et de fortes pressions internationales ont conduit à la fermeture des camps. L’appréciation du Tribunal n’y est pas liée à l’accusation des responsables internationaux. Il est usuel d’entendre à Sarajevo que c’était la faute de François Mitterrand ; par contraste, à Prijedor, mes interlocuteurs, serbes ou bosniaques, n’ont pas désigné comme responsables des personnalités internationales, mais, pour l’essentiel, des figures locales et rarement des figures nationales.
30Cette différence affecte la conception même de la responsabilité pénale. Lorsque la guerre s’est passée sans présence internationale, il y a une relative adéquation entre conception profane et judiciaire de la responsabilité criminelle, allant des tueurs de base aux responsables politiques ou militaires. En revanche, la distinction faite à propos de Srebrenica par les instances internationales entre responsabilité criminelle, d’une part, et responsabilité politique et morale, d’autre part, n’est guère pertinente pour les Bosniaques de Srebrenica et bien des Sarajeviens, qui voient des degrés de responsabilité dans une même entreprise criminelle. Aussi, la conception de la responsabilité criminelle est plus proche entre témoins de la défense (serbes) et de l’accusation (bosniaques) à Prijedor qui citent les criminels locaux, qu’entre Bosniaques de Prijedor et de Srebrenica. À Prijedor, ce langage de la désignation des responsables est également commun avec le TPIY.
31Cette différence affecte aussi le type de vérité recherchée. À Prijedor, la vérité recherchée par les victimes recoupe largement celle établie par le Tribunal : c’est celle sur les charniers et les disparus et celle sur les responsables des crimes. Points de vue des juges et des témoins victimes y convergent d’autant plus que la trame narrative du TPIY sur les événements de Prijedor s’appuie largement sur ces témoignages (chap. 13). La différence entre les témoins de Prijedor et les jugements du TPIY est essentiellement quantitative, portant sur le nombre et la durée des crimes impunis. En revanche, la vérité établie par le TPIY ne recoupe que partiellement celle recherchée par les Bosniaques de Srebrenica, le TPIY ne jugeant pas les responsabilités internationales. La différence est à la fois quantitative et qualitative.
32Enfin, cette différence affecte la signification existentielle de cette justice. Alors que l’humanitaire et la justice pénale internationale peuvent, en Europe occidentale, être promus au nom d’une commune humanité, tel n’est pas le cas en Bosnie. Le sentiment d’une chute dans la hiérarchie géopolitique des États qui comptent y est répandu. Il se double du sentiment d’une chute dans la hiérarchie de l’humanité. Il diffère du sentiment de déshumanisation produit par l’expérience de la violence et dérive plutôt de la présence internationale durant la guerre. Avant 1991, être un citoyen yougoslave représentait l’appartenance à un pays qui comptait sur la scène internationale, faisait partie de l’Europe et des « peuples civilisés ». L’expérience de la guerre et, dans les zones de sécurité, l’absence de protection par les casques bleus dont la vie apparaissait plus importante que celle des locaux, a miné ce sentiment d’appartenance à une humanité dont l’existence importe (partie I).
33Alors que la réception de l’aide humanitaire contribue à ces divisions au sein de l’humanité, qu’elle crée ou creuse, la justice pénale internationale ne les crée pas, ne les surmonte pas non plus, mais peut les refléter. Le TPIY est partiellement évalué selon son rejet ou son acceptation du mépris de la communauté internationale pour la vie des Bosniens et des Bosniaques. Le sentiment d’une chute dans la hiérarchie de l’humanité, pour l’essentiel absent de la réception du TPIY, s’est accru après 2003, avec la multiplication de peines clémentes, notamment celles qui ont suivi le plaidoyer de culpabilité de Plavšić. En 2004, un ami bosniaque de Sarajevo, ébranlé par le jugement Plavšić dans sa confiance en la justice, y voyait la preuve que « la vie des Bosniaques ne vaut rien ». Alors que la justice pénale internationale vise à restaurer une humanité commune, les peines jugées trop clémentes aggravent ou réactivent le sentiment d’une hiérarchie dans l’humanité.
34J’ai d’abord pensé que cette vision était l’héritage d’une histoire de long terme où l’espace yougoslave était l’enjeu de luttes de pouvoirs étrangers dont les locaux étaient les jouets. J’ai depuis révisé cette interprétation : dans la région de Prijedor, les victimes et leurs associations évaluent également les peines par un ratio entre nombre de morts et nombre de jours de prisons. Quand je leur ai demandé pourquoi les peines du TPIY étaient si clémentes, elles m’ont donné diverses raisons, mais pas celle qui était spontanée à Sarajevo, à savoir que la vie des Bosniaques ne vaut rien. Le sentiment de dévalorisation de sa vie exprimerait davantage les conditions de la guerre qu’une histoire de long terme des Balkans et semble plus fortement lié à la violence de la guerre avec une présence internationale qu’à cette violence seule.
Le paradigme municipal
35Parmi ceux qui ont vécu les mêmes circonstances de guerre, la différence la plus significative dans le rapport à la justice pénale internationale est celle entre municipalités (chap. 11). À cet égard, le travail sur les témoins a, sans surprise, confirmé et renforcé celui sur les associations de victimes. Le niveau municipal est décisif pour la désignation des criminels. Les témoins se focalisent sur les crimes commis contre leur groupe national (ou contre d’autres groupes nationaux victimes de la même attaque), mais surtout sur les crimes commis dans leur municipalité. Le niveau municipal est également décisif pour la désignation des victimes. Le raisonnement des Bosniaques de Prijedor l’atteste : ils regrettent que le TPIY et la CIJ n’aient pas reconnu un génocide à Prijedor, comme il l’a fait à Srebrenica car, proportionnellement, il y a eu plus de victimes de la municipalité de Prijedor que de celle de Srebrenica, où beaucoup étaient des réfugiés d’autres municipalités. Dans ce calcul, les Bosniaques de Prijedor s’identifient en tant que victimes plus étroitement aux victimes non serbes de Prijedor (Croates notamment) qu’aux Bosniaques de Srebrenica. L’unité de référence pour se définir en tant que victime est au moins autant celle de la municipalité que celle de la nation.
Vérité et enracinement dans l’expérience personnelle
36L’enracinement du témoignage dans l’expérience visuelle, personnelle, mais aussi locale est manifeste pour les témoins victimes, qu’ils soient à charge ou à décharge, comme l’ancien ambulancier Dragojević. Pour les témoins, le témoignage est au service de la vérité, la qualité première d’un bon témoin étant de dire la vérité, de ne pas mentir et de ne parler que de ce qu’il sait en personne Cette constatation, de prime abord triviale, devient plus significative par comparaison : sauf dans les associations de familles de disparus, l’attente des victimes envers la justice n’est pas d’abord celle de la vérité. Ce rapport à la vérité diffère selon que les témoins sont ou non victimes, à charge ou à décharge. Tandis que les témoins de la défense se présentent rarement comme témoins visuels des faits jugés, et lorsqu’ils l’admettent, n’en font pas la justification de leur témoignage, les témoins victimes se réfèrent d’abord à leur expérience personnelle.
37C’est la continuité entre témoignage visuel, témoignage judiciaire et défense publique de certaines valeurs qui caractérise les témoins de l’accusation et plus largement les témoins victimes. Ils se présentent comme témoins visuels des événements de la guerre et replacent leur témoignage judiciaire dans la continuité des mauvais traitements reçus en personne ou infligés à d’autres. Interrogés sur leurs raisons de témoigner, ils répondent simplement qu’ils étaient dans des camps, qu’ils ont survécu à des exécutions, qu’ils ont été torturés, ou ont perdu un proche. Sauf exception, cette expérience est exprimée sans ostentation33. Cette relative pudeur est favorisée par le cadre de référence de l’entretien : les jugements du TPIY. Les témoins savent que je connais l’histoire de Prijedor en général ou leur histoire en particulier, si elle est de notoriété publique.
38Leurs raisons mêlent indissociablement vérité et moralité : ils témoignent pour que les choses se sachent, pour ceux qui ne peuvent pas parler, par fidélité et sentiment d’un devoir à leur égard, pour que les assassinats des parents et amis ne restent pas impunis. Dire la vérité, s’en tenir à elle, sans mensonge ni exagération, c’est dire ce que l’on a vu, éprouvé et ce dont on a souffert. La dimension personnelle du témoignage renvoie aussi aux absents pour qui l’on n’a rien pu faire dans le camp, les morts n’ayant pas de droits. Parfois, la raison en était l’espoir de retrouver les corps des proches. Cette dimension personnelle est rarement reléguée au second plan pour des entités abstraites comme la justice, la vérité, la nation ou la patrie. Les raisons morales avancées se réfèrent d’abord à des attachements familiaux, amicaux ou personnels. Le caractère personnel du témoignage renvoie au témoin lui-même et à ses proches plutôt qu’à la personne de l’accusé. Le désir de témoigner est parfois renforcé par celui de voir condamner tel ou tel. Mais, s’il est utile, le témoignage apparaît généralement comme un devoir moral34. Aussi de nombreux témoins victimes ont-ils témoigné dans plusieurs procès, qu’ils connaissent ou non l’accusé. En revanche, le facteur personnel déterminant pour la plupart des témoins de la défense est la personne de l’accusé.
Les victimes : récit d’une rupture, continuité d’une attitude envers la justice
39Par cet enracinement dans l’expérience personnelle, le contenu premier du témoignage pour les témoins/victimes est une rupture : le cours de leur vie a été brisé par l’éviction de leur travail, de leur appartement, une arrestation, l’envoi au camp, des meurtres, des sévices, le départ à l’étranger, l’exil. Cette rupture s’exprime moins sous la forme subjective d’une évocation de leurs peines et souffrances que sous la forme objective de la description des étapes de la persécution. Dans les transcriptions du TPIY ou en entretien, les victimes expriment une expérience totale, bouleversant l’ensemble des dimensions de leur existence et de leur communauté : profession, logement, familles ou amis, souffrances corporelles, humiliations… Cette dimension de totalité apparaît dans tous les témoignages, qu’ils soient globaux ou partiels. En effet, le témoignage judiciaire peut être limité à tel événement précis. Il en résulte une tension entre témoignage comme preuve judiciaire et comme expression d’une expérience ou d’un vécu35. Le témoin peut aussi être appelé à décrire globalement les aspects multiples des persécutions contre lui-même ou contre d’autres.
40Ces témoignages globaux relèvent de différents registres : médecin, Ibrahim Beglerbegović, explique comment les non-Serbes employés à l’hôpital, collègues de Stakić, nouveau maire de la ville après la prise de pouvoir par les forces serbes, ont progressivement perdu leur fonction. Il porte un regard médical sur les blessures et symptômes des prisonniers tabassés à Omarska. Vies professionnelle et familiale se rejoignent au camp d’Omarska où son frère et plusieurs de ses collègues sont déjà internés alors que lui-même, pour avoir longtemps travaillé comme médecin à Omarska, retrouve de nombreuses connaissances dans la direction du camp, peut en sortir rapidement et ne fuir Prijedor qu’en 1995. Minka Čehajić, veuve de l’ancien maire de Prijedor, raconte l’arrestation de son mari, ses tentatives pour le retrouver, la perte de ses biens, ses tentatives pour mettre sa famille à l’abri, sa fuite de Prijedor. Elle lit à l’audience la lettre poignante reçue de son mari, détenu à Omarska, quelques jours avant sa mort, qui décrit son élimination politique puis physique et, sentant sa fin proche, fait ses adieux à sa femme et ses enfants. Le ton du témoignage de Minka Čehajić est intime, familial mais traverse également toutes les sphères de la vie privée et publique.
41Si le contenu est une rupture, la forme en est celle d’une continuité dans l’attitude des témoins entre cadres judiciaire et extrajudiciaire, dans les entretiens en Bosnie. Cette continuité est manifeste pour la publicité : étant des personnages publics avant-guerre, il était normal pour plusieurs notables d’être témoins publics. Les Bosniaques de Prijedor sont rentrés à Prijedor et témoignent dans un combat pour la justice et le retour. Minka Čehajić se présente en femme qui cherche encore son mari, ce qui était le cœur de son témoignage à La Haye. Adil Draganović, ancien président de la cour cantonale de Sanski Most se présente à La Haye, et en entretien, à la fois en victime et en homme de loi qui a œuvré pour la justice internationale dès la guerre et l’après-guerre en fondant une association d’anciens détenus des camps qui a très tôt collecté des témoignages des exactions. Il a témoigné en son nom propre pour le procès Brðanin et au titre de l’association des anciens détenus des camps dans le procès Plavšić. Jasmin Odobašić, qui a témoigné à La Haye pour les événements de Prnjavor, se présente comme ayant consacré sa vie à la vérité et à la justice. De fait, il a travaillé en étroite relation avec les inspecteurs de La Haye pour les exhumations, la recherche des disparus et la constitution de preuves pour les procès concernant Prijedor et la RAK. D’autres témoins, qui n’ont aucune fonction publique, se présentent au TPIY et en entretien comme des gens ordinaires qui vivaient bien dans la Yougoslavie d’avant-guerre et valorisent le bon voisinage et la moralité des gens simples. Les femmes de Biljani se présentent à la Cour de Sarajevo et à Biljani comme des témoins visuels, des voisines de l’accusé, des mères ou femmes qui ont perdu leurs fils ou leur mari.
42Cette continuité reflète l’enracinement du témoignage dans l’expérience des victimes. Elle reflète aussi la signification du TPIY pour les Bosniaques. Comme leurs représentants, les témoins bosniaques attendent du Tribunal qu’il légitime leur statut de victime, qu’il punisse et reconnaisse la gravité des crimes dont ils ont été les principales victimes, qu’il fasse valoir leur bon droit moral. Œuvrer pour la justice en aidant les enquêteurs du TPIY, en témoignant à La Haye, c’était aussi exprimer des vertus morales individuelles et collectives de refus de la vengeance, de modération et de tolérance, d’attachement à un islam européen. De facto, les témoins bosniaques, relativement mesurés et accueillants, présentent une certaine homogénéité d’attitude, renforcée par la sélection des procureurs du TPIY qui évitent les extrémistes36. Quoiqu’ils soient très mécontents des « petites » peines, aucun n’en a conclu à la nécessité de faire justice soi-même. Les condamnés de retour n’ont pas subi d’agression, même verbale.
43Reflétant cette dimension personnelle et totale, plusieurs témoignages au TPIY sont un récit quasi cosmologique où se dit le sens de la vie de la municipalité. Les persécutions attaquaient les fondements même de la vie sociale. Réaffirmant ces fondements, la justice est le lieu où s’énoncent les valeurs premières, où l’on ne peut se plaindre de la perte de ses biens face à la mort de ses amis. Le long témoignage de Muharem Murselović est à cet égard exemplaire. La justice apparaît comme un principe global et architectonique de hiérarchie, de valorisation des relations sociales, plutôt que des biens ou même des individus, de discrimination entre les coupables et les innocents37. C’est la municipalité de Prijedor, avant, pendant et après guerre qui en est le cadre premier.
Témoins informateurs, relais d’un savoir local
44Le caractère multidimensionnel des persécutions entraîne également une différence entre le témoin d’un crime individuel dans une cour d’assises et celui de crimes de masse. Au-delà d’événements précis, il faut reconstituer un système, identifier le groupe criminel et ses relations internes, en l’occurrence, le fonctionnement des cellules de crise et celui des camps, le déroulement précis d’une opération, comme le ratissage des hommes de Biljani. La reconstitution des responsabilités dans les crimes organisés suppose d’élucider des rapports de pouvoir et de commandement politique, militaire et policier. Cette tâche incombe aux enquêteurs et procureurs et détermine le choix des témoins les plus à même de soutenir les inculpations pour entreprise criminelle commune, responsabilité de commandement et persécution généralisée des non-Serbes.
45Certains témoins constituent des relais privilégiés. Ils peuvent s’imposer d’eux-mêmes s’ils sont les seuls à avoir vu une exécution. S’il y en a plusieurs, comme dans les divers camps, les témoins privilégiés se signalent par des qualités plus globales : connaissance de la vie politique et sociale de la municipalité, perspicacité et clarté, mémoire, maîtrise de soi38. La constance est aussi requise pour passer l’épreuve du contre-interrogatoire sans se contredire, surtout s’ils témoignent plusieurs fois. Les témoins, quels qu’ils soient, décrivent souvent le témoignage comme une mise à l’épreuve de leurs qualités morales, intellectuelles et personnelles (honnêteté, mémoire, concentration, à propos, maîtrise de soi, calme). Pour les témoins clés, le témoignage peut devenir un sacerdoce tant il impose de contrainte, des années durant, sur leur vie ordinaire, toutes leurs déclarations pouvant être utilisées par la défense pour les discréditer. Les divers passages par La Haye ont pu contribuer à leur prudence et leur précision ; certainement leur fiabilité et leur modération initiales ont favorisé leur sélection par les procureurs.
46De tels témoins ont pour fonction de représenter au TPIY un savoir local de la municipalité, fonction qu’ils assurent aussi dans la vie publique ou quotidienne : c’est à eux que l’on est renvoyé en Bosnie pour savoir ce qui s’est passé et qui est qui. Certains notables locaux, par leur connaissance de la vie politique et économique municipale avant, durant et après-guerre, par leur expérience de la purification ethnique et leur passage dans les camps, par leur éloquence, apportent un témoignage total qui articule les différentes dimensions politiques, matérielles, corporelles de leur existence et de la municipalité et tend à brouiller, comme le manifestent souvent les questions de la défense au TPIY, la distinction entre témoin ordinaire, répondant seulement de lui-même, et témoin expert, répondant d’un savoir (chap. 13). C’est au titre d’un savoir à la fois local et global sur les relations sociales et l’organisation des pouvoirs municipaux que ces notables sont amenés à témoigner. C’est le cas de Muharem Murselović et de Mevludin Sejmenović pour Prijedor, de Adil Draganović et Mirzet Karabeg pour Sanski Most, de Mohamed Filipović pour Ključ ou de Jasmin Odobašić pour Prjnavor, qui ont généralement témoigné plusieurs fois et qui jouent chacun à leur manière pour les enquêteurs du TPIY, puis pour les procureurs et les juges, le rôle d’informateur au sens ethnologique du terme, c’est-à-dire de voie d’entrée privilégiée dans la compréhension de la communauté.
47De même que les associations de victimes de disparus, de tels témoins contribuent à la production de connaissances au TPIY et à son relais sur place. Ils témoignent de la dimension régionale des persécutions et des relations entre les cellules de crise municipales et régionale dans la RAK, mais ils sont le plus souvent invités à produire un récit dont l’échelle est municipale, ou infra-municipale, celui d’un bourg ou d’un village. Ce cadre (pouvoir de la mairie, du chef de la police) est d’autant moins étonnant que les actes d’accusation du TPIY sont axés sur une municipalité ou construits sur une série d’événements dans différentes municipalités de la RAK. Ces témoins sont également de bons connaisseurs des méthodes d’enquête du TPIY. De même que les associations de victimes habituées à travailler avec les organisations internationales (ICMP, TPIY) ont une maîtrise, au moins apparente, de leur dossier, les témoins bosniaques « clés » ont développé un professionnalisme et une maîtrise des registres de preuves et d’argumentations acceptables dans une enquête et une enceinte judiciaires qui n’ont guère d’équivalent chez les témoins « clés » et les associations serbes. Par cette double compétence de témoin visuel des crimes et d’expert d’un savoir politique et social local, ils sont à la fois des partenaires des procureurs et des critiques avisés de la politique d’inculpation du TPIY. Car l’importance accordée par les Bosniaques au TPIY n’interdit pas les critiques envers l’institution ou des désaccords entre eux, pas plus d’ailleurs que les manquements aux principes de justice affichés39. La comparaison entre les municipalités l’atteste.
La différence entre les municipalités
48Ključ, mai 2005 : Mohamed Filipović a témoigné dans le procès Brðanin. Son frère, Omer, maire SDA de Ključ avant guerre, a été battu à mort dans le camp de Manjača, et MF a une sérieuse boîterie, due aux violents tabassages dans le camp. Au cours de notre entretien, il a précisé :
C’était un honneur pour moi d’être à La Haye. [] C’est différent d’être témoin pour Brðanin et pour des criminels de Ključ. […] À Prijedor, le TPIY a eu un effet, une satisfaction morale. À Ključ, il y a trois hommes, Vinko Kondić, qui était chef de la police, et l’on sait qu’il vit à Belgrade, Jovo Banac et Ljuban Bajić, s’ils étaient jugés, Ključ serait différent. Une centaine de personnes devraient être condamnées et les autres vivraient normalement. À Ključ, il n’y a pas de satisfaction sans l’arrestation des assassins de Ključ. Les gens de Ključ ne se soucient pas de Brđanin. […] Pour Ključ, ceux-ci sont importants. Brđanin, c’est important pour la Bosnie.
49Sanski Most, septembre 2005 : Besim Islamčević est technicien et se décrit comme un homme ordinaire, sans éducation supérieure. Il a témoigné au procès Brðanin et Talić.
[Question :] Avez-vous eu des problèmes après avoir témoigné ? [Réponse :] Jamais. Des Serbes m’ont appelé pour me féliciter d’avoir dit la vérité et d’avoir été équitable. […] L’ensemble du procès était très important pour la vérité et la justice, et aussi pour présenter la vérité aux enfants de Talić. […] L’organisation de La Haye est fantastique. Je me sentais une responsabilité en raison de l’institution, en raison de l’importance des mots prononcés et de la couverture médiatique. À ce moment-là, un homme est fier. […] Enfin, vous vous trouvez dans le monde de la justice, ce qui vous donne la volonté de vivre. […] Je me suis senti calme et paisible. [Q :] Est-ce que de témoigner vous a apporté une satisfaction ? [R :] Oui, cela a été une satisfaction en tant que personne, mais, après tous ces morts, c’est une bien triste satisfaction. […] [Q :] Y a-t-il des effets de La Haye en Bosnie ou ici ? [R :] C’est une bonne question. En Bosnie, oui, mais à Sanski Most, non, parce que, aucune personne d’ici n’a été jugée. [Q :] Qui donc devrait être jugé ? [R :] Le président du SDS, de la cellule de crise, quatre ou cinq personnes qui étaient dans les autorités policières, civiles et militaires.
50La différence entre municipalités n’affecte ni la conception de la justice, ni celle de la responsabilité criminelle (tous citent d’abord les responsables municipaux), ni l’évaluation des peines. Les victimes de Sanski Most se déclarent globalement satisfaites de la peine de Brđanin40, certains la trouvant d’ailleurs trop élevée, mais critiquent, comme celles de Prijedor ou de Ključ, les « petites » peines. Les différences municipales affectent en revanche l’appréciation des effets du TPIY : lorsque l’on demande aux témoins si le tribunal a eu des effets, ceux de Sanski Most et de Ključ répondent que non car il n’y a pas eu de procès pour les crimes commis dans la municipalité, car aucun responsable de la municipalité n’a été jugé, mais que les procès ont eu un effet à Prijedor. Le procès Brðanin « est un procès pour la Bosnie, pas pour Ključ », commente Mohamed Filipović. Même les notables proches du SDA qui affichent leur satisfaction personnelle d’avoir témoigné et sont attachés à un effet étatique du TPIY soulignent que le Tribunal a eu un effet ailleurs, mais pas à Sanski Most ou à Ključ, faute d’inculpation dans la municipalité. Par contraste, les témoins de Prijedor peuvent hésiter et diverger sur la nature de ces effets qu’ils peuvent juger minces ou significatifs, positifs ou négatifs. Les témoins de l’accusation y déplorent que trop de criminels soient libres, que les condamnés soient déjà de retour, que cela n’empêche pas la célébration du crime, ou se félicitent que les procès aient diminué les provocations, obligé les Serbes à en parler, aidé à leur retour, etc. Ce n’est qu’à Prijedor que des Bosniaques ont exprimé l’idée positive que finalement il y a une justice. Parmi les témoins de la défense, on souligne que le Tribunal a probablement aidé au retour des réfugiés, diminué la violence, augmenté la sécurité pour tous, permis d’établir la vérité, mais aussi stigmatisé les Serbes, etc. En dépit de leurs divergences ou hésitations, les victimes, les témoins de l’accusation, de la défense et les condamnés voient dans le TPIY un facteur de retour à un ordre social plus pacifique et ouvert aux réfugiés, plutôt que de discorde supplémentaire.
51Dans tous les cas, les témoins répondent par des effets sociaux, positifs ou négatifs, dans leur municipalité. La grande majorité indique leur satisfaction personnelle et morale d’avoir témoigné, mais n’identifie pas l’effet du témoignage sur leur personne avec les effets du Tribunal. Ainsi, les représentants d’associations de familles de disparus considèrent que le TPIY a eu un effet lorsqu’il a permis de retrouver des disparus de la municipalité, même s’il n’y a pas eu d’inculpation locale. Avoir un effet significatif, pour le TPIY, signifie avoir un effet social et/ou matériel dans la municipalité, différent d’un simple effet psychologique et/ou individuel ou d’un effet au niveau étatique sans répercussion locale.
52Aussi n’y a-t-il pas d’effet de contagion, ni horizontal, ni vertical41. Il n’y a pas d’effet tâche d’huile d’une municipalité à une autre. Qu’il y ait eu de nombreux jugements à Prijedor ne change rien au sentiment des victimes de Sanski Most et de Ključ que les crimes contre eux restent impunis, même si elles conviennent qu’il est juste que les crimes de Prijedor, bien plus terribles, soient punis et sont satisfaites pour les victimes de Prijedor que justice leur soit rendue. Il n’y a donc pas non plus d’effet de compensation d’une municipalité à une autre. La solidarité des associations de victimes ou des témoins appartenant au même groupe national ne suffit pas à rendre compte du sens de l’injustice ou de la justice. Qu’il y ait eu de nombreux jugements à Prijedor ne diminue en rien le scandale de l’impunité pour les victimes d’autres municipalités. Pour les Bosniaques de Prijedor, la reconnaissance d’un génocide à Srebrenica ne vaut pas comme reconnaissance d’un génocide contre eux. Des phénomènes comparables se retrouvent également avec les victimes serbes, qu’elles soient de Bosnie, de Serbie ou de Croatie.
53Il n’y a pas non plus d’effet de transmission vertical d’un niveau étatique ou régional au niveau municipal : qu’il y ait des jugements au niveau supérieur ne change pas le sentiment que les crimes de la municipalité restent impunis42. Ce sentiment a changé avec le début des procès d’inculpés de Ključ et Sanski Most, à la Cour de B-H à partir de 2006. Les Bosniaques interrogés se réjouissent de telles inculpations et sont allés y témoigner. Pour un policier de Sanski Most qui a témoigné dans le procès Kajtez-Kovačević, cette première inculpation dans la municipalité, est très importante, car elle rétablit la confiance dans les institutions comme la police municipale. Le procès Samardžija, tant attendu, est apparu comme un premier pas sur la voie de la justice à Ključ.
54Le sens de la justice n’est pas réductible à la solidarité nationale et n’est pas symétrique de celui de l’injustice : des crimes commis contre un membre de sa nation dans d’autres municipalités peuvent renforcer un sentiment de persécution. Ainsi, les histoires circulant entre associations de victimes d’une même nationalité concernent le plus souvent des agressions de victimes ou de témoins. En revanche, des arrestations pour des crimes dans d’autres municipalités ne suffisent pas à répondre aux attentes des victimes d’une municipalité. Le sentiment d’injustice peut s’alimenter d’atteintes à la communauté de la nation ou de l’État ; celui que justice est rendue s’enracine d’abord dans la communauté des relations sociales effectives et non dans une communauté « imaginée » (nationale ou étatique43).
Divergences et convergences entre témoins de l’accusation et de la défense
Hétérogénéité et ambiguïté
55C’est en ce point que se fait le partage entre témoins de l’accusation et témoins de la défense, qui ne s’opère pas selon une opposition simple entre accusation et défense. Témoins de la défense et de l’accusation peuvent partager une conception commune de la justice. Ce qui les différencie relève d’abord de caractéristiques et de conditions sociales d’attestation44. Alors que les témoins de l’accusation sont tous témoins visuels et ont des attitudes communes envers la justice, ceux de la défense forment un groupe hétérogène et assurent cette fonction pour trois, voire quatre45, types de raisons : pour des raisons politiques de défense de la cause et de la nation serbe, par patriotisme, étant ouvertement hostiles au TPIY ; pour des raisons personnelles parce que, membres de la famille, amis, collègues, voisins, ils connaissent l’accusé. Ceux-là soulignent souvent qu’ils ont accepté pour un tel, mais ne le feraient pas pour d’autres. Dans cette catégorie, se trouve l’équivalent de témoins de moralité. Les collègues occupent une position ambiguë, entre témoins de moralité et témoins visuels du contexte de guerre. Une troisième catégorie peut n’avoir ni engagement politique, ni lien personnel avec l’accusé, mais témoigner par obligation professionnelle. Parmi ceux-là, les médecins ayant établi des constatations cliniques, durant la guerre. Ces trois catégories ne sont pas étanches. Peu de témoins relèvent seulement de la première ou de la dernière, la plupart connaissant l’accusé comme collègue ou voisin. La proportion de collègues explique celle de policiers ou de professions médicales parmi les témoins rencontrés, les inculpés du TPIY étant policiers, réservistes de la police, médecins ou employés d’hôpital.
56Alors que les victimes tendent à revendiquer publiquement leur témoignage, les témoins serbes et les accusés restent très discrets sur le leur, surtout lorsqu’ils reconnaissent les crimes, s’exprimant alors à demi-mot et avec crainte. Leur point commun réside aussi dans l’embarras de leur position sociale et dans leur besoin de justification. Ils ne peuvent justifier leur témoignage par l’autorité de la victime ou du témoin visuel, parlant d’expérience. Lors des entretiens, ils cherchent davantage à se justifier qu’à défendre l’accusé.
57Leurs justifications empruntent à plusieurs registres qui procèdent d’autant de mises à distance. Mise à distance des crimes d’abord : ils n’ont rien vu, rien fait ; leur relation avec les accusés était limitée dans le temps, l’espace ou le type de relation (amical, professionnel, voisinage) ; les crimes n’étaient pas commis par les policiers de métier, mais par les réservistes et ils n’étaient pas organisés. Certains plaident l’absence de choix pendant la guerre, avec la mobilisation, ou pour leur témoignage. Alors que les témoins de l’accusation y voient une obligation morale, les touchant au plus profond, plusieurs témoins de la défense le présentent comme une obligation civique, légale ou professionnelle, en référence aux institutions judiciaires yougoslaves où le témoignage était obligatoire. La distance est aussi envers le témoignage lui-même et son contenu (le crime et le criminel) ou envers l’institution judiciaire, s’ils contestent la légitimité du TPIY.
58Leur registre de justification peut être personnel : le témoignage est présenté comme une épreuve et une preuve de leurs qualités morales et intellectuelles, de leur contribution à la vérité. Les témoins insistent parfois sur leur absence supposée de nationalisme, leur mariage avec des Croates ou des Bosniaques ou leurs engagements politiques passés ou présents, communistes ou sociaux-démocrates, à l’instar de Kvočka. Ils peuvent aussi se justifier par leur soutien au TPIY même, qui, pour les hommes d’Omarska, équivaut à une distanciation personnelle de l’entourage.
59Il en résulte une inadéquation entre les recherches sur le témoignage et le profil des témoins de la défense. Les travaux sur les témoins de crimes de masse portent essentiellement sur les victimes46, d’autres partent du témoignage visuel pour parvenir à la dimension sociale du témoignage47. Pour les témoins de la défense de Prijedor, il faut procéder à rebours : partir de leur fonction sociale pour éventuellement parvenir à leur témoignage visuel. Le décalage avec nos attentes est manifeste dans leur réponse à une question sur la satisfaction par le témoignage. Qu’ils aient ou non été satisfaits, les témoins de l’accusation l’interprétaient comme portant sur leur satisfaction morale ou un soulagement psychologique. En revanche, les témoins de la défense m’ont plusieurs fois demandé ce que je voulais dire par là, avant d’envisager une satisfaction morale ou psychologique, qu’ils n’avaient que rarement éprouvée, ou m’ont répondu par la satisfaction matérielle du confort du voyage et du séjour à La Haye.
Diversité d’attitudes envers la vérité
60Cette communauté relative dans l’embarras de leur position sociale, et dans la tentative de mettre les crimes à distance, recouvre des différences profondes d’attitudes envers la vérité et la justice. Toutes les victimes témoignent pour faire connaître une vérité qu’elles connaissent déjà. Leur témoignage s’enracine dans leur expérience, avec un cadre référentiel précis, citant nommément des lieux et des personnes. Elles peuvent aussi témoigner avec l’espoir de découvrir grâce au Tribunal une vérité qu’elles ne connaissent pas : celle sur les disparus ou sur les responsables. Si Samardžija n’a pas ordonné les exécutions, ce que les femmes de Biljani sont prêtes à admettre, alors que le Tribunal découvre qui l’a fait. Dans l’ensemble, les témoins/victimes acceptent, comme condition de la véracité du témoignage, la limitation de leur point de vue, ainsi que le contre-interrogatoire comme mise à l’épreuve de leurs dires. Les témoins juristes, policiers ou témoins « clés », sont, plus que d’autres, conscients de la nécessité de fournir des preuves, mais, comme les autres, ils ne doutent pas de l’adéquation globale entre leur vérité, même partielle, et celle que devrait prouver le TPIY.
61Parmi les témoins de la défense, il y a une différence notable entre ceux qui vont au Tribunal pour défendre une vérité qu’ils connaissent déjà, qui minimisent les crimes et présentent le Tribunal comme politique et antiserbe, et ceux qui témoignent pour aider le Tribunal à atteindre une décision. Ce qui, chez les victimes, relevait de la critique épistémologique des conditions de véracité du témoignage, via la limitation du point de vue du témoin, devient, pour les premiers, récusation des crimes par celle des témoins. « Les témoins mentent », « ils sont payés », « c’est l’argent des pays arabes » sont des arguments récurrents. La vérité qu’ils défendent recoupe les justifications de la politique nationaliste serbe : c’était une guerre civile, où il y a eu des crimes de tous les côtés ; à Prijedor, les Serbes ont été victimes d’une attaque et ont dû se défendre ; il n’y avait pas de camps, mais seulement des centres collectifs. Ces témoins s’opposent à ceux de l’accusation dans l’interprétation de la guerre (guerre civile ou agression), mais aussi dans leur cadre de référence. Les victimes partent d’une expérience personnelle sur laquelle peut se greffer un récit d’agression nationale, limité à la dernière guerre ; le registre de ces témoins de la défense est celui de la leçon d’histoire, histoire de long terme des souffrances du peuple serbe durant l’empire Ottoman et la Seconde Guerre mondiale et, commençant parfois avec l’époque médiévale.
62Les témoins qui essaient d’apporter une contribution au tribunal voient leur témoignage comme partie d’une mosaïque. Certains s’en tiennent à une prudence indéchiffrable, d’autres acceptent que le tribunal découvre une vérité qu’ils ne connaissaient pas, le louent parfois pour la qualité de sa documentation. Parfois, ils sont dans une interrogation difficile : qu’est-ce qui s’est exactement passé à Biljani ce 10 juillet 1992 ? se demandait BD, retraité serbe de Ključ, qui a été l’un des très rares témoins de la défense de Samardžija, qui, selon lui, est coupable mais moins que d’autres. BD, témoin lui-même du regroupement des hommes de Biljani, prêt à désigner le commandant du bataillon comme étant le donneur d’ordres, voudrait aussi savoir et comprendre ce qui s’est passé entre la raffle et le massacre. Ces témoins reconnaissent la réalité des crimes. Leur référence à la violence, même voilée, est à celle dans le voisinage. Faire valoir que l’on a beaucoup appris du TPIY, que l’on espère apprendre par la Cour de B-H, et que l’on n’en savait donc fort peu durant la guerre, relève aussi, évidemment, de l’exercice apologétique.
63Trois facteurs au moins différencient les témoins de la défense : l’appartenance politique, le niveau d’étude, tout au moins affiché, le témoignage visuel et l’expérience de la violence infligée aux autres, surtout si les victimes étaient personnellement connues. Les témoins serbes qui nient ou éludent les crimes n’ont pas été témoins visuels et/ou ont ou font valoir un niveau d’étude supérieur d’économiste, de juriste, de philosophe ou chirurgien, et/ou reconnaissent leur appartenance à des partis nationalistes comme le SDS48. Ils invoquent aussi une violence « imaginée », faite de références historiques ou médiatiques, plutôt que de leur expérience propre. Les témoins de la défense qui reconnaissent les crimes ont un niveau d’étude peu élevé et des emplois modestes (portiers, mineurs, ambulanciers) et/ou prennent aussi leur distance envers les partis politiques nationalistes. Ils ont souvent été témoins visuels : ceux qui ont travaillé dans les camps (comme dactylo, chauffeur, cuisinier ou médecin) et ont vu les traitements infligés aux prisonniers, tendent davantage à reconnaître les crimes, parlent de camps et approuvent le travail du TPIY, se rapprochant à cet égard des témoins de l’accusation.
64La différence avec ces derniers est toutefois notable. Là où les victimes emploient noms propres, déictiques et appareil référentiel précis, les témoins de la défense restent dans le vague. La signification de leurs silences et ellipses varie selon le contexte, relevant de l’esquive ou de l’acceptation implicite des décisions du TPIY. La situation peut éclairer ce vague lorsqu’un « ils sont tous coupables » est chuchoté dans une salle de café d’Omarska en cillant vers la table voisine. Tandis que les victimes désignent d’abord les criminels et se réfèrent ensuite au TPIY pour corroborer leurs dires ou pointer l’insuffisance des inculpations, les témoins de la défense ne nomment les criminels que par le biais du tribunal. L’institution judiciaire offre un espace d’acceptabilité publique de la condamnation du crime qui dispense de donner des noms.
Diversité d’attitudes envers la justice
65Les différences de conceptions de la vérité recoupent celles de la justice. Les témoins de l’accusation et ceux de la défense qui reconnaissent l’utilité du TPIY voient globalement l’injustice comme une violence contre des personnes définies. La justice punit les criminels, doit faire cesser ces violations, réaffirme les droits des victimes et les règles fondatrices de la vie sociale, lois de l’État et normes morales ordinaires. En séparant les gens honnêtes des criminels, la justice permet le rétablissement d’une vie commune.
Justice et séparation
66À cette vision de la justice comme fondatrice ou restauratrice de la vie commune s’opposent deux conceptions, l’une comme séparation de sphères, l’autre comme équilibre des maux, conceptions ne se trouvant que parmi les témoins de la défense. L’attitude la plus commune consiste à accepter « formellement » ces procès en cantonnant le TPIY à une sphère limitée, l’essentiel étant ailleurs : certes, la justice pénale est nécessaire et il faut juger les crimes de tous les côtés, mais ce sont l’économie et la considération du futur qui priment. Les sphères du pénal et de l’économique ne sont pas étanches : selon l’opinion commune, les enrichissements de guerre et d’après-guerre sont aussi vus comme le fait de criminels ou de mafieux. Concernant les crimes de guerre, la référence à l’économie permet de se désintéresser du jugement pénal.
67L’attitude ouvertement nationaliste voit la justice comme un équilibre géographique ou historique des maux. Les crimes que l’on subit contrebalancent ceux que l’on commet. La mesure de cet équilibre est la nation plutôt que l’individu, conduisant à une conception nationale et historique de la justice. Certains plaident ouvertement pour une séparation entre les nations et refusent un lien entre justice et réconciliation. Cette dernière, interprétée selon des métaphores maritales ou sexuelles, renvoie à des sujets collectifs : ce sont des peuples ou des nations qui peuvent se réunir ou se séparer. Ces attitudes soulignent paradoxalement les liens entre justice et réconciliation, les plus opposés à l’une l’étant à l’autre.
68Les conceptions légalistes et nationalistes peuvent se recouper lorsque les témoins de la défense insistent sur la nécessité de juger les crimes de tous les côtés, pointant vers l’impartialité de la loi et vers un équilibre entre les nations. Inversement l’insistance sur les droits des victimes permet un passage d’une conception légaliste à une conception nationaliste de la justice, notamment parmi les notables du SDA pour qui défense du TPIY et défense des droits des Bosniaques convergent souvent. Toutefois, dans leurs formes extrêmes, ces conceptions de la justice deviennent incompatibles : pour l’une, la loi sert de référence, chaque crime est considéré dans sa singularité ; différents crimes s’additionnent mais ne se compensent pas. L’injustice renvoie à des personnes spécifiques dans des lieux précis. Pour l’autre, les injustices et les maux se compensent : les crimes commis par les uns effacent ceux commis par les autres et les crimes subis légitiment ceux que l’on a commis. En pratique, il y a une corrélation entre références à l’histoire distante et refus du TPIY. Les témoins de la défense qui se réfèrent d’abord aux souffrances des Serbes à travers l’histoire ou ailleurs en Bosnie contestent les crimes de Prijedor ou le TPIY.
La justice comme un combat pour ses droits
69À l’inverse de cette vision de séparation des sphères ou des nations, la justice peut au contraire correspondre à une vision globale de solidarité et de réconciliation, soit politique, soit interpersonnelle. Dans une attitude militante, prégnante chez les témoins bosniaques de Prijedor, le témoignage au TPIY participe d’un combat pour la vérité et pour ses droits49. Elle s’inscrit dans le contexte plus large d’un combat militaire pour reprendre le territoire jusqu’à Sanski Most en 1995 et à partir de 1998 d’un combat pacifique pour le retour à Prijedor. Aider les enquêteurs du TPIY et témoigner publiquement à La Haye, signifiait, dans l’immédiat après-guerre, contribuer à l’inculpation des responsables de la cellule de crise, toujours au pouvoir à Prijedor. Le passage par les camps, l’exil et le retour à Prijedor dans des conditions difficiles a sélectionné de fortes personnalités, d’autres, plus émotifs, étant restés en exil, en Fédération ou étant témoins protégés. Selon Nusreta Sivac, en accord avec la procédure contradictoire, dans un procès, comme dans un combat, il faut marquer des points50. Le témoignage apparaît d’autant plus militant qu’il est public. XY est témoin protégé, il/elle me l’a dit, mais ne veut pas me parler de son témoignage de peur d’apparaître hostile aux Serbes avec qui il/elle travaille quotidiennement.
70Cette attitude militante peut traduire un engagement politique. À Prijedor, quelques témoins, dans l’entourage de Murselović, se sont présentés aux élections, ont parfois été élus au conseil municipal, Murselović étant le représentant local de Stranka za BiH, parti de Siladžić. Plusieurs témoins de Sanski Most et de Ključ sont, ou étaient, membres du SDA pour qui le TPIY représentait un levier pour la réunification de la Bosnie et son intégration européenne. Ils soutiennent le Tribunal malgré l’inculpation de Mehmed Alagić, ancien maire et chef du 5e corps d’armée de l’ARBiH, qui a (re)pris la ville en 1995. On retrouve chez eux un discours de défense et illustration de la justice et des Bosniaques, avec ses ambiguïtés : le combat pour les droits peut devenir celui des (seuls) Bosniaques. Ils expriment en entretien leur soutien au retour des Serbes. En pratique, certains, membres des autorités SDA de Sanski Most, ont été sévèrement critiqués ou sanctionnés par divers rapports internationaux (ICG), par l’OHR ou la Chambre des droits de l’homme pour des obstructions au retour des Serbes et pour la confiscation de leurs propriétés, Adil Draganović ayant été démis de la présidence de la cour cantonale (chap. 5 et 6). D’autres critiquent ouvertement la mairie SDA ou indiquent avoir quitté le SDA et se réjouissent du déclin des partis nationalistes, dont la suppression serait un facteur de réconciliation.
71Le lien entre TPIY et défense politique globale des droits des Bosniaques est toutefois décliné différemment au niveau local ou national. Même les notables proches du SDA restent insatisfaits de procès de niveau étatique ou régional, s’il n’y a pas de procès des responsables municipaux. Ce facteur municipal est particulièrement fort à Prijedor où le rapport au TPIY est d’abord vécu sur un mode local. Ainsi Karimanović de Kozarac, revendique un patriotisme local dans son intérêt pour les procès sur Prijedor. Paradoxalement, SL, témoin serbe pour la défense, est la seule à m’avoir présenté une vision politique globale de son soutien au TPIY, à la démocratisation, à la réunification de la Bosnie et à l’intégration européenne. Elle se décrit comme ancienne communiste, votant pour les partis socio-démocrates et regrette que les voix des Serbes ayant une opinion comparable n’obtiennent pas la majorité aux élections.
Réconciliation, moralité et normalité des gens ordinaires
72Si tous les témoins bosniaques de Prijedor soutiennent la justice pénale internationale, ils divergent dans leur appréciation des liens entre justice, réconciliation et vie quotidienne. On trouve communément en Bosnie des formes diverses de yougo-nostalgie, d’attachement à un mode de vie harmonieux fondé sur le bon voisinage ainsi qu’une défiance envers les politiques51 : « on vivait bien ensemble », « on ne faisait pas attention à qui était quoi », et « on avait des amis de toutes nationalités » ; « on voyageait et on allait à la mer » ; « on pensait que la guerre en Croatie était impossible ici » ; « la guerre, c’est de la faute des politiques ».
73Cette nostalgie est parfois celle du système politique et de l’économie socialistes, certains se présentant comme d’anciens communistes, toujours convaincus et attachés à l’idéal de fraternité et d’unité du Titisme. Elle est plus souvent celle d’un mode de vie, fait de confort matériel et d’une certaine qualité de relations humaines avec des voisins et des collègues d’autres nationalités. Ceux-ci sont décrits en termes familiaux, comme des frères et sœurs. Dans le contexte, des programmes télévisuels analogues à « Perdus de vue », montrant les retrouvailles de vieux amis et de camarades de classe, sont l’occasion de réunir des amis de différentes nationalités, séparés par la guerre, et pour les téléspectateurs de parler avec émotion d’amis dont ils sont sans nouvelles et qui étaient comme leur frère ou sœur. Passée ou présente, cette coexistence harmonieuse (c’était la Yougoslavie, c’est ma Bosnie) est fondée sur la confiance, la réciprocité (aller chez les uns et les autres) et les menus services de l’existence quotidienne (garder la maison…). Elle renvoie à des situations concrètes, dans un cadre quotidien (boire le café, avoir la clé de son voisin ou lui donner la sienne, s’aider à garder les enfants, reconstruire les maisons), au niveau du village ou de la municipalité. Lors de son témoignage à La Haye, Hamdija Kahrimanović, de Kozarac, a parlé de ses relations avec son voisin et ami serbe avant guerre, dont il avait la clé. L’ayant entendu et suivi en Bosnie à son retour, Elizabeth Neuffer a tiré de son expérience The key to my neighbor’s house. Le modèle de cette réconciliation n’est pas abstrait : ce n’est ni un modèle politique ou institutionnel, ni un concept, que ce soit le socialisme, la réconciliation, la société civile ou la démocratie.
74Ces relations entre gens ordinaires n’appartiennent pas nécessairement au bon vieux temps. Leur valeur est intemporelle, mais elles s’inscrivent doublement dans le temps : cette qualité de relation passée représente un idéal pour le présent et le futur, même pour ceux qui souhaitent des changements politiques et institutionnels ; le passage du temps en est aussi le meilleur atout. Seuls les nationalistes serbes qui plaident pour une séparation entre les peuples, très minoritaires dans leur expression publique entre 2005 et 2007, présentent ce passé de cohabitation comme une illusion et insistent sur un passé de violence contre les Serbes par les Oustachis et les Turcs.
75Sur cet arrière-plan commun, les attitudes diffèrent sur la nature de la réconciliation interpersonnelle. Pour certains, comme Husein Ganić et NK, qui ont défendu des accusés serbes, ou Grbić, la réconciliation a lieu dans les faits et gestes de la vie quotidienne. Le retour à la normale suffit pour considérer normaux ceux de l’autre nation. D’autres, pour qui la réconciliation est impossible, au moins pour les victimes, renvoient également à une qualité de relations humaines d’avant-guerre, brisée et irréparable. Aller à un piquenique ensemble, pour Kahrimanović, est possible, mais ne compte pas comme réconciliation véritable ; il y manque la confiance, qui est plus que la simple coexistence. L’un de ses voisins et ancien collègue de Kozarac était Drljača qu’il a vu se métamorphoser avec la guerre. Blâmant sa propre naïveté passée, il considère que la simple normalité sans preuve supplémentaire de bonne foi ne peut effacer la suspicion et la distance.
76Cette dualité se retrouve pour les relations entre justice pénale et réconciliation et pour l’attribution de moralité aux autres. Selon NK, Gruban mérite d’être défendu car « il n’a pas fait ces choses » et un jeune soldat serbe de Manjača se comportait correctement parce que sa grand-mère lui avait dit de ne pas voler. Husein Ganić considère que « Došen est un type bien, et certainement pas quelqu’un pour La Haye » parce qu’il a sauvé des vies et protégé des gens dans le camp. Même dans un camp, parce qu’il a été mobilisé à ce poste, un Serbe peut rester correct s’il a agi selon les règles d’une moralité ordinaire : négativement, ne pas tuer, ne pas voler, ne pas brutaliser, positivement, aider ses amis ou voisins et protéger les plus faibles, qu’on les connaisse ou non. Pour NK et Ganić, toutefois, le seul respect de la moralité ordinaire n’a pas valeur d’exonération pour les donneurs d’ordres.
77En revanche, pour Edo Ramulić de l’association Izvor, du seul fait que Došen et Kolundžija étaient gardes à Keraterm, ils sont coupables, particulièrement Kolundžija qui était présent lors du massacre de la chambre 3 où le père d’Edo fut tué. Que Kolundžija ait vainement tenté de s’y opposer n’est pas une circonstance atténuante car, selon Edo, il n’a pas donné les noms des tueurs, ni dit où étaient les corps. Zio Ibrić, un enquêteur de police à la retraite de Sanski Most, qui a longtemps coopéré avec les enquêteurs du TPIY n’accorde pas plus de crédit aux bonnes actions de Došen : il a agi comme les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale qui prenaient deux prisonniers, quand ils voulaient en tuer un, pour montrer qu’ils avaient épargné une vie. Dans ces contextes, la « bonne action » ou le comportement ordinaire des Serbes n’est pas un signe de moralité. Il faut une preuve supplémentaire, comme la parole publique et courageuse. Edo, comme les Bosniaques de Prijedor, salue Mladen Grahovac comme le seul Serbe qui ait dès le début de la guerre dénoncé les camps, les persécutions, que les intimidations et la perte de son travail n’ont pas fait taire, qui n’est resté vivant durant la guerre que par miracle et s’est engagé en politique au SDP pour avoir une parole publique. Pour Zio Ibrić, les Serbes peuvent aussi être des personnes authentiquement morales et estimables : il m’a mise en contact avec un de ses amis, DD qui, d’abord proche des cercles de pouvoir serbe avant guerre, a transmis des documents importants au TPIY et témoigné dans le procès Krajišnik en dépit de graves menaces et représailles, dont l’assassinat de son père. Pour Edo et Zio, l’acceptabilité morale et sociale des Serbes qui ont vécu la guerre requiert davantage qu’un comportement ordinaire dans des circonstances extraordinaires. Un comportement extraordinaire et des gestes surérogatoires de moralité sont requis, sans qu’il soit pour autant nécessaire de se faire tuer en héros52. Une condamnation du nationalisme et des crimes serbes suffit, pour autant qu’elle est publique, effective et désintéressée : de vagues condamnations des crimes, sans noms de responsables, de surcroît sources de bénéfice comme dans les plaidoyers de culpabilité, ne sont pas suffisantes53.
Critère et gage d’appartenance à la communauté des gens ordinaires
78Quelle est alors la signification de la justice pénale (internationale) à la lumière de cette valorisation de la normalité et de l’ordinaire ? Pour de nombreux témoins, soutenir ces procès c’est réaffirmer les valeurs fondamentales de la communauté et sa propre appartenance à la communauté des gens ordinaires. Un accord se fait sur la condamnation des criminels les plus notoires pour leur violation de ces lois, c’est-à-dire les sadiques et les tueurs, même s’il y a un désaccord sur la condamnation des donneurs d’ordres, qui suppose une prise en compte des responsabilités politiques ou militaires. Victimes, témoins, condamnés, Serbes et Bosniaques de Prijedor condamnent les crimes de Žigić et craignent son possible retour. Parce que Žigić a tué avant et pendant la guerre, des Bosniaques et des Serbes (dont la nièce de Došen), sa personne et son nom cristallisent la continuité de valeurs fondamentales entre passé et présent, y compris en temps de guerre. Le jugement à la Cour de B-H de Kajtez-Kovačević pour des crimes commis à Sanski Most en 2006 a produit un phénomène comparable : la brutalité de Kajtez durant la guerre réunit Bosniaques et returnees serbes dans une même condamnation. Gojko Gnatović, président de l’association des returnees serbes Moj Zavičaj était soldat dans la VRS, a vu les agissements de Kajtez et pense qu’il mérite d’être puni. Selon Mirzet Karabeg qui a témoigné au TPIY et dans le procès Kajtez en 2006, selon les Serbes de retour à Sanski Most, Kajtez est une honte pour son peuple54. De fait, des Serbes rentrés à Sanski Most ont témoigné à charge dans son procès. Pour Gnatović, rentrer à Sanski Most et condamner Kajtez sont deux manières de s’affirmer membre de la municipalité de Sanski Most, tout au moins de la communauté des gens ordinaires, lui qui pourfend les pratiques des politiciens de Sanski Most qui ont confisqué sa maison. De même, en condamnant Žigić, les Bosniaques et les Serbes de Prijedor, comme Kos, s’affirment Prijedorcìanin et membres de la communauté des gens acceptables.
79La condamnation des tueurs et sadiques notoirement connus dans la municipalité, représente un lieu commun social et moral. Un consensus s’opère sur les violations des règles fondamentales du droit commun et de la moralité ordinaire. Lorsque la condamnation légale confirme la condamnation sociale, les jugements s’enracinent dans un langage de références communes et contribuent à leur expression. Il est d’autant plus facile pour les Serbes de condamner Žigić et Kajtez que leurs méfaits, déjà connus, sont publiquement exposés dans un procès et qu’ils peuvent se réfugier derrière l’autorité d’un tribunal. La justice est alors considérée comme une contribution à la vie en commun permettant de trier entre les gens ordinaires et les criminels. Dans des termes proches, MC, PJ et MB, font appel à cette fonction de crible et de filtre. Manifeste pour les accusés, cette fonction s’étend au témoin : pour les Bosniaques militants, le témoignage pour l’accusation au TPIY est une épreuve d’acceptabilité sociale des Serbes, pour les Serbes d’Omarska, leur témoignage à La Haye prouve leur innocence.
80Toutefois, comme la défense de la Bosnie plurielle par le SDA, la référence à l’ordinaire est ambiguë. Elle assure un socle aux jugements moraux : la moralité ordinaire façonne davantage les jugements sur la guerre que le droit de la guerre (Conventions de Genève) ou une quelconque culture de guerre. Néanmoins, l’accord sur l’ordinaire est compatible avec des conceptions drastiquement divergentes de l’avenir de la Bosnie et de ses institutions. L’ordinaire peut être un point de départ dans une vision holiste et ouverte vers une réconciliation plus vaste, chez Ganić et NK. Il peut être cantonné aux relations personnelles, sans ouvrir à aucun processus social ou politique, pour Borislava Dakić, qui voit le TPIY comme politique et inadéquat à la réconciliation entre les Bosniens ordinaires. Toute vision romantique de l’ordinaire comme source de normativité et lieu de régénérescence de la société politique se heurte aux ambiguïtés de la notion55.
Paix intérieure, réconciliation avec soi-même
L’Alliance de l’intime et du public à Biljani
81Enfin, la justice peut être la voie d’une réconciliation avec soi-même. La recherche de paix intérieure est omniprésente à Biljani. Tous cherchent un apaisement pour cette insurmontable rupture de juillet 1992 qui a conduit les hommes au centre du village, au cimetière. Les voies peuvent en être celles du retour, de la religion, de la quête de justice. Les adolescents me parlent aussi de leur recours à la drogue. Le seul survivant du massacre, qui a souffert de troubles psychologiques, me dit avoir fini par trouver un peu de paix en revenant vivre au milieu des tombes. Témoigner au TPIY ne l’a pas soulagé, ou fort peu. Beaucoup se sont tournés vers la religion, même si les femmes ne portent pas le voile au quotidien. L’énorme mosquée construite à côté du cimetière, avec un mémorial pour les victimes du génocide de 1992, est à l’image de la place de la religion dans ce village où il n’y a ni café, ni travail, et un seul bus par jour pour Ključ. Plusieurs des femmes qui ont témoigné au procès en ont éprouvé un grand soulagement. Le TPIY a, pour Magbula, longtemps été l’objet d’une profonde foi morale et d’une attente de salut. Cette démarche peut se décliner dans le for intérieur du soulagement individuel ou dans l’expérience collective du procès Samardžija. C’est aussi le village de Biljani qui se retrouvait dans le voyage en bus à Sarajevo, ne réunissant que les familles des victimes de Biljani. Démarches individuelles et collectives ne peuvent être disjointes : l’anxiété, le soulagement ou l’amertume intérieure du témoignage ou du verdict sont aussi intimement vécus qu’objets de conversations. Le fils était présent avec la mère qui me confiait avoir trouvé un apaisement dans la religion et aussi dans le témoignage dont elle parlait avec ses voisines.
Une recherche de paix intérieure sans expression sociale
82Ce lien entre intimité et socialité dans la recherche de paix intérieure peut être opposé à la situation des témoins de la défense et des accusés. DK se décrit comme l’une des ombres du camp, revenu à lui-même à La Haye, après s’être perdu dans des temps de folie. Manifestant des signes de traumatisme ou de grande émotivité, il vit reclus. Qu’à La Haye, il soit revenu à lui-même peut trouver des échos dans une littérature religieuse de la rédemption ou juridique de la réhabilitation (socialiste) du criminel dans le droit pénal yougoslave. Pourtant, sa démarche n’a pas de traduction publique : les vues communes en Bosnie ne laissent pas de place à la réforme intérieure du criminel, ou à une réhabilitation par la peine56. Les victimes disqualifient d’autant plus sa reconnaissance de culpabilité qu’elle a réduit sa peine. Les Serbes attribuent son état à une fragilité, voire à un dérangement psychologique ou à la peur de représailles. La recherche de la paix intérieure par la justice a, pour les victimes, un espace d’expression social qu’il n’a pas pour les criminels. C’est aussi à une figure de la paix de la conscience que recourent des témoins de la défense d’Omarska se distanciant des autres par la paix de leur sommeil. « Je peux dormir la nuit, d’autres ne le peuvent pas, leur conscience est sale », assure PJ. Le témoignage au TPIY devient un topos de justification comme peut l’être la tranquillité du sommeil, à peine moins privé que ce dernier.
Théories de la justice et pratiques de justification
Pertinence de la théorie du droit pénal de Durkheim
83Le voyage en bus à Sarajevo des habitants de Biljani peut être décrit comme un exemple typique de catharsis, au moins temporaire, par le verdict, à considérer l’extrême tension qui le précédait et la satisfaction de la majorité au retour. Ce voyage représente aussi un cas d’école de la théorie durkheimienne du droit pénal comme réaffirmant la solidarité de la communauté57. En décidant de ne réunir que les familles de Biljani pour le voyage, les organisateurs affirmaient et représentaient la solidarité des victimes de Biljani. C’est aussi la solidarité des Bosniaques de Prijedor, minoritaires numériquement et politiquement, que permettent de réaffirmer les procès et le témoignage au TPIY. La vision holiste de Durkheim est en phase avec les témoignages des victimes qui décrivent un processus global de destruction et une attente globale envers la justice pénale de réaffirmation des valeurs fondatrices de la communauté. Que ce soit sur un mode militant ou ordinaire, pour les témoins bosniaques et les témoins serbes qui soutiennent le TPIY, les valeurs de justice devraient sous-tendre l’appartenance à la communauté. C’est cette appartenance qui est en jeu, tout autant que la définition de cette communauté.
84Pour être pertinente, toutefois, la théorie de Durkheim exposée dans La Division du travail social doit être nuancée et déclinée selon diverses échelles. Car elle a ici trois limites. En premier lieu, même dans le contexte de crime de masse, la solidarité que reflète et produit le procès pénal n’est pas un unanimisme58. Elle peut être déclinée sur un mode militant et politique, ou sur un mode interpersonnel et ordinaire, ou sur un mode quasi religieux. Ces attitudes correspondent à des différences de pratiques : dans l’entourage des militants bosniaques, on ne trouve pas de Serbes, sauf ceux qui ont publiquement dénoncé les crimes comme Mladen Grahovac ou DD ; Ganić et NK peuvent défendre les Serbes au TPIY, les fréquentent, les emploient ou travaillent avec eux au quotidien ; les pratiques religieuses, faibles chez les militants, sont plus fortes parmi les témoins exemplifiant la deuxième et la troisième attitude. Il y a aussi des différences individuelles d’attitude et une liberté critique59. Cette distance relève davantage de l’exercice de la critique informée et argumentée que de la colère ou de l’indignation des associations de victimes. Elle s’exprime aussi envers les opinions les plus communes dans leur groupe : certains témoins victimes jugent aussi les peines trop sévères, suffisantes ou incohérentes60. La solidarité produite par le procès pénal parmi les victimes est aussi discursive.
85Cette liberté critique se manifeste aussi vis-à-vis du témoignage. Celui-ci est présenté comme un choix et non comme une nécessité matérielle, à l’instar de l’aide humanitaire, ou comme une obligation imposée de l’extérieur par des autorités ou par le groupe social61. Témoigner à nouveau est aussi un choix, certains refusant de le faire. Cette liberté concerne également son contenu : plusieurs Bosniaques insistent sur la diversité de comportements des accusés dans le camp, tous n’étant pas également blâmables, même si la démarche d’Husein Ganić, qui a publiquement témoigné à charge et à décharge dans des procès différents, reste rare. Cette différenciation d’attitudes ressort d’une comparaison entre Prijedor et Biljani. À Biljani, en octobre 2006, le village entier était uni autour du procès Samardžija. Une quarantaine de témoins sur 44, la plupart des femmes, est de Biljani même. Tou(te)s ont témoigné publiquement, même le seul survivant du massacre qui était témoin protégé au TPIY. Il a craint de passer pour un « trouillard » (Kukavac), disent les femmes. Les habitants de Biljani étaient également unis dans l’attente du verdict. Les appréciations dans le bus différaient parfois, certain(e)s étant effondré(e)s que ce ne soit pas la prison à vie et d’autres trouvant la peine de 26 ans suffisante. Leurs vues n’étaient pas monolithiques, mais l’ampleur du crime, la participation de Samardžija au vu et au su de tous, le caractère tardif de ce seul procès pour Biljani ne laissaient guère de place à une pluralité d’attitudes envers la justice.
Réaffirmer la solidarité et l’appartenance à la communauté
86En second lieu, la théorie de Durkheim n’est pas formulée pour une situation de crime de masse62 et de reconfiguration des frontières avec un tribunal international. Dans la situation qu’il décrit, c’est la société où les crimes sont commis, qui édicte et applique les lois, juge les criminels et affirme sa solidarité. En Bosnie, il ne s’agit plus de la même communauté, ni historiquement, ni géographiquement. De quelle entité affirme-t-on la solidarité : La Yougoslavie d’avant-guerre qui condamnait déjà l’homicide, selon le code pénal de la RFSY, qui avait ratifié les Conventions de Genève, et défendait un idéal de « fraternité et unité » ? La B-H d’après-guerre avec son nouveau code pénal ? La RS ou la Fédération, les deux ayant édicté des codes pénaux différents, après-guerre ? La nation (bosniaque ou serbe) ? La municipalité ? Ou la communauté des victimes d’une localité ?
87Pour le TPIY, il s’agit de la communauté internationale, représentée par l’ONU qui décide des règles du droit pénal international, où les crimes entre individus, nations et États ont été commis, qui organise les procès et affirme sa propre solidarité contre de tels crimes. L’identité entre les diverses instances supposée par Durkheim dans sa théorie nationale du droit pénal se retrouve au niveau de la communauté internationale prise comme assemblée des États, société des nations, voire expression d’une humanité commune bafouée par les crimes contre l’humanité. Mais manifestement aucun des Bosniens rencontrés ne se considère comme citoyen du monde et la communauté internationale leur accorde moins de droits que la municipalité63. Pour les représentants SDA, le TPIY est d’autant plus légitime qu’il contribue à la construction de l’État, selon un schéma classique où le droit pénal, condamnant la vengeance privée, assure le monopole étatique de la violence légitime. Inversement, les témoins de la défense qui défendent la cause nationale serbe contestent à la fois la légitimité du TPIY et celle de l’État de Bosnie. D’autres, rétifs à se considérer comme citoyens de Bosnie, préfèrent une légitimité pénale internationale plutôt que la Cour de Sarajevo.
88Accepter ou contester telle condamnation, témoigner, c’est indiquer les limites de la communauté, ses critères d’acceptabilité, son souhait ou son refus d’en être membre. À la question « à quelle communauté appartient-on et qui peut y appartenir ? », la justice pénale internationale offre autant des éléments de réponse qu’elle exhibe les difficultés et doutes que soulève cette question. L’importance accordée à la municipalité et à l’ordinaire, avec leurs ambiguïtés, traduit ce doute sur la forme étatique. La municipalité en effet représente un dénominateur commun dans des désaccords profonds sur la communauté politique d’appartenance : elle est la seule entité politique qui reste de la Yougoslavie titiste, qui a existé avant, pendant et après-guerre, à la différence de l’État ou des entités64. Serbes et Bosniaques peuvent tous se déclarer membres de leur municipalité, même s’ils sont en conflit sur la forme de l’État. Un éventuel accord sur la justice pénale devient un accord sur l’appartenance à la municipalité. Les justifications classiques du droit pénal se trouvent alors déclinées à cette échelle.
Point de vue de la défense, sphères de justice et sens de la justice
89La troisième limite de la théorie de Durkheim est qu’elle s’accorde avec l’accusation et le point de vue des victimes, mais non avec la défense et ses témoins65. Le caractère architectonique des principes de la vie sociale réaffirmé au TPIY ne trouve pas d’écho parmi les témoins de la défense qui renvoient la réconciliation à l’économie et à l’avenir. Prévaut alors une vision de sphères sociales avec leurs règles propres et distinctes, où ce qui vaut au pénal ne vaut pas dans d’autres sphères. La théorie des sphères de justice de Michael Walzer traduirait mieux leurs vues que la théorie holiste de Durkheim66.
90Toutefois, il ne s’agit pas d’une simple division des théories de la justice selon l’accusation et la défense, Durkheim reflétant la première et Walzer la seconde. Pour les témoins de l’accusation, il y a adéquation entre forme du récit, forme de justification et conception de la justice. L’expérience évoquée par le témoin/victime est globale ; le récit renvoie à la totalité des sphères de l’existence ; la vision de la justice est architectonique, quasi cosmologique et les témoins affichent une continuité entre leur posture judiciaire et extrajudiciaire. Le jugement des crimes de guerre n’est pas le tout de la justice, mais il en est la condition. En revanche, cette adéquation entre forme du récit, registre de justification et conception de la justice vaut seulement pour certains témoins de la défense. Ces derniers se distancent des crimes et des criminels en séparant moments, lieux, registres de relations. Une telle stratégie de distanciation peut-être en adéquation avec une vision d’une pluralité des sphères de justice. Ainsi Željiko Marić circonscrit autant son rapport à Tadić (il ne le voyait qu’à un check point) qu’il sépare l’activité du TPIY de l’essentiel de la vie sociale et de la sienne propre (il faut oublier le passé et se tourner vers l’avenir où la réconciliation viendra par l’économie). Il n’en est pas de même de tous les témoins de la défense. Ceux qui soutiennent le TPIY se justifient également en distançant leurs activités des persécutions, mais ce type de justification ne traduit pas une conception de la justice comme séparation de sphères. SL, PJ, Velaula, MB, Dragojević, Marjanović, lient jugement des criminels, rétablissement de la confiance pour tous, retour des Bosniaques et élimination des mauvaises herbes pour retrouver une vie commune dans une vision holiste du pénal plus proche de Durkheim que de Walzer. La délimitation de domaines pour mettre les crimes à distance ne reflète pas nécessairement la conception de la justice qui est celle des témoins de la défense ou des accusés. Il faut donc se garder de confondre pratiques de justification et conceptions de la justice67. Les témoins de la défense peuvent partager la même conception de la justice que les témoins victimes et pourtant différer fortement dans leurs pratiques de justification.
Échelle municipale et dilemme des inculpations sélectives
91Au total, la cartographie des jugements sur le TPIY est plus fortement structurée par la géographie que par l’histoire. Les distinctions entre régions et municipalités sont un facteur sous-estimé d’évaluation des effets de la justice pénale internationale en Bosnie. Elles sont bien plus déterminantes que les distinctions religieuses, qui ne sont significatives que dans la mesure où elles recoupent des divisions nationales. La conception de la justice qui sous-tend la réception du TPIY est laïque68, même si celui-ci a pu être l’objet d’une ferveur quasi religieuse. Les distinctions de genre sont encore moins décisives : les femmes n’ont pas un sens spécifiquement féminin de la justice, ne sont pas plus portées au pardon qu’à la punition, contrairement à une représentation de la femme comme agent de réconciliation. Cette différenciation géographique reflète largement des différences d’expérience de la violence, elle-même signifiante par les relations sociales dans lesquelles elle s’insère, que ce soit les relations entre Bosniens et internationaux ou des Bosniens entre eux.
92Ce schéma local ne doit assurément pas masquer l’importance du jugement des responsables étatiques, tels que Radovan Karadžić et Ratko Mladić, ni le rôle du TPIY dans les processus menant des jugements sur Srebrenica à la reconnaissance du massacre par la RS ou par la CIJ. Il ne doit pas non plus être extrapolé : ce paradigme local, valable pour 1992, n’est plus opératoire pour Srebrenica en 1995, ni pour les victimes, ni pour les criminels69. Il est néanmoins d’une grande importance.
93Le jugement des crimes de masse pose en effet le problème de la sélectivité des inculpations : tous les crimes ne peuvent pas être jugés. Comment choisir ? Toute délimitation de la responsabilité criminelle risque l’arbitraire70 et relève du pieux mensonge d’une improbable « innocence collective71 ». Ce genre de justice oscillerait entre l’arbitraire (juger seulement quelques criminels) et l’irréalisable (les juger tous). La réponse du TPIY à cette difficulté est double : une tentative de remontée au niveau étatique, et une politique d’inculpation sélective dans chaque pays, dans chaque nation et quelques municipalités « phares » : Srebrenica, Foča, Prijedor, etc. Mais cette sélection ou ces quotas nationaux (implicites) supposent chez les victimes un sens de la victimisation collective de leur nation et de la culpabilité collective des autres nations tel que l’inculpation de criminels d’une autre nation dans d’autres municipalités puisse les satisfaire. Elle suppose donc implicitement ce que le TPIY combat explicitement : une croyance en la culpabilité collective.
94Il existe une alternative pratique et théorique entre l’impossible jugement de tous les crimes, une sélectivité arbitraire et une focalisation sur un niveau étatique qui ne touche guère les citoyens ordinaires. Si le but est 1) de combattre l’impunité, 2) de juger une politique criminelle et non une simple addition de crimes, 3) de répondre au sentiment d’injustice et au sens de la justice des populations (et pas seulement des victimes), il est pertinent d’inculper au niveau des municipalités, c’est-à-dire de chaque municipalité où il y eu des crimes graves. Le niveau d’inculpation souhaitable peut varier dans d’autres contextes et d’autres pays, mais l’exemple de la Bosnie montre que la justice pénale internationale peut répondre à des critères d’équité et à un sens de la justice, même dans des situations de crimes de masse.
Notes de bas de page
1 Vladimir Jankélévitch, L’Imprescriptible, Paris, Le Seuil, 1996.
2 À ce sujet, voir W. V. O. Quine, notamment Le Mot et la chose, Paris, Flammarion, 1977.
3 En entretien, seul Kvočka a mentionné cette catégorie, déplorant avoir été condamné à ce titre.
4 La décision Selimović de la Chambre des droits de l’homme ne s’appuie d’ailleurs pas sur une catégorie spécifique de crime de disparition forcée.
5 Sur la valeur, plus nominale que réelle, du crime contre l’humanité dans le droit pénal yougoslave, voir l’article de X. Bougarel dans Peines de guerre, op. cit.
6 Pour la pratique des peines du TPIY, voir l’article de Jan Nemitz dans Peines de guerre, op. cit.
7 Voir la contribution de P. Novoselec, dans Peines de guerre, op. cit.
8 Voir la contribution de J. Krulic, dans Peines de guerre, op. cit.
9 J’ai entendu trois références au TMI de Nuremberg entre les associations de victimes et les témoins.
10 Voir les contributions de P. Novoselec et Ivan Vuković dans Peines de guerre, op. cit. et la référence, fréquente dans les jugements du TPIY, à l’idée de « réhabilitation socialiste ».
11 Cette conception n’exclut pas l’idée d’une utilité sociale future de la justice en matière de réconciliation, de prévention d’autres crimes, de reconnaissance de la vérité, etc., mais il s’agit alors d’une utilité générale du Tribunal, mais non de celle spécifique de la peine.
12 Selon Kvočka, à cause de ces procédures importées du droit anglo-saxon, on passait parfois des journées entières pour prouver un point infime.
13 Affaire no IT-94-1.
14 Son cas engage à s’interroger sur le rôle de la culture juridique des avocats de la défense dans le développement d’une référence aux droits de l’homme parmi les inculpés ou condamnés.
15 Comme les tirs sur des ambulances proscrits par les Conventions de Genève.
16 Le terme « expérience » est ici pris au sens de la philosophique empiriste, notamment celle des critères de la signification empirique de l’empirisme logique ou du pragmatisme.
17 Le gouvernement français a exclu les crimes de guerre de cette imprescriptibilité, évitant ainsi des poursuites dans les guerres coloniales, voir Yann Jurovics, Réflexions sur la spécificité du crime contre l’humanité, Paris, LGDJ, 2002.
18 À cet égard, je rejoins les analyses de Paul Ricoeur, La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000.
19 Cette interprétation est celle de Nietzsche dans La Généalogie de la morale, Paris, Gallimard, 1985.
20 Voir à ce sujet l’article de M. Bessone dans Peines de guerre, op. cit.
21 Pour cette fonction pédagogique et pour le rôle de procès spectacles libéraux sur la mémoire collective, voir M. Osiel, Juger les crimes de masse, op. cit.
22 Selon R. Hodžić, « Living the Legacy of the Mass Atrocitues », art. cit, les procédures civiles ont pris d’autant plus d’importance que les victimes y sont moins seules et moins exposées que dans l’expérience du témoignage à La Haye.
23 Voir Blaise Pascal, Opuscules et pensées, Léon Brunschvicg (dir.), Paris, Hachette, 1897, pensée 294.
24 Sur les différences d’appréciation des procédures par les juges et avocats du TPIY selon leur formation, voir Rachel Taylor, « A Tale of Two Systems », IWPR, Tribunal Update, no 368, 23 juillet 2004.
25 Voir J. Rawls, Théorie de la justice, op. cit.
26 Ch. Moe fait une remarque analogue : d’autres procédures, comme l’appel, qui n’existent pas dans le droit islamique, ne choquent pas les musulmans, alors que les plaidoyers de culpabilité le font, voir son article dans Peines de guerre, op. cit.
27 La charge de génocide est tombée pour les accusés qui ont plaidé coupable pour Srebrenica.
28 Voir mon article, « Considérations anthropologiques et philosophiques sur l’entreprise criminelle commune », in Olivier de Frouville (dir.), Punir les crimes de masse : entreprise criminelle commune ou co-action ?, Bruxelles, Bruylant, coll. « Droit et Justice », 2012, p. 23-54.
29 Voir mon ouvrage Le Mal en procès, op. cit.
30 Duch au Cambodge a usé de l’argument du rouage dans la machine alors qu’il est inculpé pour ECC. Une telle combinaison est toutefois compréhensible : Duch a contribué à établir le système de persécution, mais il a plaidé coupable. Or, les termes d’un plaidoyer de culpabilité se négocient avec les procureurs qui cherchent ainsi des éléments à charge pour des procès ultérieurs.
31 Voir l’entretien cité au début du chap. 12.
32 Pour la perception du TPIY à Sarajevo, voir S. Kutnjak Ivkovitch et J. Hagan, « La politique de punition et le siège de Sarajevo », Actes de la recherche en sciences sociale, no 173, juin 2008, p. 62-79.
33 Nusreta Sivac parle publiquement d’Omarska et de ses témoignages à La Haye, bien qu’elle ait été plusieurs fois témoin protégée. Dans nos multiples conversations, elle ne m’a jamais raconté ce qui lui était arrivé. Elle suppose que je le sais (elle a participé à des documentaires sur les femmes violées) et il est tacitement accepté que nous n’en parlons pas.
34 Sur le témoignage comme devoir moral pour les victimes, voir aussi E. Stover, The Witnesses, op. cit. et D. Orentlicher, That someone guilty, op. cit.
35 Voir aussi M. Pollak, L’Expérience concentrationnaire, op. cit ; E. Stover, The Witnesses, op. cit.
36 Entretien du 26 avril 2005 avec Bob Reid, chef des enquêtes du TPIY, pour Prijedor à leurs débuts.
37 Ils sont en cela plus proches de la conception de Durkheim de la justice pénale que de celle de Walzer sur les sphères de justice, voir fin du chap.
38 Ce processus de sélection peut entraîner l’amertume des laissés pour compte, voir chap. 11.
39 C’est manifeste dans le cas de Draganović à Sanski Most
40 Il a été condamné à 32 ans d’emprisonnement en première instance en 2004 et à 30 ans en appel en 2007.
41 Ces données s’opposent donc à l’idée de cascade de justice, voir Kathryn Sikkink, The Justice Cascade: How Human Rights Prosecutions Are Changing World Politics, New York, WW Norton & Co, 2011. Cette différenciation municipale est partiellement masquée au niveau des partis politiques. Les responsables SDA ou de partis proches tiennent un discours commun dans l’ensemble de la Bosnie. Alors qu’il est fréquent d’être prise à partie en tant que française à Sarajevo par des interlocuteurs de tout statut social, dans la région de Prijedor, ce ne fut le cas que de deux notables membres du SDA et représentant du « Parti pour la Bosnie » (Stranka za BiH). Mais, même les représentants SDA considèrent qu’il n’y a pas eu de jugements pour Sanski Most parce qu’il n’y a pas eu de jugements locaux. Le deuxième niveau d’unification est celui des associations de victimes entre lesquelles circulent les mêmes histoires (voir partie III).
42 Étant donné que Sanski Most et Ključ sont en Fédération et Prijedor en RS, je ne parle évidemment pas d’effets politiques objectifs mais plutôt d’effets dans le jugement des individus.
43 Au sens de Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, Paris, La Découvertre, 2006.
44 Voir Renaud Dulong, Le Témoin oculaire. Les conditions sociales de l’attestation personnelle, Paris, éditions de l’EHESS, 1998.
45 Dans un seul cas, j’ai eu affaire à une quatrième catégorie de raison : l’argent. Prêt à me dire tout ce que je voulais entendre, BR, un homme âgé, m’a demandé à être payé pour l’entretien, ce qui avait été également sa raison d’aller témoigner à La Haye (chap. 14).
46 Voir les travaux de M. Pollak, d’E. Stover et d’A. Wieviorka précités.
47 Voir R. Dulong, Le Témoin oculaire, op. cit.
48 Étant donné la propension des Bosniens à se déclarer juristes après un an ou deux d’études de droit à l’université, cette catégorie englobe des employés du tertiaire et divers personnels administratifs.
49 Pour le reflux de cette posture militante, voir R. Hodžić qui a interrogé le même groupe de témoins victimes de Prijedor en 2009, « Living the Legacy of the Mass Atrocitues », art. cit.
50 Voir le livret du TPIY, Role of witnesses in War crimes prosecution, op. cit.
51 On pourrait citer les témoignages de Besim Islamčević, de Sakib Mujić et d’un Ahmed Zulić à Sanski Most. Même les témoignages les plus militants, dans un combat contre la RS, reprennent des aspects importants de ce mode de pensée.
52 Pour la mémoire et l’héroïsation de Serbes tués pour avoir défendu des Bosniaques, voir notamment le cas de Srdjan Aleksić à Trebinje et la présentation de Nicolas Moll, « A positive hero for everyone ? » lors du colloque « Perspectives in (post) conflict academia and society », Sarajevo 14-16/03/2013.
53 Les deux points de vue opposés de Ganić et NK d’une part et de Ramulić et Ibrić d’autre part sur le cas des gardes de camps et de Došen se rejoignent sur ce point : il fallait une certaine fermeté ou rectitude pour garder un comportement ordinaire dans les camps, ne pas frapper les détenus et s’opposer à Žigić, fermeté et rectitude qui sont absentes des vagues déclarations des Serbes qui condamnent les crimes, mais sans donner de nom, ni donner la moindre information au TPIY. À cet égard, Hussein Ganić est plus critique envers SL, dactylo à Omarska qui refuse de donner des informations et des noms au TPIY sur les inspecteurs d’Omarska, qu’envers Došen qui, au moins, a eu le mérite de sauver des vies.
54 Si l’on considère que dans le procès de Samardžija, il y avait 44 témoins pour l’accusation et seulement 8 pour la défense, dont aucun membre de sa famille, il est également probable que la condamnation de cet instituteur qui a mené ses voisins et ses (anciens) élèves à la mort est aussi générale que celle de Žigić et de Kajtez.
55 Sur cette fonction normalisatrice de nivellement des différences ethno-nationales, mais aussi sociales, par la référence, même ironique, à l’ordinaire, voir la thèse de Nebojša Šavija-Valha, Ironijski subject svakodnevne komunicacije u Bosni i Hercegovini. Raja kao strategija svakodnevnog življenja, Faculté d’étude des humanités, Ljublijana, 2010.
56 En 2013, de jeunes intellectuelles de Sarajevo regrettaient que le plaidoyer de culpabilité de Fuštar, particulièrement émouvant, qu’elles ont vu à la Cour de B-H, n’ait pas été retransmis à la télé, ni couvert par la presse.
57 Émile Durkheim, La Division du travail social, Paris, PUF, 1998.
58 À la différence donc de la solidarité mécanique décrite par Durkheim.
59 Une distance, parfois amusée, s’exprime envers le fonctionnement du tribunal, les ratés de la protection de l’anonymat, « être témoin protégé, c’est une blague » (Murselović), le luxe financier et le déploiement de précautions faits « pour des gens de la campagne jamais sortis de chez eux, mais non pour ceux qui ont l’habitude de voyager » (Beglerbegović)
60 Ce soutien critique et éclairé au TPIY contraste avec la nette déception, voire amertume, manifestée par les témoins bosniaques de l’accusation d’Ahmići selon le travail mené par E. Stover (The Witnesses, op. cit.). La différence s’explique selon moi par quatre facteurs. Le premier est l’acquittement de plusieurs des inculpés d’Ahmići, qui n’a pas d’équivalent pour la région de Prijedor où il n’y a eu aucun acquittement. Or, avant ces acquittements, les témoins bosniaques d’Ahmići exprimaient un soutien envers le TPIY comparable à celui des témoins bosniaques de Bosanska Krajina. Le deuxième facteur est le profil sociologique des témoins : ceux de Prijedor sont des notables, plus habitués à la prise de parole publique, à la différence de ceux d’Ahmici dont Stover laisse entendre qu’ils sont de milieu social plus modeste. Le troisième facteur est la cohésion du groupe des rentrants, très fort à Prijedor. Le quatrième facteur est le travail des enquêteurs qui ont manifestement sélectionné, à Ahmići, des témoins fragiles, très jeunes, émotifs, et peu fiables en termes judiciaires. En outre, ces enquêteurs n’ont pas, à la différence de ceux de Bosanska Krajina, réagi à la moindre attaque ou menace contre les témoins, comme l’ont fait les enquêteurs du TPIY pour Prijedor, au dire des témoins.
61 Et ce à la différence de certains témoins serbes de la défense : deux témoins de la défense contactés par téléphone et qui ont refusé de me parler, ont justifié leur refus par le fait qu’ils ne voulaient pas entendre parler du TPIY et qu’ils n’avaient témoigné que parce qu’ils n’avaient pas eu le choix. De fait, ils appartenaient à des professions médicales et leur témoignage devait être une obligation professionnelle.
62 Durkheim critique la justification de la peine par la théorie de la défense sociale, parce que quelques homicides ne menacent pas la société. Pourtant, dans les crimes de masse, c’est bien l’existence des sociétés qui est menacée.
63 En effet, la justice pénale internationale ne garantit que les droits des accusés.
64 Cette remarque doit être nuancée pour les municipalités situées sur la ligne de séparation entre les entités, RS et Fédération. Toutefois, lors de mes terrains, cette division à l’intérieur de la municipalité pouvait ennuyer mes interlocuteurs qui y voyaient un affront à leur municipalité, mais elle n’affectait pas leur sentiment d’appartenance à cette municipalité.
65 Cette conception laisse peu de place aux droits de la défense, comme M. Osiel l’a souligné par ailleurs, Juger les crimes de masse, op. cit.
66 Voir Sphères de justice, Une défense du pluralisme et de l’égalité, Paris, Le Seuil, 1997.
67 Aussi la sociologie de la justification de L. Boltanski, dont les registres correspondent à des cités, inspirées des sphères de justice de Walzer, n’est-elle que très partiellement pertinente dans ce contexte (voir la conclusion).
68 Ces analyses rejoignent celles de K. Buchenau et Ch. Moe dans Peines de guerre, op. cit.
69 Voir Srebrenica 1995, op. cit.
70 C’est l’objection de Raymond Aron contre ce genre de justice (Guerre et paix entre les nations, Paris, Calmann-Lévy, 1962).
71 Selon l’expression de L. Fletcher et H. Weinstein, « Violence and social repair… », op. cit., p. 580.
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