8. La quête d’un statut
p. 237-262
Texte intégral
Grbavica, Sarajevo mon amour
1Le film Grbavica1 qui a reçu l’Ours d’or du meilleur film au Festival de Berlin en 2006 narre l’histoire d’une mère qui élève seule sa fille dans le Sarajevo d’après-guerre et rencontre les problèmes de toute mère d’adolescente difficile, avec les difficultés économiques de toute mère célibataire vivant de travaux précaires et mal payés. L’histoire se concentre sur un voyage scolaire auquel sa fille voudrait participer, dont la mère ne peut payer les frais. Sa fille insiste : puisque son père a été tué à la guerre, comme sa mère le lui a raconté, elle peut être exemptée des frais d’inscription. Il suffit d’aller voir le professeur avec l’attestation de fille de šehid2. La mère tergiverse, repousse le moment de donner le document, cherche à trouver l’argent par tous les moyens pour ne pas dire à sa fille qu’elle n’aura pas l’attestation, qu’elle est née d’un viol. De viols faudrait-il dire : la mère a été détenue dans un camp où elle a subi de multiples viols. Faute de cette attestation, la mère échoue à garder ce lourd secret. Sa tentative désespérée d’assurer une vie normale à sa fille manifeste l’imbrication constante entre les difficultés de l’après-guerre et les blessures de la guerre, qui, à l’instar de celles des femmes violées, ne s’expriment pas aisément dans les récits publics.
2Ce film, réalisé avec la collaboration des associations d’anciens détenus des camps et des femmes victimes de guerre, traduit leur obsession d’obtenir de l’État un statut. L’absence de ce dernier cristallise leurs difficultés à assurer une scolarité et des études à leurs enfants, à trouver une place dans l’après-guerre. Elle exprime leur sentiment d’être laissées pour compte en regard des anciens combattants dont les familles bénéficient d’avantages bien supérieurs. Réalisé au moment où l’association des femmes victimes de guerre faisait campagne pour obtenir un tel statut, ce film traduit leurs attentes. D’autres quêtes lancinantes des associations de victimes y apparaissent aussi en filigrane, comme celle des disparus.
3Ce beau film, sensible et intimiste, plus proche du mode d’expression des victimes ordinaires que du style revendicatif des associations, exprime à la fois les difficultés à dire les douleurs de la guerre, les non-dits du viol et de l’enfant du viol, l’absence des défunts. Être victime, c’est se heurter quotidiennement aux difficultés de l’après-guerre autant qu’avoir souffert de la guerre. Ce statut est moins un symbole que l’on voudrait brandir haut et fort que la cristallisation de pertes et de blessures affectant l’existence quotidienne. Le personnage de la mère incarne ce rapport pragmatique et ambigu à son statut de victime et aux associations d’aides : elle se rend dans des groupes de paroles organisés par des psychologues, y va avec un certain détachement pour recevoir une aide financière, mais finit aussi par y pleurer en racontant son histoire. Ce film exprime aussi des préoccupations communes : la difficulté de trouver un travail, la faiblesse et la précarité des revenus, les vies et les rêves brisés, les études interrompues par la guerre, le sentiment de vivre dans un monde corrompu où tout s’achète, même les assassinats, auquel seuls échappent l’amitié, l’amour ou l’honnêteté des gens ordinaires.
Délimitation des associations de victimes envisagées
4Cette quête d’un statut est première dans les associations de victimes3. Quoique celles-ci soient ou se présentent comme étant des ONG, elles se distinguent des ONG humanitaires par le fait que les victimes s’y organisent et s’y représentent elles-mêmes4. Elles se caractérisent aussi par leurs critères de sélection des victimes. Quoique l’ensemble de la population puisse se présenter comme victime à divers degrés, de la guerre, de privations, de la perte des biens, le terme est d’un emploi plus restreint dans les catégories internationales et nationales. Même si la plupart des réfugiés, déplacés et returnees ont été victimes de persécutions, tous ne l’ont pas été. Ils peuvent avoir fui la guerre sans en avoir été directement victimes, comme les déserteurs ou les soldats ayant battu en retraite5. De même, les enfants et les adolescents envoyés à l’étranger, quand les familles le pouvaient, y ont bénéficié d’un statut de réfugié. De retour en Bosnie après-guerre, ils ne sont pas considérés comme victimes. Bien qu’ayant rencontré des associations de réfugiés et de returnees, je limiterai cette étude aux catégories de victimes incontestablement considérées telles6. Même avec ces limites, les victimes ne relèvent pas d’une seule catégorie. La condition de victime est plurielle.
5Suivant les catégories officielles ou les usages ordinaires, les victimes sont d’abord les tués de la guerre, qu’ils soient civils ou militaires. La victime ou le martyr peut être le soldat tué au combat, que l’on comptabilise dans les bilans de guerre et inscrit sur les monuments aux morts. Toutefois, la victime dont la mort scandalise est le non-combattant, soldat tué hors combat et plus encore civil. C’est la mort, mais aussi les blessures graves des civils, invalides, mutilés ou blessés de guerre, qui cristallisent l’attention contemporaine envers les victimes de guerre. La victime civile se définit par opposition au combattant. Les associations qui, en Bosnie, se présentent comme celles des victimes, font valoir qu’elles réunissent des civils. Il s’agit essentiellement des associations de victimes civiles de guerre, des associations d’anciens détenus des camps et des associations de familles de disparus. Dans l’association des anciens combattants paraplégiques, le président et tous les membres sont en fauteuil roulant, mais se présentent comme des combattants pour la Bosnie, non comme des victimes.
Les associations de victimes civiles de guerre
La défense du statut de victime civile de guerre
6L’union des associations de victimes civiles de guerre date de la Yougoslavie de Tito. Elle a été créée en 1971 pour les victimes de la Seconde Guerre mondiale7 et a ensuite étendu son activité aux victimes de la guerre de 1992-1995. Cette union rassemble plusieurs associations cantonales qui sont en contact plus étroit avec les membres de l’association. Pour en être membre, il faut obtenir le statut de victime civile délivré par une commission fédérale, selon deux critères : une invalidité physique de plus de 60 %, correspondant à la perte d’un membre du corps, ou à celle d’un membre de la famille proche. On peut être victime à titre personnel, comme les mutilés, ou à titre familial, comme les veuves et les orphelins. L’octroi de ce statut est d’autant plus strict qu’il ouvre droit à une pension que les associations jugent trop faible en comparaison de celles accordées aux anciens combattants8. Les associations de victimes civiles essaient d’apporter un soutien à leurs membres, sous forme d’aide humanitaire ou de bourses scolaires. Elles s’occupent essentiellement des conséquences sociales, matérielles et économiques de la guerre qui a réduit de nombreuses victimes à la pauvreté. Les préoccupations de ces dernières, dont l’association se fait le relais, sont d’abord celles d’une population d’handicapés et de mutilés : besoin de soins médicaux, de cathéters, de prothèses, à renouveler fréquemment pour les enfants, les prothèses ne grandissant pas avec eux. Ces victimes rencontrent au plus au haut point les difficultés de l’après-guerre, leurs handicaps graves rendant quasi impossible l’obtention d’un travail.
7Ce statut et ces indemnisations sont accordés sans considération de nationalité. De fait, les victimes civiles de guerre de Sarajevo répertoriées dans l’association sont des Bosniaques, Serbes et Croates, le plus souvent frappés durant le siège de la ville. À Sarajevo, l’association cantonale des victimes civiles de guerre comptait, en 2002, 3 470 membres. Ce nombre est toujours susceptible de changer : des victimes civiles meurent, mais des enfants peuvent encore être victimes de l’explosion de mines. Il englobe des Bosniaques d’autres cantons déplacés à Sarajevo.
8La défense de leur statut s’appuie sur les Conventions de Genève de 1949 qui distinguent les combattants et les non combattants et appellent à une protection des populations civiles9. Elle passe aussi par une interprétation du conflit comme agression contre des civils, mise en avant par les représentants bosniaques. Les représentants pour le canton de Sarajevo dénoncent inlassablement l’agression contre la Bosnie-Herzégovine et contre les civils à l’instar de leur film de présentation s’ouvrant sur les images des chars serbes entrant dans la ville. Dénonçant cette agression, ils dénoncent aussi la division institutionnelle du pays en RS et en Fédération. Ils regrettent qu’en raison de cette division, les victimes civiles ne puissent pas revenir chez elles, aient peur de le faire, ou perdent leur statut et leur pension en rentrant en RS. Ils considèrent comme à la fois significatif et scandaleux que la loi de RS de 1993 sur les victimes civiles ait été signée par Momčilo Krajišnik, inculpé puis condamné par le TPIY. Leur opposition à la RS porte aussi sur l’attribution des bénéfices, les deux entités se trouvant en concurrence.
Conflit avec les anciens combattants et les autres associations de victimes
9Le cheval de bataille principal de ces associations est la défense du statut de victime civile par rapport à d’autres victimes, mais surtout par rapport aux anciens combattants. Les associations de ces derniers, très mobilisées, ont réussi à imposer leurs revendications10. En conséquence, la pension d’un ancien combattant invalide de guerre est, à taux d’invalidité équivalent, bien supérieure. Les associations de victimes civiles se sont opposées dans les années 2000 à un projet de loi qui prévoyait de réduire leur taux d’indemnisation par rapport à celui des anciens combattants blessés de guerre. Ce projet n’a finalement pas été adopté, mais il a cristallisé le conflit matériel et symbolique de légitimité entre ces catégories. Les anciens combattants font valoir leur sacrifice mal récompensé pour la patrie ; les victimes civiles l’innocence de femmes, d’enfants, de vieillards, sans défense, dont la vie a été détruite, alors qu’ils n’avaient pris nulle part au combat. Le président de l’association fédérale regrette donc qu’en Bosnie le doigt d’un civil vaille moins que celui d’un combattant11.
10Cette défense passe aussi par une opposition aux associations de victimes concurrentes. Les représentants des associations de victimes civiles de guerre considèrent ce statut comme seul légitime. Ils opposent aux revendications des anciens détenus des camps et des familles de disparus l’inutilité de nouveaux statuts, leurs blessures pouvant, selon eux, être englobées dans la catégorie de victime civile de guerre : les sévices endurés dans les camps donnent droit à ce statut et les familles de disparus, en déclarant la mort de leur proche, peuvent en bénéficier à titre familial. Arguant du sérieux d’attribution du statut de victime civile, ils opposent aux associations d’anciens détenus des camps le caractère fantaisiste de leurs décomptes.
11Les tensions entre victimes civiles et anciens combattants ont également révélé la difficulté de réunir les différentes catégories de victimes sous la bannière de victime civile. Leurs représentants n’ont pas obtenu le soutien des associations de familles de disparus, bien mieux organisées dans leur représentation publique, qui réclament un statut propre, coupant à travers les catégories d’ancien combattant et de victime civile.
Difficultés des catégorisations et des bilans
12Ces rivalités de statut expliquent partiellement la difficulté à faire coïncider les bilans de victimes établis par le TPIY, ceux de ces associations et ceux du Centre de recherche et de documentation de Sarajevo qui a publié en 2007 un bilan détaillé de la guerre en Bosnie (chap. 10). Pour ce centre, la catégorie de militaire correspond à une inscription sur les registres de l’armée. Elle peut refléter les déclarations de la famille après-guerre, qui préfère bénéficier d’une pension de famille d’ancien combattant. Par ailleurs, la référence commune aux Conventions de Genève et à la différence entre combattant et civil, ne joue pas le même rôle pour le TPIY, le centre de documentation et les associations de victimes civiles. Pour le centre de documentation, c’est l’enregistrement sur les registres de l’armée et les déclarations des familles qui font foi. Pour les associations de victimes civiles, c’est le statut de civil non combattant et un certain degré d’invalidité (physique ou familial) qui définissent ce statut. Pour le TPIY, la violation des lois de la guerre et des Conventions de Genève suppose une différence entre combattants et non combattants, que ces derniers soient ou non militaires. Il importe peu pour une qualification de crime de guerre que les hommes de Srebrenica aient d’abord été des militaires, s’ils ont été exécutés les mains attachées dans le dos. De plus, des civils peuvent être victimes civiles selon le TPIY, sans en avoir le statut en Bosnie : des civils ayant subi des persécutions ou des transferts forcés peuvent être victimes de crime de guerre ou de crime contre l’humanité selon le TPIY. S’ils n’ont pas été blessés et n’ont pas perdu de proches, ils ne sont pas considérés comme victimes civiles de guerre en Bosnie.
L’inscription sociale de l’association
Une association gouvernementale
13L’héritage communiste de ces associations est manifeste. Bien que se présentant comme des ONG, elles constituent des organisations gouvernementales. Elles servent de relais avec des donateurs privés et des organisations caritatives étrangères, mais sont largement financées par des fonds publics, l’association cantonale l’étant par le budget du canton de Sarajevo. Leurs locaux, d’un style vieillot, couleur moutarde, sous-équipés de vieux ordinateurs sans connexion à internet, semblent n’avoir pas changé depuis les années 1970. Dans l’association fédérale, les tours de parole respectent scrupuleusement la hiérarchie : le secrétaire, d’une quarantaine d’années, qui a la connaissance la plus précise des dossiers, ne s’exprime qu’après le président, d’un âge certain. Cet homme, qui a perdu la vue durant la Seconde Guerre mondiale, vante les mérites du régime titiste qui assurait une éducation à toutes les victimes. À l’association cantonale de Sarajevo, le secrétaire, Muzafer Teskeredžić, à la carrure colossale, ne laisse la présidente ouvrir les entretiens que pour accaparer la parole que Senida Karović, peine à reprendre. De même que dans les associations dont les structures sont héritées de la période communiste, la voix des femmes, même présidentes, passe après celle des hommes.
14Par leur statut, leur style et leur fonction, ce ne sont pas des associations de militants. Elles n’organisent pas des forums, conférences, commémorations, manifestations publiques ou intempestives pour faire valoir leurs droits. À la différence d’autres associations de victimes, elles ne recueillent pas de témoignages et ne sont pas un centre de documentation. Les membres se rendent à l’association pour obtenir un statut ou des aides. Dans des entretiens réalisés par ailleurs, j’ai rencontré des Sarajeviens, bosniaques, serbes ou croates, avec un statut de victime civile, qui peuvent se rendre à l’association, occasionnellement, pour obtenir des renseignements, comme l’on se rend en France dans des caisses d’allocation ou divers organismes d’aide sociale. Ce statut leur assure un petit complément de revenu ou, à terme, facilite l’obtention de la retraite. Fréquenter l’association n’est pas défendre une cause.
La fréquentation de l’association
15Les victimes enregistrées dans ces associations peuvent appartenir à toutes les nations ou catégories sociales et professionnelles, être des hommes, des femmes ou des adolescents blessés dans leur enfance. En revanche, celles qui les fréquentent ont un profil plus restreint. À l’association cantonale, celles que j’ai rencontrées sont toutes Bosniaques et presque toujours les mêmes. Il s’agit de personnes particulièrement touchées par la guerre, amputées ou chassées de la Bosnie de l’Est et dans une grande précarité matérielle. J’y ai revu des personnes rencontrées lors d’une réunion organisée par l’association à mon intention en avril 2002. Trois hommes ayant perdu une jambe dans les bombardements de Sarajevo voisinaient avec une femme blessée à Grbavica, quartier de Sarajevo sous contrôle serbe durant la guerre, Suada* et MM personnes déplacées de Foča. Suada y a été violée et blessée et MM, ancien détenu au camp de KP-Dom, a des séquelles graves de ses tabassages. MM a été témoin protégé à La Haye et Suada s’apprêtait, en 2002, à y témoigner. Une telle sélection de victimes visait manifestement à donner un spectacle représentatif, aux yeux d’une étrangère, de l’agression contre la B-H et les populations civiles.
16Après chaque récit individuel de leur parcours et de leurs souffrances, le secrétaire assénait : « ceci est une douleur individuelle, ceci est une agression contre les civils, ceci est une agression contre la Bosnie-Herzégovine. » Cette répétition inlassable du thème de l’agression contre des civils, parfois accompagnée de critiques de la politique de Mitterrand, visait aussi à me culpabiliser, entre autres pour que je serve d’intermédiaire envers des organisations caritatives ou envers l’ambassade de France12. C’est ce que j’ai découvert au fil de mes visites. La lassitude et l’irritation qui me gagnaient progressivement, ce jour-là, semblaient partagées par d’autres. La femme qui avait passé la guerre à Grbavica psalmodiait son histoire de manière interminable, aussi mécanique que compulsive. Quelques regards échangés, durant cette accablante réunion, laissaient penser que certains étaient aussi agacés que moi par ce récit et par les commentaires du secrétaire sur leur propre expérience.
17Les discussions privées que j’ai eues ensuite avec les déplacés de Foča ont confirmé ce sentiment. MM et Suada* n’allaient à l’association que pour avoir des aides et s’irritaient de la maigreur de celles-ci, comme des vêtements usagés donnés par des associations caritatives étrangères. Selon eux, l’association ne faisait rien ou presque pour les aider. En 2002, dans le vaste mouvement de restitution des logements, Suada et MM étaient en voie d’expulsion de leur appartement à Sarajevo. Ils étaient emblématiques des victimes fréquentant ces associations, qui ont le plus souffert de la guerre, ont presque tout perdu et sont dans une situation matérielle critique. Ils adhéraient à l’interprétation de la guerre comme agression contre des civils qu’ils pouvaient ramener directement à leur histoire personnelle. Toutefois, ils n’étaient pas dupes de ce discours politisant leur parcours individuel et de la tentative de ramener l’ensemble des maux de l’après-guerre à une agression et à un génocide contre la Bosnie-Herzégovine. Suada aurait préféré une aide efficace plutôt que ces belles paroles servant surtout à accompagner la faiblesse de l’aide. Elle était aussi agacée par MM qui n’arrêtait pas de se plaindre : elle non plus ne pouvait pas rentrer à Foča, l’homme qui l’a violée s’y trouvant encore, mais son mari y est allé, a récupéré et vendu leur maison pour se réinstaller à Sarajevo. MM n’a qu’à y envoyer un de ses fils, me dit-elle.
18Par son style pragmatique, Suada ressemble fort à l’héroïne de Grbavica : elle s’est retrouvée seule avec trois enfants à Foča au début de la guerre ; elle a été violée plusieurs fois par un Serbe de Foča qui a violé et tué sa voisine. Gravement blessée, elle a fui en 1992 avec ses enfants, dont un bébé, vers son village d’origine et a trouvé ses parents égorgés sur le canapé. Elle a fui jusqu’au Monténégro, passé la guerre dans un camp de réfugiés en Turquie, ramené ses enfants en Bosnie en 1995. La Commission fédérale pour les personnes disparues de Mašović a permis de retrouver les corps de sa famille. « Un homme vraiment bien », me dit-elle, de Mašović. Au début, elle ne pouvait rien dire, elle a fait une déposition à la police et au centre sur les crimes de guerre, où on l’a encouragée à parler. Son mari démobilisé est rentré. Elle lui a tout raconté. Il a compris, c’est un homme de la ville. Quoique n’ayant pas été détenue dans un camp, mais dans sa maison, Suada se rend aussi à l’association des femmes anciennes détenues des camps où elle peut parler avec d’autres femmes. Elle me raconte tout cela, chez elle, ses enfants regardant la télé, à l’autre bout de la pièce, sans s’émouvoir du contenu de notre discussion. Cela n’avait rien de nouveau, après tout, ils étaient avec leur mère durant ces épreuves. Je me suis étonnée de sa liberté de parole car, lui dis-je, j’entendais souvent dire à Sarajevo que les femmes violées ne voulaient pas parler. Elle m’a répondu que les autres femmes étaient comme elle, mais qu’elles ne voulaient pas parler parce qu’elles n’avaient pas confiance dans les institutions, pas même dans les associations de victimes. Elle me parla alors du livre I begged them to kill me, publié par l’association des anciens détenus des camps. Des femmes ayant donné des témoignages à cette association étaient furieuses que les hommes aient accaparé le livre et qu’elles n’aient pas été associées aux bénéfices. Suada a rencontré les enquêteurs du TPIY et s’apprêtait à aller témoigner à La Haye. Elle a demandé à bénéficier du programme de protection des témoins avec une réinstallation à l’étranger pour pouvoir quitter la Bosnie. Que pense-t-elle de la reconnaissance du viol comme crime contre l’humanité au TPIY ? L’homme qui l’a violée n’est toujours pas arrêté, me répondit-elle13.
En marge du monde des associations de victimes et du TPIY
19Le parcours de Suada et de MM est représentatif de la circulation des victimes d’une association à une autre. Comme l’héroïne de Grbavica, elles peuvent sortir d’un camp, avoir été violées, blessées, chercher des disparus et passer à ce titre par plusieurs commissions gouvernementales ou associations, et ce d’autant plus qu’elles espèrent y glaner quelques aides, aussi maigres soient-elles. Toutefois, la singularité de l’Union fédérale et de l’association cantonale des victimes civiles de guerre est que cette circulation se fait par ses membres et non par ses représentants. Ces associations restent en marge du petit monde des associations de victimes, réunissant notamment les associations d’anciens détenus des camps et celles de familles de disparus.
20Elles sont également en marge du monde des ONG et organisations internationales ou étrangères. Elles reçoivent certes des aides de divers sponsors, comme le gouvernement de Jordanie. Elles ont été soutenues par la Banque mondiale dans leur défense du statut de victime civile. Toutefois, leurs difficultés à obtenir des subsides non gouvernementaux illustrent celles de ces associations héritées du communisme à jouer le jeu des donations et donateurs dans la compétition des ONG. Aucun de leur représentant ne parlant ni ne comprenant l’anglais, toute réponse à des appels d’offres implique des frais de traduction exorbitants. Après avoir payé de tels frais, Senida Karović et Muzaref Teskeredžić étaient scandalisés de ne pas être sélectionnés pour un projet sur les droits de l’homme.
21Cette marginalité par rapport au petit monde des associations de victimes est manifeste dans leurs relations avec le TPIY. Quoique Suada et MM soient en contact avec le TPIY, les associations de victimes civiles n’ont pas de contacts officiels avec le Tribunal. Leurs représentants partagent le point de vue bosniaque majoritaire de soutien au TPIY et de dénonciation énergique de l’impunité des criminels de guerre, au premier chef Karadžić et Mladić. Toutefois, leur intérêt pour le TPIY relève plutôt de leur parcours personnel que de leur position dans l’association. Senida Karović, qui a perdu une jambe à Sarajevo, considère que les jugements sont une condition de la réconciliation, mais ne suit pas les procès à la télé, pas même celui du Général Galić, inculpé pour les bombardements de Sarajevo. Avec un sourire, elle reconnaît préférer la série « saint Tropez ». Muzaref Teskeredžić, indique qu’il était à Sarajevo pendant la guerre, mais que sa famille est de Višegrad où son père et sa sœur ont été tués par un ancien élève de cette dernière, Milan Lukić, inculpé par le TPIY mais toujours en fuite en 200214. Il insiste sur la nécessité de juger les criminels de guerre et se réfère à La Haye quand il parle de sa sœur et de son père et vice-versa.
22En septembre 2004, lorsque je suis passée à l’association, Muzaref et Senida étaient scandalisés par la peine du général Galić condamné à 20 ans de prison pour le siège de Sarajevo. Ils ont écrit une lettre de protestation qu’ils n’ont pas réussi à publier dans la presse. Ils n’ont pas pensé à l’envoyer au TPIY et ignoraient l’existence de son programme de communication à Sarajevo auquel d’autres associations de victimes s’adressent fréquemment. En 2007, ils protestaient encore contre cette peine, sans savoir que Galić avait, entre-temps, été condamné à la perpétuité en appel. Ce n’est qu’en 2007, que pour la première fois, leurs actions ont intégré les jugements du TPIY. S’appuyant sur le jugement Galić, ils préparaient une plainte au civil pour dommages et intérêts contre la RS. Ils se rapprochent ainsi du mode d’action d’autres associations de victimes.
Les associations d’anciens détenus des camps
Les associations fédérales, cantonales et municipales d’anciens détenus des camps
En quête d’un statut
23L’association des anciens détenus des camps (Savez logoraša Bosne i Hercegovine) a été créée en 1996 et réunit différentes associations cantonales et municipales qui sont, comme celles de victimes civiles, plus proches de leurs membres que les associations fédérales15. Jusqu’en 2006, ces anciens détenus n’avaient pas de statut légal spécifique16. À titre individuel, ils pouvaient être anciens combattants ou victimes civiles et recevoir ainsi une pension, leurs représentants faisant valoir que la plupart étaient civils. S’ils ont été maltraités ou violés dans les camps, sans séquelles physiques majeures durables, on ne leur reconnaissait pas le statut de victime civile n’incluant pas les traumatismes psychologiques et les souffrances morales17. Leurs représentants ont longtemps réclamé un statut spécifique garantissant une reconnaissance publique et certains droits sociaux, comme la gratuité ou des réductions dans les transports et des bourses pour leurs enfants.
24Les camps sont définis, en référence aux Conventions de Genève de 1949, comme tout lieu de détention où l’on est retenu contre sa volonté et sans jugement. Cette définition peut donc inclure d’immenses camps, comme ceux d’Omarska, ou des maisons privées. L’association fédérale, en 2002, avançait le chiffre de 618 lieux de détentions. Au départ, l’adhésion dépendait d’une déclaration de l’ancien détenu en forme de témoignage18. Cette adhésion peut viser une reconnaissance ou l’obtention d’une aide matérielle, d’une pension ou de tout autre bénéfice. L’association comptait ainsi 200 000 adhérents. Elle a été fortement critiquée, pour son relatif laxisme et son manque de sérieux, par l’association cantonale des victimes civiles de guerre, ou par d’anciens détenus qui, pour être passés par les pires des camps, contestent le décompte de tout lieu de détention en camp. L’association fédérale a donc entrepris une liste officielle des lieux de détention et une définition plus rigoureuse des critères d’adhésion. Au cours de ce processus, le nombre des membres est passé de 100 000 en 1996-1998 à 10 000, selon son président, Džemil Sijerčić, rencontré en 2004, qui insiste sur le caractère provisoire de ces chiffres. D’après Murat Tahirović, qui lui a succédé, ce nombre est de 55 00019. Significativement, je n’ai pas entendu de telles variations de chiffres dans d’autres associations de victimes.
Fonction mémorielle et représentativité
25L’association fédérale cherche à faire reconnaître le sort des anciens détenus. Elle assure une fonction mémorielle et documentaire, absente dans les associations de victimes civiles de guerre20. Elle collecte des témoignages et des preuves dans son Centre d’Investigation et de Documentation. Cette collecte a donné lieu à plusieurs ouvrages : un recueil de témoignages de femmes violées durant la guerre (Molila sam ih da me ubiju/I begged them to kill me [Je les ai suppliés de me tuer]) et des ouvrages sur la torture21. Elle organise des conférences et des commémorations pour promouvoir leur cause auprès des autorités politiques et en cherchant une couverture médiatique.
26La dualité de fréquentation des associations, notée pour les victimes civiles de guerre, est accentuée. Les anciens détenus qui se rendent dans leurs locaux au quotidien sont en quête d’aide, de soutien et, comme Suada et MM, dans de grandes difficultés matérielles. Ce sont aussi des associations de militants. Dans les conférences et commémorations qu’elles organisent, on trouve des représentants politiques, des juges, des avocats, des enseignants, d’anciens directeurs d’usine, des chefs d’entreprise, des notables au sens large, qui furent les premiers à être envoyés dans les camps en 1992. La majorité est formée par des hommes bosniaques d’âge mûr, détenus dans des camps serbes ou croates. L’association réunit aussi des femmes et des hommes plus jeunes, comme Melika Malešević, longtemps secrétaire de l’association fédérale à Sarajevo, détenue par les forces croates à Jajce, ou le secrétaire de l’association de Prijedor, qui avait une quinzaine d’années en 1992. Dans certaines municipalités où la plupart des hommes sont passés par les camps comme à Prijedor, Sanski Most et Ključ, les commémorations peuvent réunir de nombreux Bosniaques qui ne fréquentent pas régulièrement l’association, à l’instar des commémorations du 11 juillet à Srebrenica, organisées par les associations de familles de disparus.
La Bosnie agressée et le soutien au TPIY et à la plainte devant la CIJ
27Comme la plupart des associations en Bosnie, l’union fédérale se présente comme non gouvernementale et sans attache avec un parti politique. Parmi les associations de victimes bosniaques, elle est pourtant l’une des plus politisées, certains de ses représentants étant directement engagés en politique. En 2002, son président Irfan Ajanović, ancien chanteur populaire et membre fondateur de l’association, était également député SDA22. Cette association a longtemps défendu les vues du SDA et contribue à asseoir son pouvoir23 : le droit à la survie et à la légitimité des Bosniaques comme nation et de la Bosnie comme État, en raison de leurs vertus propres et de leur statut de victime de la dernière guerre. Ses représentants affichent les valeurs d’un islam tolérant, européen, modéré, dans une Bosnie multiethnique. Comme les représentants du SDA, ils ont fait le pari d’une légitimité morale et légale et ont placé leurs espoirs de reconnaissance dans le droit international. Ils ont donc fortement soutenu la plainte de la Bosnie-Herzégovine contre la Serbie pour agression et génocide, déposée en 1993 devant la Cour internationale de justice (CIJ), et la demande de réparation qu’ils en espéraient. Ils ont organisé diverses conférences pour soutenir cette plainte, leur travail de documentation visant explicitement à l’étayer.
28Leur soutien au TPIY s’inscrit dans cette démarche. Les représentants fédéraux expriment leur désir de justice qui n’est pas un désir de vengeance. Pour eux, le plus important est la reconnaissance et la condamnation du crime plutôt que la sévérité de la peine. Par cet esprit de modération, ils se distinguent des associations de familles de disparus et de leurs protestations souvent médiatisées contre la clémence des peines du TPIY. L’union fédérale soutient sans réserve le TPIY et se présente comme l’un de ses partenaires privilégiés en Bosnie, la plupart des témoins du TPIY étant d’anciens détenus des camps. De fait, ses représentants coopèrent avec les procureurs et ont témoigné plusieurs fois à La Haye, à titre individuel ou au titre de l’association. Adil Draganović, de Sanski Most, longtemps représentant local et fédéral, a été l’un des neuf témoins du procès Plavšić. Le témoignage de Melika Malešević a ouvert le procès Milošević pour la Bosnie. Adil Medić, ancien membre du bureau fédéral, a témoigné pour le procès Krajišnik. Des membres moins en vue l’ont aussi fait dans divers procès des camps de Foča, Brčko, Prijedor, Sanski Most, Mostar…
29Ces représentants incarnent au plus haut point la rencontre entre les intérêts de la nation bosniaque et ceux de la justice pénale internationale. Ils travaillent à la reconnaissance du génocide contre les Bosniaques et en attendent la preuve par le TPIY. Comme les autorités du SDA, ils espèraient que les condamnations des Serbes et Bosno-Serbes au TPIY soutiendraient la plainte à la CIJ. Ils épousent donc la stratégie des procureurs partant d’inculpation de niveau local pour remonter au niveau étatique. Cette visée est manifeste dans le procès Plavšić (chap. 12).
30Ce soutien à La Haye ne résulte pas seulement d’un calcul politique et instrumental. Ces représentants sont tous d’anciens détenus des camps, ayant enduré tabassages, tortures ou viols. Ils adhèrent à l’idée d’une valeur régénératrice de la justice, à titre individuel et collectif. Melika Malešević et Adil Medić, qui ont travaillé à la collecte de témoignages pour le centre de documentation, accordent une importance capitale au témoignage à La Haye. En 2007, Adil Medić le décrit comme une chance et une régénération pour le témoin, même pour lui qui a témoigné au titre de l’association et non de sa propre expérience. Pourtant, ce témoignage ne lui a apporté aucun bénéfice dans l’association puisqu’il a été mis sur la touche à son retour de La Haye. Après l’échec de la plainte de la Bosnie à la CIJ, sa foi, intacte, dans la justice ne dérive ni de l’espoir de bénéfices personnels, ni de celui de gains politiques collectifs.
31De même, le soutien au TPIY des autres représentants ne s’est pas démenti après la décision de la CIJ en 2007 qui marque pourtant l’échec de leur stratégie. La décision de la CIJ ne reconnaît de génocide en B-H qu’à Srebrenica, n’impute pas de responsabilité à la Serbie de commission ou de complicité de génocide et n’accorde pas de réparations à la B-H. Les représentants des anciens détenus ont protesté et manifesté contre cette décision. Toutefois, ils soulignent que le TPIY et la CIJ sont deux institutions distinctes.
32Après cet échec, l’association s’est lancée dans une nouvelle plainte : différentes associations municipales et cantonales ont, en accord avec l’union fédérale, coordonné des plaintes individuelles déposées par les anciens détenus contre la RS pour dommages non matériels, demandant un dédommagement de 300 euros par journée de détention illicite pour chaque détenu. Comme je l’interrogeais sur le caractère irréaliste des demandes de réparation formulées, le président de l’association en 2007, Murat Tahirović, m’a répondu que ce n’était pas son problème, que c’était à la RS de se débrouiller pour payer. De fait, un tel maximalisme est à l’image de l’évolution de l’association qui s’est détournée du SDA, plus disposé au compromis avec la RS après l’échec de la plainte de la CIJ24, afin de se rapprocher du parti pour la B-H (Stranka za BiH) d’Haris Silajdžić qui a pratiqué une surenchère nationaliste à laquelle a participé l’association25.
Conflits et scissions dans l’association
33La relative constance de l’argumentaire défendu dans ces associations, dans divers entretiens depuis 2002, n’est pas celle des personnes. À la différence d’autres associations de victimes, où je rencontre les mêmes représentants depuis 2002, ceux des associations d’anciens détenus des camps ont changé plusieurs fois suite à des conflits internes. Aucun des représentants fédéraux de 2002 n’est encore au bureau fédéral. Parfois, le changement de responsable tient à des facteurs externes. Celui d’Adil Draganović à Sanski Most est lié à son éviction de la présidence de la cour cantonale de Sanski Most pour obstruction au retour des Serbes26.
34Certains représentants ont été remis en cause pour leur trop grande proximité avec les partis politiques et pour l’usage des témoignages. Ainsi, dans I begged them to kill me, avec un style et avec des illustrations cultivant le sensationnalisme, les femmes violées sont présentées comme des combattantes pour la patrie. Cet ouvrage a été l’objet de vives critiques : des femmes ont protesté car le témoignage donné pour adhérer à l’association a été publié sans leur consentement, réécrit pour augmenter le nombre de leurs violeurs et l’atrocité de leur sort. D’autres, comme Suada, se sont indignées des conditions de publication de l’ouvrage, promu par des hommes sans associer les femmes et sans qu’elles retirent un bénéfice (supposé) des ventes du livre. Des critiques analogues sont venues d’autres associations, comme la branche nationale de l’Association des peuples en danger, ou les associations féministes Žene Ženama (les femmes pour les femmes)27. Fréquentes en 2002, elles ont ultérieurement été reprises pour justifier le remplacement des responsables.
35Adil Medić, exclu de ses fonctions au bureau fédéral, attribue son éviction à l’intervention de la cinquième colonne, selon un argumentaire hérité du communisme. Avec un sourire moqueur, un détenu a ainsi commenté ces changements « c’est ça la démocratie ». De fait, ces conflits et remplacements peuvent être décrits comme le signe d’une vitalité démocratique ou comme la rémanence d’un système communiste de purge.
Extension et réseau social de ces associations
L’association des femmes victimes de guerre
36Résultat d’une de ces scissions, en 2004, l’une des membres de cette association, Bakira Hasečić, a fondé une association dissidente de femmes victimes de guerre pour faire reconnaître les droits des personnes violées, leur bilan ne pouvant être établi, selon elle, faute d’un statut28. Comme dans la plupart de ces associations, elle refuse toute interprétation féministe de son combat, les hommes pouvant avoir été violés. Elle ne fait pas mystère du sort qu’elle a subi dans un camp de viols à Višegrad. Elle insiste sur le sort des Bosniaques de cette municipalité, hommes et femmes détenus dans ces camps, dont beaucoup ont disparu. Les femmes, victimes de viols multiples, ont dû abandonner les enfants qui en sont nés. Bakira Hasečić parle des vies brisées de ces victimes civiles, tout en précisant qu’elle-même était une combattante. Elle se bat également pour la reconnaissance d’un statut propre. Ce combat a été partiellement couronné de succès. La nouvelle loi sur les victimes civiles de guerre de 2006 a étendu cette catégorie aux personnes victimes de viols29. Ce statut est obtenu grâce à une attestation, notamment attribuée par des ONG, dont celle des Femmes victimes de guerre.
37Les affiches figurant dans les locaux neufs de son association, dans le faubourg de Sarajevo, à Ilidža, insistent sur l’importance de la justice et sur le soutien au TPIY. Bakira Hasečić a elle-même témoigné à La Haye dans les procès pour Višegrad. Devenue une figure publique très présente dans les médias, elle est aussi très active pour la justice pénale, demandant, avec d’autres associations, l’extension des activités du TPIY. Elle a plusieurs fois protesté contre des peines trop clémentes ou l’absence d’inculpation pour viol concernant les inculpés de Višegrad.
38Insistant sur l’importance du témoignage judiciaire, elle a incité de nombreuses femmes à témoigner à la nouvelle Cour d’État. D’une intensité de regard hors du commun, elle exerce sur ses interlocuteurs une emprise indiscutable. Le soutien qu’elle apporte aux femmes violées suscite une réprobation discrète et embarrassée. Parmi les associations féministes, certains membres de la nouvelle Cour de B-H, et les journalistes, Bakira Hasečić apparaît comme une justicière, s’arrogeant la parole et la mémoire des victimes30, une figure protectrice si envahissante que la limite avec l’incitation au faux témoignage semble parfois mince. L’habilitation de son association à délivrer une attestation de victime de viol, permettant l’obtention du statut de victime civile et une éventuelle pension, accrédite cette idée31.
39Au-delà de la réalité de ces pratiques, l’extension de la catégorie de victime civile aux victimes de viol de guerre et le mode d’attribution de ce statut confère un pouvoir nouveau aux associations, source de possibles pressions. Pour les victimes civiles de guerre, l’obtention du statut dépend d’une commission, se prononçant sur des critères médicaux, et non sur ceux de leurs associations. Pour les familles de disparus, les certificats de décès ou les preuves de la disparition dépendent des autorités judiciaires ou des cours cantonales, non des associations de familles. La délivrance de l’attestation de victime de viol par des associations confère à ces dernières un pouvoir et un contrôle sur les victimes, préalablement réservés à des organismes d’État32. On peut voir là un pouvoir nouveau des ONG, ou une continuation de pratiques communistes de contrôle des populations par des associations ou syndicats. Et ce d’autant que, comme d’autres associations, notamment représentées par des femmes, celle des femmes victimes de guerre est présentée comme étant manipulée par les partis politiques.
40Cette association est assurément représentative du versant « justicier » et intransigeant de la demande de justice de certaines associations de victimes. De fait, un rapprochement s’est opéré à partir de 2006 entre le parti « Stranka za BiH » de Silajdžić, l’association des anciens détenus des camps, celles des femmes victimes de guerre et des mères des enclaves de Srebrenica et Žepa, pour défendre un État de Bosnie-Herzégovine unitaire et la thèse du génocide contre les Bosniaques, parfois au détriment des intérêts plus matériels des victimes33.
41Plus largement, ces associations sont emblématiques de la division du travail discursif entre partis politiques et associations de victimes. Ainsi, Cécile Jouhanneau souligne que ces associations se chargent « des prises de positions les plus radicales dans la compétition partisane » et peuvent arguer de leur position d’« organisations non gouvernementales et non partisanes pour mieux critiquer les représentants des agences et chancelleries internationales » sans que les partis politiques bosniaques ne puissent en être tenus responsables34. Cette tendance est particulièrement manifeste dans le rôle joué par l’association serbe des anciens détenus des camps qui s’est créée en 200435.
Un petit monde médiatisé
42Partageant souvent les mêmes préoccupations, ces associations bosniaques et leurs représentants (à l’exception de celles de victimes civiles de guerre) partagent aussi les mêmes réseaux de sociabilité officielle. Ils appartiennent à un monde où l’on retrouve les mêmes personnes d’année en année, dans des commémorations, des conférences, dans les locaux des uns et des autres. Ce petit milieu réunit les représentants successifs de l’association fédérale des anciens détenus des camps, les dirigeants de la commission fédérale pour les personnes disparues (le président Amor Mašović est également député SDA, son vice-président, Jasmin Odobašić, lui-même ancien détenu du camp de Manjača, est proche des dirigeants de cette association), Mirsad Tokača, dirigeant du Centre de recherche et de documentation sur les crimes de guerre, les représentants des associations de familles de disparus dont les locaux sont situés à Sarajevo, comme « le mouvement des mères des enclaves de Srebrenica et Žepa », la branche bosnienne de l’association pour les peuples en danger représentée par Fadila Memišević. Dans ses locaux, on peut rencontrer Bakira Hasečić et Alica Muratčauš, représentante de l’association cantonale de Sarajevo d’anciens détenus.
43La plupart des représentants étaient adultes avant guerre, formés dans le système yougoslave, dont ils ont souvent gardé les modes d’organisation ou de hiérarchie de pouvoir. Cet héritage est manifeste dans l’insistance sur leur attachement à un islam tolérant, sur leur appartenance à l’Europe. Par leurs tenues vestimentaires ou leurs propos, ces représentants se démarquent d’un islam qu’ils voient comme une importation du Moyen Orient et regrettent de le voir adopté par les jeunes femmes qui se voilent. Les femmes rencontrées ne portent pas de foulard sur la tête et s’habillent de jupes, pantacourts et tee-shirts36. Les deux représentantes qui assument le plus ouvertement d’avoir été violées, Alica Muratčauš et Bakira Hasečić, se distinguent souvent par des tenues moulantes ou voyantes, affichant leur féminité selon les canons de la mode bosnienne. Seules une ou deux représentantes des femmes de Srebrenica portent le foulard traditionnel des femmes de la campagne. La représentation commune de ces femmes est à cet égard trompeuse : les photos ou prises de vues sont souvent faites lors d’enterrements ou de commémorations où les femmes couvrent leur tête d’un foulard qu’elles retirent la cérémonie achevée, lorsque les photographes sont partis.
44Certains se connaissaient avant la guerre, d’autres se sont rencontrés pendant la guerre, dans des camps, dans l’armée ou dans l’entourage élargi d’Izetbegović. C’est notamment le cas des commissions qui ont un statut gouvernemental et des locaux dans le bâtiment de la Présidence de la République, comme la Commission fédérale pour les personnes disparues et la Commission sur les crimes de guerre. Même si des contacts professionnels existent entre les associations serbes, croates et bosniaques, notamment dans le cadre des conférences organisées par les organisations internationales, qui ont à cœur de réunir les associations de différentes nationalités, leurs représentants ne se fréquentent pas. Les réseaux de sociabilité entre associations recoupent largement les divisions du temps de guerre.
45Comme dans l’association des anciens détenus des camps, des conflits et cassures peuvent également se produire dans ce milieu qui affiche sa solidarité. Ainsi, Mirsad Tokača qui présidait la Commission pour la collecte des faits sur les crimes de guerre en Bosnie-Herzégovine, organisme d’État ayant des bureaux situés dans le bâtiment de la Présidence, a fondé le Centre de recherche et de documentation de Sarajevo, ONG qui a déménagé dans un quartier plus excentré de Sarajevo. Ce centre a publié un bilan de guerre ramenant le nombre des tués à 100 000 au lieu des 250 000 initialement avancé par les autorités bosniaques. Il s’est attiré de vives critiques d’autres représentants de victimes et de l’historien Smail Čekić. Les membres et représentants de ces associations ou commissions s’accusent aussi réciproquement de profiter de leurs positions pour leur propre bénéfice, accusations souvent fondées d’ailleurs et qui font écho à celles usuellement adressées aux ONG humanitaires37.
46Ces représentants ont pour interlocuteurs les organisations internationales comme le CICR, l’ICMP et les procureurs du TPIY. Ils ont aussi une fonction de représentation des victimes dans les médias bosniens ou pour une audience internationale. Ils sont régulièrement interrogés par les journalistes pour commenter les activités du TPIY, les diverses commémorations ou l’évolution politique du pays. Le documentaire de Sabina Subašić, La terre dit au ciel, met en scène la figure d’Amor Mašović et la commission fédérale des disparus. L’association des « mères des enclaves de Srebrenica et Žepa », située à Sarajevo, et dans une moindre mesure celle des « femmes de Srebrenica » à Tuzla sont devenues l’un des passages obligés des cinéastes, journalistes et visiteurs pressés de la Bosnie d’après-guerre. Munira, Kada à Sarajevo, Hata à Tuzla ou Hasan Huhanović sont notamment interviewés dans A Cry from the Grave, Blind Justice, La Liste de Carla, Srebrenica plus jamais ça. Dans la région de Prijedor, ce sont les mêmes victimes que l’on retrouve dans les films Calling the Ghosts, Viols une arme de guerre, Blind Justice ou dans le livre Bosnie, la mémoire à vif et divers autres programmes télévisuels ou radiophoniques. Quoique relativement restreint, ce réseau diffère de celui des employés des ONG ou OI (chap. 2). Il ne compte que de rares anglophones ou francophones. Il a des liens avec les principaux partis politiques bosniaques et ne se limite pas à un microcosme sarajevien, mais a des ramifications régionales et municipales.
Les associations cantonales et municipales
47Ainsi, les actions de l’association fédérale des anciens détenus des camps sont relayées par les associations cantonales ou municipales, plus proches de leurs membres38 et en lien avec d’autres associations de victimes. À Prijedor, l’association reçoit toute la journée d’anciens détenus venant s’informer ou chercher conseil pour les mille difficultés de la vie quotidienne. Ses locaux jouxtent ceux de l’association de familles de disparus ; leurs membres, passés par les camps et à la recherche de leurs proches, sont souvent les mêmes39. Ils participent aux mêmes commémorations et cérémonies.
48À Sanski Most, Adil Draganović a été remplacé par Ilijaz Mehmedović, la quarantaine. Suivant la voie de l’association fédérale, il recueille de la documentation au niveau de la municipalité. Il défend, avec sérieux et force, l’importance de la plainte contre la RS que son association coordonne au niveau municipal et cantonal. Il a témoigné dans un procès à la Cour d’État contre Kajtez-Kovačević qui a torturé et tué des Bosniaques dans les camps de Sanski Most et dont il a été personnellement victime. Son village a été attaqué et détruit par les forces serbes et il a vu son père mourir dans ses bras. Selon lui, néanmoins, Kajtez n’est pas important en regard du jugement, souhaitable, de plus hauts responsables. Une telle minimisation du jugement des sadiques et meurtriers locaux est rare de la part de responsables locaux et reflète directement la vision politique de l’association fédérale40.
49À Ključ, l’association municipale « Omer Filipović » est ainsi nommée en hommage à Omer Filipović, enseignant d’histoire, figure respectée parmi les Bosniaques, maire SDA de la municipalité en 1992, battu à mort dans le camp de Manjača. Les ouvrages du Centre de documentation de l’association fédérale sont imprimés dans l’imprimerie d’Alija Bilić, l’un des représentants locaux de l’association, ancien détenu de Manjača. En avril 2002, en partenariat avec l’association fédérale, l’association « Omer Filipović » a organisé une conférence de trois jours, « agression et génocide en B-H » pour soutenir la plainte à la CIJ. Cette organisation a mobilisé une partie de la population locale pour héberger les conférenciers. La conférence a été inaugurée par le maire, l’imam et l’ensemble des autorités de la commune dans le décorum compassé de la salle de spectacle municipale. Elle est accompagnée d’une exposition de dessins des enfants des écoles de la ville, représentant des camps et des barbelés. Parmi les conférenciers, se trouvent Smail Čekić, historien et universitaire de Sarajevo défendant la thèse des dix génocides perpétrés contre les Bosniaques41, Mohamed Filipović, professeur de philosophie à l’université de Sarajevo, oncle d’Omer et de Mohamed Filipović (témoin au TPIY). Mirsad Tokača y a présenté le travail de la Commission pour la collecte des faits sur les crimes de guerre en B-H et Jasmin Odobašić le travail d’exhumation de la Commission fédérale pour les personnes disparues dans la région, avec force chiffres et photos, dont celles des restes de bébés avec leur tétines42. Les sorties incluent la visite des cimetières de Biljani et de Velagići, où un monument aux morts en forme de livre évoque les victimes tuées dans l’école, la visite des lieux de massacre ou des anciens charniers, mais aussi celle des magnifiques gorges de la Sana. Les conférenciers ont également été conduits à une exhumation où ils ont été conviés à s’encorder et à descendre dans le puits naturel contenant un corps. Dans chaque cimetière, l’insistance est mise sur les histoires les plus pathétiques, celle d’un vieil allemand resté, après 1945, par amour pour la Bosnie et une Bosniaque et tué par les Serbes en 1992, celle d’une mère qui a perdu ses deux enfants ou de familles tuées avec les enfants, parfois enterrées ensemble, les corps calcinés dans l’incendie de leur maison n’ayant pu être individualisés. J’ai appris, bien plus tard, par un ami, que le soldat exhumé ce jour-là avait été retrouvé un à deux mois auparavant, et son exhumation reportée pour cette conférence réunissant des personnalités de Sarajevo et des étrangers. Manifestement les ressorts de la publicité n’étaient pas inconnus des organisateurs.
50Toutefois, en dehors de tels événements, le quotidien de l’association de Ključ semble bien morne. D’année en année, je revois ses représentants, le plus souvent au café. Ils me parlent des difficultés financières de l’association, des leurs, de la mort lente de leur ville, de l’arrestation et du procès de Marko Samardžija, qu’ils continuent à appeler par son prénom, puis nous nous donnons des nouvelles de la famille, de nos enfants. Hormis la participation à la plainte des anciens détenus contre la RS, l’association ne semble guère avoir d’activité.
Unifier les demandes et les récits
51La catégorisation des victimes relève du droit international. Les associations militent pour le respect des textes déjà ratifiés par la Yougoslavie et la Bosnie, ou pour l’adoption de nouveaux droits ; elles sont aussi dépendantes de donateurs ou de soutiens internationaux. Toutefois, c’est des autorités municipales ou étatiques qu’elles attendent une reconnaissance, un statut et une assistance matérielle, ces attentes envers l’État étant aussi un héritage yougoslave43.
52La particularité de ces associations, malgré leurs différences, est de traduire et de focaliser les demandes des victimes ordinaires dans celle d’un statut. Celui-ci est présenté comme une reconnaissance juridique et symbolique des souffrances de la guerre, inséparable d’une demande de droits et de bénéfices. Les associations de victimes civiles et d’anciens détenus des camps s’efforcent aussi d’unifier des intérêts et récits multiples dans un récit national et étatique commun44. Toutefois, il ne va pas de soi que les attentes et récits des victimes bosniaques ordinaires convergent vers une source et une forme uniques, celles de la nation ou de l’État, protecteurs et agressés ; et ce, même si ces victimes réclament les garanties d’un État providence et adhèrent globalement à l’interprétation de la guerre comme agression et génocide.
Recherche d’un statut et État providence, justice distributive ou réparatrice
53Dans ces associations, la dénonciation des injustices et les demandes de dédommagements sont omniprésentes. Les difficultés communes dans l’après-guerre (chômage, impunité des criminels, difficulté de rentrer chez soi) sont exacerbées par les séquelles physiques et psychologiques des victimes. Être victime désigne d’abord une atteinte physique, médicale ou une détresse matérielle rapportée à une violence vécue comme une agression personnelle et collective. Les victimes ont le sentiment d’avoir tout perdu, alors qu’avant, elles avaient tout. Plus que d’autres, elles tendent à ramener les difficultés de l’après-guerre à la guerre, comme rupture irrémédiable dans leur vie.
54Leurs réclamations pointent implicitement ou explicitement vers une forte demande de justice distributive et d’État providence. Les pratiques, réelles ou idéalisées, de l’État yougoslave sont une norme en termes de bénéfices économiques et sociaux45. Après-guerre, les différentes strates d’institutions étatiques, fédérales, de RS, cantonales ou municipales restent les premiers employeurs en Bosnie. La répartition, sur la base du clientélisme politique ou familial, apparaît comme d’autant plus scandaleuse qu’elle profite à des membres d’un parti politique ennemi durant la guerre.
55Les analyses de Stef Jansen pour les returnees minoritaires peuvent s’appliquer en ce cas46 : les victimes ont les attentes du reste de la population et, d’autres, spécifiques, étant doublement affectées par la disparition de l’État yougoslave et par leur condition de victime. Elles réclament ce qui leur est dû de par leurs blessures de guerre et la perte de leur vie d’avant-guerre. Comme pour les returnees, ces réclamations s’expriment moins dans un vocabulaire spécifique, celui du dû (entitlement) ou du droit, que par des descriptions, questions, protestations : « avant la guerre, nous vivions bien [Prije rata, mi smo živili dobro] », « J’avais une maison, un travail, j’étais en bonne santé, maintenant je n’ai rien, j’ai perdu ma jambe, ma maison, pourquoi on ne me donne pas ceci ou cela ? » Elles s’expriment aussi par des comparaisons avec les bénéfices (supposés) reçus par d’autres (chap. 6).
Justice distributive, indemnisation et réparation
56Qualifier ces réclamations est délicat. Les associations de victimes demandent un statut et des aides, au titre de leurs souffrances. Dans sa forme, leur demande est celle de réparation, d’une reconnaissance et de bénéfices propres. Ces réclamations peuvent aussi exprimer une demande de justice distributive ou redistributive47. Lorsque la mère dans Grbavica ne peut obtenir la gratuité du voyage scolaire pour sa fille, faute du statut de famille d’ancien combattant, ses déboires illustrent la difficulté des enfants de victimes à vivre comme les autres. Le président de l’Union fédérale des victimes civiles de guerre se réfère sans cesse aux bienfaits de la période titiste qui lui a permis de faire des études alors qu’il a perdu la vue, encore enfant. Il déplore que tel ne soit plus le cas actuellement, trop de bénéfices étant réservés aux anciens combattants. Le langage employé ne permet guère de trancher entre appel au fonctionnement « normal » et égalitaire d’un État providence et demande de justice réparatrice spécifique.
57Il est également délicat de distinguer l’attente d’un fonctionnement étatique normal et la dénonciation de l’ennemi. Il est courant d’entendre les associations de victimes serbes ou bosniaques se plaindre des obstacles engendrés dans la vie quotidienne par la division du pays. Ceux qui ont cotisé toute leur vie en Yougoslavie ont des difficultés à faire valoir leur droit à la retraite dans une entité, s’ils y sont rentrants minoritaires. Cette difficulté est accrue pour les pensions de victime civile de guerre ou d’ancien combattant de la dernière guerre. Les plaintes sont communes, mais non les conclusions. Les associations bosniaques y voient une preuve supplémentaire de l’injustice de l’existence de la RS et de la nécessité de réunifier le pays. L’initiative démocratique des Serbes de Sarajevo, en Fédération, suspend son jugement, une telle réunification ne lui semblant pas nécessaire. Les associations serbes de RS ne se réfèrent qu’aux instances de RS, indiquant par abstention que la RS est leur État48. La demande de fonctionnement normal d’un État peut recouvrir des vues politiques antagonistes. Elle manifeste le lien entre demande de statut pour les victimes et légitimité de et par l’État49.
L’unification des intérêts et le monopole de la reconnaissance légitime
58L’insistance des associations sur un statut permet d’unifier les réclamations : la difficulté à payer les études des enfants, le prix des transports, le manque de soins de santé, de prothèses… peuvent tous être référés à la faiblesse ou à l’absence d’un statut. Dans les associations de victimes civiles, ce discours prend une forme légaliste, revendiquant une légitimité et un monopole, ceux de l’association et de l’État seuls habilités à déterminer, reconnaître et représenter les véritables victimes. La défense de cette légitimité passe par une mise en cause de la RS qui affaiblit cet État. Cette prétention à la représentation légitime de la victime bosniaque par excellence, définie par son statut de civil sans défense face à une agression, s’oppose à la multiplicité de catégorisations des victimes par les organisations internationales (chap. 10) et les associations nationales concurrentes.
59Cette unification des intérêts est manifeste dans les plaintes déposées devant des cours civiles. Ce processus peut être présenté formellement comme une privatisation des réclamations. Toutefois, dans le contexte, cette multiplicité de plaintes orchestrées par les associations convergent en un intérêt commun. Les suites de la décision de la CIJ en 2007 exemplifient ce lien entre demande de bénéfices, de réparations, opposition à l’ennemi d’hier et convergence nationale et étatique des intérêts. Pendant des années, les représentants des associations d’anciens détenus des camps ont entretenu l’espoir que cette plainte à la CIJ permettrait d’obtenir des réparations de la Serbie permettant ensuite à la B-H d’indemniser les victimes. Après l’échec de cette plainte, ils se sont tournés vers le dépôt de plaintes individuelles contre les autorités de RS. Concomitante avec une plainte analogue par l’association des victimes civiles de guerre, cette démarche est une tentative de canaliser les mécontentements et les critiques contre ces associations et les autorités de la Fédération. Elle maintient un discours de mobilisation alors même que ces associations n’ont obtenu ni le statut réclamé50, ni surtout les réparations espérées. Elle permet d’unifier les réclamations des associations au niveau local, qui, elles-mêmes, tentent d’unifier les demandes des victimes. Je n’ai donc pas entendu de récriminations publiques des associations d’anciens détenus des camps les unes contre les autres, comparables à celles entendues entre les catégories de victimes concurrentes ou entre les associations de familles de disparus51. Les liens entre associations municipales, cantonales et fédérales d’anciens détenus des camps visent à faire converger ces intérêts52. Les différences entre demandes de réparations de guerre, publiques ou privées, de justice réparatrice ou de justice distributive, d’un État providence et d’un État unifié, deviennent ténues.
L’unification des récits et ses limites
60Cette unification est aussi celle des récits individuels dans un récit commun de la B-H victime d’une agression et d’un génocide53. Elle reconnaît les souffrances des victimes comme sacrifice pour la patrie autant qu’elle légitime les droits des Bosniaques en tant que nation et État. Le secrétaire de l’association des victimes civiles de Sarajevo ramène ainsi tous les récits individuels à l’agression contre la B-H et toutes les difficultés de l’après-guerre à la division du pays. Le travail de documentation des associations d’anciens détenus vise la même fin. Les témoignages individuels sont rapportés à l’agression contre la Bosnie, la femme violée étant présentée comme une combattante pour la patrie54. Les corps des victimes agressées dans leur chair sont autant de preuves et de symboles de cette agression politique contre l’État. Cette construction du martyre de la nation se fait autour de victimes par excellence, civils à Sarajevo, détenus des camps, femmes violées ou disparus de Srebrenica.
61J’ai pu apprécier cette unification des récits par un travail ultérieur auprès des témoins au TPIY. Les représentants de l’association des anciens détenus des camps à Sarajevo, comme Adil Medić, présentent le témoignage comme une véritable transfiguration et régénérescence du témoin. En revanche, les témoins ordinaires, même les plus honorés et soulagés d’avoir témoigné, ne se présentent pas comme touchés par la grâce au TPIY. Par ailleurs, entre les associations de familles de disparus, circulaient en 2002 les mêmes histoires sur la faiblesse de protection des témoins, sur une Bosniaque (Bakira en l’occurence) menacée de mort à Višegrad après son témoignage à La Haye, sur l’ingratitude du TPIY envers les témoins après leur témoignage. Parmi la cinquantaine de témoins de Bosanska Krajina que j’ai rencontrés, aucun n’a été agressé suite à son témoignage. Les intimidations graves existent assurément : la maison du seul survivant de Biljani a brûlé et on ne croit guère à un accident. DD, un pédiatre serbe, témoin à charge contre Krajišnik, a retrouvé des bombes autour de sa maison et bien pire, selon lui, son père a été assassiné pour le dissuader de témoigner. Son courage incontestable n’a pourtant pas fait le tour des associations de familles de disparus bosniaques, pas plus que l’histoire des nombreux témoins rentrés chez eux sans dommage.
62Lorsque les représentants des associations de victimes mettent en avant les témoins qui se sont sentis transfigurés ou « lâchés » par le TPIY après leur témoignage, leur point de vue n’est pas moins représentatif que le mien (de fait, ils ont rencontré plus de témoins que moi). Toutefois, la relative variété et normalité des parcours des témoins hors association révèle la sélection opérée par ces associations. Ne circulent largement que les cas les plus extrêmes de catharsis heureuses, largement romancées, ou les cas d’agression les plus graves. La visée militante est manifeste : inciter les victimes à témoigner, dans un cas, demander au TPIY ou à la cour d’État de Sarajevo un meilleur suivi des témoins, dans l’autre. Cette sélection et ce durcissement des histoires édifiantes gomment aussi la diversité des attitudes et parcours individuels.
63Cette unification des récits et cette recherche d’une légitimité patriotique pour et par les victimes ne sont assurément pas propres à la Bosnie55. La singularité des associations de victimes bosniaques consiste en leur ancrage dans des procédures de droit international. En cela, ces associations suivent la même voie que les principaux partis bosniaques, qui ont misé sur le droit et les institutions internationales pour assurer la légitimité et la défense de la Bosnie en situation de faiblesse militaire objective durant la guerre. Dans cette perspective, les associations de victimes suivent une voie étatique partant des victimes individuelles, faisant remonter et converger leurs voix vers un récit national commun et une reconnaissance de et par l’État.
64Faute de pouvoir offrir des dédommagements suffisants à leurs membres, ces associations ont longtemps usé du registre de l’agression et du génocide contre la B-H pour les dédommager symboliquement et montrer que leur collecte de témoignages œuvrait pour la B-H et les victimes bosniaques. Au-delà des déclarations, cette unification des intérêts et des récits peine à s’imposer, notamment faute de dédommagement la crédibilisant56.
Mobilisation ou démobilisation
65Cette convergence étatique ne traduit guère le point de vue des victimes ordinaires. Il est probable qu’existe pour le statut de victime un décalage analogue à celui existant pour le retour57. Les représentants bosniaques plaident pour le retour majoritaire et minoritaire qui contribue à une réunion du pays et les Bosniaques sont personnellement attachés à leur maison et à leur localité d’origine. Toutefois, face aux difficultés du quotidien, ils ont un rapport pragmatique, voire assurantiel, au retour dont le résultat s’éloigne fort des déclarations officielles. De même, les victimes sont attachées à la reconnaissance de leurs maux et leur condition de victime n’est certainement pas un simple objet de stratégie, mais elles n’ont pas le fétichisme du statut des associations. Pour les plus démunies, elles attendent des associations une aide et leur passage pragmatique d’une association à une autre, manifeste à l’égard du statut de victime les mêmes stratégies assurancielles qu’envers le retour : dans une situation de rareté des ressources, tout ce que les associations peuvent offrir est bon à prendre. Ainsi, dans le petit monde de ces associations, le bruit court que l’association des femmes victimes de guerre n’est plus fréquentée par des femmes violées, mais par des femmes victimes de la purification ethnique au sens large, qui attendent de l’association protection et bénéfices. Exacte ou non, cette représentation, ainsi que les adhésions en masse à l’association des anciens détenus des camps à sa création, traduisent ce rapport pragmatique au statut de victime. Pour les victimes moins démunies, la reconnaissance attendue est d’abord publique et politique plus que celle d’un statut.
66Aussi faut-il se garder de projeter sur ces associations un paradigme de mobilisation et de construction d’une cause par et dans l’espace public58. Le parallèle avec la thèse de Philipp Gagnon sur la démobilisation sociale et politique est à cet égard éclairant. Gagnon critique l’explication trop simple de la guerre en ex-Yougoslavie par l’idée de mobilisation nationaliste. À considérer les nombreuses revendications populaires d’avant-guerre dont l’objet n’était pas national, le nombre massif de désertions dans l’armée serbe, la faiblesse de la solidarité nationale entre citadins et réfugiés des campagnes, mobiliser les foules en actionnant les ressorts du nationalisme est une opération bien plus difficile que ne le suppose ce type d’explication. Il ne suffit pas d’agiter les souvenirs de la Seconde Guerre mondiale pour inciter les concitoyens à s’entretuer. Selon lui, la guerre a tout aussi bien servi à une démobilisation de masse, celle de (possibles) opposants au régime communiste qui réclamaient des réformes démocratiques, la mobilisation nationaliste active restant le fait d’une minorité.
67L’analyse de Gagnon engage à se défier d’un recours trompeur à l’idée de mobilisation, commune dans les sciences sociales, tout au moins à l’idée de mobilisation protestataire et critique du pouvoir. Ce schéma est fréquemment appliqué aux ONG et aux associations de victimes. Pourtant, en Bosnie, les voir comme l’expression d’une mobilisation citoyenne, populaire, démocratique, critique ou contestataire revient à plaquer un schéma sans grande pertinence. De nombreuses ONG locales sont réputées ne rien faire et n’avoir d’autre raison d’être que de grappiller des subventions internationales. Les associations de victimes civiles de guerre ou les commissions pour les personnes disparues sont des institutions gouvernementales, dont elles reflètent les vues. Ces associations sont aussi des relais ou moyens d’un contrôle gouvernemental sur les victimes et leurs réclamations, canalisant leurs protestations, voire contribuant à la faiblesse d’un engagement politique contestataire ou réformateur. Elles filtrent les critiques envers les autorités publiques dans ce qu’à juste titre, Cécile Jouhanneau appelle des « protestations sans contestation59 ». Elles offrent ainsi un espace de sociabilité plus proche du bon voisinage que de la mobilisation militante.
68Assurément, quelques associations, comme celles des femmes de Srebrenica, se sont imposées dans l’espace public. Si elles correspondent davantage aux schémas internationaux de mobilisation, c’est aussi qu’elles ont bénéficié de soutiens internationaux. Les associations de familles de disparus, plus préoccupées du sort des disparus de leur famille et de leur localité, illustrent aussi les limites d’une construction nationale et étatique de la cause des victimes. Elles sont en cela plus proches des victimes ordinaires.
Notes de bas de page
1 Grbavica est un film de Jasmila Zbanić.
2 Sur la notion de šehid, voir X. Bougarel « death and the nationalist: Martyrdom, War Memory and Veteran Identity among Bosnian Muslims », in The New Bosnian Mosaic, op. cit., p. 167-191.
3 Voir X. Bougarel, « Fin de l’hégémonie du SDA et ancrage institutionnel du néo-salafisme », Politorbis, no 43, p. 39-64, 2007 : « [D] u fait des frustrations accumulées et du rôle décisif des organisations internationales dans certains arbitrages budgétaires, les puissants groupes d’intérêts soutenus par le SDA à la sortie de la guerre (réfugiés, anciens combattants, etc.) prennent leurs distances avec ce parti et se recentrent sur la défense de leurs intérêts statutaires. » (p. 47). Cette analyse est certainement pertinente pour l’association des anciens détenus des camps, proche du SDA, voir infra.
4 Sur la différence entre ONG et udruženja građana (associations de citoyens), voir le rapport Bosnia and Herzegovina. Local level institutions and social capital study, Banque Mondiale – ECSSD, 2002, p. 68 sq. Les associations des mères et femmes de Srebrenica sont des udruženja građana.
5 Parmi les victimes, certaines obtiennent un statut par des OI, notamment les réfugiés et personnes déplacées par l’UNHCR. Les returnees et leurs associations ne visent pas l’obtention d’un statut, mais le retour et l’obtention d’aide à cette fin.
6 D’où la différence entre mon travail et de celui de Sanja Kutjnak Ivković auprès des victimes, « Justice by the International Criminal Tribunal for the Former Yugoslavia », Stanford Journal of International Law, no 37, 310, 2001, p. 255-346. Les victimes sélectionnées étaient d’abord des réfugiés, sans spécification de leur différence de statut.
7 Ces dates m’ont été données par les associations, et non par les archives, avec une variation d’un an.
8 D’après les chiffres qui m’ont été donnés en 2002, les pensions d’invalidité étaient de 150 km et de 300 km pour les invalides à 100 % ; l’aide pour l’obtention d’un fauteuil roulant était de 4 000 km pour un ancien combattant amputé ou paralysé et de 800 km pour une victime civile (KM pour Mark convertible).
9 Voir la quatrième Convention de Genève relative à la protection des personnes civiles en temps de guerre. Ces conventions protègent aussi les non-combattants (prisonniers de guerre par exemple).
10 Voir X. Bougarel, « L’ombre des héros : après-guerre et anciens combattants en Bosnie-Herzégovine », Revue internationale des sciences sociales, no 189, 2006, p. 513-524. À titre de comparaison, voir Antoine Prost, Les Anciens Combattants 1914-1940, Paris, Gallimard-Julliard, 1977.
11 Entretien du 17 juin 2002.
12 C’est la seule association qui, en 2007, a fini par opérer un chantage en refusant de me parler de leurs nouveaux projets, si je ne parvenais pas à organiser une rencontre avec l’ambassade.
13 Entretien de plusieurs heures, chez elle, dans une maison de location de la banlieue de Sarajevo, le 15 juin 2002.
14 Milan Lukić a depuis été condamné à la prison à perpétuité, en 2009, condamnation confirmée en appel en 2012.
15 Voir le site internet de l’association : [http://www.logorasibih.ba/], consulté le 15 avril 2013.
16 Ils ont fini par obtenir l’extension de la catégorie de victime civile aux anciens détenus en 2006 (Zakon o izmjenama i dopunama zakona o osnovama socijalne zaštite, zaštite civilnih žrtava rata i zaštite obitelji s djecom, Parlament Federacije BiH, 01/09/2006), mais non un statut spécifique. Toutefois, la quasi-totalité de mon terrain auprès de ces associations s’est faite alors qu’ils en étaient dépourvus.
17 Cela a changé avec une extension de la loi pour les victimes civiles de 2006.
18 Sur ce processus d’adhésion et le formatage discret des témoignages à cette occasion, voir C. Jouhanneau, « Would-be guardians of memory. An association of camp inmates of the 1992-1995 Bosnian war under ethnographic scrutiny », in Georges Mink et Laure Neumayer (dir.), History, Memory and Politics in Central, East and Southeast Europe, Londres, Palgrave/Macmillan, p. 23-38.
19 Entretien du 13 septembre 2007.
20 Sur la mémoire des camps à Brčko, voir C. Jouhanneau, « The silent bricolage of memory. Public narratives and individual recollections of the camps of the 1992-1995 war in Bosnia and Herzegovina », in Eric Buissière et Enrique Moradiellos (dir.), Memories and Places of Memory in Europe, Bruxelles/Berne/Berlin/Francfort/New York/Oxford/Vienne, Peter Lang, 2012, p. 225-238.
21 Dr. Nedžib Šaćirbegović, Melika Malešević and Irfan Ajanović (dir), Molila sam ih da me ubiju. Zločin nad ženom Bosne i Hercegovine/I Begged Them to Kill Me: The Crime against the Women of Bosnia-Herzegovina, Sarajevo, Savez logoraša BiH – Centar za iztraživanje zločina (cid), 1999; M. Malešević et alii, Torture u Bosni i Hercegovini za vrijeme rata 1992-1995. Sarajevo, Savez logoraša BiH – CID, 2003.
22 Sur le rôle d’Ajanović et des membres proches du SDA dans la création de cette association, voir la thèse précitée de C. Jouhanneau, La Résistance des témoins, op. cit., p. 138 sq.
23 Sur la contribution de cette association au pouvoir ethno-national, aux réseaux clientélistes du SDA, voir la thèse de C. Jouhanneau, La Résistance des témoins, op. cit.
24 Voir les positions de Sulejman Tihi citées par C. Jouhanneau, La Résistance des témoins, p. 223 sq.
25 Sur cette surenchère et la position maximaliste de Silajdžić, voir X. Bougarel, « Fin de l’hégémonie du SDA », op. cit. ; sur le rôle de l’association des anciens détenus des camps dans cette surenchère, voir C. Jouhanneau, op. cit., p. 227 sq.
26 Quoique les Bosniaques ne se prononcent pas sur les raisons de son éviction, l’explication de Mladen Grahovac semble très probable. Dans les diverses obstructions de la municipalité de Sanski Most au retour des Serbes, souvent dénoncées dans les rapports internationaux, des élus, notables ou fonctionnaires, dont Draganović, ont contribué à déposséder les Serbes de leurs propriétés et à empêcher leur restitution.
27 Pour une critique du nationalisme et du genre dans ce livre, voir Elissa Helms, « Gendered Visions of the Bosnian Future : Women’s Activism and Representation in Post-War Bosnia-Herzegovina », PhD dissertation, University of Pittsburgh, 2003, p. 87-92.
28 Entretien du 3 septembre 2004.
29 Voir la loi précitée de 2006.
30 Voir C. Jouhanneau, « Would-be Guardians of Memory », art. cit., sur les critiques à son encontre dans la presse bosniaque.
31 Belma Bećirbašić, « Trgovanje emocijom žrtve [Faire des affaires avec les émotions des victimes] », Dani, 22/10/2010, cité par C. Jouhanneau, ibid., p. 509.
32 Cette remarque s’applique également aux associations d’anciens détenus des camps. Si ceux-ci ne peuvent fournir le certificat remis par le CICR lors de sa visite du camp (si le camp n’a pas fait l’objet de visite, ou s’ils ont été cachés lors du passage du CICR), ils doivent produire le certificat remis par une association d’anciens détenus. Je remercie C. Jouhanneau pour cette précision.
33 Voir C. Jouhanneau, ibid., p. 209.
34 C. Jouhanneau, ibid., p. 161-162.
35 En 2004, s’est également créée une association des anciens détenus des camps serbes qui vise à les réunir sur’ensemble de la RS et à défendre les droits des anciens détenus des camps. Son vice-président, rencontré à Pale en 2004, a été détenu dans un camp de Sarajevo pendant la guerre. Il a tiré de son expérience un récit autobiographique, Silos (Slavko Jovičić-slavuj, Silos. Najzloglasniji muslimanski logor u bivšoj Bosni i Hercegovini u građanskom ratu 1991-1996, Srpsko Sarajevo, 1997). Il avance que plus de 8 000 Serbes sont morts ou disparus pendant la guerre à Sarajevo et espère que le TPIY, dans la lignée du procès Orić, étendra ses poursuites aux crimes commis contre les Serbes. Il se prévaut d’avoir pu rencontrer Carla Del Ponte et s’oppose à la fermeture du TPIY, qu’il considère préférable à une Cour d’État à Sarajevo.
36 Pour des remarques similaires sur le style vestimentaire des représentantes de l’association des femmes de Srebrenica de Tuzla, voir Sarah Wagner, To Know Where He Lies. DNA Technology and the Search for Srebrenica’s Missing, Berkeley/London, University of California Press, 2008.
37 Voir sur ces bilans de victimes, le chap. 10.
38 À Sarajevo, l’association cantonale dirigée par Alisa Muratčauš, une jeune femme parlant anglais, fait exceptionnel dans ces associations, organise des réunions régulières où les femmes victimes peuvent venir parler de ce qu’elles ont enduré et des problèmes qu’elles rencontrent dans leur vie quotidienne. L’association cantonale se présente comme un relais entre ces femmes et des centres de soutien psychothérapeutique. De même que l’association fédérale, elle est en relation avec le centre Most, créé par des psychiatres et psychothérapeutes pour des victimes de la torture. Le discours d’Alisa Muratčauš, axé sur la nécessité d’un soutien de l’État aux victimes et d’une aide matérielle ou psychologique, est beaucoup plus concret et proche des difficultés des victimes ordinaires que celui de l’association fédérale.
39 Selon C. Jouhanneau, il en est de même à Brčko.
40 Entretien du 8 septembre 2007 dans son bureau au Telecom de Sanski Most.
41 Voir Smail Čekić, History of genocide against Bosniaks, Sarajevo, Genocide Museum, 1997.
42 J’ai dû y prendre la parole comme d’autres étrangers.
43 Pour le lien privilégié entre udruženja građana et les autorités municipales, voir le rapport de la Banque mondiale précité.
44 Celui-ci est bien moins à l’œuvre dans les associations de familles de disparus (chap. suivant).
45 Le fait que la Yougoslavie traversait avant la guerre une grave crise économique et que de nombreux Yougoslaves étaient travailleurs immigrés n’est pas mentionné dans cette peinture idyllique de l’avant-guerre.
46 Voir chap. 4. Voir aussi sur les rapports à l’État, Stef Jansen, « Hope and the state in the anthropology of home : preliminary notes », Ethnologia Europaea, vol. 39, no 1, 2009, p. 54-60 ; le rapport précité de la Banque mondiale et celui du PNUD, « exclusive social capital : štela and personal connections », in The ties that bind. Social capital in Bosnia and Herzegovina. PNUD, Sarajevo, 2009, p. 71-87.
47 Pour des analyses comparables sur le rapport des victimes à l’État, voir E. Helms, « Justice et genre », art. cit.
48 Ainsi, dans l’association des familles de disparus serbes de Prijedor (chap. suivant), la représentante, en deux heures d’entretien, n’a jamais parlé ni des Bosniaques, ni de la Fédération.
49 Sur les demandes de reconnaissance par les associations de victimes, voir Jean-Michel Chaumont, La Concurrence des victimes : génocide, identité, reconnaissance, Paris, La Découverte, 1997. Voir aussi S. Lefranc, Lilan Mathieu et J. Siméant, « Les victimes écrivent leur histoire. Introduction », Raisons Politiques, no 30, 2008, p. 5-19, ainsi que S. Lefranc et L. Mathieu, Mobilisations de victimes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009.
50 Elles ont certes obtenu une extension de la catégorie de victime civile de guerre (voir supra).
51 J’ai toutefois entendu des critiques contre l’association fédérale.
52 J’emprunte cette expression à John Stuart Mill dans son Traité du gouvernement représentatif.
53 Pour ce processus d’unification, mais vers d’autres fins, voir C. Jouhanneau, « Would-be Guardians of Memory », art. cit.
54 L’interprétation du viol donnée par ces associations est clairement patriotique : l’agression contre le corps de la femme symbolise celle contre la B-H et les Bosniaques. Voir E. Helms, « Justice et genre », art. cit. L’interprétation de ces viols a été l’objet de fortes oppositions à l’intérieur des mouvements de femmes entre une interprétation féministe, pour qui la femme est d’abord victime d’une violence masculine, et une interprétation politique/patriotique, pour qui la femme est d’abord victime d’une agression contre la nation. Pour un compte-rendu critique des divisions entre féministes sur cette question, voir Jill Benderly, « Rape, Feminism, and Nationalism in the War in Yugoslav Successor States », in Lois A. West (dir.), Feminist Nationalism, New York, London, Routledge, 1997; Vesna Kesić, « A Response to Catharine MacKinnon’s Article “Turning Rape Into Pornography: Postmodern Genocide” », Hastings Women’s Law Journal, vol. 5, no 2, Summer 1994, p. 267-280. Pour une synthèse, voir Karen Engle, « Aux armes ! Droits des femmes et intervention humanitaire », Actes de la recherche en sciences sociales, 173, juin 2008, p. 80-98.
55 Sur l’unification des récits, Michael Pollak parle pour les associations de déportés et d’anciens combattants de la Seconde Guerre mondiale d’un « travail d’encadrement de la mémoire », dont les effets restent toutefois limités : « On peut alors suivre l’analyse que fait Howard S. Becker des “entrepreneurs de morale” et parler, par analogie, d’entrepreneurs de mémoire qui se composent de deux catégories : ceux qui créent les références communes et ceux qui veillent à leur respect. Ces entrepreneurs de mémoire sont convaincus d’avoir une mission sacrée à accomplir et s’inspirent d’une éthique intransigeante en établissant une équivalence entre la mémoire qu’ils défendent et la vérité », in Une identité blessée. Études de sociologie et d’histoire. Paris, Métaillé, 1993, p. 30. Marie-Claire Lavabre souligne que ce travail d’encadrement ne conduit pas forcément à une homogénéisation des mémoires, Le Fil rouge. Sociologie de la mémoire communiste, Paris, Presses de la FNSP, 1994. Il en est de même de C. Jouhanneau (op. cit.), dont je rejoins les analyses sur ce point.
56 Il faut donc se défier d’une lecture trop symbolique et subjectiviste du besoin de reconnaissance des victimes et ne pas oublier son soubassement matériel et financier (chap. 3 et 4).
57 Je dis « probable », car je n’ai n’ai pas mené de terrain aussi systématique sur les victimes hors associations que sur les représentants de victimes.
58 Pour le modèle de la construction d’une cause à partir de la considération d’une victime souffrante, voir L. Boltanski, La Souffrance à distance, op. cit. et Nicolas Offenstadt, Luc Boltanski, Elisabeth Claverie, Stéphane Van Damme, Affaires, Scandales et grandes causes, de Socrate à Pinochet, Paris, Stock, 2007 ; voir aussi S. Lefranc, L. Mathieu, « Introduction. De si probables mobilisations de victimes », Mobilisations de victimes, op. cit., p. 11-26 ; et J. Siméant, Raisons Politiques, no 30, juin 2008.
59 Voir sa thèse précitée, p. 554 sq.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
La proximité en politique
Usages, rhétoriques, pratiques
Christian Le Bart et Rémi Lefebvre (dir.)
2005
Aux frontières de l'expertise
Dialogues entre savoirs et pouvoirs
Yann Bérard et Renaud Crespin (dir.)
2010
Réinventer la ville
Artistes, minorités ethniques et militants au service des politiques de développement urbain. Une comparaison franco-britannique
Lionel Arnaud
2012
La figure de «l'habitant»
Sociologie politique de la «demande sociale»
Virginie Anquetin et Audrey Freyermuth (dir.)
2009
La fabrique interdisciplinaire
Histoire et science politique
Michel Offerlé et Henry Rousso (dir.)
2008
Le choix rationnel en science politique
Débats critiques
Mathias Delori, Delphine Deschaux-Beaume et Sabine Saurugger (dir.)
2009