Chapitre VIII. Le retour à la vie politique nationale 1944-1948
p. 157-172
Texte intégral
1La Libération du territoire achevée, la restauration de la vie politique et des pratiques démocratiques fut un temps décisif pour les élites traditionnelles investies dans la gestion des affaires publiques. Celles-ci ne furent pas balayées au profit d’une classe politique totalement nouvelle et issue de la Résistance. C’est pourtant ce qu’à Londres et dans les maquis on avait souhaité, au moins dans la première partie du conflit. On n’y fut pas tendre, non plus qu’à Vichy, pour les parlementaires de l’avant-guerre. Dans son discours du 1er avril 1942, le général de Gaulle s’en prenait ainsi aux « politiciens usés » et appelait à la construction d’une France politiquement nouvelle1. En dépit de cela, de nombreux signes de continuité politique existent entre l’avant et l’après-guerre, dans le domaine des partis mais également en ce qui concerne le personnel parlementaire2.
2Le cas de Geoffroy de Montalembert en est un. Il permet l’étude des moyens mis en action pour tâcher de retrouver, après le conflit, une fonction parlementaire. L’exercice ne paraît pas aisé, qui induit d’œuvrer au sein d’un paysage partisan singulièrement bouleversé à droite. Il faut à Montalembert refaire une partie du travail réalisé dans la seconde moitié des années 1930 pour développer son influence locale et nationale. Certes, il ne manque pas d’atouts. L’héritage des années de son premier mandat de parlementaire en constitue un premier non négligeable. Le recours qu’il a constitué, pendant le conflit, et le travail qu’il a réalisé pour aider et protéger les populations ont développé le sentiment de reconnaissance de nombre de ses concitoyens. Sa position notabiliaire a été renforcée par l’inquiétude et la détresse généralisée.
3Néanmoins, un obstacle important se dresse sur son chemin, particulièrement dangereux dans l’atmosphère des premiers temps de la Libération : le vote du 10 juillet 1940. Il lui faut donc d’abord faire reconnaître son patriotisme sous l’occupation. Ce n’est qu’ensuite qu’il pourra retrouver sa position nationale. Compte également la représentation que se font les populations de son attitude pendant la guerre.
Un patriotisme reconnu
4Le 17 juin 1945, le journal havrais Le Havre-éclair annonce à ses lecteurs qu’un premier groupe de 22 députés et 9 sénateurs ayant voté les pleins pouvoirs au maréchal Pétain est relevé de son inéligibilité. Parmi eux se trouvent deux députés de la Seine-Inférieure, Geoffroy de Montalembert et Lucien Galimand3. L’ordonnance du 21 avril 1944 avait en effet donné aux préfets le pouvoir, jusque-là réservé au CNR, de relever les parlementaires sur la base de leur action résistante. Ils devaient, auparavant, recueillir l’avis du Comité départemental de libération nationale, mais restaient maîtres de la décision finale4. Le député-maire d’Ermenouville retrouva donc rapidement le droit de se présenter devant ses électeurs.
5Il en était évidemment très soucieux. Ses archives comptent tous les textes officiels qui concernent cette question. Le dernier alinéa de l’article 18 de l’ordonnance du 21 avril 1944 est souligné de rouge : « Pourront cependant être relevés, par les préfets, après enquête, de la déchéance […] les Français qui se sont réhabilités par leur participation directe et active à la résistance5. » Dès les premières semaines qui suivent la libération de la région rouennaise, Montalembert s’empresse d’agir pour obtenir de bénéficier de cette mesure. Le 18 octobre 1944, il adresse au président du CDL de la Seine-Inférieure un dossier sur son engagement pendant la guerre. En quatre pages dactylographiées, il y expose son attitude générale sous l’occupation soulignant son rôle dans l’affaire du parachutiste canadien caché dans son village en août 1942 et dans celle des requis de septembre 1943 qui entraîna son arrestation. Montalembert obtient même du préfet Paul Bonnet de Rouen une attestation de patriotisme : « […] Je considère que, pendant toute la durée de l’occupation ennemie, M. de Montalembert a pensé et agi en bon Français, soucieux des intérêts de son Pays, au risque de sa propre sécurité. Si mon témoignage de Préfet, militant de la Résistance, peut lui être utile, je le lui accorde bien volontiers6. » Le 23 octobre, il est entendu par les membres du CDL réunis à la préfecture de Rouen. Le maire d’Ermenouville considère le relèvement de son inéligibilité comme une évidence : « Mon attitude a été suffisamment marquée, au cours de l’occupation, pour n’avoir pas besoin de la défendre7. »
6C’est peut-être sous-estimer la difficulté. Les CDL sont des partisans résolus du renouvellement de la classe politique, aux dépens des parlementaires qui ont voté oui le 10 juillet 1940, et ce, quelle que fût, ensuite, leur attitude face à l’occupant. Comme dans beaucoup de départements, les préjugés et les engagements politiques dominent les débats. La gauche, et en particulier les communistes, y sont très présents. Ainsi, après un membre du Front national, c’est le représentant de la CGT, M. Sporry, qui est élu président du CDL de la Seine-Inférieure le 10 janvier 1945. Le bureau, de cinq membres, compte trois communistes et un socialiste. Olivier Wieviorka a montré8 que les CDL s’étaient tenus, dans leurs avis concernant le relèvement, sur une position très intransigeante puisque dans près de 8 cas sur 10 ils s’y étaient opposés.
7Néanmoins, dans sa séance plénière du 28 mars 1945, le CDL de Seine-Inférieure constate « sous réserve d’enquête que M. de Montalembert a pris une participation directe et active à la Résistance9 ». Le 4 avril 1945, « vu les renseignements recueillis en vue de contrôler l’exactitude des faits de résistance invoqués en faveur de M. de Montalembert », le préfet Moyon signait l’arrêté le relevant de sa déchéance10.
8Ainsi, Geoffroy de Montalembert voyait son patriotisme reconnu par les autorités nouvelles. Quelques éléments nous permettent de constater que cette reconnaissance fut également celle des populations. Ses archives conservent, en effet, de nombreuses demandes d’interventions qui lui furent adressées afin d’obtenir son témoignage pour aider des personnes jugées en raison de leur attitude pendant la guerre.
9Ce fut le cas dès novembre 1944 de l’ancien préfet de Rouen sous l’occupation, René Bouffet11, avec lequel le maire d’Ermenouville entretenait des relations d’amitié. Son épouse écrit ainsi à Geoffroy de Montalembert : « Étant donné l’attitude très nette que vous avez eue au cours de ces quatre terribles années, ce témoignage pourrait lui être précieux et je ne peux éviter de vous le demander12. » Il lui répond quelques jours plus tard : « […] Je puis affirmer que votre mari s’est toujours efforcé, en ce qui concerne l’Administration municipale, de faciliter la tâche particulièrement difficile des Maires qui trouvaient en lui le soutien indispensable. De plus, je me plais à reconnaître que M. René Bouffet n’ignorait pas mes sentiments anti-allemands et anti-collaborationnistes. J’avais pour habitude, d’ailleurs, d’affirmer ceux-ci publiquement, chaque fois que je le pouvais et je n’ai jamais eu l’impression que mon attitude le heurtait. Pendant le temps où M. René Bouffet a été à la tête du département, j’ai toujours considéré qu’il était possible à un patriote résistant de parler librement à la Préfecture sans courir de risques13. » Outre ce que ces lignes nous apprennent sur la complexité de l’attitude de certains hauts cadres de l’administration sous l’occupation, ces propos témoignent du fait que le maire d’Ermenouville considérait qu’il pouvait légitimement s’attribuer la qualité de « patriote résistant ». Nous avons dit qu’il n’appartint à aucun réseau mais il prend là le terme dans sa signification première. À plusieurs occasions, dans l’exercice de ses fonctions de maire, il résista aux exigences allemandes. Les courriers qu’il reçoit attestent que cette conviction est partagée.
10En mars 1945, c’est l’épouse d’un autre préfet de Rouen, André Parmentier14, qui s’adresse à Montalembert afin de recueillir des témoignages en sa faveur à l’occasion de son passage en Haute Cour de Justice15. Outre ces deux cas, les archives conservent une dizaine de lettres de demandes d’interventions pour des personnes jugées à la Libération. L’ensemble signifie qu’à la Libération les populations reconnaissaient assez l’attitude patriote de leur élu pour imaginer qu’il pouvait être entendu dans ses éventuelles interventions.
11Cette reconnaissance publique de son patriotisme est encore démontrée par le fait qu’en novembre 1944, lorsque les anciens combattants des deux guerres d’Ermenouville décident de se grouper en une seule association, ils font de Geoffroy de Montalembert leur président16. En avril 1945, ce dernier est réélu conseiller municipal, avec 108 voix sur 137 suffrages exprimés, puis maire de sa commune. Enfin, lors du premier anniversaire du débarquement de juin 1944, il est invité par les autorités à toutes les cérémonies commémoratives qui ont lieu à Rouen et dans les principales villes de la Basse-Normandie17.
12Au sein du monde parlementaire, cette reconnaissance fut plus nuancée. Le 3 janvier 1945, Joseph Paul-Boncour écrivait à Geoffroy de Montalembert que le groupe de la Résistance parlementaire de l’Assemblée consultative provisoire l’avait désigné pour faire partie des 50 députés et sénateurs de l’avant-guerre parmi lesquels devaient être tirés au sort les jurés titulaires et suppléants de la Haute Cour de Justice. Un mois plus tard, le même Paul-Boncour lui faisait savoir que, finalement, son nom avait été « écarté de la liste des jurés [par] une décision collective prise à l’égard de ceux qui avaient voté “pour” à Vichy18 ». Ainsi, son attitude pendant l’occupation faisait de lui, aux yeux de ses pairs, un authentique « parlementaire résistant19 » mais ne permettait pas de le laver complètement de son attitude de juillet 1940.
13Cet incident laissait entrevoir à Geoffroy de Montalembert qu’il ne serait pas aussi aisé de retrouver un mandat national que de faire reconnaître son attitude pendant la guerre.
Retrouver un mandat de parlementaire
14En même temps qu’il se soucie d’être rapidement relevé de sa déchéance, Montalembert travaille à récupérer l’exercice d’un mandat national. Il dénie de façon répétée toute valeur à la décision prise par l’État français de mettre fin au mandat des parlementaires de l’avant-guerre. En 1944 et jusqu’au scrutin d’octobre 1945, il se considère toujours comme député.
15Il cultive également le réseau de ses amitiés politiques et suit de très près les évolutions électorales dans son département. Ses archives conservent de nombreux témoignages du soin qu’il met à connaître les candidatures et les résultats des élections locales : coupures de presse, courriers, professions de foi des municipales d’avril 1945 et des cantonales de septembre sont lus et conservés20. Montalembert adresse à beaucoup d’élus ses félicitations. L’espace politique concerné est celui de sa famille de pensée mais il la dépasse parfois pour s’élargir à une grande partie des notables du département qu’il a connus avant la guerre. Ainsi, à côté des courriers adressés à René Coty ou à Jacques Chastellain, le député-maire et conseiller général modéré de Rouen, il félicite également les radicaux-socialistes Gustave Couturier, maire et conseiller général de Fécamp, et André Marie, maire de Barentin, qui prend, en 1945, la tête du Conseil général de la Seine-Inférieure21.
16Montalembert a très certainement espéré pouvoir siéger à l’Assemblée consultative provisoire. L’ordonnance du 11 octobre 1944 avait en effet modifié sa composition et attribué 60 sièges aux anciens parlementaires de 1940. Montalembert en a conservé le texte, souligné ici où là, ainsi que de nombreux documents et extraits de la presse concernant la composition de cette assemblée22. Mais, aucun des sièges qui revenait à la Fédération républicaine le lui fut octroyé. En juin 1945, il interrogeait encore Louis Marin sur l’actualité ou non d’un élargissement de l’ACP23.
17Montalembert va alors opérer un reclassement politique. Certes, il a maintenu ses liens avec la Fédération républicaine et Louis Marin, qu’il rencontre fréquemment à Paris en 1944 et 1945. Il retrouve la lecture de son journal La nation, reçoit le bulletin de presse du centre de documentation de la Fédération et les diverses éditions de son programme24. En Seine-Inférieure, il apparaît comme le leader du mouvement, même s’il n’en préside pas l’organisation départementale. Il vérifie et approuve la liste des membres de droit que la FR a au CDL25. Il ne se fait, néanmoins, pas d’illusions sur l’avenir de sa formation politique. La Fédération ne lui paraît pas susceptible de constituer le cadre d’un rassemblement puissant des droites et des modérés. Il la juge, bientôt, définitivement morte dans le département26.
18Il est, en même temps, l’objet de sollicitations de la part d’autres mouvements. Il reçoit toute la documentation que le Parti républicain et social de la Réconciliation française, publie27. Le président de la fédération départementale de Rouen de ce mouvement resté fidèle au colonel de La Rocque, M. Chardon, espère pouvoir récupérer le député d’Yvetot qui, avant la guerre, avait accepté de montrer des sympathies pour le PSF28. En vain. C’est vers le Parti républicain de la liberté que Montalembert va se tourner, convaincu qu’il est de la faillite de la Fédération républicaine.
19On sait les difficultés rencontrées par cette dernière dans le reclassement des forces politiques à la Libération29. Certains cherchent à lui redonner une vitalité par un renouvellement de ses cadres dirigeants et une nouvelle appellation, qui voudraient en faire le quatrième grand parti de la Libération. Le 8 décembre 1945, tous les élus de la Fédération républicaine, excepté Louis Marin et Joseph Bastide, adhèrent au Parti républicain de la Liberté, officiellement lancé le 22 décembre lors d’une grande réunion au Palais de Glaces à Paris. André Mutter en préside d’abord le comité directeur puis Jules Ramarony, et à partir de l’automne 1946 Michel Clemenceau. Dès sa création, le PRL contacte Montalembert et lui demande de le rallier afin d’en diriger l’organisation départementale30. Celui-ci, ne tenant pas compte de l’avis de Louis Marin31, rallie le nouveau parti. On cerne difficilement le rôle local de Montalembert dans l’organisation départementale, très maigre du reste, du PRL. Mais, le maire d’Ermenouville participe généreusement à son financement en versant une cotisation mensuelle de 750 F32. Il espère tirer de son ralliement à ce parti plus de poids pour obtenir une place sur une liste des droites lors du renouvellement des députés.
20En effet, il n’a pas pu être candidat aux élections d’octobre 1945. L’ordonnance du 17 août 1945 qui fixe les modalités de la consultation du 21 octobre met en place un scrutin de liste et la représentation proportionnelle à l’échelle départementale. En raison de l’importance de sa population (un peu plus de 900 000 habitants), la Seine-Inférieure se trouve scindée en deux circonscriptions qui découpent celle d’Yvetot. Montalembert voit donc une partie de ses électeurs lui échapper en tout état de cause. Son poids électoral s’en trouve diminué d’autant. De plus, face aux deux grandes agglomérations, le vote rural se trouve minoré et les listes ont à cœur de choisir plus de candidats venus des zones urbaines.
21Ainsi, Geoffroy de Montalembert ne peut plus se présenter seul face à ses électeurs mais doit trouver une place sur une liste de la droite. Or, dans ce département, elle ne se trouve pas démunie de personnalités. À Rouen, l’armateur Jacques Chastellain, ancien dirigeant local et national de la Fédération républicaine avant la guerre, est parvenu à se faire élire maire et à fédérer autour de lui les modérés et les électeurs de la droite. André Marie peut également attirer à lui une partie de l’électorat du centre-droit. Dans la région havraise, l’indépendant Pierre Courant a su, par son efficacité, s’attirer une forte popularité et faire oublier sa nomination à la tête de la ville dès 1941. La vigueur du parti communiste a polarisé la vie politique havraise en deux camps et ceux qui craignent le développement du parti de Thorez ont fait l’union autour du maire sortant, qui a été réélu en avril 1945. Outre son maire, le Havre jouit aussi de la présence d’une forte personnalité nationale de la droite. Une fois relevé de sa déchéance, René Coty entend bien retrouver son activité parlementaire. C’est d’ailleurs René Coty qui propose à Montalembert de constituer avec lui une liste unie de la droite dans la circonscription du Havre33. Mais, très vite, un élément vient contrarier ce plan et le début de la campagne électorale. René Coty pensait ne pas avoir à s’entendre avec Pierre Courant qu’il pensait inéligible. Or, celui-ci ne l’est pas. Coty et Montalembert tentèrent de mettre en place une liste avec Pierre Courant. Ils lui proposèrent d’en prendre la tête et d’être eux-mêmes en seconde et troisième position. Pierre Courant refusa ce projet, préférant placer en troisième position un autre candidat agriculteur, Jean Lepicard membre du Parti de la réconciliation française. Toute tentative de prendre la tête d’une autre liste de la droite étant vouée à l’échec et risquant de le mettre en position délicate pour l’avenir, Montalembert décide de ne pas être candidat et d’attendre.
22Il ne fut pas non plus candidat lors du renouvellement de la Constituante en juin 1946. Le proposition qu’il fit aux indépendants de constituer une liste commune sur laquelle il serait placé après les sortants fut refusée34. Un courrier adressé en novembre 1946 par Maurice Valtier, président de la fédération PRL de la Seine-Inférieure, au secrétaire général du mouvement, Robert Bétolaud, indique la raison profonde de ces refus successifs. Il fait en effet état d’un accord national conclu dès octobre 1945 entre les indépendants et le PRL abandonnant ce département aux premiers35.
23C’est sans doute ce fait qui explique la proposition faite à Montalembert de s’implanter politiquement dans un autre département, où le sort était plus favorable au PRL. Les archives d’Edmond Barrachin en gardent la trace. Dans le Maine-et-Loire, le député de droite de la première Constituante, Bernard Huet, avait perdu son siège au profit du MRP lors du scrutin de juin 1946. La fédération départementale était donc en recherche d’un candidat solide pour reprendre ce siège. Devant l’urgence de la situation et l’impossibilité de trouver une personnalité locale, le directeur du bureau politique du PRL, Edmond Barrachin, propose aux cadres locaux, en août 1946, le nom de Geoffroy de Montalembert36. Il présente les avantages de cette candidature : « […] À tout prendre, j’aime mieux un candidat de l’extérieur qui déclenchera dès maintenant une bataille avec des moyens puissants que n’importe quel candidat-mannequin de la dernière heure. J’ai pensé – mais ce n’est qu’une pensée et je n’en ai parlé à personne, même pas à l’intéressé – que Monsieur de Montalembert pourrait faire l’affaire […] Qu’a-t-il pour lui ? une volonté farouche d’aboutir, d’énormes moyens financiers à sa disposition, la possibilité d’organiser toute la presse dans le département (il est le cousin de Félix, député de la Loire-Inférieure)37. En outre, de Montalembert, qui est jeune et extrêmement actif, a été un excellent député de 1936 à 1940, représentant l’arrondissement d’Yvetot qu’il avait merveilleusement organisé. Je vous répète que je ne lui ai parlé de rien. Bien entendu, son regard est dirigé vers son propre département mais, son arrondissement ayant été divisé en deux par le découpage, il ne peut en ce moment s’y présenter. » Barrachin a donc agi de son propre fait. Le maire d’Ermenouville est sceptique sur cette tentative. Il se rend tout de même à Angers où, d’après son témoignage38, il est chaleureusement reçu, en particulier par de nombreux représentants de la noblesse engagés dans la gestion des affaires locales. À ses yeux, la victoire était assurée. Mais, après un premier déracinement du Nord, il ne juge pas opportun de quitter la Seine-Inférieure où il a commencé de s’implanter depuis dix années. Il convainc le marquis de Geoffre39 de prendre la tête de la liste PRL à Angers et se retire.
24Sans doute espère-t-il encore qu’après le refus des indépendants de faire l’union pour l’élection des deux constituantes, leur position puisse changer pour choisir les représentants de la nouvelle Assemblée législative. Il leur propose donc de constituer une liste commune sur laquelle il figurerait après les sortants dans la circonscription du Havre40. La proposition, est à nouveau refusée par Courant, Coty et Chastellain.
25C’est finalement par le Conseil de la République que Montalembert devait retrouver une activité parlementaire. Il expliqua toujours son arrivée au Luxembourg par le hasard d’une rencontre avec Edmond Barrachin dans la salle des pas perdus de la Chambre des députés à la fin de l’année 1946, au moment où celle-ci devait procéder à la cooptation de conseillers de la République41. En effet, la loi du 27 octobre 1946 avait établi un procédé extrêmement complexe pour constituer le premier Conseil de la République. La plus grand part de ses membres devait être élue par les collectivités locales métropolitaines par le biais d’un suffrage à deux degrés. Les Conseils généraux et Assemblées territoriales des DOM-TOM devaient élire 65 conseillers de la République. Enfin, il revenait à l’Assemblée nationale de choisir 50 personnalités pour compléter la seconde chambre. Sur ces 50 sièges, 7 étaient attribués à la proportionnelle des partis représentés à la Chambre : 2 pour le parti communiste et le MRP, 1 siège pour la SFIO, le RGR et le PRL. Edmond Barrachin, qui le connaissait déjà avant la guerre, lorsqu’il était chargé des élections au PSF, le donna à Montalembert. Dans ses divers témoignages, ce dernier dit avoir craint de s’ennuyer dans cette assemblée et développe le thème d’une entrée un peu forcée au Luxembourg. Il se pose en personnalité qui, une fois de plus, s’est mise au service de son mouvement et a accepté de se soumettre à la traditionnelle pression des amis politiques, en l’occurrence Barrachin.
26Les archives semblent bien indiquer, néanmoins, que Montalembert rechercha, après ses échecs pour être candidat au Palais Bourbon, à récupérer un siège au nouveau Conseil. Il a d’abord espéré pouvoir se présenter aux suffrages des grands électeurs de son département comme candidat de l’ensemble des droites et des modérés. C’est ainsi que, fin novembre 1946, il participe à la réunion des délégués de ces familles, rassemblés à Rouen par les indépendants. Montalembert y présente les titres qu’il a pour se porter candidat, rappelle que, depuis octobre 1945, il s’est constamment éloigné de la compétition au profit des indépendants. Les responsables PRL estiment être en droit d’obtenir enfin une compensation. Mais, les indépendants obtiennent encore une fois l’avantage.
27À la suite de cet échec, Maurice Valtier, président du PRL en Seine-Inférieure demande aux dirigeants nationaux de permettre à Montalembert d’entrer quand même au Conseil, par le biais des sièges que l’Assemblée va pourvoir : « La présence, au Parlement, d’un de nos amis nous permettrait une action plus féconde et c’est pourquoi j’insiste d’une façon toute particulière pour que
28M. de Montalembert, qui vient de donner à plusieurs reprises des preuves certaines de son désintéressement, soit désigné, par le Groupe Parlementaire, pour faire partie du Conseil de la République. Étant donné la notoriété dont cet ancien Parlementaire jouit, dans le pays de Caux : Yvetot-Dieppe, l’organisation politique qu’il avait su mettre au point pendant les quatre années de son mandat à la Chambre, l’attitude irréprochable qui a été la sienne pendant l’occupation, son activité, il pourrait, par la présence dans cette Assemblée, seconder très efficacement notre action future dans le département. Avec le concours d’un élu et l’appui éventuel du nouveau Journal42 qui sera lancé dans le courant de Décembre, nous pourrions espérer un résultat très satisfaisant43. » Le président de la fédération départementale du PRL, dont l’action est gênée par les indépendants en Seine-Inférieure, souhaite bénéficier du poids d’un parlementaire pour développer son mouvement. Mais, au-delà, ces lignes nous renseignent sur l’image de l’ancien député d’Yvetot chez une partie des modérés à la fin de 1946. À son actif est indiquée d’abord sa capacité à se retirer des combats électoraux pour ne pas désunir son camp. Ce qui est ici conçu comme une qualité politique rare et qualifié de « désintéressement » est, néanmoins, replacé dans le cadre d’une lutte d’influence entre modérés. Et l’auteur de la lettre ne juge pas convenable l’attitude des indépendants qui, à l’occasion de la désignation du candidat au Conseil de la République, n’ont pas montré leur reconnaissance au PRL. Outre cela, le dynamisme de l’ancien élu de 1936 semble être un point reconnu par tous, ainsi que son patriotisme durant le conflit. Il est sous-entendu, par l’allusion au lancement d’un journal rouennais, que cette activité est rendue possible par les moyens financiers dont il dispose. Les modérés du PRL semblent bien conscients de posséder, avec Montalembert, d’une notabilité qui peut, par sa personnalité, son implantation et ses moyens d’action être un atout considérable dans leur développement.
29Montalembert, avec l’aide de Maurice Valtier, multiplie les démarches pour obtenir le siège du PRL au Palais du Luxembourg. En novembre 1946, il rencontre les cadres du parti chargés des élections. Le 1er décembre 1946, il écrit au président du PRL, Michel Clemenceau et à Edmond Barrachin pour leur faire savoir qu’il a décidé de poser sa candidature au Conseil de la République devant le groupe PRL de l’Assemblée nationale44. Il reprend l’argument de son désintéressement, rappelle qu’il a rendu service à la fédération du Maine-et-Loire en permettant l’union des modérés autour du marquis de Geoffre et invoque enfin la pression d’amis qui « pensent que je pourrais rendre quelques services à notre cause en entrant au Conseil de la République45 ». En application des dispositions précisées plus haut, il est élu conseiller de la République par l’Assemblée nationale le 19 décembre 1946.
30Six ans et demi après avoir, pour la dernière fois, siégé dans une enceinte parlementaire, Montalembert retrouvait le statut de représentant de la nation qu’il avait eu à partir de 1936. Il renouait ainsi avec une fonction que les circonstances lui avaient ôtée, mais dont il avait poursuivi, localement, l’exercice pendant tout le conflit, en intervenant, ou en tâchant de le faire, en faveur de ses administrés. Contrairement à l’interprétation communément donnée par lui d’un retour sur les banc d’une assemblée parlementaire dû au hasard d’une rencontre avec Edmond Barrachin et donc d’une initiative extérieure, on a vu que Geoffroy de Montalembert n’avait eu de cesse de tenter de retrouver un siège depuis la fin de la guerre. Outre le goût pour les activités politiques locales et nationales induites par une telle fonction, on peut penser que sa culture personnelle induisait naturellement qu’il reprît le chemin du Parlement.
31À 48 ans, et dix ans après sa première élection, il abordait cette nouvelle tâche dans des conditions tout à fait différentes. C’est à sa notabilité et au choix de son parti qu’il devait de devenir conseiller de la République. Il s’agissait de la part de ses pairs d’une manifestation de reconnaissance pour les talents de parlementaire qu’il avait développés avant la guerre et non d’une élection au suffrage universel direct. Si le travail de la Haute Assemblée lui était peu connu, il y entrait avec une expérience de député qui pouvait l’aider à franchir un nouvelle étape dans l’accession à des responsabilités, que sa jeunesse lui avait, de 1936 à 1940 empêché d’approcher, par exemple dans les commissions. Enfin, il prenait place dans une enceinte où le nom de Montalembert avait déjà brillé. On se souvient que ce fut devant les Pairs que Charles de Montalembert avait acquis sa réputation d’orateur brillant et redouté.
Les élections de 1948 et le passage au RPF
32Avant d’étudier son action de conseiller de la République, il convient d’analyser comment Montalembert pérennisa sa fonction parlementaire, recouvrée de manière exceptionnelle. Un an et demi après son entrée au Luxembourg, son siège devait être renouvelé. La loi du 23 septembre 1948 organisait les nouvelles modalités électorales des conseillers de la République. La Seine-Inférieure devait élire quatre conseillers, seuil qui la plaçait parmi la dizaine de départements où l’élection devait avoir lieu au système des listes bloquées et à la représentation proportionnelle suivant la règle de la plus forte moyenne. Le collège électoral était, comme auparavant, constitué des députés, conseillers généraux et de délégués des communes. Une nouvelle fois, Montalembert ne pouvait poser une candidature isolément et se trouvait dans l’obligation de constituer une liste susceptible de recueillir assez de suffrages, chez les grands électeurs, afin d’assurer sa réélection.
33Il devait aussi tenir compte d’une donnée politique nouvelle : la naissance et la puissance du Rassemblement du Peuple Français. Ce mouvement nouveau se situait sur un espace politique qui était celui de son électorat. En Seine-Inférieure, il s’était développé assez vite après son lancement à Strasbourg en avril 194746. Montalembert avait d’ailleurs participé au grand rassemblement de Bruneval, le 30 mars 1947, où le général de Gaulle avait annoncé sa prochaine création. Aux élections municipales d’octobre 1947, de nombreux conseillers municipaux gaullistes avaient été élus. Or, ils constituaient l’essentiel des délégués pour le choix des conseillers de la République. Même si, en Seine-Inférieure, la vague du RPF n’avait pas atteint sa moyenne nationale d’environ 35 % des suffrages, tant dans les grandes villes que dans beaucoup de communes rurales, ses listes avaient connu de réels succès47.
34Cette apparition d’un gaullisme électoral n’entama qu’en partie la puissance locale des indépendants. Ce sont en effet les radicaux et surtout le MRP qui firent les frais de la naissance du RPF. Le résultat de l’élection des délégués des communes, qui eut lieu le 17 octobre 1948, l’atteste. Sur les 2 041 grands électeurs de la Seine-Inférieure, les indépendants se trouvèrent 865 soit plus de 42 % du collège électoral.
35Montalembert devait donc tenir compte de la naissance du RPF mais aussi de la puissance maintenue des indépendants dans le département. L’observation faite par le leader local du PRL, lors de l’élection des conseillers de la République en 1946, selon laquelle la force de ces indépendants reposait sur leur influence dans les milieux agricoles, s’avère tout aussi fondée deux années plus tard. C’est donc à nouveau l’union de l’ensemble des modérés et, maintenant, en plus, des gaullistes que rechercha le maire d’Ermenouville.
36Son travail pour permettre cette union fut contemporain de son rapprochement du RPF vers lequel le portaient sa grande sympathie pour le général de Gaulle, son anticommunisme et sa volonté de rejoindre une entreprise partisane volontairement ouverte48. Dès le moment de la préparation des élections municipales de 1947, il exprime à Edmond Barrachin son désir de réaliser cette union49. Les divisions entre gaullistes, membres du PRL et beaucoup d’indépendants et de modérés lui paraissent minimes et la volonté du RPF de tâcher de rassembler les électeurs de ces tendances lui agrée. À plusieurs occasions, Montalembert manifeste son adhésion au programme du RPF et à la personne du général de Gaulle. Il multiplie les contacts avec les dirigeants du mouvement, qui semblent d’ailleurs agir également en vue d’attirer vers celui-ci le conseiller de la République de la Seine-Inférieure. C’est ainsi qu’en octobre 1947, Pierre de Gaulle écrit à Geoffroy de Montalembert qu’il souhaite le rencontrer pour « approfondir des relations trop brièvement nouées à Bruneval50 ». Lors du scrutin municipal de 1947, les liens entre le Rassemblement et le maire sortant d’Ermenouville sont suffisamment nets pour que le secrétaire départemental du mouvement, le colonel Lalande, lui demande de placer sa liste sous le vocable du RPF51. Celui-ci explique son refus par le fait qu’il n’est pas habituel de politiser à ce point ce type de scrutin mais l’assure « de la sympathie agissante du Conseil municipal d’Ermenouville52 ». À ses administrés, Montalembert ne cache pas où vont ses sympathies politiques. Sa profession de foi est très claire à ce sujet, qui juge indispensable « cette union des esprits, des cœurs et des bras que réclame le général de GAULLE », qui insiste sur les menaces intérieures et extérieures et en appelle à une « œuvre de salut public, faite de concorde et de rassemblement de toutes les bonnes volontés53 ».
37Ce rapprochement avec le RPF se poursuit au début de 1948. Le PRL avait accepté la double appartenance même si, en son sein, les dissensions crurent entre partisans du rapprochement avec le Rassemblement et adversaires54. Montalembert assiste ouvertement à un certain nombre de réunions publiques du Rassemblement dans la région rouennaise55. Il appartient désormais à l’Intergroupe RPF du Conseil de la République qui compte un peu plus de 40 membres56.
38Au début de février 1948, l’Intergroupe doit élire son bureau. Montalembert est choisi par ses collègues pour en être un des deux vice-présidents57. En mars 1948, le général de Gaulle décide d’organiser un Comité de liaison afin d’assurer les rapports entre le RPF et les Intergroupes de l’Assemblée nationale et du Conseil de la République. Le président du Rassemblement nomme Montalembert dans cette instance. Enfin, il assiste aux premières assises nationales du RPF à Marseille les 16 et 17 avril 194858.
39En ce début d’année 1948, Montalembert n’est pas le seul parlementaire de la Seine-Inférieure à évoluer en direction du mouvement gaulliste. En raison de leur désaccord avec les instances dirigeantes du MRP, le député Roger Dusseaulx59 et le conseiller de la République Guillaume Montier60 rejoignent le RPF. Là encore, on le voit, ce ne sont pas les indépendants qui sont touchés par les dissidences mais le mouvement démocrate-chrétien. En Seine-Inférieure les cadres indépendants sont des notables déjà bien implantés dans la vie politique locale et/ou nationale, comme René Coty ou Jacques Chastellain, alors que le MRP a fait émerger une génération nouvelle d’hommes engagés dans la vie politique, qui a été plus sensible à l’entreprise gaulliste. Entre ces groupes, Montalembert fait un peu le lien et cherche à réaliser une union.
40Le mois de septembre est consacré à la constitution de sa liste pour l’élection des conseillers de la République qui doit avoir lieu au début de novembre. À nouveau, Montalembert cherche à faire l’union des modérés autour du Rassemblement mais les indépendants la refusent61. René Coty, qui siège au Palais Bourbon depuis la première constituante, souhaite retrouver le Palais du Luxembourg où il fut sénateur de 1935 à 1940. Pour cela, il lui faut absolument diriger une liste. Montalembert veut néanmoins ouvrir la sienne à un ou des candidats qui pourront mordre sur l’électorat traditionnel des indépendants. La direction du RPF veut aller encore plus lui en tâchant de rassembler également des voix radicales autour d’une liste « Indépendants-Radicaux-RPF » que dirigerait Montalembert62. Le résultat est une liste moins ouverte que souhaité issue d’un accord entre le RPF et le PRL pour la constitution d’une « Liste Républicaine Indépendante pour le Rassemblement du Peuple Français » menée par Montalembert. Elle se présente comme une liste indépendante mais à forte coloration gaulliste. Montalembert est suivi de Marcel Léger, chef-comptable havrais, élu comme républicain indépendant en octobre 1947 sur la liste de Pierre Courant et devenu son 4e adjoint. Viennent ensuite deux militants du Rassemblement63.
41La profession de foi et la propagande de la liste menée par Montalembert développent les thèmes propres au Rassemblement64. Les candidats demandent un gouvernement efficace soutenu par une majorité stable et non pas une équipe ministérielle qu’ils qualifient de « délégation des partis ». Enfin, et on retrouve là une des préoccupations importantes de Montalembert, le Conseil de la République doit obtenir plus de pouvoir et en particulier l’initiative des lois.
42Quatre autres listes se disputent les suffrages des électeurs : une « Liste indépendante de Concentration républicaine » menée par René Coty, une liste radicale dirigée par le sortant Henri Paumelle, une « Liste socialiste de Défense républicaine » que mène Jean Morel, une « Liste communiste d’Union républicaine et résistante » sur laquelle deux conseillers sortants tentent de retrouver leur siège.
43Au soir de l’élection des délégués des communes, le RPF peut être déçu de ses résultats départementaux puisque, pour une moyenne nationale de 35,1 % d’élus, il n’obtient, en Seine-Inférieure que 191 délégués (soit 9,4 % des 2 041 grands électeurs). Les républicains indépendants, avec 865 délégués, devancent de loin tous les autres partis. Mais, le 7 novembre 1948, le succès national du RPF65 est accompagné d’une victoire inattendue en Seine-Inférieure puisque la liste de Montalembert, avec 35 % des suffrages, devance de 10 points les indépendants. La liste qu’il dirige obtient deux sièges, René Coty et Henri Paumelle se partageant les deux autres.
44Un nombre important d’électeurs indépendants (il en manque près de 360 par rapport au nombre des délégués) et MRP (ils avaient un candidat sur la liste de René Coty) a dû porter ses suffrages sur la liste de Montalembert. Si, lors de l’élection des délégués, les élus locaux ont voté pour leur famille politique, les grands électeurs, eux, ont certainement traduit leurs sympathies gaullistes par un vote en faveur de la liste RPF. Mais ce résultat illustre également la forte implantation locale du maire d’Ermenouville, qui, pour la première fois, pouvait mesurer sa notabilité électorale à l’échelle de l’ensemble du département de la Seine-Inférieure. Celle-ci dépassait les clivages partisans pour atteindre l’ensemble des droites et des modérés.
45Au lendemain de cette réélection, Montalembert franchit le dernier pas qui le séparait encore du RPF en quittant le PRL et en s’inscrivant au groupe gaulliste du Luxembourg, intitulé « Action démocratique et républicaine ». Le 18 novembre, Joseph Laniel écrit à Montalembert pour lui exprimer son indignation personnelle et celle de son mouvement66. Il s’étonne de cette décision que l’autorisation d’appartenir à l’intergroupe de son choix aurait permis d’éviter. En réalité, la crise qui soulevait le PRL depuis la création du RPF était entrée dans une phase décisive depuis qu’une partie de ses dirigeants avait accepté de rejoindre la Troisième Force tandis que d’autres se rapprochaient peu à peu du Rassemblement.
46Il aura donc fallu un peu plus de deux années, à partir de la Libération, à Geoffroy de Montalembert pour retrouver son activité parlementaire. Entre satisfactions et déconvenues politiques, ce temps fut celui d’une lutte pour réintégrer pleinement le monde politique local et national. Son attitude pendant l’occupation lui permit de franchir l’obstacle essentiel du relèvement de sa déchéance dans un délai rapide. Néanmoins, et malgré cette décision, il resta suffisamment marqué par son vote du 10 juillet 1940 pour ne pouvoir accéder à l’Assemblée consultative provisoire. Ensuite, en dépit de sa place dans la vie politique départementale, les conditions de l’élection des représentants aux deux constituantes et à la première Assemblée nationale de la Quatrième République, ajoutées au poids local des républicains indépendants lui barrèrent le chemin. Cette courte « traversée du désert » aurait pu être fatale à sa carrière. Mais il sut alors attendre en ne cherchant pas à tout prix à constituer, pour l’un ou l’autre de ces scrutins, une liste autonome qui, sans doute, aurait été un handicap supplémentaire, et il utilisa toutes les occasions pour retrouver un siège, en proposant à chaque fois ses services. Finalement, sa patience et sa persévérance rencontrèrent l’heureuse circonstance de la désignation des conseillers de la République par les partis représentés à l’Assemblée et l’intervention d’Edmond Barrachin.
47Ce retour fut aussi le résultat d’un cheminement dans un espace partisan aux multiples reclassements après la Deuxième Guerre mondiale. À lui seul, Montalembert illustre les difficultés et les velléités de la droite française à se réorganiser après le conflit. Venu de l’ancienne Fédération républicaine, il rejoint le PRL, dont il a partagé l’espoir des fondateurs d’en faire la quatrième grande force politique du pays, tout en restant attentif aux autres groupes en formation. Ses hésitations, son refus de rompre complètement avec ces divers courants et les personnalités qui les dirigent, ses contacts et un temps ses espoirs de pouvoir travailler en commun avec les indépendants, sa volonté de réaliser l’union des droites et/ou de ne pas la briser quand cette union induisait son retrait de la compétition électorale indiquent ou confirment un double aspect de la personnalité politique de Montalembert : d’une part, une certaine indifférence aux étiquettes partisanes au sein des droites et des modérés, qui s’explique par une absence de dogmatisme et la conviction qu’une entente est possible à l’intérieur de son camp ; d’autre part, le désir de trouver les moyens de réaliser l’union par des liens personnels mais également par l’existence d’une structure nationale susceptible de réaliser un véritable rassemblement. Cela l’avait poussé vers la Fédération dans l’entre-deux-guerres, puis le porta, un temps, vers le PRL qui semblait pouvoir devenir ce groupement mais qui le déçut assez vite. C’est finalement le RPF qui lui parut répondre le mieux à ses souhaits. Il l’exprime lui-même : « Ma pensée est restée la même, ce sont les appellations des partis qui changeaient […] J’étais tout naturellement au RPF qui représentait pour moi la succession patriotique de la Fédération républicaine67. »
48Cette exemple de reconstitution d’une position politique permet de cerner quelques éléments décisifs d’une carrière. Celle-ci n’est jamais acquise, mais en construction permanente – encore plus dans les premières années – et évolue en fonction d’une constante confrontation entre des circonstances extérieures et des initiatives personnelles. L’intelligence politique consiste à évaluer le champ du possible et les limites de l’action. On vient de constater que dans le cas qui nous occupe avaient joué, outre la structuration générale de la vie politique française, des éléments techniques comme les règles électorales mais aussi l’influence de personnalités, l’opiniâtreté de Montalembert et en même temps sa lucidité, les choix partisans et des circonstances parfois imprévisibles.
Notes de bas de page
1 Ch. de Gaulle, Discours et messages, tome 1, Pendant la guerre, 1940-46, Paris, Plon, p. 180.
2 Pour un exemple local, voir D. Bellamy, « La reconstruction parlementaire picarde à la Libération », in Ph. Nivet et A. Duménil, Les Reconstructions en Picardie, Amiens, Encrage, 2003, p. 243-254.
3 Ce sont les deux seuls parlementaires du département à bénéficier de cette mesure. Lucien Galimand, député radical-socialiste de Dieppe-1, s’était engagé très tôt dans la résistance puis avait rallié Londres en décembre 1942.
4 Voir O. Wieviorka, op. cit., p. 364.
5 ADSM 160J45.
6 Lettre du 23 octobre 1944. ADSM 160J45.
7 Lettre de Montalembert au préfet de Rouen le 22 octobre 1944. ADSM 160J45.
8 Op. cit., p. 389.
9 Arrêté du préfet de la Seine-Inférieure du 4 avril 1945. ADSM 160J45.
10 Idem.
11 Préfet du 21 septembre 1940 à février 1942.
12 Lettre du 21 novembre 1944. ADSM 160J157.
13 Lettre du 15 janvier 1945. ADSM 160J157.
14 L’ancien député URD de Dunkerque André Parmentier fut préfet de Rouen en 1942-1943 avant de devenir directeur général de la Police nationale. Condamné à la peine de mort par la « cour martiale de la Résistance » en 1943, il passa devant la cour de justice à la Libération. Cf. R. Bargeton, Dictionnaire biographique des préfets, Paris, Archives nationales, 1994.
15 Lettre du 19 mars 1945. ADSM 160J158.
16 ADSM 160J48.
17 ADSM 160J100.
18 ADSM 160J97.
19 Voir à ce sujet, l’intéressante nuance exposée par Olivier Wieviorka entre les parlementaires résistants et les résistants parlementaires in op. cit., p. 332-333.
20 ADSM 160J32 et 160J36.
21 ADSM 160J32.
22 ADSM 160J27 et 160J97.
23 Lettre du 9 juin 1945. ADSM 160J48.
24 ADSM 160J22 et 160J122.
25 ADSM 160J22.
26 Lettre de Montalembert du 21 janvier 1946. ADSM 160J23.
27 ADSM 160J23. Ce mouvement fut, avec le Parti de la rénovation républicaine d’André Mutter et l’Union patriotique républicaine de Charles Vallin, l’un des héritiers du PSF.
28 Il lui écrit : « Comme vous avez été membre de la grande Famille PSF pendant les années d’avant-guerre… » En marge, Montalembert note : « Je n’ai jamais appartenu au PSF. » ADSM 160J23.
29 J.-F. Sirinelli, op. cit., p. 580.
30 ADSM 160J23.
31 Le 31 janvier 1946, le bureau de la moribonde Fédération républicaine refuse d’adhérer au PRL et indique que ceux de ses membres qui rejoindraient le nouveau mouvement seraient considérés comme démissionnaires.
32 ADSM 160J23.
33 Interview Thomas.
34 ADSM 160J23.
35 « Comme vous le savez, par suite d’un accord sur le plan national, le département de la Seine-Inférieure a été abandonné, depuis la consultation d’Octobre 1945, aux Indépendants et, de ce fait, notre organisation PRL n’a pu se développer : nos amis ont toujours été appelés à donner leur concours désintéressé aux Indépendants, sans jamais recevoir de ceux-ci la moindre compensation. » Lettre du 28 novembre 1946 in archives Barrachin, dossier PRL, Seine-Inférieure. Document aimablement communiqué par Jean-Paul Thomas.
36 Lettre du 6 août 1946. Archives Barrachin, dossier PRL, Maine-et-Loire.
37 Jacques Chombart de Lauwe (1905-1975) dit colonel Félix dans la résistance avait été élu maire et conseiller général d’Herbignac en 1945, député modéré à la première constituante puis réélu comme tête de la liste PRL en Loire-Inférieure en juin 1946. Le colonel Félix faisait vivre dans son département le journal L’Avenir.
38 Interview Thomas.
39 Le marquis Jean de Geoffre fut élu député en novembre 1946 et siégea au Palais Bourbon pendant toute la IVe République. De 1959 à 1965, il représenta le Maine-et-Loire au Sénat et retrouva Geoffroy de Montalembert au sein du groupe UNR de cette assemblée.
40 ADSM 160J23.
41 Interview Thomas et entretien avec Michel Kajman in Le Monde, 3 octobre 1989.
42 Il s’agit d’une allusion à l’hebdomadaire lancé à Rouen le 27 décembre 1946, L’Écho de Normandie. Journal des modérés, au sein duquel le directeur du Havre-Éclair, Urbain Falaize, joue un rôle important, il apparaît comme le pendant rouennais du journal havrais.
43 Lettre au secrétaire général du PRL du 28 novembre 1946. Archives Barrachin, dossier PRL, Seine-Inférieure.
44 Archives Barrachin, dossier PRL, Seine-Inférieure.
45 Idem.
46 D. Bellamy, « Le Rassemblement du Peuple Français en Seine-Inférieure (1947-1955) », in Espoir, Revue de l’institut Charles de Gaulle, Paris, Plon, n° 65, décembre 1988, p. 10-19.
47 D. Bellamy, « Élus et dirigeants du RPF en Seine-Inférieure », in De Gaulle et le RPF 1947-1955, Paris, Fondation Charles de Gaulle et Centre Aquitain de Recherches en Histoire Contemporaine-Bordeaux III, Colin, 1998, p. 238-247.
48 Les archives de Montalembert conservent une quantité importante de documents concernant les premières tentatives d’organisation du gaullisme politique (le manifeste de l’Union gaulliste, le programme et le nom des principaux responsables de ce mouvement) et de nombreux articles relatant les prises de position du Général ainsi que le texte de ses principaux discours de 1946 (Bayeux, Bar-le-Duc et Épinal). ADSM 160J25 et 160J27.
49 « Je souhaite comme vous que des accords s’établissent avec certaines formations politiques ou rassemblement [sic] partageant des idées proches des nôtres, en vue de la campagne électorale d’octobre. » Lettre du 5 septembre 1947. ADSM 160J173.
50 ADSM 160J25. Les liens entre Montalembert et le frère du Général se renforcèrent assez rapidement, au Conseil de la République où ils se retrouvèrent, mais également en raison de l’implantation familiale de Pierre de Gaulle dans la région rouennaise dont son épouse était originaire. D. Bellamy, « De Gaulle et la Normandie », in Études normandes, Rouen, 1996, n° 3, p. 4-25.
51 Lettre du 27 septembre 1947. ADSM 160J25.
52 ADSM 160J25.
53 ADSM 160J33.
54 J.-P. Thomas, « Le RPF et les petits partis et formations politiques locales de droite et du centre », in De Gaulle et le RPF, op. cit., p. 661-673.
55 Archives du RPF, Institut Charles de Gaulle, BP 579-580.
56 ADSM 160J25.
57 Archives du RPF, BL 419.
58 ADSM 160J25.
59 Conseiller municipal de Paris après la Libération, médaillé de la Résistance, Roger Dusseaulx est élu député MRP de la Seine-Inférieure aux deux assemblées constituantes et à la première assemblée nationale de la IVe République. Avec Louis Terrenoire et Edmond Michelet, il agit en vue de rapprocher les républicains populaires et le RPF naissant. Comme eux, il adhère ensuite au Rassemblement. B. Lachaise (sd), Dictionnaire des Gaullistes, Paris, Honoré Champion, à paraître.
60 Ce juriste rouennais, ancien sympathisant PSF, médaillé de la Résistance et devenu président du Comité local de Libération, est propulsé maire de Rouen le 30 août 1944 sur décision du Commissaire régional de la République. Non réélu en avril-mai 1945, il passe au MRP et est élu conseiller de la République le 8 décembre 1946. Pour les mêmes raisons que Roger Dusseaulx et au même moment que lui, il quitte le MRP pour le RPF. Sur Guillaume Montier, voir B. Lachaise, op. cit., à paraître.
61 Interview donnée au journal Paris-Normandie le 5 novembre 1948.
62 Archives du RPF, BD 579-580.
63 Pierre-Marie Taurin, médaillé de la Résistance, courtier maritime et 7e adjoint au maire de Rouen et Pierre Gonard, notaire à Aumale.
64 Profession de foi de la liste de Montalembert. ADSM 53 W 48.
65 Il emporte 56 sièges et voit son Intergroupe passer de 43 à 130 membres.
66 ADSM 160J23.
67 Interview Thomas.
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