Renoncer au militantisme altermondialiste et rester en politique
p. 287-288
Texte intégral
1Trois ans après la première série d’entretiens, l’élan altermondialiste observé dans l’échantillon de militants est retombé. Seuls trois des dix-huit jeunes activistes sont encore actifs dans des groupes et réseaux altermondialistes, et ce, de manière distanciée. Le contexte de chacune des séries d’entretien que nous avons menées est évidemment à prendre en compte dans l’analyse de ce mouvement de défection. Les premiers entretiens menés avec ces jeunes militants l’ont été dans une période ascendante du mouvement altermondialiste, dans un contexte euphorique (2003) : l’« opinion publique » exprime alors sa sympathie pour le mouvement altermondialiste ; le contre-sommet de Gênes (2001) a été un succès en nombre et « de papier », puisqu’il a non seulement réuni une importante masse militante mais aussi bénéficié d’une couverture médiatique favorable ; l’organisation-phare ATTAC croît de manière exponentielle à la fois en France et en Allemagne ; l’actualité altermondialiste est riche cette année-là en France (contre-sommet d’Évian, rassemblement du Larzac, FSE de paris-Saint-Denis)… Lors de la deuxième série d’entretiens, le mouvement altermondialiste a perdu un peu de cet élan : ATTAC a subi plusieurs crises internes en France ; les contre-sommets à venir sont éloignés de la France et de l’Allemagne (Écosse et Russie) ; le processus des FSE s’est routinisé…
2Au-delà du contexte et des effets de période, d’autres éléments ont poussé les militants à s’éloigner de l’altermondialisation. Le suivi pendant cinq ans de trajectoires de jeunes altermondialistes en France et en Allemagne nous a permis d’identifier certaines des causes de la défection de ces jeunes militants altermondialistes.
3Les raisons biographiques font partie de ces éléments explicatifs. S’il paraît pertinent de prendre en considération les aléas de la vie comme facteur influant le cours du militantisme individuel en général, ce facteur explicatif semble encore plus judicieux dans le cas des trajectoires de jeunes militants. Lorsque les jeunes progressent dans la « carrière sociale de l’adulte » et acquièrent les attributs de la maturité – travail, logement, concubin et/ou enfants1 –, ils revoient à la baisse l’intensité de leur engagement. Mais c’est aussi le burn out, un mélange de fatigue militante et de déception par rapport aux attentes de départ2, qui est perceptible chez les militants. Les caractéristiques qui avaient séduit les jeunes militants dans un premier temps (échelles temporelle et spatiale éloignées, densité de l’agenda, fluidité de l’engagement, variété des revendications, etc.) ont, elles aussi, perdu de leur pouvoir d’attraction.
4Les modifications du champ militant (autodissolution des groupes affinitaires, conflits de représentativité au sein d’ATTAC) et partisan ont également joué un rôle dans cette distanciation. Les configurations organisationnelles ont changé en l’espace de cinq ans : deux groupes que nous avons étudiés se sont auto-dissous et l’évolution du paysage de la gauche en France et en Allemagne a permis des reconversions militantes. Quant à ATTAC, qui avait séduit certains jeunes militants désenchantés par le fonctionnement des partis politiques, elle a perdu de son pouvoir d’attraction. Si le concept de la structure des opportunités politiques a davantage été forgé pour rendre compte de phénomènes méso-sociologiques – cycles de protestation, émergence de mouvements sociaux, succès des luttes – plutôt que microsociologiques ou individuels, nous verrons que l’étude des modifications de structure peut pourtant être éclairante pour comprendre les pérégrinations des militants de notre échantillon qualitatif.
5Toutefois, la défection a un coût et il n’est pas évident pour les jeunes militants de renoncer à un engagement qui a imprégné plusieurs années de leur vie. Sans nier évidemment que les convictions politiques des militants motivent en grande partie le prolongement de leur militantisme, la recherche d’une prolongation à un engagement interrompu – en raison de l’autodissolution d’un groupe, ou d’un déménagement par exemple – peut aussi être un outil pour se socialiser, se construire des réseaux amicaux, retrouver ses repères. Parfois aussi, les changements dans une trajectoire militante ne sont pas subis, mais désirés. Plusieurs scénarios de reconversion existent au sein de l’échantillon. Certains décident de rejoindre un parti et voient là une prolongation et une progression de leur engagement militant. D’autres préfèrent se tourner vers un engagement « concret » et optent pour la défense de l’environnement ou des droits des sans papiers. L’intérêt pour les mouvements de précaires est également très présent au sein de l’échantillon, ce qui laisse penser qu’il s’agit là d’un mouvement plus général de réorientation parmi les jeunes altermondialistes. L’activation de réseaux altermondialistes en Italie, en Espagne, en France et en Allemagne au profit de cette cause et autour du mouvement Euromayday3 révèle d’ailleurs tout l’intérêt que présenterait l’étude approfondie des passerelles qui existent entre les deux mouvements. Plus encore, d’éventuelles continuités avec le mouvement des « Indignés » quelques années plus tard (2011) mériteraient d’être étudiées.
6Au-delà de la défection, le flou des frontières du mouvement et de l’« identité » altermondialiste s’exprime notamment ici à travers le fait que certains militants ayant quitté l’altermondialisation continuent à se dire altermondialistes. Il semble ainsi que le label altermondialiste ait dépassé les frontières du mouvement dont il est issu.
Notes de bas de page
1 Juhem P., « “Civiliser” la banlieue. Logiques et conditions d’efficacité des dispositifs étatiques de régulation de la violence dans les quartiers populaires », Revue française de science politique, volume 50, no 1, 2000.
2 Fillieule O. (dir.), Le désengagement militant, Belin, Paris, 2005, p. 30 et 64.
3 Dohet J., Faniel J., « Euromayday : imitation ou réinvention du 1er mai ? », colloque « Action collective et exclusion sociale en Europe », ENS-LSH de Lyon, 11-12 janvier 2008.
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