Chapitre 3. La reconstruction de l’État
p. 51-85
Texte intégral
1La débâcle du gouvernement Szálasi n’est pas encore consommée quand les fondements du nouvel État sont posés à Debrecen, ville symbole de l’indépendance hongroise depuis le xvie siècle. Organes provisoires d’un régime incertain, l’Assemblée nationale et le Gouvernement national formés les 21-22 décembre 1944 correspondent à une étape dans l’évolution des événements militaires, c’est-à-dire qu’ils s’inscrivent dans le contexte diplomatique de la guerre.
2À l’intérieur, ils représentent la fin d’un processus riche en drames et en louvoiements, dont le début peut être reculé plus ou moins dans le passé, selon l’échelle qu’on adopte. Pour L. Szűcs, qui assimile les antécédents du Gouvernement provisoire à « l’une des plus longues crises gouvernementales, constitutionnelles et morales » que le pays ait jamais connues, cette « crise commence avec l’occupation du 19 mars 1944, quand le régent, le gouvernement et le pays n’osant et ne voulant pas se retourner contre l’Allemagne nazie, ont manqué l’occasion de changer de camp avec courage et dignité, au prix même de sacrifices1 ».
3Si on tient compte des antécédents, la chronologie du nouvel État se divise en cinq périodes, de longueur et de densité inégales : l’époque des négociations secrètes avec les Occidentaux (printemps 1943–fin septembre 1944, l’occupation allemande intervenant en mars 1944) ; l’arrivée à Moscou d’une délégation horthyste le 1er octobre 1944, se concluant par la signature d’un « armistice préalable » le 11 octobre ; la métamorphose de cette délégation après le coup d’État nyilas des 15-16 octobre en Comité hongrois de Moscou et la poursuite des négociations jusqu’au 6 décembre ; l’organisation des élections, la réunion de l’Assemblée et la constitution du Gouvernement (12-22 décembre 1944) ; l’arrivée à Moscou de la délégation du Gouvernement provisoire de Debrecen le 1er janvier 1945 et la signature de l’armistice (20 janvier).
Le contexte international
4Les négociations de Moscou2, qui se poursuivent après le putsch du 16 octobre 1944 aboutissent en décembre à l’élection d’une Assemblée nationale et d’un Gouvernement national provisoires (ANP, GNP) réunis à Debrecen, dont les travaux marquent la renaissance de l’État hongrois. Il ne s’agit pas d’une création ex nihilo, car on retrouve dans ce gouvernement plusieurs généraux horthystes, en commençant par le général Béla Miklós de Dálnok. Le dispositif semble avoir apporté une réponse au problème de la « continuité juridique » qui a été une obsession de la classe politique de l’ancien régime en guerre. Les tractations de la délégation horthyste avec Molotov et ses collaborateurs donnent même l’impression qu’il s’agit de la poursuite au grand jour des efforts déployés en secret pendant presque deux ans auprès des Anglo-Saxons pour détacher la Hongrie de l’Allemagne, dont la chute prévisible risquait d’entraîner aussi celle du régime de Horthy. Venant des milieux anglophiles du pouvoir horthyste, ces initiatives s’inscrivaient dans la phase du reflux de l’Axe, où le « précédent italien3 » (la capitulation de l’Italie et la solution choisie par les Alliés occidentaux pour administrer la péninsule), permettent d’éclairer sinon d’expliquer la conduite des Soviétiques.
5Basculée dans l’espace économique allemand4 puis dans le champ de la politique étrangère hitlérienne5 et engagée aux côtés de la Wehrmacht dans la guerre contre l’Union soviétique, la Hongrie n’en cherche pas moins à prendre ses distances dès les premiers revers de son grand allié. Comme chez les autres membres européens du Pacte tripartite, cette attitude se confirme au cours de « l’année bissectrice » de 1943, à la suite de l’échec germano-italien en Afrique du Nord et de la victoire soviétique à Stalingrad, qui, pour la Hongrie, est un désastre. Mais, paradoxalement, ce pays, qui a été le premier à se risquer dans le processus de désengagement, restera seul parmi les États satellites de l’Allemagne à manquer sa rupture.
6Alors que Szálasi s’est assuré de toutes les conditions formelles du pouvoir6, le statut des politiciens horthystes restés à Moscou devient incertain après la signature de l’armistice préalable le 11 octobre. Mais les Russes tiennent à poursuivre les entretiens, dans l’espoir de constituer un « centre gouvernemental » qui pourrait retourner l’armée hongroise contre les Allemands. Ainsi la mission de la délégation, exclusivement militaire au départ, se déplace sur le terrain politique7, en fonction des nécessités militaires de l’Armée rouge. Tout en comptant sur l’arrivée du général Veress (homo regius de Horthy), la délégation hongroise se considère comme le seul dépositaire de la continuité légale et croit pouvoir assurer la survie de l’ancien régime en Hongrie en marchandant avec ténacité sa coopération. La « délégation » change d’ailleurs son nom en « comité », ce qui lui donne une allure plus politique et plus autonome, et rédige des « notes verbales » qui sont numérotées et marquées du sigle MMB (Moszkvai Magyar Bizottság – Comité hongrois de Moscou). Composé au départ de trois membres (le général Faragho, Domokos Szent-Iványi, diplomate, et le professeur Géza Teleki), le groupe est rejoint par la suite par les généraux Béla Miklós de Dálnok, commandant de la 1re armée, et János Vörös, chef d’état-major ; un autre militaire, le commandant Ernő Simonffy-Tóth, émissaire du Front hongrois, ne parvient à Moscou que le 18 novembre.
7Traité par les Soviétiques comme un organisme officiel, le Comité aura deux entretiens importants avec eux, le 23 octobre et les 16-17 novembre, avant d’être réuni, le 5 décembre, avec les représentants des communistes hongrois émigrés, en compagnie desquels ils quitteront Moscou le 7 décembre pour Debrecen, ville choisie comme capitale provisoire de la Hongrie libérée.
8Entre-temps, un groupe du PC : Gerő, Imre Nagy, Révai et Farkas, furent autorisés à faire un tour en Hongrie pour contacter les dirigeants des partis « démocratiques » sortant de la clandestinité (PSD, PP et PNP). Puis, les deux premiers reviennent à Moscou, où les discussions avec les généraux traînent en longueur. Devant cette situation, Molotov déclare le 16 novembre : le gouvernement provisoire doit être formé en Hongrie, mais sa composition précisée à l’avance, et « nous devons être sûrs que ce gouvernement agira selon nos intentions. Si vous voulez contrôler, dit-il, les déclarations, les appels, etc. adressés par nous aux Hongrois, cela est inacceptable pour nous. Même en Roumanie où le roi et le gouvernement se sont maintenus et ont signé l’armistice, le gouvernement fonctionne sous le contrôle et la direction de la commission interalliée ».
De son côté, Staline, intervenu par moments dans les négociations, revient encore une fois sur le problème de la légitimité : « Mais on demandera, dit-il, d’où vient ce gouvernement. Nous aurions accepté Horthy. Mais il a été emmené par les Allemands, qui l’ont obligé de signer le document [où il annonce sa démission et nomme Szálasi Premier ministre8]. Une fois qu’un document existe, peu importe comment il a été conçu. Moralement, Horthy est un cadavre. Szálasi a encore quelque chose entre ses mains. Les généraux, eux, [Vörös et les autres] n’ont rien. Il faut définir les sources du pouvoir9. »
9L’exemple retenu est l’antécédent de 1848, une assemblée nationale, qui ne sera pas constituante et qui permettra d’intégrer au gouvernement le personnel horthyste se trouvant à Moscou. Les généraux B. Miklós, J. Vörös et G. Faragho sont confirmés respectivement comme président du Conseil, ministres de la Défense et du Ravitaillement, et G. Teleki ministre des Cultes et de l’Instruction. Parmi les communistes, Imre Nagy est nommé à l’Agriculture et József Gábor au Commerce et aux Transports (Staline ayant insisté pour qu’on ne choisisse pas des communistes « échangés », c’est-à-dire qui ont été rendus à Moscou par le gouvernement Horthy). Les titulaires des autres portefeuilles devront être désignés selon les quotas ainsi définis : un poste au Parti paysan, deux aux Sociaux-démocrates et deux aux Petits-propriétaires.
10Il est admis que la tâche la plus urgente dans le pays sera la mise en place d’une commission de préparation pour élire l’Assemblée qui compléterait et investirait le gouvernement constitué en partie à Moscou. Le train spécial transportant le groupe hongrois (20 personnes), les personnalités soviétiques, les gardes et les desservants du convoi, quitte la gare de Kiev à Moscou dans l’après-midi du 7 décembre et arrive à Debrecen le matin du 12.
Les institutions provisoires du nouveau pouvoir central
11L’assemblée législative (ANP) réunie à Debrecen incarne avec le gouvernement qu’elle met en place (GNP) une souveraineté réduite à la moitié de la Hongrie de 1937 et limitée par l’autorité soviétique occupante. Si, malgré la « présence démesurée » d’un parti communiste appuyé par l’Armée rouge, on ne peut pas mettre en doute l’authenticité de l’ANP comme expression d’une légitimité populaire s’imposant d’emblée en contre-pouvoir face à Szálasi10, il reste que cette assemblée et le gouvernement sont provisoires et que la forme de l’État et le statut de son chef restent indéterminés.
12L’organisation des pouvoirs s’inspire de l’article de loi III de 1848, fondateur du premier gouvernement national indépendant de la Hongrie moderne : pour tous leurs actes officiels, les ministres sont responsables juridiquement et politiquement devant l’Assemblée nationale. En réalité, toute une série de facteurs sont venus brouiller les frontières entre les deux pouvoirs et agir en sorte que le poids de l’exécutif n’a cessé de se renforcer. Ce processus est étroitement lié aux conséquences de la guerre et de l’armistice, qui ont fait se multiplier les fonctions de gestion et d’exécution. Il est aussi tributaire de l’omniprésence des grands partis politiques, dont les conférences ont fait figure de centre exécutif parallèle, concurrent et même prioritaire par rapport au Conseil des ministres. En vertu de cette symbiose, la période porte bien son nom, l’année fondatrice qui va jusqu’en novembre 1945 comportant déjà la plupart des traits originaux de l’« époque de la coalition ».
13À Debrecen, la Commission de préparation qui prend forme le 14 décembre est composée de 17 membres des différents partis : 5 du PCH, 3 du PSD, 3 des PP, un pour chacune de trois autres formations (PNP, PD et FN) et 3 sans partis. Leur répartition professionnelle fait apparaître 4 professions libérales (avocats et médecins), 4 ouvriers, 3 écrivains et journalistes, 2 officiers de l’armée, 2 professeurs et 2 prêtres. Parmi eux figurent les maires et les présidents des Comités nationaux de Szeged et de Debrecen, deuxième et troisième villes du pays après Budapest, ce qui contribue à rehausser l’autorité de la Commission. Pour mener à bien les élections, les autorités militaires soviétiques mettent à la disposition de celle-ci 19 camions avec gardes et chauffeurs.
14L’action va se dérouler principalement avec le concours des Comités nationaux (CN), dont la naissance se confond très souvent avec les opérations électorales. Dans les localités qui, les deux mois précédents, ont vu apparaître divers comités populaires, l’initiative passe à ces organisations, alors que le rôle des anciens cadres administratifs, culturels et économiques (dans la mesure où ils existent) se trouve effacé. Les députés sont élus par acclamation et forment « une Assemblée nationale sérieuse enracinée dans le peuple11 ».
15La répartition initiale des sièges (PC : 71, PP : 55, PSD : 38, PNP : 16, PDB : 12, syndicats : 19 et SP : 19) est modifiée par la suite, du fait que les gens désignés comme syndicalistes ou sans parti, vont rejoindre le PC (19 élus), les PP (1 élu) et le PSD (5 élus). L’ANP sera complétée le 2 avril 1945, après la libération de Budapest puis le 24 juin, après les élections organisées de la même façon dans les comitats et les villes de la Transdanubie. Ainsi, jusqu’au scrutin de novembre 1945, qui met fin à la situation provisoire, l’ANP comprendra 167 élus communistes, 123 petits-propriétaires, 126 social-démocrates et 42 paysans-nationaux, 21 Démocrates bourgeois et 19 sans appartenance politique, soit au total 498 députés.
16L’ANP ne tiendra pendant son existence de neuf mois que six séances : deux à Debrecen (21-22 décembre 1944) et six à Budapest (5-13 septembre 1945). Elle entérine alors les décrets gouvernementaux et les décisions de la Commission politique, qui assume les fonctions de l’Assemblée. Lors de sa première séance, l’ANP a élu sa présidence (composée de trois universitaires : Zsedényi, Juhász-Nagy et Sántha12), qui non seulement devait remplir les fonctions propres à cet organe (convoquer les séances, diriger les débats, provoquer la création de commissions...), mais encore qui partageait avec le gouvernement et le Premier ministre les droits dévolus au chef de l’État, en se réservant certaines nominations. Après la création du Conseil national supérieur, cette attribution de la Présidence de l’ANP sera de pure forme pour être supprimée le 15 novembre 1945, à l’avènement du gouvernement Tildy.
17Zsedényi préside également la Commission politique précitée, qui « n’est rien d’autre qu’une petite Assemblée nationale », facile à convoquer et d’autant plus efficace qu’elle regroupe les dirigeants les plus importants des partis de l’ANP : 5 députés des PP, 4 du PC et 4 du PSD, 3 du PNP, 2 du PD et 4 SP. Restée en fonction jusqu’en août 1949 et se présentant comme une « copie réduite » de l’Assemblée, la Commission aurait court-circuité la pratique parlementaire et tendu à « s’approprier » les pouvoirs du chef de l’État13.
18Ce dernier sera à son tour incarné par un corps provisoire de trois membres, le Conseil national supérieur (CNS). Institué le 26 janvier 1945, il comprend le président de l’ANP, le chef du GNP et une personnalité choisie par la Commission politique, qui ne fait pas partie du gouvernement. Ainsi les attributions du chef de l’État sont désormais partagées entre quatre instances. Dans la pratique, cette dispersion des compétences engendre des anomalies (comme la réception de la démission du Premier ministre par le CNS, dont l’intéressé fait lui-même partie...), et on envisage la création d’un Conseil de gouvernement de cinq membres, reposant sur des règles plus cohérentes. Le projet voulait du même coup restreindre l’influence des partis. Bouclé en avril 1945, il avait davantage l’appui des forces conservatrices, mais ne correspondait visiblement pas aux besoins des transformations en cours et il fut abandonné14.
19Les partis en effet, qui ont figuré en bonne place dans la genèse des nouveaux pouvoirs publics, restent les plus proches des leviers de commande15. Leurs réunions de conciliation, les « conférences interpartis16 », sont dès le début une véritable institution et font figure pendant toute la période d’un passage obligé de la décision gouvernementale. À leur ordre du jour pouvait figurer n’importe quelle question politique, économique et culturelle touchant à la législation, au gouvernement, etc. Il arrive qu’une question déjà fixée à l’ordre du jour du conseil des ministres ou d’une commission parlementaire soit retirée pour obtenir l’approbation des partis (mais aussi qu’une décision commune des partis soit modifiée à la suite d’un débat parlementaire particulièrement vif). En général, ces derniers respectent les accords conclus et observent la discrétion qui s’impose pour certains sujets confidentiels ; cependant ils peuvent organiser des fuites comme moyen de pression.
20Selon la qualité des personnes réunies, les conférences interpartis sont de trois sortes : celles des « chefs », qui s’occupent des questions de politique intérieure ou extérieure les plus délicates et des cas personnels ; celles qui regroupent, outre les chefs, d’autres membres influents, et enfin la « conférence des experts », où la qualité des participants dépend de la nature des questions à l’ordre du jour. En dehors de ces trois situations, les partis se consultent occasionnellement, ou avec plus ou moins de régularité, au sein notamment de certains ministères ou au sein des municipalités.
21Ces différentes réunions n’ont pas donné lieu systématiquement à des procès-verbaux, mais les délégués prenaient des notes et les communiqués de presse ont également conservé les traces écrites des conférences interpartis. Celles-ci se tenaient le plus souvent aux sièges des partis ou dans les bâtiments publics (Parlement, ministères...) ou encore au domicile de tel ou tel dirigeant17.
22Le jeu des rapports de force entre les partis apparaît, à l’échelon du pouvoir central, dès la constitution du gouvernement ou plus précisément lors de l’attribution des portefeuilles dont le sort n’a pas été décidé à Moscou18. Si le PC bénéficie d’un avantage initial par rapport aux autres partis, ces derniers ne s’en montrent pas moins combatifs, le PP revendiquant même l’Agriculture dont le titulaire a déjà été désigné au Kremlin. Mais c’est l’Intérieur qui est au centre des rivalités et qui reste un enjeu de premier ordre pendant toute la période. C’est que, dans un contexte de guerre civile larvée, chacun mesure et redoute l’usage qui peut être fait d’une police partisane, puisque le poste implique d’abord la maîtrise de la police. Le sentiment exprimé par Z. Vas et d’autres dirigeants communistes sur cette question, permet de corriger les vues qui assimilent systématiquement l’action du PC à une « entreprise totalitaire ». En relatant son activité en octobre-novembre 1944 dans les territoires libérés des Allemands, Z. Vas écrit en effet :
« Partout où j’ai été dans la Tiszántúl, j’ai fait promettre aux camarades, je leur en ai fait un devoir communiste : il faut absolument que la direction de la police soit entre les mains des communistes. J’ai argumenté en plaisantant, mais n’en pensant pas moins sérieusement : quoi qu’il arrive de la forme politique de l’État de la Hongrie nouvelle et du rôle que les communistes vont avoir là-dedans, il faut que la police soit entre nos mains. Il ne faut pas que, dans l’avenir, on puisse emprisonner des communistes. Que ce soit plutôt à nous d’emprisonner nos ennemis19. »
23On voit que les communistes de l’après-guerre ont constamment en mémoire les années 1920, alors que les experts en totalitarisme procèdent à une relecture rétrospective, depuis les années 1950...
24Du ministère de l’Intérieur relèvent les affaires qui divisent le plus le gouvernement dès les premières réunions du conseil des ministres, comme la dissolution de la gendarmerie et la création de la nouvelle police d’État, le réarmement de celle-ci et le maintien de l’ordre en général, la réorganisation des administrations locales et intermédiaires, l’expulsion des Volksbundistes et le sort des Allemands de Hongrie, le contrôle d’une masse de gens revenus de l’Ouest, etc.
25Si dans le PC, même les front-populistes les plus convaincus ont en tête le souvenir de la terreur blanche, en face d’eux, surtout dans le camp du PP, beaucoup redoutent la réédition de 1919. Par méfiance mutuelle, chaque parti voudrait donc l’Intérieur, le PP allant jusqu’à suggérer la candidature du général Faragho pour éviter que le poste ne tombe pas entre les mains du PC. Gerő contourne une telle éventualité en proposant Ferenc Erdei, du PNP, sympathisant communiste, qui aurait demandé son adhésion au PC.
26En outre, comme le dispositif initial était favorable à la droite (4 ministres horthystes et 2 PP, contre 5 hommes de gauche), on modifia au dernier moment l’accord moscovite en créant un douzième ministère, le Bien-être social, dont le titulaire, Éric Molnár, officiellement sans parti, était en réalité communiste. Finalement, le GNP est composé lors de sa fondation de 5 ministres sans appartenance politique (B. Miklós, Premier ministre ; J. Vörös, Défense ; G. Teleki, Cultes et Instruction publique ; G. Faragho, Ravitaillement ; E. Molnár, Bien-être social), 2 PP (I. Vásári et J. Gyöngyösi, respectivement aux Finances et aux Affaires étrangères), 2 PC (I. Nagy et G. József, à l’Agriculture et au Commerce), 2 PSD (A. Valentiny et F. Takács, à la Justice et à l’Industrie) et un PNP, avec F. Erdei à l’Intérieur. Cette équipe va subir plusieurs changements dès l’été 1945.
27La présence de trois généraux, justifiée au départ par l’espoir d’amener les troupes hongroises à désobéir, apparaît de moins en moins nécessaire avec l’avance rapide de l’armée soviétique et la fin de la guerre européenne20. Très tôt, ils font d’ailleurs l’objet d’« attaques violentes » de la part des partis de gauche, sur les sentiments desquels une lettre de Böhm ne laisse aucun doute21. Néanmoins, le Premier ministre Béla Miklós, sans qu’il ait nourri d’ambitions politiques, tient à garder, pour des raisons de prestige semble-t-il, le pouvoir qu’on lui a donné22. Il a noué de bonnes relations personnelles avec le président de la CCA, Vorochilov, et l’ambassadeur Pouchkine. Il veut honorer les obligations du pays vis-à-vis des vainqueurs tout en défendant avec fermeté les intérêts des populations hongroises malmenées par les troupes russes et dans les États voisins. Renfermé et de santé chancelante, Miklós manque tout à fait d’expérience politique, gouvernementale et administrative et doit beaucoup à ses secrétaires d’État, en particulier au R.P.Balogh23.
28Parmi les deux autres généraux, l’image de János Vörös était ternie du fait que sa nomination à la tête de l’état-major de l’armée datait du 19 mars 1944, à la faveur de l’occupation allemande en quelque sorte, et que ses ordres contradictoires n’avaient pas peu contribué à l’échec du décrochage du 15 octobre. En outre, il se montrait peu efficace dans la mise sur pieds de la nouvelle armée et manquait de pondération dans l’épuration des officiers. Qui plus est, pour avoir le grade le plus élevé, il s’évertua à arranger la mise à la retraite (militaire) de ses collègues, Miklós et Faragho... La presse critiqua aussi son penchant à recruter dans l’entourage familial le personnel de son ministère.
29Quant au général Faragho, il reçut avec le Ravitaillement le portefeuille certainement le plus ingrat, étant donné la situation. Dès février 1945, il dut céder une partie de ses attributions à Z. Vas, commissaire au ravitaillement de Budapest, qui avait des relations autrement plus efficaces avec l’intendance de l’Armée rouge. Il advint ensuite qu’un ouvrage de Faragho sur l’Union soviétique, écrit pendant la guerre, fut recensé sur la « liste des livres fascistes et antisoviétiques » : l’échec de l’écrivain ne tarda pas d’entraîner celui du ministre, le 21 juin 1945.
30Face aux quatre ministres horthystes (en y comptant aussi Géza Teleki), les éléments communistes font un vif contraste au sein du GNP, encore que le choix ait porté ici sur des hommes de second rang : en laissant de côté les noms historiques, on voulait montrer d’une part que les choses n’allaient pas reprendre là où elles s’étaient arrêtées en 1919 et que le nouveau régime ne serait pas celui de la vengeance pour 25 ans de contre-révolution ; d’autre part, la direction du parti tenait à éviter l’usure des meilleurs dirigeants dans les tâches difficiles de l’immédiat après-guerre, « afin de les garder en réserve pour le temps où il n’y aurait peut-être plus de troupes soviétiques dans le pays et où les accords internationaux limiteraient leurs possibilités d’intervenir dans les événements ». Toutefois, pour aider Imre Nagy et József Gábor ainsi que les autres communistes travaillant dans les services gouvernementaux, une commission spéciale est prévue dans l’appareil du parti.
31Le PSD et le PP ne sont pas représentés non plus par leurs meilleurs éléments au sein du GNP. La plupart de leurs cadres sont en effet bloqués dans la capitale assiégée ou bien, quand il s’agit des Sociaux-démocrates, ils sont internés ou déportés. Malencontreusement, trois de leurs quatre ministres (Takács et Valentiny du PSD et Vásáry du PP) appartiennent à l’aile droite de leurs partis et apparaissent d’emblée en discordance par rapport aux besoins de l’époque. Valentiny par exemple, à la Justice, ne se presse guère pour liquider les lois antisémites et antidémocratiques, et laisse même transparaître ses « sentiments passablement inamicaux » envers les juifs survivants qui reviennent des camps24. István Vásáry de son côté, qui « dispose à coup sûr le plus d’expérience administrative » au sein du gouvernement, s’il met ses capacités au service de l’indépendance financière de la Hongrie, sa politique fiscale en faveur des entrepreneurs est trop visible pour ne pas être critiquée par les partis de gauche et leur base sociale25.
32Quant au deuxième ministre du PP, János Gyöngyösi, il n’a aucune expérience diplomatique et, malgré son titre de docteur ès lettres, il n’est pas à la hauteur de sa tâche. L. Szűcs pense que le pilier le plus solide du PP, c’est le R.P. Balogh. Juif converti, docteur en philosophie et curé d’une petite paroisse de la campagne de Szeged, il a noué dès la libération d’excellentes relations avec les officiers soviétiques et les communistes hongrois. Secrétaire d’État à la présidence du Conseil, il saura présenter les questions les plus délicates dans un éclairage multiple pour les rendre acceptables par son propre parti et les autres membres du gouvernement.
33Les secrétaires d’État sont une pièce essentielle du système gouvernemental. Comme dans le passé, on distingue entre les politiques et les administratifs, et l’appartenance politique des premiers doit être différente de celle de leur ministre. Ceux de la deuxième catégorie sont en principe des spécialistes qui assurent la continuité dans leur secteur. Souvent, ils sont à l’origine des propositions présentées en conseil des ministres, où ils participent, ou remplacent les ministres, comme experts.
34Le recrutement et la sélection des fonctionnaires et des employés des administrations centrales rencontrent de grosses difficultés, dans la mesure où une partie importante de l’ancien corps s’est exilée (avec ou indépendamment de l’appareil croix-fléchée ou s’est trouvée enfermée dans la capitale. Aussi, le corps ministériel reste-t-il modeste, même après son retour à Budapest, 80 à 100 peut-être, en sorte que les quelque 80 pièces du « palais » de la Trésorerie générale de Debrecen, où les ministères sont logés, sont bien suffisantes pour abriter le pouvoir central du nouvel État hongrois.
35Pour remédier à la pénurie des cadres, les ministères ont recours aux solutions qu’on a vu pratiquer dans les comitats et les villes : réhabilitation et remise en fonction des personnes écartées sous l’ancien régime, promotions « en cascades », embauche de gens venant des professions libérales ou scientifiques et réputés démocrates. « Dans l’ensemble, estime L. Szűcs, les nouvelles recrues – bien qu’on trouvât parmi elles des gens capables et même des personnes excellentes – ne pouvaient pas constituer un personnel tout à fait sûr pour affronter les tâches énormes qui se dressaient devant le pays et le gouvernement26. »
36À cette faiblesse du facteur humain s’ajoute le délabrement des conditions matérielles. Dans le quartier gouvernemental de Buda notamment, aucun immeuble n’est utilisable, les archives et les équipements de bureaux sont perdus ou enfouis sous les décombres. En avril, tous les ministères seront logés sur la rive de Pest mais là aussi la plupart des immeubles ont besoin de réparations.
37Dans l’intention de rendre plus efficaces les administrations centrales, on réédite, en les étoffant, le système des commissaires du gouvernement, pratiqué dans le passé en temps de guerre et de révolution. Il n’est guère de ministère qui ne comporte un ou plusieurs commissariats, commissions ou comités, qui sont en principe destinés à remplir des fonctions exigeant une plus grande technicité que les tâches ordinaires. En réalité, ces créations deviennent les lieux privilégiés des rivalités partisanes, où les critères de compétence n’entrent que rarement en ligne de compte dans le choix des cadres et du personnel concernés.
38La réunion des ministres en conseil incarne le gouvernement, organe suprême, à côté du chef de l’État, du pouvoir exécutif. Le Conseil des ministres possède son propre appareil administratif, la présidence du Conseil avec ses secrétaires d’État et l’ensemble des services du Premier ministre. Celui-ci préside les réunions ministérielles et dirige les débats ; en son absence, il est remplacé par le ministre le plus âgé.
39Entre le 23 décembre 1944 et 15 novembre 1945 (entrée en fonction du gouvernement Tildy après les élections du 4 novembre), le GNP a tenu 67 réunions ministérielles, où 1752 ordres du jour ont été discutés, certains points ayant fait l’objet de plusieurs séances. Cette activité s’est matérialisée par 367 décrets gouvernementaux, dont 7 auront force de loi.
40Les ordres du jour sont élaborés en fonction du programme gouvernemental et des nécessités de l’armistice. Les priorités sont définies par la conférence des partis, le conseil des ministres lui-même et surtout par la CCA. C’est là un exemple caractéristique de la « souveraineté limitée27 », résultant de l’un des premiers actes par lesquels le GNP a engagé le sort du pays de façon décisive : l’armistice du 20 janvier 1945.
L’armistice et la souveraineté limitée : la Commission de contrôle alliée (CCA)
41Après avoir discuté dans sa première séance la « question de principe » de l’armistice, le GNP de Debrecen ne s’engage résolument dans cette voie qu’après une « note verbale » du conseiller soviétique Pouchkine, invitant la nouvelle autorité hongroise à « manifester le plus tôt possible sa rupture avec l’alliance allemande et sa déclaration de guerre à l’Allemagne28 ». Mais la délégation (Gyöngyösi, Balogh, Vörös), qui part le 28 décembre 1944 pour Moscou, devra attendre plus de deux semaines pour que les représentants des trois grandes puissances alliées se mettent d’accord sur les conditions d’armistice, ou plutôt sur leurs droits respectifs dans le contrôle des conditions imposées à la Hongrie.
42Les entretiens Molotov–Harriman–Balfour commencent d’ailleurs avant l’arrivée de la délégation hongroise, qui prendra connaissance du texte le 18 janvier, pour le signer le 20. Le même jour, Molotov remet à ses partenaires occidentaux les statuts de la Commission de contrôle alliée (CCA), qui exercera des droits pratiquement sans limites en Hongrie jusqu’à la fin des hostilités sur son territoire29.
43Pour éclairer les relations des Soviétiques et des Occidentaux au sujet de la Hongrie, il est nécessaire de rappeler quelques échanges de vue qui ont précédé l’armistice préalable signé à Moscou le 11 octobre 1944.
44C’est dans la foulée des tâtonnements hongrois que le gouvernement britannique propose le 11 août 1944 à ses deux grands alliés que les conditions à transmettre à la Hongrie soient débattues en commun au sein de la Commission consultative pour l’Europe (CCE). Cette Commission créée en octobre 1943 lors de la conférence des ministres des Affaires étrangères à Moscou, « prévoyait que les différents armistices européens seraient administrés par une série de commissions de contrôle tripartites et paritaires ; une organisation de la même nature, dite “commission des nations unies pour l’Europe”, veillerait à coordonner et à diriger leurs activités, et celles des commandants des troupes d’occupation30 ».
45Mais quand le 25 septembre 1944, les projets anglo-américains devraient être discutés à la CCE, Moscou n’a pas encore de plan à proposer, puisqu’aucune demande officielle de la part de la Hongrie n’est parvenue au gouvernement soviétique, que précisément – rappelons-le – les initiatives hongroises auprès des Occidentaux voulaient tenir à l’écart. Un tel débat dans le cadre de la CCE avait d’ailleurs peu d’intérêt pour Moscou, car il aurait signifié d’accorder aux Anglo-Américains en Europe danubienne ce que ces derniers avaient refusé aux Soviétiques un an auparavant en Italie : l’armistice italien, préparé uniquement par les Occidentaux, ne fut signé que par le commandant en chef de leurs armées, et, par la suite, la mise en place d’une administration militaire (l’AMGOT) répondant à la durée des opérations dans la péninsule (presque aussi longue que la guerre elle-même en Europe...), fit que
« [...] l’URSS ne pourrait jouer aucun rôle exécutif au sein de l’appareil de contrôle du territoire italien [...] Rien, au début de 1944, ne pouvait plus dissimuler que le système de contrôle effectivement mis en place par les Anglo-Américains dans la péninsule ne correspondait guère au modèle d’inspiration paritaire présenté, six mois plus tôt par les Britanniques eux-mêmes aux Soviétiques, et accepté en octobre par ces derniers31 ».
46Sans être formulée officiellement, l’attitude soviétique découle de ce qui précède. Même l’armistice bulgare, le seul à avoir été discuté en commun, sera négocié dans sa phase décisive à Moscou, tandis que les autres textes présentés au nom des trois grandes puissances et des Nations unies à la Roumanie, à la Finlande et plus tard à la Hongrie, ne seront signés que par le représentant du commandement soviétique. Autant dire que l’essentiel ne s’est pas joué à Yalta, mais bien avant en Italie, par la volonté des Américains.
47Dans l’élaboration du traité avec la Hongrie en janvier 1945, l’« armistice préalable » du 11 octobre précédent fait figure de cadre de référence bien que le nouveau texte présenté par Molotov comporte plusieurs modifications. Outre la suppression de la référence au régent et l’annulation des divers accords hungaro-germaniques (notamment les deux arbitrages de Vienne), il y a deux sujets qui vont dominer les débats des trois diplomates. Le premier concerne le montant des réparations (300 millions de dollars au lieu de 400) et la durée de leur versement (6 ans au lieu de 5), ainsi que l’admission de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie comme pays bénéficiaires, à côté de l’URSS.
48Le deuxième changement important porte sur la CCA, dans laquelle les Occidentaux « contrairement à ce qu’ils ont instauré en Italie », auraient souhaité des droits égaux avec les Soviétiques. Dans la première version des conditions d’armistice, le commandement suprême soviétique restait l’autorité exécutive unique jusqu’à la signature de la paix. La modification proposée par Molotov consiste à diviser la durée de la CCA en deux périodes : la première, jusqu’à la fin de la guerre contre l’Allemagne, sous direction soviétique exclusive, et la seconde, jusqu’au traité de paix, où les droits au sein de la Commission seraient à discuter. Ce qui ne va pas manquer de se produire.
49Pour contrôler le paiement des réparations, les Occidentaux veulent instituer une commission tripartite. Comme le dit Harriman : « celui qui contrôle l’exécution des réparations, peut pratiquement contrôler l’économie hongroise et peut exercer une influence économique importante en d’autres directions32 ». Le refus de Molotov est vivement ressenti par les Américains, mais le Département d’État écarte l’idée d’utiliser les contrats prêts bail comme moyen de pression, suggéré par Harriman.
50Dans le débat sur la CCA, la diplomatie américaine admet l’inégalité des positions avec les Soviétiques pendant la première période et cherche à s’assurer des droits égaux pour la seconde, sans cautionner d’ailleurs explicitement l’action soviétique exclusive, y compris durant la période des opérations militaires.
51En tout cas, les Anglo-Américains souhaitent que les droits suivants leur soient assurés : des directives politiques ne pourront pas être données au gouvernement hongrois sans leur avis préalable ; possibilité de communication directe et codée avec leur gouvernement ; déplacement libre en Hongrie, seuls les voyages plus importants pouvant justifier une demande d’autorisation préalable auprès du président de la CCA ; chaque délégation définira ses effectifs et la somme qu’elle exigera du gouvernement hongrois pour les entretenir ; possibilité de demander des informations aux fonctionnaires soviétiques de la CCA sur les questions relevant de l’application de l’armistice.
52Au début de janvier, les textes de l’armistice prennent forme. Le document principal introduit par un préambule sera composé de 20 points, auquel s’ajoute une annexe en six parties et un procès-verbal séparé contenant les questions controversées. Les statuts de la CCA, prévue par le point n° 18 du texte principal, forme un document séparé. Le 13, il est décidé que le document sera signé par Vorochilov au nom des trois puissances alliées (au lieu de Malinovski, prévu pour ce rôle en tant que chef du 2e Front d’Ukraine). Le changement est motivé par le choix de Vorochilov comme président de la CCA en Hongrie.
53Le 15 janvier, Molotov, Harriman et Balfour reçoivent les ambassadeurs de la Tchécoslovaquie et de la Yougoslavie, Z. Fierlinger et S. Simitch. Parmi les diverses propositions tchèques, seule l’expulsion massive des Hongrois est accueillie avec réserve par le Département d’État. Il est admis que les représentants des deux pays auront leur place dans la CCA, du moins pour les questions où les intérêts de leurs gouvernements seront engagés.
54Le texte de l’armistice est présenté à la délégation hongroise le 18 janvier, qui prend donc connaissance des conditions de la « reddition sans conditions » après une longue attente. Elle dispose de 24 heures pour étudier le document. Lors de la réunion qui se tient le lendemain avec les trois diplomates alliés, toujours sous la présidence de Molotov, la déclaration de Gyöngyösi ne comporte que deux points dignes d’intérêt : l’un portant sur le retour des prisonniers de guerre et l’autre essayant d’obtenir que le paiement des réparations ne débute que le 1er janvier 1946 et soit étalé sur dix ans.
55Avec l’assentiment de ses collègues, Molotov réplique vertement que « la Hongrie n’avait été attaquée par personne. La Hongrie avait attaqué l’Union soviétique. Personne n’avait déclaré la guerre à la Hongrie. La Hongrie avait déclaré la guerre à l’Union soviétique et à ses alliés ». Les « négociations » étaient donc terminées sans aucun changement des obligations prévues : participation à l’effort de guerre allié, retrait des troupes hongroises et de tous les fonctionnaires derrière les frontières du 31 décembre 1937, liquidation des restes du fascisme, paiement des réparations, rétablissement de l’administration civile ancienne, acceptation de la CCA pour contrôler l’exécution des conditions de l’armistice, etc.
56Le rôle de la délégation hongroise, et celui Gyöngyösi en particulier, est jugé sévèrement par les historiens hongrois. Évoquant la déclaration du ministre lors de la réunion du 19 janvier, Korom dresse la liste des lacunes, et relève notamment que Gyöngyösi a omis de critiquer la politique belliqueuse de la Hongrie horthyste et de souligner l’opposition d’une partie importante du pays à la guerre et au nazisme ; il a manqué aussi de mettre en lumière les contraintes imposées par l’occupation allemande du 19 mars et la volonté de rupture du régent avec l’Allemagne. Il reproche ensuite à Gyöngyösi de ne pas avoir tracé plus clairement les buts du GNP, et surtout de ne pas avoir épuisé toutes possibilités pour conserver quelques gains territoriaux, en Transylvanie notamment33.
57Conformément au principe de la reddition sans condition, la CCA a des pouvoirs pratiquement sans limites. Formellement, la Hongrie reste un État souverain mais sa politique étrangère est étroitement contrôlée et la mission soviétique interviendra souvent dans la politique gouvernementale et dans la vie publique. Pour exercer le contrôle, la CCA va créer un appareil dont l’entretien est à la charge du pays occupé.
58L’organisation de la CCA34 se met en place à partir de la fin janvier-début février 1945. Vorochilov lui-même arrive à Debrecen le 3 février. Son adjoint, le général Stahurski sera remplacé dès l’été 1945 par le général Sviridov, qui dirigera en fait la Commission à partir du printemps 1946 quand Vorochilov, tout en conservant le titre de président de la CCA, rentre définitivement à Moscou.
59L’image du maréchal Vorochilov varie selon les mémorialistes, évoquant soit « un adjudant genre hussard à la retraite » soit « un vieux monsieur de belle prestance », qui a fait preuve « d’indépendance humaine et politique » et qui n’a pas manqué de gestes bienveillants envers le GNP35. Son adjoint, le général Sviridov, est au contraire décrit comme un homme rigide et froid, dépourvu d’autonomie, qui s’adresse systématiquement à Moscou, avant de prendre une décision. Le troisième personnage important de la CCA, G.M. Pouchkine, est resté aussi distant que Sviridov vis-à-vis des Magyars. Âgé à peine de 35 ans mais d’un physique ingrat, Pouchkine a déjà occupé plusieurs postes diplomatiques quand il est nommé en Hongrie, d’abord comme conseiller politique puis comme ambassadeur de son pays. En cette qualité, il aurait mené une activité qui dépassait de loin les missions habituelles des diplomates. Pour Ferenc Nagy, Pouchkine est un carriériste déterminé, produit typique de l’appareil ; Zoltán Vas le décrit comme un homme « sec, froid, taciturne et infiniment poli, qui, malgré plusieurs années vécues à Budapest, est resté éloigné des problèmes de la Hongrie ».
60D’après une liste envoyée en mars 1945 au GNP de Debrecen, l’organisation de la mission soviétique repose sur 13 hauts responsables, dont les compétences s’étendent sur l’ensemble du pays, et sur un réseau formé des groupes installés dans les chefs-lieux de départements, dans les villes importantes et les grandes entreprises, les centres ferroviaires et les ports fluviaux du Danube. L’ensemble des effectifs de la mission soviétique est estimé entre 700 et 800 personnes36.
61Le chef de la délégation britannique est le général Edgcumbe, « un vieux militaire de carrière desséché, à l’humour froid ». La mission anglaise qui arrive à Debrecen le 24 février 1945 comprend 78 membres, puis jusqu’à 90. La fonction de conseiller politique est exercée d’abord par A.D.F. Gascoigne, qui, devenu ambassadeur de son pays à Budapest, sera remplacé par A. K. Helm. En réalité, la mission politique, rattachée au Foreign Office, et la mission militaire, qui dépend du ministère de la Défense (War Office), fonctionnent indépendamment l’une de l’autre. Si la première a pour tâche prioritaire d’apporter son concours à la seconde, elle a beaucoup plus de possibilité pour mener une action autonome : elle fonctionne en effet comme une unité indépendante et peut entretenir librement des relations avec les organismes gouvernementaux et les partis politiques hongrois, alors que la mission militaire, placée sous direction soviétique, ne peut faire tout cela qu’avec l’assentiment de cette dernière. Dans ses directives adressées au général Edgcumbe, le gouvernement britannique rappelle :
« La tâche principale de votre mission est de faire respecter, par la collaboration la plus étroite avec vos collègues des États-Unis, les différents points de la convention d’armistice signée avec la Hongrie [...] Les intentions soviétiques concernant la Hongrie ne sont pas connues à présent par le Gouvernement de sa Majesté, le fait cependant que le pays est occupé par l’Armée Rouge et que la Hongrie est un théâtre d’opérations soviétique, signifie que le rôle principal dans l’application de l’armistice revient au gouvernement soviétique. Mais nous ne souhaitons pas que la Hongrie tombe sous gouvernement soviétique, c’est pourquoi vous devez résister à toutes tentatives des autorités soviétiques, qui mettraient en danger la souveraineté ou l’indépendance de la Hongrie37 ».
62La délégation américaine de la CCA est commandée par « un industriel bohème », W.S. Key, général de réserve, que le général G.H. Weems remplace en juillet 1946. Dès le début de 1945, le futur ambassadeur américain à Budapest, Arthur Schoenfeld, fait fonctionner en Hongrie une mission politique, à laquelle la délégation militaire reste subordonnée pour toutes questions politiques. La mission militaire est commandée au nom du Conseil unifié des Chefs d’état-major et, pour l’administration et l’approvisionnement, elle dépend du Commandement américain du théâtre d’opérations méditerranéen. Installée depuis la mi-février à Debrecen, la délégation américaine de la CCA comprend au départ, outre le général Key, 14 officiers, un sous-officier et 35 soldats, pour compter en 1946 jusqu’à 67 personnes. Comme les Britanniques, les Américains ont pour consigne de veiller à l’application de l’armistice et à l’intégrité des intérêts économiques de leur pays.
63Un mois plus tard, ce sont les missions tchèque et yougoslave qui arrivent dans la capitale provisoire, avec respectivement 19 (90 en 1946) et une dizaine de membres. Ces délégations venues pour contrôler le paiement des réparations prévues pour leurs pays, ne font pas partie de la CCA et donc ne participent pas à ses réunions ni aux décision qui y sont prises.
64L’installation de la CCA coïncidant avec la réorganisation de l’État, elle ne manquera de compliquer cette tâche. Elle représente surtout des charges matérielles très lourdes, et d’autant plus que, contrairement à la prescription de la convention d’armistice, le pays doit assumer les frais d’une armée d’occupation dont l’effectif s’élève à 1-1,5 million d’hommes pendant l’été 1945. Installée d’abord à Debrecen, la CCA suit le Gouvernement dans son déménagement à Budapest, en avril 1945.
65Peu avant cet événement, un important rapport de la présidence du Conseil décrit la complexité des tâches que devra résoudre le « Bureau de liaison », créé pour accueillir la CCA38. Organisme autonome, il est dirigé par une commission interministérielle de trois membres. Cette commission reste à la tête du « Bureau économique de la CCA », qui remplace le Bureau de liaison à partir du 23 avril 1945. Divisé en neuf sections et employant 51 personnes, le Bureau économique s’occupe de tout ce qui concerne les conditions matérielles des missions étrangères : construction, transports, distribution, ravitaillement, stockage, comptabilité, etc. Le 15 avril 1946, le Bureau économique change de nom et de statut et devient Division économique de l’Office des réparations.
66Selon l’expression du Premier ministre Ferenc Nagy, la CCA était un hôte cher. Elle a développé en effet un appareil immense et la Hongrie devait en payer le prix, depuis les frais d’installation jusqu’aux menues dépenses de fonctionnement.
« Les Russes ne faisaient pas payer [...] ce qu’ils dépensaient pour leurs loisirs et leurs jouissances, écrit Imre Kovács : ils se débrouillèrent comme ils le pouvaient. Les Anglais et les Américains, eux, firent ajouter aux longues listes, sans complexe et sans pudeur, même les factures des fleurs, le prix de ces bouquets qu’ils avaient commandés pour leurs maîtresses dans les meilleurs magasins récemment restaurés. Les communistes savaient comment il fallait remuer ce genre d’affaires et cherchèrent à susciter l’antipathie envers les Anglais et surtout les Américains39. »
67De fait, le 6 janvier 1946, Szabad Nép, journal du PC, publie un article intitulé « Facture de fleurs imposée par l’armistice », critiquant sévèrement le train de vie des délégations occidentales. Key et Edgcumbe trouvent qu’il s’agit là de calomnies qui portent atteinte à l’article 15 de la convention d’armistice et demandent que le gouvernement hongrois présente ses excuses et suspende le journal pour quelques jours. Ils ont le sentiment que ce gouvernement « ne se montre pas du tout amical » vis-à-vis de leurs pays. Ensuite, le 12 mars, Edgcombe met en cause, outre Szabad Nép, le journal Jövendő (Avenir), et remet une liste des articles incriminés. Celui qui a pour titre « La plus petite des trois grandes » commente la politique internationale anglaise sous un jour peu flatteur. Un autre texte de Szabad Nép, daté du 31 octobre, critique les autorités américaines, qui dresseraient « artificiellement » des obstacles devant l’expulsion des Allemands de Hongrie40.
68Les réunions interalliées, où sont examinées les questions relatives à l’application de l’armistice, seront plus fréquentes durant la « deuxième période » et, dans l’ensemble, leur atmosphère change selon l’évolution des rapports entre les grandes puissances. On distingue les sessions officielles qui ont lieu régulièrement ou de façon occasionnelle entre les principaux responsables des délégations, et les réunions de niveau inférieur tenues par les employés ou experts civils et militaires en fonction des besoins de leurs secteurs respectifs. Dans la première catégorie, les chefs des missions ou leurs adjoints se réunirent jusqu’en septembre 1947 plus de cinquante fois, et toujours au siège de la mission soviétique de la rue Bajza.
69En ordre d’intérêt décroissant, les discussions ont porté sur le rétablissement des intérêts économiques anglo-américains dans leur état d’avant-guerre et sur les voyages des Occidentaux en Hongrie, ainsi que sur la situation économique du pays et l’entretien des différentes missions de la CCA. Ces questions reviennent pratiquement toutes les deux séances. Viennent ensuite : le rapatriement des prisonniers de guerre et de divers ressortissants hongrois se trouvant dans les zones d’occupation occidentales ; la situation des juifs survivants ; les problèmes posés par la réorganisation de l’armée hongroise et les affaires de la police ; le rétablissement de l’ancienne administration ; les questions culturelles et les affaires de la presse, etc.
70Plus rarement sont à l’ordre du jour les relations internationales du pays occupé, l’extradition des criminels de guerre et leur jugement, les événements de la vie politique intérieure (élections, luttes partisanes, arrestations...), la révision du fonctionnement de la CCA... Parmi les sujets les plus rares figurent des questions ponctuelles, comme le sort des civils et militaires occidentaux retenus en Hongrie, l’autorisation de tel ou tel parti ou encore les diverses frictions41.
71La présence des missions étrangères ne passait pas inaperçue. Il fallait dégager des villas dans les ruines de Debrecen et trouver des ouvriers (maçons, vitriers, couvreurs, etc.) qui les rendent habitables. Leur ravitaillement engloutissait des « sommes extraordinaires », et il arrivait que des hauts fonctionnaires du GNP fussent obligés de recourir au marché noir pour satisfaire aux exigences alimentaires des membres de la CCA. Un questionnaire envoyé à Budapest par le Bureau de liaison pour obtenir des renseignements sur les possibilités d’accueil du quartier des villas du XIVe arrondissement où les missions vont s’installer donne une idée des besoins de ces dernières42. Pour préparer le déménagement, divers représentants du GNP, dont le conseiller ministériel Pásint, ont effectué dès le 22 mars des démarches auprès du lieutenant-colonel Sousmanovitch, commandant adjoint pour les affaires politiques de la capitale. Ils rencontrent à cette occasion le général Zamertsev, commandant militaire de Budapest, qui se plaint que la commandature du quartier « soit envahie par les habitants à cause des expulsions projetées », et insiste sur l’obligation des autorités hongroises de reloger ces gens.
72Après le GNP qui déménage le 11 avril, les différentes missions quittent Debrecen : d’abord les Soviétiques, le 12 avril, puis les Anglo-Américains, en plusieurs convois, jusqu’au 23. Fin avril, les missions tchèque et yougoslave s’installent également à Budapest. Dans la capitale en ruine, loger tout ce monde, qui se jalouse et ne se prive pas de récriminations, pose des problèmes énormes43. Dans les villes de province où les missions soviétiques commencent à s’installer à la même époque, il faut leur équiper les plus beaux immeubles. À l’approche de l’hiver, l’Armée soviétique presse de son côté le Gouvernement et menace d’expulser les habitants des villes de garnison si les constructions ne sont pas terminées44.
73Les exigences abusives ou fantaisistes de certaines délégations ou personnalités45 prennent de telles proportions que Sviridov avertit les Affaires étrangères de ne plus effectuer de virements pour la CCA qu’après l’approbation écrite de son chef d’état-major.
74Le système engendre d’ailleurs ses profiteurs autochtones, qui sont d’autant plus difficiles à neutraliser qu’ils sont liés aux bénéficiaires. Gyöngyösi s’élève contre « la malhonnêteté des fournisseurs de la CCA », dont les prix dépassent souvent de 100 % même ceux du marché noir. Mais quand il se tourne vers le ministre de l’Intérieur, celui-ci « conseille la prudence, dans la mesure où les fournisseurs en question sont en relation personnelle avec la CCA46 ».
75Si la gestion de la CCA a pu devenir une source de malversations, c’est en partie parce qu’elle a souffert des improvisations et des changements successifs de son statut. Le Bureau économique est l’objet d’une longue lettre envoyée à Gyöngyösi en octobre 1945 par le Premier ministre, à la suite d’une inspection de la Cour des comptes, qui a relevé 28 « irrégularités graves ». Une lettre du président de cette Cour au Premier ministre Dinnyés clôt l’affaire le 16 septembre 1947 par une sorte d’absolution : « Toutefois, en ce qui concerne les responsabilités individuelles, je dois insister sur le fait que ce service nouvellement créé devait résoudre des tâches tout à fait spécifiques, avec des personnels auxiliaires pour la plupart sans expérience administrative. La gestion du bureau fut rendue difficile par l’inflation, ainsi que par les désirs particuliers de la Commission de contrôle, que, pour ainsi dire, il fallait satisfaire sans conditions47. »
76La présence de la CCA a donné une forme organisée à l’occupation. Les exactions des troupes ne peuvent plus se donner libre cours et plusieurs exemples montrent que les abus et les violences sont sanctionnés48. D’autre part, comme cela se produit presque toujours en situation d’occupation, des liens se créent assez rapidement, selon les conditions sociales49. De même, les récriminations contre l’occupant s’appuient désormais sur la convention d’armistice. Ces interventions sans nombre portent sur les aspects les plus divers de la vie quotidienne et de la vie publique.
77Surtout, les charges que représente l’entretien de la CCA et de l’armée d’occupation conduisent la Hongrie à la limite de ses possibilités. Dès l’automne 1945, Gyöngyösi fait des efforts désespérés pour clarifier les limites des exigences de la CCA, mais il doit conclure : « Tous mes efforts [...] sont restés sans résultat, à la suite du refus unanime et catégorique de toutes les missions50. » L’hiver suivant, le Premier ministre F. Nagy expose dans une lettre solennelle à Vorochilov la faillite possible de l’État, et demande la réduction de l’effectif des troupes d’occupation51.
78C’est probablement en réponse que Sviridov fait parvenir à F. Nagy une lettre datée du 14 février 1946 du maréchal Koniev, commandant des troupes d’occupation de Hongrie, qui, devant l’insuffisance des livraisons en pommes de terre et en légumes, a trouvé indispensable que l’armée crée des exploitations agricoles, qui rendent possible également l’élevage bovin et porcin. Il est donc souhaitable, dit-il, de distribuer aux troupes 10 000 ha de terres de labour, 8 000 ha de pré et 11 000 ha de pâturages. Il pense que cela est d’autant plus faisable qu’une partie des terres a été laissée à l’abandon52. C’est ainsi que sont créées, à titre provisoire, des « exploitations militaires » dans la zone frontalière occidentale : Magyaróvár, Csorna, Császárrét, etc. Sviridov trouve « raisonnable la demande de Koniev, puis-qu’elle facilitera, dit-il, pour le gouvernement hongrois, de répondre à ses obligations de ravitaillement de l’Armée rouge53 ».
79L’entretien de la CCA et de l’armée d’occupation ne constitue qu’une partie des sanctions économiques. L’ensemble de ces obligations est une réalité majeure, qui, avant toute considération politique ou idéologique, définit le sens de l’armistice et de la légitimité du GNP de Debrecen, à savoir la solvabilité du pays pour les dettes morales et matérielles du régime Horthy et de ses gouvernements successifs54. L’évolution des rapports de la Hongrie avec les puissances alliées se greffe principalement sur cette réalité, tout autant que les relations entre ces puissances, bien que la Hongrie n’y soit qu’un enjeu secondaire. Mais du point de vue de ce pays, l’interrogation sur la nature de la « transition démocratique » de 1944-1947 ne pourrait se faire sans le rappel de la chronologie des relations internationales où la Hongrie se trouve impliquée durant la période55.
80Aucune des trois grandes puissances n’avait des intérêts prioritaires en Hongrie, où il s’est créé une situation de fait : c’est l’armée Rouge qui a libéré et occupé le pays, et tous les biens et intérêts allemands qui s’y trouvaient allaient devenir propriété de l’URSS. Ce qui, en concomitance avec les réparations que la Hongrie devrait payer, crée d’emblée un état de dépendance. Les Occidentaux, qui, dans le cadre de la CCA, ont plus de droits en Hongrie qu’en Bulgarie et en Roumanie, suivent avec attention l’évolution intérieure56. S’ils sont d’accord avec la composition du GNP, ils en critiquent certaines mesures. Inversement, leurs initiatives ne rencontrent pas toujours l’approbation.
81Lors des élections de novembre 1945 par exemple, quand les États-Unis veulent mettre en place « sous l’influence des milieux bourgeois autochtones » une commission de contrôle internationale, ce plan est écarté par le GNP. En revanche, le projet de liste commune des partis ouvriers est annulé à la suite de la protestation britannique et la rencontre des chefs des partis en question avec Vorochilov. Le succès du PP aux élections du 4 novembre plaît aux gouvernements occidentaux, en sorte que, après les États-Unis (25 septembre), la Grande-Bretagne s’apprête à son tour à rétablir les relations diplomatiques avec la Hongrie (17 novembre).
82Mais le fait le plus important de cette période a été sans aucun doute l’accord commercial et économique hungaro-soviétique du 27 août 1945. Pendant cinq mois, dans l’attente de la ratification, ce document va en effet focaliser les relations interalliées au sujet de la Hongrie, tout en éclairant les incertitudes des Anglo-Américains à l’égard de ce pays.
83Signé à Moscou par le commissaire du peuple au Commerce extérieur, A.I. Mikoyan, et les Hongrois Ernő Gerő et Antal Bán, respectivement ministre du Commerce – et des Transports et de l’Industrie, l’accord commercial portant sur une valeur de 30 millions de $ devait régler les échanges entre les deux pays jusqu’au 31 décembre 1946. Si l’accord n’est pas désintéressé, puisqu’il permet les fabrications pour les réparations, il est bien accueilli en Hongrie, dans la mesure où il comporte des matières premières nécessaires à la reconstruction, qu’aucun autre pays à l’époque n’était prêt à fournir.
84Mais le 27 août fut également conclu, à l’initiative soviétique, un accord préalable de coopération économique générale, valable pour cinq ans. Le préambule du texte précise les objectifs de l’accord : définir les principes de la coopération, rétablir la capacité productrice de la Hongrie, prendre en considération les intérêts commerciaux de l’URSS57. Contrairement au premier document, qui a donc été bien reçu, on estime que celui-ci met en cause l’orientation économique générale du pays et porte atteinte aux intérêts capitalistes. L’affaire divise les partis de la coalition et devient, au-delà même des luttes électorales de l’automne, un des nœuds des affrontements politiques internes.
85Gerő et Bán qui font un bref retour à Budapest n’obtiennent que le consentement des partis de gauche ; Teleki et les généraux, rejoints dans leur refus par le président de l’ANP Béla Zsedényi, pensent que l’accord empêcherait la Hongrie de développer ses relations commerciales avec les pays occidentaux et, pour F. Nagy, ministre de la Reconstruction et président du PP, il pourrait entraîner la « monopolisation totale » de l’économie hongroise et le renforcement de l’influence politique de l’Union soviétique. Pour tous les opposants, la signature d’un document aussi important ne pourrait se faire sans l’assentiment de l’Assemblée nationale.
86Si, après avoir pris connaissance des détails du texte et consulté les experts, le Premier ministre Miklós est prêt à approuver l’accord, à condition que la Hongrie puisse commercer avec n’importe quel autre pays, le ministre des Affaires étrangères, J. Gyöngyösi, vexé que la question ne soit pas traitée par ses services, souhaite que la ratification soit ajournée jusqu’à la réunion de la nouvelle (et non provisoire) Assemblée nationale. Non sans fourberie, le R.P. Balogh, secrétaire d’État à la présidence du Conseil, vante en public les mérites de l’accord, mais s’applique en coulisse à convaincre les Anglais et les Américains d’intervenir. Par rapport à la diversité des attitudes du GNP et des partis, les industriels, les banquiers, les directeurs des grandes entreprises et même le directeur de la Banque nationale sont unanimement hostiles : trop heureux d’être débarrassés de la servitude allemande, ils craignent notamment que les entreprises mixtes hungaro-soviétiques prévues dans l’accord, ne laissent pas de place aux échanges avec les Occidentaux.
87Cependant, la tactique d’ajournement devient d’autant plus pénible pour le GNP que Moscou fait toute une série de gestes amicaux. Dès le 22 septembre, l’URSS rétablit les relations diplomatiques, promet de libérer une partie des PG avant la conclusion de la paix, accorde un moratoire d’un an pour la livraison de 133 000 t de céréales et accepte qu’une commission d’experts hongrois et russes examine la situation des intérêts allemands imbriqués dans des sociétés hongroises.
88Après la déclaration de Vorochilov, à savoir que « ce qui est en jeu, c’est le prestige de l’Union soviétique », le conseil des ministres extraordinaire réuni le 12 octobre approuve par 11 voix contre une (celle de Teleki) l’accord économique, après l’avoir modifié sur certains points : ainsi, il n’a pas un caractère exclusif et les contrats qui seront conclus dans son cadre ne pourront pas être en contradiction avec les lois hongroises.
89La diplomatie anglo-américaine connaissait dès le début tous les détails des accords du 27 août, tout autant que les points de vue des hommes d’affaires et des partis politiques hongrois. Elle n’a rien contre l’accord commercial à court terme, mais désapprouve le projet de coopération économique par crainte que les Occidentaux ne soient défavorisés et que l’Union soviétique ne monopolise l’industrie hongroise. Le 14 septembre, l’ambassadeur américain Schoenfeld parle de la nécessité « d’encourager la résistance locale ».
90Les 4 et 5 octobre, le président de l’ANP, Béla Zsedényi, accrédité par les milieux d’affaires et la droite politique, se rend successivement auprès Schoenfeld et Gascoigne pour poser la question : si la Hongrie continue à refuser la ratification de l’accord économique et que l’URSS prenne des sanctions, peut-elle compter sur l’appui de l’Angleterre et des États-Unis ? Après avoir consulté leur gouvernement, les deux diplomates donnent la réponse suivante : Londres et Washington écartent la possibilité de tout soutien à la Hongrie au cas où elle ne ratifierait pas l’accord économique avec l’URSS et refusent catégoriquement de compenser les dommages matériels et les pertes qui en résulteraient pour le pays58.
91De toute façon, disent les Russes, les relations économiques entre les États-Unis et l’Italie sont en plein développement bien que la paix ne soit pas encore signée avec ce pays non plus. En général, quand les Anglo-Saxons veulent intervenir dans les affaires bulgares, hongroises ou roumaines, la diplomatie soviétique se réfère à la « situation de monopole » des Anglais en Grèce et à l’hégémonie américaine en Italie.
92Le 2 novembre, Vorochilov reçoit les chefs des missions anglo-américaines et cherche à leur faire comprendre que, de la même manière que la reprise des relations diplomatiques par les États-Unis et l’URSS avec la Hongrie, l’accord économique ne relève pas du cadre interallié, mais des rapports inter-étatiques. Gascoigne, qui se montre plus obstiné face à Vorochilov, s’emploie, depuis que le 12 octobre le GNP a approuvé l’accord économique, à convaincre Miklós et Zsedényi de retarder autant que possible la ratification. Comme cet acte relève de la Commission politique de l’ANP et du Conseil national supérieur, Zsedényi, président de l’Assemblée et de la Commission politique, peut, en accord avec Miklós et Teleki, faire traîner l’adoption définitive du document incriminé.
93De son côté Schoenfeld apporte un nouvel élément au débat sur l’accord économique du 27 août en faisant état de l’accord commercial hungaro-américain de 1925, qui donne aux États-Unis le statut de la nation la plus favorisée, en premier lieu dans l’industrie pétrolière en Hongrie, accord que le gouvernement américain aurait l’intention de remettre en vigueur après la signature du traité de paix.
94Après la victoire du PP aux élections de novembre il se produit un « réchauffement » diplomatique. Dès la formation du gouvernement Tildy, les Anglais proposent la reprise des relations diplomatiques (17 novembre) et Gascoigne abandonne la politique d’obstruction. Au Foreign Office, où une conférence a eu lieu le 1er novembre au sujet de la politique économique anglaise envers la Hongrie et les autres pays de l’Europe du Sud-Est, les représentants des ministères économiques ont constaté que l’Angleterre assumait une lourde responsabilité politique en s’opposant à l’aide soviétique, alors qu’elle-même ne pouvait offrir rien de semblable.
95Il était évident d’autre part, disaient ces hauts fonctionnaires, que l’accord ne menaçait pas sérieusement les intérêts de leur pays puisque la région n’avait jamais été un enjeu commercial important pour l’Angleterre. Pour certains intervenants, le redressement du Sud-Est européen avec le concours de l’URSS favoriserait même le débouché pour les produits industriels britanniques par l’effet de l’élévation du niveau de vie. Dans cette perspective, une note anglaise du 19 novembre fait savoir qu’en dépit de la disparition du régime Horthy, le gouvernement de Londres considère comme valable l’accord commercial hungaro-britannique de 1926 et tient à se réserver le statut de la nation la plus favorisée.
96La ratification est d’autre part facilitée du fait qu’un bon nombre de ses adversaires quittent le pouvoir après les élections : B. Miklós, J. Vörös, G. Teleki, F. Nagy et I. Oltványi ne font plus partie du nouveau gouvernement, et B. Zsedényi, l’homme le plus efficace dans l’obstruction et favori des milieux capitalistes, doit abandonner la présidence de l’Assemblée nationale et le Conseil national supérieur. J. Gyöngyösi, considéré comme « russophile » par les Anglo-Saxons, et le R.P. Balogh gardent leurs positions, tandis que le nouveau Premier ministre connaît peu les arcanes des relations hungaro-soviétiques et la position des Occidentaux dans l’affaire en question.
97Le 19 novembre, Gyöngyösi se rend auprès de Schoenfeld pour confirmer l’accord donné à sa nomination comme ambassadeur. Par la même occasion, comme l’avait déjà fait Zsedényi, il lui pose ouvertement la question : quelle serait l’attitude des États-Unis en cas de ratification de l’accord de coopération avec les Russes. La réponse de Byrnes n’arrive que le 30 novembre : le Département d’État confirme la position américaine, à savoir que si le gouvernement hongrois respecte les intérêts américains et le principe de la nation la plus favorisée, sans faire de discriminations, les Américains ne s’opposent pas à la ratification. C’est à la suite de cette réponse que le gouvernement Tildy intègre dans son programme le règlement de la coopération économique avec l’URSS, souhaitant que « l’amitié sincère et la coopération reposent sur des bases solides59 ».
98Après une visite de Tildy le 19 décembre chez les deux ambassadeurs occidentaux, quand Schoenfeld reprend la proposition américaine sur la nécessité de l’action interalliée, anglaise, américaine et russe, dans le redressement économique de la Hongrie, et que Gascoigne déclare que « le gouvernement de sa Majesté n’est pas dans une situation qui lui permettrait de promettre à la Hongrie une convention pouvant remplacer l’accord économique russe60 », la Commission politique procède à la ratification le 20 décembre. Il est dit dans la déclaration annexe que « l’accord n’empêche en rien l’État hongrois de conclure avec les autres États n’importe quel accord économique ou commercial ».
99L’URSS officialisera de son côté le document le 26 décembre. La coopération économique se matérialise avec l’arrivée en mars 1946 d’une délégation soviétique à Budapest. Le 29 mars est constituée la MASZOVLET (Magyar – Szovjet Polgári Légiforgalmi Társaság – Compagnie d’Aviation civile hungaro-soviétique), suivie d’une entreprise semblable dans la navigation. Le 8 avril sont signés les contrats fondateurs de sociétés mixtes dans l’industrie pétrolière, dans l’exploitation du bauxite et la métallurgie de l’aluminium.
100Entre-temps, le 21 février et le 2 mars 1946, Byrnes a fait savoir à son ambassadeur à Budapest qu’un prêt de 30 millions de $ sera offert à la Hongrie pour l’achat de surplus militaires américains. Simultanément, l’ambassadeur américain à Moscou remet une note proposant la mise en place d’une commission interalliée pour la restauration de l’économie hongroise. D’après cette note, le pays est menacé d’effondrement pour trois raisons essentielles : le poids écrasant des réparations, l’entretien de l’armée d’occupation soviétique, et l’intervention des autorités militaires de cette armée dans la vie économique.
101La même note est remise aux Britanniques le 11 mars. Dans leur réponse qu’ils donnent le 21, les Soviétiques réfutent les arguments anglo-américains tout autant que le plan commun de reconstruction, disant que cette affaire appartient exclusivement au gouvernement hongrois.
« Désormais, l’opinion qui se fait jour dans les milieux diplomatiques américains, c’est qu’il est assez inutile de s’occuper des demandes de crédits par les Hongrois, car une aide limitée des États-Unis ne pourrait guère contribuer à préserver l’indépendance économique de la Hongrie, tant que les États-Unis et l’Union soviétique ne sont pas parvenus à un accord au sujet de l’Europe centrale61. »
102Les Américains se voient confirmer dans leur opinion du fait qu’ils n’ont pas réussi à mettre sur pied un accord aérien avec la Hongrie, quand la compagnie MASZOVLET est créée. Les liens économiques avec l’URSS sont resserrés au cours de la visite d’une importante délégation hongroise à Moscou, conduite par Ferenc Nagy en avril 1946. C’est alors que le gouvernement soviétique accepte l’étalement des réparations sur 8 ans et la libération progressive des prisonniers de guerre. Ce voyage, qui a été entrepris dans la perspective de la conférence de la paix et qui est un échec du point de vue politique, est suivi d’une tournée occidentale en juin62 : là aussi, la Hongrie obtient plusieurs avantages financiers, mais aucun soutien dans la question de ses frontières. La seule promesse que le pays reçoit sur ce terrain des Occidentaux, c’est leur refus d’accepter que la Tchécoslovaquie expulse 200 000 Magyars de la Slovaquie.
103Le traité de paix signé à Paris le 10 février 1947 prévoit que dans les 90 jours qui en suivent la ratification, toutes les forces armées alliées seront retirées de la Hongrie, l’URSS se réservant le droit d’entretenir des forces suffisantes pour assurer les communications de ses troupes avec la zone d’occupation autrichienne. Après la signature du traité, les Américains semblent poursuivre leur politique antérieure. Le 15 février, les crédits pour achat de restes militaires sont augmentés à 30 millions de $, mais on réitère les demandes concernant les informations économiques et les droits aériens.
104La crise politique du printemps 1947 et l’arrestation de Béla Kovács par les autorités militaires soviétiques, ouvrent une nouvelle phase dans la guerre des notes, le général Sviridov expliquant le 8 mars que l’affaire Kovács relève de la sécurité des troupes soviétiques, et le général Weems résumant le 17 en ces termes le sentiment du gouvernement américain : « Pour le gouvernement des États-Unis il est clair que des groupements minoritaires dirigés par le parti communiste cherchent à prendre le pouvoir par une politique menée en dehors des cadres constitutionnels. Selon l’opinion du gouvernement des États-Unis, cela met de toute évidence en danger le maintien de la démocratie en Hongrie. »
105Ces altercations diplomatiques s’inscrivent déjà dans la nouvelle politique américaine. Il est bien connu que celle-ci a été formulée le 12 mars par Truman demandant au Congrès un crédit de 400 millions pour bloquer la propagation du communisme en Europe. La « doctrine Truman », dite de l’endiguement, aura comme conséquence pratique immédiate pour la Hongrie la fermeture du bureau de l’UNRRA (United Nations Relief and Réhabilitation Administration) à Budapest le 31 mars 1947.
106Fin mai-début juin, l’émigration forcée et la démission de Ferenc Nagy donnent lieu à une nouvelle épreuve de force diplomatique. Auparavant, au mois de mai, les Américains ont supprimé 15 millions de $ des crédits qui n’ont pas encore été dépensés sur les 30 millions accordés. Toutefois, le traité de paix hongrois est entériné par la signature de Truman le 10 juin, et le 2 juillet le nouvel ambassadeur, Selden Chapin arrive à Budapest. Emballée au départ par les événements de Hongrie, la presse libérale occidentale adopte assez rapidement un ton modéré, constate S. Balogh en citant notamment le journal L’Époque, qui dans son numéro du 31 mai 1947 met en parallèle les événements hongrois et italien pour conclure que ces derniers, « bien que de signe contraire, sont de la même valeur63 ».
107Il a semblé utile de rappeler ici une affaire qui sur le « front secondaire de la guerre froide » qu’est la Hongrie, fournit l’événement peut-être le plus significatif du processus que certains protagonistes et historiens appelleront « expansionnisme » soviétique64. Un ouvrage récent qui reprend ce thème, affirme par exemple que
« [...] l’Union soviétique a utilisé dans un double rôle son expansion économique drastique et rapide en Hongrie. Elle a acquis une position clef dans l’économie hongroise en constituant des entreprises soviétiques et hungaro-soviétiques. Elle a abusé des obligations de la Hongrie en matière des réparations en orientant le commerce extérieur en sa faveur, et, avec la mise en place du Conseil économique supérieur placé sous direction communiste, elle a jeté les bases de l’économie planifiée de type soviétique. Par ces moyens, Moscou a ébranlé les piliers économiques de l’indépendance hongroise et aggravé la subordination politique de la Hongrie65 ».
108Au-delà de la fiction de l’indépendance hongroise et du thème de l’expansionnisme qui suppose un projet de type colonial et impérialiste, la bataille des notes entre les grandes puissances et les péripéties des rencontres « triangulaires » (Russes – GNP – Occidentaux) à propos de l’accord économique du 27 août 1945, où l’on assiste à l’accouchement des fameuses entreprises mixtes, révèlent d’une part l’inquiétude permanente des Soviétiques au sujet des réparations, et d’autre part le faible empressement des Anglo-Américains à répondre aux sollicitations des politiciens hongrois, porte-parole de ce qui sera appelé le « monde libre » durant la guerre froide.
109On observe ensuite que le style des tractations entre les puissances obéit peu à des schémas comme celui imaginé par le Suédois Geir Lundestad et repris par plusieurs historiens pour démontrer le processus de la « soviétisation66 ». En effet, si on s’en tient à une vision a posteriori des événements, plusieurs constructions peuvent être « logiques ». On serait peut-être plus proche de la réalité en concevant le problème en terme de relations « pratiques », où les protagonistes procèdent par approches successives pour adapter le plus possible leurs intérêts aux données de la situation. Sans dénier au maître du Kremlin l’esprit calculateur, une explication proposée en termes pragmatiques correspondrait mieux à l’empirisme stalinien que la vision d’un théoricien s’appliquant à élaborer des projets politiques ou « révolutionnaires67 », autres que ceux qui sont nécessaires à l’auto-conservation et à la meilleure possibilité de se faire rembourser pour les dommages subis.
110La troisième observation qui s’impose ici est que le regard fixé constamment sur les intentions des grandes puissances pourrait laisser croire que leurs rapports procèdent des idées qui leur sont propres, sans lien intime avec l’évolution de la « transition démocratique ». Or, si ces rapports conditionnent la reconstruction de l’État, ils ne sont pas à sens unique, comme si le mouvement des forces internes était sans importance sur les cheminements de la diplomatie des grandes puissances.
111Il est d’autant plus frappant que les travaux consacrés aux relations internationales de l’époque, dont les synthèses historiographiques permettent de constater l’ampleur68, accordent peu d’intérêt à la place qu’occupent dans les rapports entre grandes puissances alliées les problèmes intérieurs des pays disputés. La plupart du temps, l’attention des auteurs est portée sur la recherche des « responsabilités » dans la guerre froide, où les petits États européens de la future zone soviétique n’apparaissent le plus souvent que pour la cause des démonstrations69, avec tout ce que cela comporte comme approximations et effacement des spécificités.
112Or si la Hongrie est dépourvue d’intérêt géo-stratégique, elle a conservé en revanche un héritage social et un potentiel politique, propices à entretenir l’instabilité sinon à provoquer l’explosion. Loin d’attribuer quelque projet révolutionnaire à Staline, il faut donc parler de méfiance de la part des Soviétiques, méfiance que partagent sans aucun doute les Anglo-Américains. Outre l’indifférence de ces derniers dans les développements de l’accord économique du 27 août 1945, il faut citer ici le témoignage, anecdotique par certains côtés mais révélateur tout de même, de Mátyás Rákosi concernant la visite à la même époque d’une délégation américaine en Hongrie.
« Une délégation américaine de six sénateurs arriva à Budapest le 30 août (1945), écrit le leader communiste, qui se rendra lui-même un an plus tard aux États-Unis, aux côtés de Ferenc Nagy. Le gouvernement donna en leur honneur une réception au Park Klub, où étaient présents les membres de la Commission de contrôle alliée ainsi que les ministres. Ce fut une visite-éclair américaine typique : ils arrivèrent le matin et tard dans l’après-midi ils s’envolèrent pour Belgrade. Ils traversèrent la ville en voiture, regardèrent le panorama du mont Gellért, s’entretinrent à leur propre ambassade, puis ils se rendirent à la réception. Le vin de Tokaj et la cuisine hongroise étaient à leur goût, mais par ailleurs ils se comportaient avec un air de supériorité et de façon sotte.
Je discutai avec eux sans interprète pour demander aussitôt si nous ne pouvions pas recevoir des vivres de l’Amérique. La réponse fut donnée par leur chef, un sénateur à l’allure jeune, qui s’exprima dans une intervention plus longue. Que la Hongrie reçoive prochainement des vivres des États-Unis, il ne pouvait pas en être question, car il fallait ravitailler les alliés. Ensuite, il nous reprocha sur un ton nonchalant d’avoir 5 ou 6 partis politiques. À quoi cela vous sert-il, 5 ou 6 partis ? Regardez donc les États-Unis, quel pays immense, et il se contente de deux partis. Je vous propose de cesser de vous chamailler et de vous tenir tranquille, car si vous vous agitez trop, nous allons y balancer une bombe atomique et vous pourrez voir ce qui reste de ce petit pays. J’écoutai avec un grand plaisir le discours sincère de cet Américain prétentieux, qui suscita un effet visible même parmi les ministres du parti des Petits-propriétaires. Je ne manquai pas de dire ensuite à Tildy qu’il était dommage que le pays entier ne l’eût pas entendu70. »
113Si le problème resurgit constamment dans les déclarations des protagonistes, parmi les auteurs consultés, il n’est guère que l’historien américain Arthur Funk qui évoque sans ambages l’importance dans les relations internationales de « la puissance des forces révolutionnaires déchaînées par le nazisme et par la guerre », et, précisément, « la dynamique de la révolution sociale dans les pays de l’Europe de l’Est71. » C’est donc en confrontant avec cette réalité l’état de la Hongrie qu’on pourrait tenter ici la conclusion suivante concernant l’avenir de sa « transition démocratique ».
114L’évolution de la vie politique intérieure en rapport avec le contexte international a laissé voir qu’il y avait une « accélération » après la signature du traité de paix. La majorité de la population, et en tout cas les milieux hostiles au PC ont la certitude que « l’Armée rouge va s’en aller et les Américains vont arriver ». De nombreux indices et témoignages relevés à travers l’enquête sur la période montrent d’autre part que les communistes vivent dans la hantise de la guerre civile, quelle que puisse être pour l’historien l’origine de cet état d’esprit.
115L’attitude des Anglo-américains ne contredit pas cette vision de l’avenir. À travers les différentes négociations, ils n’ont pas manqué de souligner le rôle des grandes puissances en tant que « gendarmes du monde ». Sans même parler des « droits du premier occupant », établis tacitement depuis l’armistice italien, les Occidentaux se montrent d’autant moins empressés pour la cause hongroise qu’ils n’ont que peu d’intérêts dans ce pays, et qu’ils ne souhaitent aucunement, au cas où le patronage leur reviendrait, se mettre sur le dos une autre affaire grecque, qui a suffisamment bouleversé l’opinion publique occidentale.
116À l’heure où la Hongrie doit réintégrer sa pleine souveraineté pour être livrée à elle-même, alors que les forces antagonistes n’attendent qu’à en découdre et que l’URSS est prévenue, depuis l’affaire iranienne notamment72, qu’elle ne doit pas lâcher le moindre terrain si elle ne veut pas être flouée en matière de réparations, Staline reste le meilleur garant de l’ordre social73. Il a donné suffisamment de preuves à cet égard, et sa dictature remplace sans difficulté la politique du front populaire, qui s’est révélée derechef un régime de guerre civile. Certes, la rupture a surpris le PC, car il semble bien que les Petits-propriétaires comptaient plus sur l’« occidentalisation » du pays que les communistes sur la « soviétisation ».
Notes de bas de page
1 PV/CM-GNP, Bp., 1997, Introduction, p. 9.
2 Voir plus haut, Chap. I., p.28.
3 Arcidiacono (Bruno), Le « précédent italien » et les origines de la guerre froide. Les Alliés et l’occupation de l’Italie 1943-1944, Bruxelles, 1984, et en particulier la 3e partie : L’« aspect russe » de la question : l’organisation du régime d’armistice de l’Italie et les relations entre les trois alliés majeurs, p. 279-450.
4 Berend T. (Iván)-Ránki (György), Közép-Kelet-Európa gazdasági fejlődése a 19-20. században (L’évolution économique de l’Europe centre-orientale aux xixe-xxe siècles), Bp., 1969, p. 290-311.
5 Gy. Juhász, op. cit., 1988, p. 136-214.
6 I. Feitl, Az Ideiglenes Nemzetgyűlés létrejötte és jogalkotása (La naissance et l’action législative de l’Assemblée nationale provisoire), in Hubai (László)-Tombor (László), A magyar parlament 19441949 (Le parlement hongrois 1944-1949), Bp., 1991, p. 8-9.
7 Paál (Jób)-Radó (Antal), A debreceni feltámadás...(La résurrection de Debrecen...), Debrecen, 1947, p. 25-26.
8 Rappelons que Horthy était allé jusqu’à informer Hitler de sa demande d’armistice !
9 M. Korom, op. cit., 1981, p. 326.
10 L. Szűcs, PV/CM-GNP, Introduction, p. 17-18.
11 I. Bibó, op. cit., 1994, p. 100.
12 Béla Zsedényi (1894-1955), professeur de droit « progressiste et anti-allemand » de Miskolc, il est rédacteur en chef depuis 1939 du « Journal du Matin de la Haute-Hongrie ». Le 17 octobre 1944, il est arrêté par les Croix-fléchées, mais réussit à s’évader le 9 novembre. Il sera arrêté à nouveau en juin 1950 et mourra en prison.
Sándor Juhász-Nagy (1883-1946), avocat, fut secrétaire d’État dans le gouvernement Károlyi en 1918, puis ministre de la Justice jusqu’au 21 mars 1919. Arrêté et torturé par la Gestapo en 1944, il est libéré sur l’intervention de l’Église protestante. Participe activement aux préparatifs de l’Assemblée nationale mais, pressenti pour en être le président et pour faire partie du GNP, il ne peut accepter ces fonctions à cause de sa maladie. Il publie avant sa mort une histoire de la révolution de 1918 (A mgyar októberi forradalom története - Histoire de la révolution d’octobre hongroise, Bp., 1945). Kálmán Sántha (1903-1956), médecin, professeur d’Université et académicien, sera persécuté dans les années 1950, puis réhabilité en 1956.
13 Föglein (Gizella), Az államfői jogkör és gyakorlása (Les attributions du chef de l’État et l’exercice de ses pouvoirs), in L. Hubai-L. Tombor, op. cit., p. 44-45 et 76.
14 Ibid. p. 46-47 et Az államfő intézménye és az Ideiglenes Nemzetgyűlés (L’institution du chef de l’État et l’ANP), in I. Feitl, op. cit., 1995, p. 144-145.
15 L. Szűcs, op. cit., p. 21.
16 Balogh (Sándor)-Szabó (Éva), Koalició és politikai érdekegyeztetés. A pártközi értekezlet (Coalition et conciliation des intérêts politiques. La conférence interpartis), NP, 1994, n° 4. CIP, Introduction, p. VII-XXI.
17 Le PC était particulièrement apprécié pour son organisation, puisqu’après les réunions il offrait à ses partenaires un plat chaud de paprikáskrumpli (soupe de pomme de terre assaisonnée au paprika...).
18 Le 20 décembre 1944, à 20 heures, Pouchkine explique dans son entretien téléphonique avec Moscou que les représentants du PP et de l’Alliance paysanne, avec en tête Béla Kovács, un de leurs leaders et député de Pécs, « ont demandé qu’on leur assure au moins trois postes dans le GNP. Ils se sont opposés également à Ferenc Erdei, désigné comme ministre de l’Intérieur, en montrant qu’Erdei était communiste en « secret ». Le camarade Pouchkine et Soussaïkov ont réussi à rappeler à l’ordre les représentants des Petits-propriétaires, après quoi ceux-ci ont commencé à demander qu’on assure à leur parti des postes de secrétaires d’État en nombre équivalent, ce qui a été promis ». I. Vida, Orosz levéltári források az 1944 őszi moszkvai tárgyalásokról...(Sources d’archives russes sur les négociations de Moscou de l’automne 1944...), in I. Feitl, op. cit., 1995, p. 96, doc. n° 17.
19 Op. cit., 1980, p. 689.
20 l. Szűcs, PV/CM-GNP, Introduction, p. 32-41.
21 Lettre de Vilmos Böhm à Mihály Károlyi à Londres, Rasunda, 24 janvier 1945, in Szabó (Éva)-Szűcs (László), Böhm Vilmos válogatott politikai levelei 1914-1949 (Lettres politiques choisies de Guillaume Böhm 1914-1949), Bp., 1997, p. 241-242. Böhm y fait état du premier ordre militaire du général Vörös, chef d’état-major nommé par Sztójay. Ce document parut le 12 juin 1944, « au moment où la déportation et le massacre des juifs se poursuivaient avec une forte intensité, où les soldats hongrois étaient envoyés à l’abattoir par dizaines de milliers ». Le général y appelle à la croisade contre le « bolchevisme oriental » et exige que chaque soldat et officier collabore avec camaraderie « au sein de l’alliance consacrée par le sang avec le grand allié ».
22 Le journaliste Gyula Kállai (PC) nommé secrétaire d’État le 13 juillet 1945, fut présenté à B. Miklós par le R.P.Balogh. Dans ses mémoires, il évoque ses impressions : « C’est alors que j’observai de plus près ce général horthyste. Sa taille élevée, sportive et pourtant légèrement voûtée, son visage coloré, ses yeux bleus, ses cheveux blonds et rares, et surtout sa voix douce faisaient penser beaucoup plus à un professeur de lycée de province qu’à un général d’armée d’une guerre impitoyablement sanglante [...] La question me passionnait toujours de savoir quels sentiments pouvait éprouver cet homme assis dans la chaise du président du Conseil de la démocratie populaire, entouré de sociaux-démocrates, de communistes et d’autres membres du gouvernement d’origine populaire. Car, il n’y a pas si longtemps encore il conduisait ses troupes contre l’Union soviétique. On voyait qu’il n’aurait jamais pensé que l’histoire lui ferait une telle farce [...] Nous savions pourquoi il était devenu Premier ministre, lui aussi le savait, mais l’expliquer d’un point de vue moral et surtout le rendre acceptable pour lui-même, je pense qu’il ne sut jamais le faire [...] Comment pouvait-il être perçu dans ce cadre par ceux qui étaient contre notre entrée en guerre et qui furent emprisonnés pour cela ? Et qu’en pensaient les généraux qui, avec lui, avaient éduqué leurs soldats dans la haine de l’Union soviétique et des communistes, et le voyaient maintenant [...] passer aux côtés de l’ennemi... » Két világ határán (A la frontière de deux mondes), Bp., 1984, p. 265-266.
23 « Le révérend père Balogh était un homme de taille moyenne, mais tellement gros que son poids valait celui de deux hommes normaux, se souvient Gy. Kállai. Une mince monture dorée rendait son visage coloré et son regard vif encore plus radieux [...] Je n’ai guère connu d’homme plus gai, plus joyeux, plus spirituel. Il ne ménageait pas son état physique non plus. Sa maîtresse était une journaliste. Quand on lui demandait comment il pouvait vivre avec une femme aussi fluette, il répondait avec un sourire malicieux : Ah, mon ami, c’est tout un art. » Op. cit., p. 264.
M. Rákosi a gardé les mêmes impressions du R. P. Balogh : « le visage intelligent, très gros, tel que nous avions l’habitude de représenter les prêtres sur les caricatures, il pouvait peser au poids vif, 140 kg. Il était rusé et intelligent. » Op. cit., p. 141.
24 L. Szűcs, op. cit., p. 37.
25 Rákosi porte le même jugement sur Vásáry en écrivant qu’« il était le seul homme à s’y connaître en administration et cette connaissance, il a cherché à l’employer de toutes ses forces contre le nouvel ordre des choses. » Il décrit Vásáry comme « un horthyste pur, un gentry typique jusqu’à la moelle, dans le style du “je t’en prie mon cher”, que les pauvres de la Hajdúság haïssaient. Je n’étais pas depuis trois jours dans la ville [à savoir, Debrecen], quand un de leurs domestiques agricoles se présenta pour se plaindre que sur les terres Vásáry [...], le frère du ministre continuait à se comporter en potentat avec les ouvriers qui étaient roués de coups, et que c’était pire que dans l’ancien régime. » Op. cit., p. 156.
Au même endroit, Rákosi dit à propos du ministre Takács : « Il représentait la pire espèce des sociaux-démocrates de province arriérés [...] Il était inculte et malveillant, ses interventions n’avaient aucune consistance, c’était le petit-bourgeois le plus obscur qui s’exprimait en lui chaque fois qu’il ouvrait la bouche [...] Il ne pouvait pas sentir les communistes, il avait horreur du nouveau. » Plus finement, une notice biographique dit qu’« en 1938 et 1939, les lois antisémites suscitèrent des troubles et des tensions même au sein du parti social-démocrate. Beaucoup de dirigeants durent se mettre à l’écart dans le parti et dans la presse à cause de leur origine juive. Une partie des secrétaires de province, dont Ferenc Takács, souhaitaient élargir la direction en y intégrant des forces nouvelles d’origine non juive. [Il n’avait donc pas en horreur toutes « nouveautés » ! N.d.a.] La majorité de la direction du parti était contre cela... ». Strassenreiter (Erzsébet), in Varga (Lajos), A magyar szociáldemokrácia kézikönyve (Manuel de la social-démocratie hongroise), Bp., 1999, p. 468-470.
26 À l’époque où il est premier ministre, le modéré Ferenc Nagy estime que les ministres communistes (Rákosi et Gerő) sont les meilleurs de son gouvernement. « Les Américains reconnaissent également que les meilleurs ministres [...] sont les ministres communistes éduqués par les Russes. » Entretien avec Sviridov. Korotkevitch, printemps 1947. DS, p. 213.
27 Si la CCA est dominée par les Soviétiques, les Occidentaux n’en sont pas moins au courant des affaires hongroises. Dobi (István) évoque ainsi l’ambiance des réunions au siège national des Petits-propriétaires : « Nous débattons, les réunions se succèdent. Quelque question délicate surgit. Ferenc Nagy suspend la séance et s’en va précipitamment avec Béla Varga, Béla Kovács, un interprète et l’un des jeunes messieurs qui a l’air affairé. Où vont-ils ? Ceux qui sont restés se disent en chuchotant : ils vont discuter l’affaire avec les Américains et les Anglais. Aucun signe d’indignation, pour rien au monde personne ne poserait la question : est-ce que cela regarde les Occidentaux ou n’importe qui d’autre. N’est-ce donc pas notre affaire ? ». Vallomás és történelem (Témoignage et histoire), Bp., 1962, vol. 2, p. 450.
28 PV/CM-GNP, n° 2/4 et annexe 2/b, 28 décembre 1944.
29 M. Korom, op. cit., 1981, p. 454-510. Gy. Juhász, op. cit., 1988, p. 458-465. S. Balogh, Magyarország külpolitikája 1945-1950 (La politique étrangère de la Hongrie 1945-1950), Bp., 1988, p. 5-24. I. Romsics, Amerikai béketervek a háború utáni Magyarországról. Az Egyesült Államok Külügyminisztériumának titkos iratai 1942-1944 (Projets de paix américains pour la Hongrie de l’après-guerre. Documents secrets du ministère des Affaires étrangères des États-Unis 1942-1944), Gödöllő, 1992, en particulier, p. 216-245.
30 B. Arcidiacono, Le précédent italien. Les armistices de septembre 1943 : la dimension interalliée, in Vaïsse (Maurice), La victoire en Europe. Actes du colloque international de Reims 1985, Lyon, 1985, p. 99.
31 Ibid., p. 101-102.
32 M. Korom, op. cit., 1981, p. 487.
33 Ibid., p. 499 et L. Szűcs, PV/CM-GNP, Introduction, p. 60-61.
34 Földesi (Margit), A Szövetséges Ellenőrző Bizottság Magyarországon (La Commission de contrôle alliée en Hongrie), Bp., 1995, p. 18-44. Baráth (Magdolna)-Cseh Gergő (Bendegúz), Dokumentumok a SZEB működésének első három hónapjából 1945 február-április (Documents des trois premiers mois du fonctionnement de la CCA, février-avril 1945), RS, 1995, n° 11, p. 83-88. Cseh Gergő (Bendegúz), Documents of the meetings of the Allied Control Commission for Hungary, Bp., 2000, p. 9-34. PV/CCA, Introduction, p. 7-37 et annexes 1-2, p. 373-383.
35 I. Kovács et F. Nagy, op. cit., p. 232 et 258.
36 Faisant état de plusieurs listes nominatives, I. Feitl rappelle qu’« aujourd’hui encore, nous ne connaissons pas l’effectif exact de la mission soviétique ». PV/CCA, Introduction, p. 12.
37 Ibid., p. 16.
38 ANH, XIX-A-1-j/12a, 614-VIII, 9 avril 1945.
39 Op. cit., p. 267. Du côté des PP, István Dobi, proche des communistes, apporte ainsi son témoignage : « Les ambassadeurs anglais et américain sont distants ; de l’Anglais on dit qu’il méprise impitoyablement ce pauvre pays et son peuple ; ces messieurs occidentaux haut placés de la Commission de contrôle militaire n’ont d’autre souci que les femmes, le logement de qualité, la bonne nourriture et les boissons chères, toutes les factures sont payées par l’État, leurs affaires de femmes les plus sordides sont à la charge de ce pays malheureux et pillé. » Op. cit., p. 450. De l’ambiance désagréable témoigne aussi une « enquête au sujet des plaintes américaines ». Parmi celles-ci figure le cas du lieutenant-colonel Towsend qui ayant demandé des rideaux, aurait reçu cette réponse du Bureau économique : « qu’il fasse emmurer ses fenêtres, ainsi il n’aura pas besoin de rideaux. » ANH, XIXA-1-j/15, 6506-VIII, MAE 155 003/T.B.-1945, 17 août 1945.
40 PV/CCA, 7 et 11 janvier, 23 avril et 12 novembre 1946, p. 130, 133-134, 171, 253-254.
41 PV/CCA, Introduction, p. 17-21 et Index thématique, p. 443-446.
42 Les questions et vœux portent sur les points suivants : emplacement des églises et existence de prêtres parlant l’anglais, le serbe et le tchèque ; emplacement des aéroports, situation des garages et des pompes à essence ; existence d’une écurie pour 20 chevaux au moins et espace pour les fourrages ; bicycles et tricycles pour les livraisons à domicile ; tampons divers en anglais et en russe ; résumé en anglais, en serbe, en tchèque et en français de l’Hebdomadaire des Nouvelles du XIVe arrdt... ANH, XIX-A-1-j/12a, 495-VIII, 3 avril 1945.
43 ANH, XIX-A-1-j/13, 1241-VIII, 12 avril 1945. PV/CM-GNP, A, 34/2, 13 juin 1945 et note 1, p. 543.
44 PV/CM-GNP, B, 55/8, 20 septembre 1945. Une complication supplémentaire résulte de l’installation de certains membres des missions anglo-américaines dans les zones militaires soviétiques. PV/CCA, 23 avril 1946, p. 173-174.
45 Le maire de Szekszárd par exemple est consterné quand le chef de la mission soviétique lui demande « une tonne de café et un quintal de thé ». Le chef, un major, s’étonne à son tour en apprenant que toute la Hongrie ne possède pas de telles quantités de ces denrées. « Bon, apportez-moi alors ce que vous pouvez, dit-il. [...] Le lendemain, le major demande dix poulets et cent œufs [...] Un autre matin, il présente un vœu particulier : Bourgmestre, mon ancienne cuisinière est maladroite et elle n’est pas jeune. Engagez donc sans tarder une cuisinière belle et jeune. » F. Nagy, qui rapporte ces exemples, parle aussi de la délégation tchèque. Il arrivait, dit-il, que ces militaires commandent pour un mois treize mille bouteilles d’alcool, ce qui aurait supposé que chaque homme pût en consommer 140-150 en un mois. Op. cit., p. 138-139. Un autre maire, celui de Székesfehérvár, est excédé car le capitaine Katelnikov « a fait transformer en aire de spectacle la place baroque devant l’hôtel de ville [...] Devant l’entrée d’un magasin, il a fait dresser un théâtre et il a fait recouvrir les façades des immeubles de coulisses peintes, y compris la statue qui se trouve au milieu de la place [...] Dans cette ambiance de fête foraine, la danse et les réjouissances se répètent tous les jours jusqu’à minuit, pendant que des milliers et même des dizaines de milliers d’ampoules électriques déversent leur lumière et gaspillent le courant électrique produit difficilement par la centrale de la ville et que jusqu’ici personne n’a remboursé. » ANH, XIX-A-1-j/14, 4392-VIII, sd.
46 PV/CM-GNP, B, 55/8, 20 septembre et 58/14, 3 octobre 1945, annexe 58/b, p. 328. Note 4, p. 381. ANH, XIX-A-1-j/14 et 15, 4388-VIII, 6 juillet 1945 et 8216-VIII, 17 septembre 1945.
47 ANH, XIX-A-1-j/14, 10783-VIII, 16 septembre 1947, et antérieurement : 3690-VIII, 22 juin 1945 (Rapport de Pásint) ; 3690-VIII, 3 octobre 1945 (Lettre du Premier ministre) ; 8297-VIII, 31 août 1945 (Mission confiée à l’expert-comptable S. Csu″rös de superviser la gestion du Bureau de liaison) ; 6705-VIII, 12, 27 juin, 2 octobre 1946 et 15 septembre 1947 (Correspondance de la présidence du Conseil avec la Cour des comptes et l’Office des réparations).
48 ANH, XIX-A-1-j/12a, 413-VIII, 23 mars 1945.
49 I. Kovács parle de ces nouveaux riches, « hyènes de l’argent », acoquinés avec les officiers russes, dont « une bonne partie sont corrompus » et qui n’osent pas se montrer en compagnie des Anglo-Saxons. Ces derniers sont en revanche très recherchés par les débris de l’aristocratie hongroise (mais pas en dessous du grade d’adjudant). Dans la haute société encore, « des dames distinguées fournissaient, en contrepartie des devises nobles, de l’or ou du ravitaillement, des filles des meilleures familles [...] Dans les strates inférieures, l’amitié, les contacts résultaient de la vie quotidienne. Dans le buffet de la gare, les voyageurs attendant leur train offraient un verre de vin ou de bière aux Russes en transit et, [...] après les vendanges, les balayeurs de rue, les ouvriers d’usine et les soldats russes buvaient ensemble dans les auberges des banlieues. » Op. cit., p. 271-272.
50 PV/CM-GNP, B, 58/14, 3 octobre 1945, annexe 58/b, p. 327.
51 ANH, XIX-A-1-j/50, 71-VIII, 7 janvier 1946.
52 D’après une lettre adressée par le GNP à Sousaïkov en janvier 1945, la situation de l’agriculture hongroise dans les territoires libérés est extrêmement grave. Seuls 5-10 % de la surface disponible ont été emblavés à l’automne 1944. La cause principale de cette « baisse sans précédent » réside dans la diminution du cheptel. ANH, XIX-A-1-j, b. 12 a, 4 janvier 1945.
53 ANH, XIX-A-1-j, b. 50, 1825-VIII, 21 février 1946. Le bruit s’est répandu aussitôt que des Ukrainiens se livrent à une colonisation des terres hongroises sous forme de kolkhozes. ANH, XIX-A-1-j, b. 50 et 56, 1623-VIII, 15 février 1946 et 4470-VIII, 1er avril 1946. La rumeur ayant été répercutée par les protestations du cardinal Mindszenty et par certains correspondants de guerre américains pour en faire une « story », Sviridov conteste « ce genre de reportages qui peuvent diviser les alliés. » PV/CCA, 7 janvier 1946, p. 131.
54 Le 24 juin 1947, lors des débats de l’AN sur la ratification du traité de paix, Anna Kéthly a formulé de façon pathétique, et non sans amertume, le prix et l’ambiguïté de la souveraineté retrouvée : « C’est la République Hongroise qui paie par ce traité de paix pour ce que nos prédécesseurs ont fait [...] au moment où nous ratifions ce traité de paix [...] nous réglons nos dettes non seulement vis-à-vis des peuples blessés et offusqués, mais nous payons également les dettes de notre propre classe dominante... ». Cité par J. Gergely-L. Izsák, op. cit., p. 254.
55 Ouvrages de référence : S. Balogh, op. cit., 1988, 392 p. Megjegyzések a magyarországi népi demokratikus fejlődés nemzetközi és belő feltételeihez (Remarques sur les conditions internationales et intérieures du développement démocratique populaire de la Hongrie), RH, 1986, n° 1, p. 140148. Sipos (Péter)-Vida (István), Az 1945. augusztus 27-én megkötött szovjet-magyar gazdasági egyezmény és a nyugati diplomácia (L’accord économique hungaro-soviétique du 27 août 1945 et la diplomatie occidentale), PE, 1985, n° 4, p. 102-118.
56 Les membres des missions anglo-américaines disposent de nombreux informateurs en Hongrie. Plusieurs d’entre eux, en service dans le pays, ont créé dès l’entre-deux-guerres des « relations bien élaborées avec l’élite sociale et des hauts fonctionnaires du régime Horthy. » Ils sont en outre « admirateurs fervents de la gent féminine hongroise », dont les membres bien placés dans les bureaux fournissent des renseignements de première main. Figder (Éva)-Palasik (Mária), Brit jelentés a magyar politikai rendőrségről 1946-ban (Rapport britannique sur la police politique hongroise en 1946), AOH, 1999, p. 169.
57 PV/CM-GNP, B, 59/1, 12 octobre 1945 et annexe 59/C, p. 355-358. Le texte comporte 9 articles répartis en 3 chapitres dont le premier précise « les domaines de la Coopération économique » : Agriculture ; B.Industrie ; C. Navigation, transports aériens et routiers ; D. Affaires bancaires.
58 P. Sipos-I. Vida, op. cit., p. 106-107.
59 Les démarches officieuses se poursuivent cependant pour « alerter » l’ambassadeur américain. Au début de décembre, le ministre des Finances, F. Gordon, le prévient que la passivité des alliés occidentaux laisse la voie libre devant l’Union soviétique dans l’économie hongroise. « À ce sujet, Gordon répandit de telles calomnies sur l’Union soviétique que même l’ambassadeur en fut surpris... ». À la même époque, le ministre du Ravitaillement, K. Bárányos, sollicite l’intervention urgente des États-Unis en expliquant « que les difficultés économiques vont conduire à des troubles et des mouvements populaires qui entraîneront la chute du gouvernement Tildy, et il ne sera pas difficile de monter les masses contre les alliés occidentaux. » S. Balogh, op. cit., 1982, p. 75 et 1988, p. 74-75.
60 P. Sipos-I. Vida, op. cit., p. 113.
61 S. Balogh, op. cit., 1986, p. 142-143.
62 Rákosi qui faisait partie de la délégation conduite par le Premier ministre Ferenc Nagy, évoque ce voyage dans ses Souvenirs. Aux États-Unis par exemple, après avoir échangé quelques mots avec Truman, dit l’auteur, « j’ai vu qu’il n’avait pas la moindre idée des problèmes hongrois [...] A ce moment, il semblait assez maladroit, il obéissait aux consignes de son secrétaire et à celles des photographes qui, sans autre forme de procès, le bousculaient et lui donnaient des ordres : ‘Souriez à gauche !” (Là se tenait Ferenc Nagy). “Souriez à droite !” (Là, c’était moi). “Serrez bien les mains de Rákosi, surtout que vous n’avez pas encore guère tenu les mains d’un communiste !”... ». Byrnes écoute les Magyars avec un ennui manifeste ; en revanche, Dean Acheson, bon connaisseur des questions hongroises, « type même de l’aristocrate américain réactionnaire, grand et maigre [...] et le regard effronté » se montre menaçant et dit que les Américains n’aiment pas ce qui se passe en Hongrie. Op. cit., 1997, p. 279 et suite. [Rákosi aimait dire que « déjà, les sages de l’antiquité savaient que les hommes grands et maigres étaient dangereux et méchants ». Lui, il était petit et gros. N.d.a.].
D’après Zoltán Vas qui jusqu’à sa disgrâce précoce appartenait au cercle dirigeant le plus étroit du PC et de l’État, depuis ce voyage, « Staline tenait Rákosi pour un agent de l’impérialisme » et ne supportait ni sa loquacité ni sa vaste culture. Staline qui parlait peu, « lui avait adjoint de façon très grossière de se taire en sa présence ». Dès juin 1945, Rákosi et Rajk rencontraient Tito pour mener à bien une confédération balkanique et centre-européenne lancée par Dimitrov. Ce projet provoqua la fureur de Staline, tout autant que la fermeté de Tito de défendre les intérêts de l’État yougoslave. Rákosi adopta lui aussi cette attitude à plusieurs reprises, mais il n’avait pas la détermination (et certainement pas la base politique et nationale) de Tito. Z. Vas pense que « les historiens hongrois devraient tenir compte des faits historiques, et parler des graves contradictions initiales de la Hongrie avec Staline. » Il souligne que les relations du PC et de l’État hongrois avec l’URSS ont été clarifiées et se sont mises en place difficilement. Betiltott könyvem (Mon livre interdit), Bp., 1990, p. 13-31.
63 Op. cit., 1986, p. 145.
64 I. Deutscher conclut sur l’invraisemblance d’un projet de conquête (Staline, Paris, 1953, p. 637638), alors que J.-B. Duroselle affirme que « l’idéal de Staline est celui de la conquête du monde par le prolétariat, représenté désormais par l’État prolétarien. » M. Vaisse, op. cit., Introduction générale, p. 20. À la lumière de ce que nous observons en Hongrie, la première thèse est de loin la plus plausible. L’historien John Lukacs, qui proclame sans cesse son aversion pour l’Armée rouge, invoque plusieurs fois Churchill pour prouver (s’il en était besoin...) que Staline est un « homme d’État profondément anti-révolutionnaire », éloigné des considérations idéologiques. Quant aux projets de conquête du dictateur soviétique, il pense qu’« il existe nombre de preuves du contraire ». Il est même probable, dit-il, qu’en 1946, Staline n’était pas décidé à imposer le pouvoir exclusif des communistes en Hongrie et en Allemagne de l’Est. 1945. À nulla év (1945. L’année zéro), Bp., 1996, p. 48, 97, 252. Enfin, en historien marxiste, E.J. Hobsbawm résume ainsi son point de vue sur cette question : « La Russie stalinienne était un État effroyable, mais sa politique extérieure et ses objectifs internationaux n’étaient pas expansionnistes, encore moins belliqueux [...] L’expansionnisme soviétique [...] n’apparaît que dans les années soixante-dix, avec des résultats finalement suicidaires. » Le Débat, 1997, n° 93, p. 88.
65 Borhi (László), A vasfüggöny mögött. Magyarország nagyhatalmi erőtérben 1945-1968 (Derrière le rideau de fer. La Hongrie dans le champ d’attraction des grandes puissances 1945-1968), Bp., 2000, p. 6.
66 D’après Lundestad, Staline a « divisé » l’Europe en trois grandes zones politiques : les pays de la « zone externe », non occupés par l’armée Rouge ; la « zone médiane » (Autriche, Finlande, Tchécoslovaquie, Hongrie, Yougoslavie, Albanie, Allemagne de l’Est) et la « zone interne » (Pologne, Roumanie, Bulgarie). Cité par Gati (Charles), Demokratikus átmenet a háború utáni Magyarországon (Transition démocratique dans la Hongrie de l’après-guerre), RH, 1986, n° 1, note 1, p. 126.
67 Ch. Gati, utilise le schéma des zones pour démontrer que « d’une part, la nouvelle situation géopolitique de l’Union soviétique en Europe lui avait offert la possibilité historique de réaliser le projet depuis longtemps choyé, à savoir l’extension du socialisme dans un seul pays jusqu’à la dimension d’une région entière. Cela imposait la mise en œuvre d’une politique étrangère énergique répondant à ce besoin. Mais d’autre part, les hésitations de Staline devant les réactions possibles des Occidentaux, et son estimation que certains pays européens n’étaient pas encore mûrs pour la révolution, entravèrent la réalisation déterminée et systématique de cette politique étrangère. » Op. cit. p. 125-126. De même, Soutou (Georges-Henri) écrit qu’après la bataille décisive de Koursk en juillet 1943, Staline « développa de plus en plus fermement ses objectifs jusqu’en 1945. Ceux-ci concernaient les frontières de l’URSS, la préparation de l’occupation et de la communisation de l’Europe orientale. » La guerre de Cinquante Ans. Les relations Est-Ouest 1943-1990, Paris, 2001, p. 41.
68 Altherr (Marco), Les origines de la guerre froide : Un essai d’historiographie, RI, 1977, n° 9, p. 69-81. Bernstein (Barton J.), Les États-Unis et les origines de la guerre froide, RHDGM, 1976, n° 103, p. 51-72. Laroche (J), Controverses sur l’origine et les causes de la guerre froide, in Études Internationales, 1975, p. 47-65.
69 « Dans la plupart des histoires de la guerre froide, le problème des traités avec les satellites n’est abordé, le plus souvent, que dans une note de bas de page », écrit dans un autre contexte Yergin (Daniel), La paix saccagée. Les origines de la guerre froide et la division de l’Europe, Paris, 1977, p. 198.
70 Op. cit., p. 206.
71 Funk (Arthur), De Yalta à Potsdam. Des illusions à la guerre froide, Bruxelles, 1995, p. 88 et 188.
72 Voir plus loin, Chap. IV/1, note 76.
73 Dans sa récente biographie de Staline, J.-J. Marie écrit en arrivant aux problèmes internationaux de l’après-guerre : « Yalta est le couronnement de cette politique (à savoir de la politique des partages). Il (Staline) peut y asseoir durablement des bases qui n’ont alors que l’assentiment de Churchill. Ce dernier en a vaguement informé Roosevelt, convaincu, comme il l’a laissé entendre au cardinal américain Spellman, que seule l’URSS peut faire régner l’ordre dans la majeure partie de l’Europe ». Marie (Jean-Jacques), Staline, Fayard, 2001, p. 702.
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